Pour un écologisme à la hauteur du présent
Préface à la traduction française de Deep Green Resistance (Éditions LIBRE, 2018)
« Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres (…) – un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous. »
Franz Kafka, Lettre à Oskar Pollak (extrait), 1904.
Voilà plusieurs années déjà que « Le Partage » (https://partage-le.com/) diffuse en français textes et conférences des auteurs du présent ouvrage. Le tempétueux Nicolas Casaux y réalise un formidable travail de traduction, de commentaire, mais aussi de synthèse entre les idées de ces écologistes radicaux américains et celles d’autres empêcheurs de recycler en rond. Il reste que nous n’avions accès pour le moment, dans la langue de Molière, qu’à des bribes de la réflexion fondatrice de Deep Green Resistance – DGR pour les intimes. Nous voici à présent en mesure de découvrir le fond de la pensée de ces militants et les stratégies de lutte qu’ils préconisent. Et, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce n’est pas décevant ! Le propos de ce livre a tout le tranchant souhaité par Kafka.
En premier lieu, ces textes soulignent avec force l’ampleur du désastre écologique actuel, mais surtout l’appréhendent d’une manière assez peu familière pour la plupart d’entre nous. L’écologisme dominant reste en effet profondément anthropocentré. On s’inquiète par exemple de la dégradation des « écosystèmes » à cause des « services » qu’ils nous ont rendus jusqu’ici, ou l’on déplore le déclin des abeilles parce qu’elles sont indispensables à la pollinisation des plantes dont nous consommons les fruits. Keith, Jensen et McBay s’insurgent contre la destruction de la vie, tout simplement. Selon eux, les êtres vivants non-humains qui peuplent encore cette planète ne constituent pas un « environnement » qui nous serait plus ou moins utile. Ils valent pour eux-mêmes. Leur disparition est condamnable en elle-même, indépendamment des conséquences que cela entraîne pour notre espèce.
Cette façon de poser le « problème écologique » n’est pas une coquetterie de philosophe. C’est certainement l’une des conditions nécessaires (pas suffisante) pour sortir de ce processus de destruction dans lequel nous sommes embarqués. Comme le suggère le travail de l’anthropologue Philippe Descola, la civilisation industrielle n’a été possible que parce que nous, Occidentaux modernes, avons commencé à envisager tous les êtres qui nous entourent comme de purs moyens, de simples « ressources » destinées à satisfaire les besoins humains. Les auteurs de ce livre nous invitent instamment à considérer que nous formons avec la faune et la flore terrestres une même communauté. Ce qui implique évidemment de se comporter tout autrement vis-à-vis de ces êtres non-humains[1].
Mais, la source du désastre en cours n’est pas que dans nos têtes. Pour les fondateurs de DGR, elle n’est pas non plus inscrite dans une supposée « nature humaine », qui ferait de chacun d’entre nous des écocidaires en puissance. En se persuadant que notre espèce est intrinsèquement meurtrière, on s’évite la douleur de reconnaître le caractère proprement monstrueux des formes de vie sociale que nous avons appris à aimer et qui, désormais, ont été imposées avec succès à l’ensemble de l’humanité. Contre cette tentation, à laquelle nous sommes si nombreux à céder, Jensen et ses complices n’ont de cesse de rappeler que la majorité des sociétés d’Homo sapiens, depuis 300 000 ans, n’ont pas été destructrices du vivant. Ce que nous savons de ces mondes, malgré le peu de traces qu’ils ont laissées (justement!) et l’extermination dont ils ont fait l’objet, témoigne que rien en nous-mêmes, aucun atavisme, ne nous condamne à poursuivre le massacre actuel.
