Ce texte est un extrait de l’exÂcellent livre « CatasÂtroÂphisme, admiÂnisÂtraÂtion du désastre et souÂmisÂsion durable », de René RieÂsel et Jaime SemÂprun, publié en 2008 aux ÉdiÂtions de l’EnÂcyÂcloÂpéÂdie des NuiÂsances.
Précisions liminaires
L’extinction finale vers laquelle nous entraîne la perÂpéÂtuaÂtion de la sociéÂté indusÂtrielle est deveÂnue en très peu d’années notre aveÂnir offiÂciel. Qu’elle soit consiÂdéÂrée sous l’angle de la pénuÂrie énerÂgéÂtique, du dérèÂgleÂment cliÂmaÂtique, de la démoÂgraÂphie, des mouÂveÂments de popuÂlaÂtions, de l’empoisonnement ou de la stéÂriÂliÂsaÂtion du milieu, de l’artificialisation des êtres vivants, sous tous ceux-là à la fois ou sous d’autres encore, car les rubriques du catasÂtroÂphisme ne manquent pas, la réaÂliÂté du désastre en cours, ou du moins des risques et des danÂgers que comÂporte le cours des choses, n’est plus seuleÂment admise du bout des lèvres, elle est désorÂmais détaillée en perÂmaÂnence par les proÂpaÂgandes étaÂtiques et médiaÂtiques. Quant à nous, qu’on a souÂvent taxés de comÂplaiÂsance apoÂcaÂlypÂtique pour avoir pris ces phéÂnoÂmènes au sérieux ou de « pasÂséisme » pour avoir dit l’impossibilité de trier parÂmi les réaÂliÂsaÂtions et les proÂmesses de la sociéÂté indusÂtrielle de masse, préÂveÂnons tout de suite que nous n’entendons rien ajouÂter ici aux épouÂvanÂtables tableaux d’une crise écoÂloÂgique totale que brossent sous les angles les plus variés tant d’experts inforÂmés, dans tant de rapÂports, d’articles, d’émissions, de films et d’ouvrages dont les donÂnées chifÂfrées sont diliÂgemÂment mises à jour par les agences gouÂverÂneÂmenÂtales ou interÂnaÂtioÂnales et les ONG comÂpéÂtentes. Ces éloÂquentes mises en garde, quand elles en arrivent au chaÂpitre des réponses à apporÂter devant des menaces ausÂsi presÂsantes, s’adressent en généÂral à « l’humanité » pour la conjuÂrer de « chanÂger radiÂcaÂleÂment ses aspiÂraÂtions et son mode de vie » avant qu’il ne soit trop tard. On aura remarÂqué que ces injoncÂtions s’adressent en fait, si l’on veut bien traÂduire leur pathos moraÂliÂsant en un lanÂgage un peu moins éthéÂré, aux diriÂgeants des États, aux insÂtiÂtuÂtions interÂnaÂtioÂnales, ou encore à un hypoÂthéÂtique « gouÂverÂneÂment monÂdial » qu’imposeraient les cirÂconsÂtances. Car la sociéÂté de masse (c’est-à -dire ceux qu’elle a intéÂgraÂleÂment forÂmés, quelles que soient leurs illuÂsions là -desÂsus) ne pose jamais les proÂblèmes qu’elle préÂtend « gérer » que dans les termes qui font de son mainÂtien une condiÂtion sine qua non. On n’y peut donc, dans le cours de l’effondrement, qu’envisager de retarÂder ausÂsi longÂtemps que posÂsible la disÂloÂcaÂtion de l’agrégat de désesÂpoirs et de folies qu’elle est deveÂnue ; et on n’imagine y parÂveÂnir, quoi qu’on en dise, qu’en renÂforÂçant toutes les coerÂciÂtions et en asserÂvisÂsant plus proÂfonÂdéÂment les indiÂviÂdus à la colÂlecÂtiÂviÂté. Tel est le sens vériÂtable de tous ces appels à une « humaÂniÂté » absÂtraite, vieux déguiÂseÂment de l’idole sociale, même si ceux qui les lancent, forts de leur expéÂrience dans l’Université, l’industrie ou l’expertise (c’est, comme on s’en féliÂcite, la même chose), sont pour la pluÂpart mus par des ambiÂtions moins éleÂvées et rêvent seuleÂment d’être nomÂmés à la tête d’institutions ad hoc ; tanÂdis que des fracÂtions signiÂfiÂcaÂtives des popuÂlaÂtions se découvrent toutes disÂpoÂsées à s’atteler bénéÂvoÂleÂment aux basses Å“uvres de la dépolÂluÂtion ou de la sécuÂriÂsaÂtion des perÂsonnes et des biens.
