B. Traven serait le pseudonyme de Ret Marut, né à Chicago le 5 mars 1890 de parents suédois, ou bien encore d’Otto Max Feige, né le 23 février 1882 à Schwiebus (ville à l’époque allemande et aujourd’hui polonaise). B. Traven refusait à toute force d’avouer de son vivant qu’il avait été Ret Marut, révolutionnaire allemand de tendance stirnérienne, éditeur et rédacteur de la revue Munichoise radicale Der Ziegelbrenner (1917–1921). Il mène une vie d’errance à travers l’Europe, puis s’installe définitivement au Mexique, alors en pleine révolution. Connu surtout pour Le Vaisseau des morts et Le Trésor de la Sierra Madre (porté à l’écran par John Huston en 1947), il consacrera plusieurs livres aux Indiens du Chiapas, parmi lesquels Indios, La Charrette ou encore La Révolte des pendus. Il meurt à Mexico le 26 mars 1969. La légende dit qu’Albert Einstein aurait répondu, alors qu’on lui demandait quel livre il emporterait sur une île déserte : « N’importe lequel, pourvu qu’il soit de Traven. » Ci-dessous des extraits (tirés du livre de B. Traven, Dans l’état le plus libre du monde) du fameux journal Der Ziegelbrenner.
Humains !
Vous n’avez qu’un ennemi. C’est le plus dépravé de tous. La tuberculose et la syphilis sont des fléaux terribles qui font souffrir l’homme. Mais il existe un fléau plus dévastateur que la peste qui ravage le corps et l’âme de l’homme, une épidémie incomparablement plus terrible, plus sournoise et plus pernicieuse : j’ai nommé la presse, cette catin publique. Toute révolution, toute libération de l’homme manque son but si on ne commence pas par anéantir sans pitié la presse. Tous les péchés seront remis à l’homme, mais le péché contre l’esprit ne lui sera jamais pardonné. Anéantissez la presse, chassez de la communauté des hommes ses maquereaux à coups de fouets, et tous vos péchés vous seront remis, ceux que vous commettez et ceux que vous n’avez pas encore commis. Pas une réunion, pas une assemblée d’êtres humains ne doit se dérouler sans que retentisse la déflagration de votre cri :
Anéantissez la presse !
Der Ziegelbrenner n°15, 30 Janvier 1919
Communiqué du jour
Premier bulletin officiel du corps expéditionnaire américain du 27 octobre (1917) :
« Nos unités s’habituent avec beaucoup de bonheur à la vie dans les tranchées. »
Messieurs nos cousins de l’autre côté du Grand Tohu-Bohu n’ont pas mis longtemps pour apprendre à rédiger les communiqués quotidiens tels qu’on en sache autant après qu’avant. Ce communiqué pourrait émaner de n’importe quel état-major des armées européennes. On ne s’en apercevrait pas du tout. « Nos unités s’habituent avec beaucoup de bonheur à la vie dans les tranchées. » Ou : …s’habituent avec beaucoup de bonheur aux grenades à main ; ou bien : …s’habituent avec beaucoup de bonheur aux intestins débordant des ventres étripés ; ou bien encore : …s’habituent avec beaucoup de bonheur à la mort.
L’homme peut justement s’habituer à tout, à naitre, à mourir, à tuer. C’est le tragique même de l’homme, et non son privilège, comme d’aucuns l’affirment. Au lieu de s’habituer, il vaudrait mieux que les hommes dépérissent et s’éteignent plus souvent, plus rapidement, et se donnent plus promptement la mort. Peut-être l’humanité finirait-elle alors par s’élever jusqu’à l’animal. Un jour peut-être – mais rien n’est moins certain – un communiqué officiel nous annoncera : « …les unités s’habituent avec beaucoup de bonheur à la paix. » Mais je dois avouer que je redoute ce qu’aura à subir l’humanité avant de retrouver la paix et de s’y habituer. Cette crainte se fonde d’une part sur le fait qu’on puisse écrire : « Les marchands d’armes et les profiteurs de guerre n’arrivent pas à s’habituer à la paix. » L’incapacité du capitalisme hypertrophié à s’habituer à la paix pourrait bien, dans certaines circonstances, nous apporter des malheurs pires que la guerre mondiale. Il suffirait pourtant que les fabricants d’armes et les profiteurs de guerre parviennent à croire qu’ils pourraient s’habituer à la paix pour que cette paix soit assurée.
Der Ziegelbrenner n°2, 1er décembre 1917
Je réclame la liberté de la presse !
Actuellement, la liberté de la presse n’existe pas. Les journalistes sont des crapules, manipulateurs de l’opinion qui trompent le peuple de crainte de se retrouver sans « revenu garanti ». Ils ont peur d’avoir faim, de tomber dans la dèche. Être ou ne pas être sujet à cette peur est affaire de personnalité. Tout homme n’a pas la capacité de rester droit, honnête et ferme dans ses convictions face à l’éventualité de ne pas manger à sa faim. Le journaliste, en tout cas, ne l’a pas. J’exige son indépendance économique immédiate à l’égard de son employeur. J’exige qu’on lui donne l’occasion de prouver qu’il peut être un brave type lorsqu’il n’est plus menacé de licenciement, et donc de faim. La presse doit être assumée par des hommes libres.