D’où vient alors le problème ? Nos auteurs ne mettent pas seulement en cause le capitalisme ou la civilisation thermo-industrielle, comme le font par exemple aujourd’hui les partisans de la décroissance et les écosocialistes, mais la « civilisation » tout court. Ils désignent par ce concept un type de société humaine hiérarchisé et urbanisé, dont la reproduction repose sur l’exploitation à grande échelle de quelques espèces naturelles (agriculture) et du travail humain forcé (esclavage, servage, péonage, salariat) par un pouvoir centralisé. Expansionnistes, de telles sociétés s’étendent en prenant appui sur d’importants moyens militaires et sur un contrôle intensif de leurs populations laborieuses, non seulement par la force (police et armée), mais aussi par l’éducation et l’endoctrinement (écoles et églises). Ayant émergé au néolithique, soit il y a environ 10 000 ans, elles connaissent actuellement leur paroxysme avec le capitalisme industriel mondialisé.
Pour les militants de DGR, la forme prise actuellement par la « civilisation » est condamnée à l’effondrement, notamment parce qu’elle est insoutenable sur le plan écologique. Ils rejoignent sur ce constat la nouvelle tribu des « collapsologues » qu’ont inspiré les Joseph Tainter (The Collapse of Complex Societies, 1988), Jared Diamond (Collapse, 2005) ou, plus récemment, Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Comment tout peut s’effondrer, 2015). Toutefois, ils s’en démarquent sur au moins deux points cruciaux. D’une part, ils n’envisagent pas ce probable effondrement comme une catastrophe, mais plutôt comme la condition de possibilité de la préservation de ce qu’il reste de vie sur Terre. D’autre part, il n’est pas question pour eux d’attendre sagement que cet événement se produise, en guettant ses signes avant-coureurs sur un écran d’ordinateur ou en préparant des canots de sauvetage. Pour mettre un terme au désastre en cours, il faut contribuer à cet effondrement !
De quelles manières ? En résistant tout d’abord à la tentation (compréhensible par ailleurs) de fuir, nous mettent en garde Keith, McBay et Jensen. La « civilisation » n’a plus d’en-dehors où il serait possible de se réfugier. En outre, éco-communautés et « villages en transition » ne menacent absolument pas l’ordre en place. Ils lui laissent le champ libre et risquent même de contribuer à le renforcer en participant à la revitalisation économique des campagnes qu’il a dévastées. Certes, il reste l’option de la fuite intérieure, que nous offrent par exemple la méditation et le yoga ou la consommation de psychotropes. Mais changer la conscience que l’on a de ce monde ne le rend pas moins destructeur. Au contraire. Si nous tenons à la vie, à la justice et à la liberté, il faut donc s’attaquer sans délai à la transformation de nos sociétés.
En la matière, deux autres fausses pistes sont écartées minutieusement par les auteurs de DGR. La première consiste à parier sur la modification de nos comportements individuels de consommation. Cette stratégie a souvent pour devise « Acheter, c’est voter ! », manière finalement de reconnaître aux plus riches d’entre nous un pouvoir de décision supérieur à celui des autres, et surtout de se cantonner dans une position de consommateur qui convient parfaitement à la reproduction du « système » dont nous faisons partie. Tant que nous nous lèverons le matin pour aller vendre notre force de travail contre de l’argent et que nous achèterons en fin de semaine des marchandises, aussi « vertes » et « éthiques » soient-elles, le capitalisme n’a rien à craindre et son œuvre mortifère pourra se poursuivre.
Il n’en va pas autrement de ces stratégies collectives qui visent à réformer notre « civilisation » et qui ont pour noms « développement durable », « croissance verte » ou encore « économie circulaire ». Outre qu’elles sont essentiellement indifférentes au caractère injuste et oppressif de notre monde, ces stratégies promues par nos dirigeants politiques et économiques continuent à défendre la nécessité de la croissance, en tablant sur un possible « découplage » entre la production de marchandises et son impact écologique, grâce notamment aux progrès technologiques. Le passé montre pourtant qu’un tel découplage ne s’est jamais réalisé et aucune technologie disponible à ce jour ne permet d’espérer qu’il en soit autrement à l’avenir. Dans le fond, ces stratégies ne cherchent qu’à polluer moins pour pouvoir polluer plus longtemps.