Nous n’attendons rien d’une préÂtenÂdue « volonÂté généÂrale » (que ceux qui l’invoquent supÂposent bonne, ou susÂcepÂtible de le redeÂveÂnir pour peu qu’on la moriÂgène avec assez de sévéÂriÂté pour corÂriÂger ses couÂpables penÂchants), ni d’une « conscience colÂlecÂtive des intéÂrêts uniÂverÂsels de l’humanité » qui n’a à l’heure actuelle aucun moyen de se forÂmer, sans parÂler de se mettre en praÂtique. Nous nous adresÂsons donc à des indiÂviÂdus d’ores et déjà réfracÂtaires au colÂlecÂtiÂvisme croisÂsant de la sociéÂté de masse, et qui n’excluraient pas par prinÂcipe de s’associer pour lutÂter contre cette surÂsoÂciaÂliÂsaÂtion. BeauÂcoup mieux selon nous que si nous en perÂpéÂtuions ostenÂsiÂbleÂment la rhéÂtoÂrique ou la mécaÂnique concepÂtuelle, nous penÂsons par là être fidèles à ce qu’il y eut de plus vériÂdique dans la criÂtique sociale qui nous a pour notre part forÂmés, il y a déjà quaÂrante ans. Car celle-ci, indéÂpenÂdamÂment de ses faiÂblesses par trop éviÂdentes avec le recul du temps ou, si l’on préÂfère, avec la disÂpaÂriÂtion du mouÂveÂment dans lequel elle se penÂsait insÂcrite, eut pour prinÂciÂpale quaÂliÂté d’être le fait d’individus sans spéÂciaÂliÂté ni autoÂriÂté intelÂlecÂtuelle garanÂtie par une idéoÂloÂgie ou une comÂpéÂtence sociaÂleÂment reconÂnue (une « experÂtise », comme on dit de nos jours) ; d’individus, donc, qui, ayant choiÂsi leur camp, ne s’exprimaient pas, par exemple, en tant que repréÂsenÂtants d’une classe vouée par préÂdesÂtiÂnaÂtion à accomÂplir sa révoÂluÂtion, mais en tant qu’individus cherÂchant les moyens de se rendre maîtres de leur vie, et n’attendant rien que de ce que d’autres, eux-mêmes « sans quaÂliÂtés », sauÂraient à leur tour entreÂprendre pour se réapÂproÂprier la maîÂtrise de leurs condiÂtions d’existence.