C’est pourquoi je réclame des mesures provisoires :
Aucun journal, aucune revue offrant des articles, des informations, des communiqués ou des dépêches qui traitent de politique, d’économie ou de politique commerciale, n’aura le droit de publier de réclames. Même chose pour les organes comportant une section commerciale et ceux qui donnent des nouvelles ou rapports boursiers. Les réclames ne pourront être publiées que dans des feuilles exclusivement réservées à cet effet. Ces feuilles publicitaires ne pourront contenir que des communiqués officiels, ainsi que des romans, des nouvelles et des lectures de divertissement. Elles seront propriété de la collectivité ; les bénéfices en reviendront à la communauté. Leur administration aura l’obligation de faire passer toutes les réclames ; elle ne pourra refuser que celles propres à encourager le crime.
Tant que le gouvernement n’aura pas établi cette séparation entre presse publicitaire et presse « d’opinion », il n’y aura pas de liberté de la presse, il n’y aura pas de journaliste libre. Tant que le gouvernement n’aura pas créé cette liberté de la presse, les travailleurs, les soldats et tous les hommes dont le bien-être est quotidiennement en butte aux infamies de la presse et des journalistes ont le droit et le devoir d’empêcher la presse de travailler « tranquillement ». Il faut extirper la peste. Supprimons les causes, les effets disparaîtront. Un journal ou une revue qui ne peuvent subsister sans revenus publicitaires n’ont aucun droit à l’existence.
Der Ziegelbrenner n°15, 15 janvier 1919.
Contraste
Un gouvernement au-dessus de moi ?
Où cela ?
Et si je ne reconnais pas le gouvernement ?!
Je n’ai qu’à le vouloir et il n’existe plus. Un gouvernement sans gouvernés. Quel gouvernement ? […]
Il peut me tuer. En serait-il davantage gouvernement ? Une pierre que m’a lancée un enfant peut me tuer, un cheval emballé peut me tuer. L’enfant, la pierre, le cheval en sont-ils pour autant un gouvernement ?
[…] Le gouvernement peut me tuer. Je n’y perds rien. Mais le gouvernement perd un homme, qu’il comptait gouverner.
Et qu’est un gouvernement sans hommes à gouverner ?
[…] Pensez ! C’est mon droit d’exiger cela de vous, puisque vous êtes des hommes et que vous pouvez penser. Oui, mon droit. Mon droit de toute éternité.
Pensez ! Mais vous ne pouvez pas penser, parce qu’il vous faut des statuts, parce que vous avez des administrateurs à élire, parce que vous avez des ministres à introniser, parce que vous avez besoin de parlements, parce que vous ne pouvez pas vivre sans gouvernement, parce que vous ne pouvez pas vivre sans chefs.
Vous cédez vos voix pour les perdre, et quand vous voulez vous en servir vous-mêmes, vous n’en disposez plus, et elles vous font défaut parce que vous les avez cédées.
Pensez ! Prenez conscience de la sereine passivité que vous avez en vous, dans laquelle s’enracine votre invincible pouvoir. Laissez d’un cœur apaisé et insouciant s’effondrer la vie économique ; elle ne m’a pas apporté le bonheur et elle ne vous l’apportera pas non plus. Laissez consciemment pourrir l’industrie, ou c’est elle qui vous pourrira.
[…] C’est dans l’industrie que tu veux te dépouiller de tes chaînes ? C’est avec une économie florissante que tu veux abattre ton adversaire ? Ne le disais-je pas que tu es un bourgeois parce que tu penses comme un bourgeois ?
Les affaires du bourgeois ne pourront jamais être les tiennes. L’industrie, qui a donné au bourgeois le pouvoir de t’asservir, ne pourra jamais t’apporter la liberté ou la vie.
L’industrie telle qu’elle est, ne pourra jamais répondre à ton besoin d’égalité. L’industrie, telle qu’elle est, ne produit rien d’autres que des armes pour t’asservir.
Le chef t’en parlera autrement. C’est bien pourquoi il est chef, et c’est bien pourquoi tu es mené.
Les géniteurs d’enfants s’engluent dans la servitude. Les esclaves engendrent des enfants. Chaque enfant que tu engendres est un anneau de ta chaîne d’esclave. Achète-toi un sofa en peluche et engendre un enfant, c’est la même chose, qui concourt au même but.
[…] Ne pleure pas les victimes qui tombent dans la lutte ; car la larme qui brille dans ton œil emplit d’un espoir de victoire celui que tu dois anéantir.
[…] Tant qu’il y aura des affamés à côté de repus, la pitié des repus sera une insulte aux affamés, et la pitié des affamés vis-à-vis des victimes une consécration et une reconnaissance du droit des repus à être rassasiés aux dépens des affamés.
Der Ziegelbrenner n°35–40, 21 décembre 1921