Que faire, donc ? Tout ce qui est en notre pouvoir pour bloquer, arrêter, saboter la mégamachine dont nous sommes devenus les rouages, répondent en chœur les auteurs de ce livre. Partisans d’une certaine diversité des tactiques, ils ne rejettent a priori aucune d’entre elles (la réflexion d’Aric McBay à ce sujet s’avère particulièrement instructive), mais soulignent l’importance décisive de développer une « culture de résistance » et d’aller jusqu’à la confrontation directe avec les pouvoirs en place. Pas question cependant d’envoyer de jeunes têtes brûlées au « casse-pipe ». Il s’agit avant tout de tirer parti des vulnérabilités nombreuses de ces macro-systèmes techniques et économiques sur lesquels reposent nos sociétés. Leurs fragilités sont à la mesure de leur puissance[2], comme l’a montré par exemple le black-out de plusieurs jours subi par 4 millions de Québécoises et de Québécois en 1998 à la suite d’une tempête de pluie verglaçante – seules quelques lignes à haute tension en provenance de barrages éloignés alimentent en électricité l’ensemble de la province.
D’aucuns trouveront sans doute que tout cela ne nous laisse guère d’espoir, tant le rapport des forces en présence semble disproportionné. C’est une excellente chose. Il n’y a pas plus urgent en effet que de faire le deuil de notre civilisation, ce qui suppose de passer par une phase de désespoir. Dans cette perspective, s’avèrent dangereusement contreproductifs tous les discours « positifs » visant à nous convaincre que la « transition écologique » (doux euphémisme!) ne sera finalement pas plus désagréable qu’une promenade à bicyclette un peu longue. Un film comme Demain (Cyril Dion et Mélanie Laurent, 2015) incite moins à entrer en lutte contre notre civilisation qu’à caresser l’espoir que nous trouverons les moyens de continuer à vivre comme nous le faisons actuellement, sans que rien d’essentiel ne change. Rassurés, nous pouvons sommeiller en paix. Or, ce n’est plus le moment de dormir, mais de combattre ce qui nous détruit, avec l’énergie du désespoir. Cela n’exclut ni l’intelligence stratégique, ni la joie de vivre.
Yves-Marie Abraham
Montréal, novembre 2018
- Notons que cette idée ne devrait pas nous paraître étrange : selon la théorie de l’évolution, tous les êtres vivants n’ont-ils pas les mêmes lointains ancêtres ? Même s’il en coûte à notre amour-propre, force est bien d’admettre que le plus modeste des vers de terre reste un cousin éloigné pour chacun d’entre nous… ↑
Voir aussi à ce sujet l’excellent Fragilité de la puissance, publié par le sociologue des techniques Alain Gras en 2003. ↑
Pour vous procurer le livre, c’est par ici : https://editionslibre.org/produit/deep-green-resistance-un-mouvement-pour-sauver-la-planete-derrick-jensen-lierre-keith-et-aric-mcbay/
Vous devez déjà avoir lu cet article mais au cas où https://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/PATOU_MATHIS/53204
De mon côté, je suis moins bête depuis hier. Quel travail de déconstruction doit être fait avant tout. Krishnamurti a toujours parlé de révolution des mentalités. Faire la révolution pour remplacer un groupe par un autre n’entrainera rien de bon, mais juste le changement de maître et d’esclave.
L’homme (à part quelques peuplades) c’est complètement planté depuis la sortie du paléolithique. J’avais jamais vu cela. J’étais moi aussi, mû par ce progrès, fasciné par l’informatique, les robots, les fusées. Un gosse devant star wars, ouahh, c’est quand qu’on y va. Nous avons érigé progrès et travail au nirvana, mais ce n’est qu’enfer et damnation.
Seul un effondrement global mais avec une véritable prise de conscience pour les survivants pourra être salvateur pour l’humanité.
Sinon, à ciao bonsoir, éteignons la lumière, la nature reviendra sans nous et cela ne sera que meilleur pour elle. Elle n’aura pas toute notre merde à digérer.
Mais en examinant la filmographie actuelle sur l’effondrement : 2012, avenger… le but est toujours de sauver ce modèle si parfait qu’est notre civilisation urbaine et industrielle. Jamais ce modèle n’est représenté comme responsable de toute la destruction de la nature.
Au contraire, la science va nous sauver, on marche sur la tête. Vive Elon Musk.
Bien cordialement