Ne compÂtant, pour infléÂchir dans un sens plus heuÂreux le sinistre cours des choses, que sur ce que les indiÂviÂdus feront eux-mêmes libreÂment – et peut-être surÂtout refuÂseÂront de faire –, nous ne vatiÂciÂneÂrons pas. Les proÂphéÂties débiÂtées sur un ton d’oracle, qui ont tant desÂserÂvi l’ancienne criÂtique révoÂluÂtionÂnaire, sont aujourd’hui plus déplaÂcées que jamais. On a fréÂquemÂment décrié notre goût supÂpoÂsé de la noirÂceur, alors que nous vouÂlions seuleÂment tenÂter de décrire le monde tel qu’il deveÂnait, qu’il s’imposait préaÂlaÂbleÂment à toute ambiÂtion de le transÂforÂmer. Les quelques citaÂtions que l’on trouÂveÂra en notes sont là pour monÂtrer la contiÂnuiÂté de nos réflexions, appuyer les déveÂlopÂpeÂments que nous leur donÂnons mainÂteÂnant ou corÂriÂger, le cas échéant, des forÂmuÂlaÂtions impréÂcises ou erroÂnées. Celle-ci en tout cas peut être reprise telle quelle :
« Nous ne rejeÂtons […] pas ce qui existe et se décomÂpose avec touÂjours plus de nociÂviÂté au nom d’un aveÂnir que nous nous repréÂsenÂteÂrions mieux que ses proÂpriéÂtaires offiÂciels. Nous consiÂdéÂrons au contraire que ceux-ci repréÂsentent excelÂlemÂment l’avenir, tout l’avenir calÂcuÂlable à parÂtir de l’abjection préÂsente : ils ne repréÂsentent même plus que cela, et on peut le leur laisÂser. » (DisÂcours préÂliÂmiÂnaire de l’Encyclopédie des NuiÂsances, novembre 1984.)

En quelques années, le paralÂlèle entre l’effondrement du milieu vital qui eut lieu autreÂfois sur l’île de Pâques et celui en cours à l’échelle de la plaÂnète s’est impoÂsé comme un parÂfait résuÂmé de notre condiÂtion hisÂtoÂrique. L’épuisement de cet écoÂsysÂtème insuÂlaire serait en effet dû à la pourÂsuite insenÂsée d’un proÂducÂtiÂvisme parÂtiÂcuÂlier : il s’agissait dans ce cas d’ériger les sinistres staÂtues que l’on sait, symÂboles d’une désoÂlaÂtion qu’elles annonÂçaient par leur facÂture – tout à fait comme l’esthétique monuÂmenÂtale des mégaÂloÂpoles d’aujourd’hui. VulÂgaÂriÂsée par Jared DiaÂmond, cette image de notre plaÂnète tourÂnoyant dans l’espace infiÂni, et tout ausÂsi priÂvée de recours dans son désastre que l’île de Pâques perÂdue au milieu du PaciÂfique, s’est vite retrouÂvée jusque dans la proÂpaÂgande d’E.D.F. pour les « énerÂgies de demain », parÂmi lesÂquelles il faut bien sûr compÂter le nucléaire. Lequel, blanÂchi par le bouÂleÂverÂseÂment cliÂmaÂtique, nous sera si utile à faire tourÂner, par exemple, les usines déjà indisÂpenÂsables pour desÂsaÂler l’eau de mer ; ou encore pour proÂduire par élecÂtroÂlyse l’hydrogène qui remÂplaÂceÂra avanÂtaÂgeuÂseÂment le pétrole comme carÂbuÂrant de l’aliénation motoÂriÂsée.
Il n’y a donc plus de mysÂtère de l’île de Pâques, mais surÂtout l’avenir de la sociéÂté monÂdiale est lui-même sans mysÂtère, entièÂreÂment déchifÂfrable par la connaisÂsance scienÂtiÂfique : tel est le vériÂtable mesÂsage déliÂvré par la proÂpaÂgande. La connaisÂsance désorÂmais exhausÂtive de la catasÂtrophe qui a frapÂpé des priÂmiÂtifs si démuÂnis de toute notion d’un écoÂsysÂtème à préÂserÂver garanÂtit celle de notre propre catasÂtrophe en marche. Toutes sortes d’experts bien inforÂmés et peu enclins à l’hallucination paraÂnoïde nous informent ainÂsi avec autoÂriÂté que « les vieilles terÂreurs milÂléÂnaÂristes » ont mainÂteÂnant, « pour la preÂmière fois, un fonÂdeÂment rationÂnel » (André Lebeau, L’Engrenage de la techÂnique – Essai sur une menace plaÂnéÂtaire, 2005).
La thèse anderÂsienne du « laboÂraÂtoire-monde », selon laquelle avec les preÂmiers essais nucléaires le « laboÂraÂtoire » était deveÂnu coexÂtenÂsif au globe, se voit reprise posiÂtiÂveÂment, sans révolte ni intenÂtion criÂtique aucune : comme plate constaÂtaÂtion de notre incarÂcéÂraÂtion dans le proÂtoÂcole expéÂriÂmenÂtal de la sociéÂté indusÂtrielle. Il y avait de l’histoire, il n’y a plus qu’une gesÂtion raiÂsonÂnée des « resÂsources ». ConveÂnaÂbleÂment modéÂliÂsé, avec tous les paraÂmètres requis, le deveÂnir hisÂtoÂrique se réduit à un résulÂtat calÂcuÂlable, et ce, merÂveilleuse coïnÂciÂdence, au moment où jusÂteÂment les experts disÂposent d’une puisÂsance de calÂcul inégaÂlée et touÂjours croisÂsante. Le sort de l’humanité est donc scienÂtiÂfiÂqueÂment scelÂlé : il ne lui reste plus qu’à optiÂmiÂser la mainÂteÂnance de son fraÂgile bioÂtope terÂrestre. C’était le proÂgramme de l’écologie scienÂtiÂfique, c’est en train de deveÂnir celui de tous les États.
[…] Dans tous les disÂcours du catasÂtroÂphisme scienÂtiÂfique, on perÂçoit disÂtincÂteÂment une même délecÂtaÂtion à nous détailler les contraintes implaÂcables qui pèsent désorÂmais sur notre surÂvie. Les techÂniÂciens de l’administration des choses se bousÂculent pour annonÂcer triomÂphaÂleÂment la mauÂvaise nouÂvelle, celle qui rend enfin oiseuse toute disÂpute sur le gouÂverÂneÂment des hommes. Le catasÂtroÂphisme d’État n’est très ouverÂteÂment qu’une inlasÂsable proÂpaÂgande pour la surÂvie plaÂniÂfiée – c’est-à -dire pour une verÂsion plus autoÂriÂtaiÂreÂment admiÂnisÂtrée de ce qui existe. Ses experts n’ont au fond, après tant de bilans chifÂfrés et de calÂculs d’échéance, qu’une seule chose à dire : c’est que l’immensité des enjeux (des « défis ») et l’urgence des mesures à prendre frappent d’inanité l’idée qu’on pourÂrait ne serait-ce qu’alléger le poids des contraintes sociales, deveÂnues si natuÂrelles.

On peut touÂjours compÂter sur les anciens gauÂchistes pour se monÂtrer les plus vinÂdiÂcaÂtifs dans le déniÂgreÂment des aspiÂraÂtions révoÂluÂtionÂnaires d’il y a quaÂrante ans. Sous couÂvert d’abjurer leurs anciennes croyances, ils contiÂnuent à se plaÂcer en asseÂnant, avec le même entrain qu’ils metÂtaient à psalÂmoÂdier les mots d’ordre de leurs grouÂpusÂcules, les nouÂveaux sloÂgans de la souÂmisÂsion : « L’époque n’incite pas à invenÂter une utoÂpie proÂviÂdenÂtielle supÂpléÂmenÂtaire pour que le monde soit meilleur. Elle oblige seuleÂment à se plier aux impéÂraÂtifs du vivant pour que la plaÂnète reste viable. » (Jean-Paul BesÂset, ComÂment ne plus être proÂgresÂsiste… sans deveÂnir réacÂtionÂnaire,2005.) Les impéÂraÂtifs du vivant valent bien, en effet, le sens de l’histoire pour jusÂtiÂfier « la dicÂtaÂture des plus savants, ou de ceux qui seront répuÂtés tels » ; et c’est assuÂréÂment faire preuve d’un cerÂtain réaÂlisme que d’attendre de l’état d’urgence écoÂloÂgique, pluÂtôt que d’une révoÂluÂtion, l’instauration d’un colÂlecÂtiÂvisme bureauÂcraÂtique cette fois perÂforÂmant.
Dans ces appels à se plier aux « impéÂraÂtifs du vivant », la liberÂté est sysÂtéÂmaÂtiÂqueÂment calomÂniée sous la figure du consomÂmaÂteur irresÂponÂsable, dont l’individualisme impéÂniÂtent, boosÂté par l’hédonisme soixante-huiÂtard, a comme on sait dévasÂté la plaÂnète en toute indéÂpenÂdance.
Face à la menace – en parÂtiÂcuÂlier à la « crise cliÂmaÂtique », que les proÂmoÂteurs du catasÂtroÂphisme aiment comÂpaÂrer à « l’ombre du fasÂcisme qui s’étendait dans les années 1930 sur l’Europe » –, il n’y aurait plus d’alternative qu’entre la souÂmisÂsion repenÂtante aux nouÂvelles direcÂtives du colÂlecÂtiÂvisme écoÂloÂgique et le pur nihiÂlisme ; quiÂconque refuse de se resÂponÂsaÂbiÂliÂser, de parÂtiÂciÂper avec zèle à cette gesÂtion citoyenne de la pouÂbelle plaÂnéÂtaire, démontre par là avoir le proÂfil du terÂroÂriste en puisÂsance.
Nous qu’on a si souÂvent accuÂsés de défaiÂtisme, et plus que tout de catasÂtroÂphisme jusÂteÂment, on s’étonnera peut-être de nous voir mainÂteÂnant, alors que la catasÂtrophe est comme la bande-annonce, proÂjeÂtée en boucle sur tous les écrans, des temps à venir, nous déclaÂrer hosÂtiles à ce qui pourÂrait tout de même pasÂser pour une prise de conscience, ou du moins un début de luciÂdiÂté. Ce sera pourÂtant à tort, car ce sera se tromÂper douÂbleÂment : à la fois sur ce que nous avons dit antéÂrieuÂreÂment et sur ce que disent les experts deveÂnus si alarÂmistes. Nous ne parÂlions pas de la même catasÂtrophe, et la catasÂtrophe totale dont ils parlent n’est qu’un fragÂment de la réaÂliÂté.
Afin de préÂveÂnir tout malÂenÂtenÂdu, il nous faut cepenÂdant préÂciÂser que la criÂtique des repréÂsenÂtaÂtions catasÂtroÂphistes n’implique nulÂleÂment d’y voir, comme on le fait parÂfois, de pures fabriÂcaÂtions sans le moindre fonÂdeÂment, qui seraient difÂfuÂsées par les États pour assuÂrer la souÂmisÂsion à leurs direcÂtives, ou, plus subÂtiÂleÂment, par des groupes d’experts souÂcieux d’assurer leur proÂmoÂtion en draÂmaÂtiÂsant à outrance leur « champ de recherche ». Une telle dénonÂciaÂtion du catasÂtroÂphisme n’est pas touÂjours le fait de gens qui défendent ainÂsi tel ou tel secÂteur de la proÂducÂtion indusÂtrielle parÂtiÂcuÂlièÂreÂment mis en cause, ou même l’industrie dans son ensemble. Il s’est ainÂsi trouÂvé d’étranges « révoÂluÂtionÂnaires » pour souÂteÂnir que la crise écoÂloÂgique sur laquelle les inforÂmaÂtions nous arrivent désorÂmais en avaÂlanche n’était en somme qu’un specÂtacle, un leurre par lequel la domiÂnaÂtion cherÂchait à jusÂtiÂfier son état d’urgence, son renÂforÂceÂment autoÂriÂtaire, etc. On voit bien quel est le moteur d’un si expéÂdiÂtif scepÂtiÂcisme : le désir de sauÂver une « pure » criÂtique sociale, qui ne veut consiÂdéÂrer de la réaÂliÂté que ce qui lui perÂmet de reconÂduire le vieux schéÂma d’une révoÂluÂtion antiÂcaÂpiÂtaÂliste vouée à reprendre, certes en le « dépasÂsant », le sysÂtème indusÂtriel exisÂtant. Quant à la « démonsÂtraÂtion », le sylÂloÂgisme est le suiÂvant : puisque l’information médiaÂtique est assuÂréÂment une forme de proÂpaÂgande en faveur de l’organisation sociale exisÂtante et qu’elle accorde désorÂmais une large place à divers aspects terÂriÂfiants de la « crise écoÂloÂgique », donc celle-ci n’est qu’une ficÂtion forÂgée pour inculÂquer les nouÂvelles consignes de la souÂmisÂsion. D’autres négaÂtionÂnistes avaient, on s’en souÂvient, appliÂqué la même logique à l’extermination des juifs d’Europe : puisque l’idéologie démoÂcraÂtique du capiÂtaÂlisme n’était assuÂréÂment qu’un traÂvesÂtisÂseÂment menÂsonÂger de la domiÂnaÂtion de classe et qu’elle avait après la guerre fait dans sa proÂpaÂgande grand usage des horÂreurs nazies, donc les camps d’extermination et les chambres à gaz ne pouÂvaient être qu’inventions et truÂcages. Là ausÂsi, il s’agissait avant tout de sauÂver la défiÂniÂtion canoÂnique du capiÂtaÂlisme en refuÂsant de voir son déveÂlopÂpeÂment « aberÂrant » (c’est-à -dire non préÂvu par la théoÂrie). Et déjà aupaÂraÂvant, penÂdant la guerre civile d’Espagne, il y avait eu d’intransigeants extréÂmistes pour blâÂmer des révoÂluÂtionÂnaires de se battre contre le fasÂcisme sans avoir tout de suite aboÂli l’État et le salaÂriat.
De même que nous n’entendons rien ajouÂter aux releÂvés catasÂtroÂphistes d’une « crise écoÂloÂgique totale », nous n’entrerons pas dans l’évaluation des éléÂments sur lesÂquels ils se fondent, non plus que dans la disÂcusÂsion détaillée de tel ou tel des ravages qu’ils recensent. Mais l’essentiel de cet inferÂnal cataÂlogue des menaces a été finaÂleÂment authenÂtiÂfié par « l’ensemble de la comÂmuÂnauÂté scienÂtiÂfique », cerÂtiÂfié par les États et les insÂtiÂtuÂtions interÂnaÂtioÂnales ; il se voit à la fois proÂmu par les médias, enchanÂtés d’avoir à cultiÂver un « marÂronÂnier » si frucÂtiÂfère, et consaÂcré par l’investissement indusÂtriel dans le « déveÂlopÂpeÂment durable ». Ses concluÂsions, c’est-à -dire, dans le lanÂgage généÂraÂleÂment usiÂté, les options qu’il imporÂteÂrait de reteÂnir ou la nature des défis qu’il convienÂdrait de releÂver, sont désorÂmais disÂcuÂtées de façon ininÂterÂromÂpue. L’ambition affiÂchée des experts catasÂtroÂphistes étant d’ouvrir de tels « débats », on ne sauÂrait être surÂpris qu’ils voient là comme le début d’une « prise de conscience ». On s’étonne plus qu’en jugent de même des gens qui pour leur part ne sont pas des experts, et qui vont parÂfois jusqu’à se déclaÂrer enneÂmis de la sociéÂté indusÂtrielle.

Si nous n’y voyons quant à nous rien de tel, mais au contraire un surÂcroît de fausse conscience, ce n’est pas par goût immoÂdéÂré du paraÂdoxe, ou par quelque perÂvers esprit de contraÂdicÂtion. C’est en effet quelque chose qu’il nous a falÂlu nous-mêmes admettre, en dépit de nos convicÂtions, et depuis quelque temps déjà .
La dégraÂdaÂtion irréÂverÂsible de la vie terÂrestre due au déveÂlopÂpeÂment indusÂtriel a été signaÂlée et décrite depuis plus de cinÂquante ans. Ceux qui détaillaient le proÂcesÂsus, ses effets cumuÂlaÂtifs et les seuils de non-retour préÂviÂsibles, compÂtaient qu’une prise de conscience y metÂtrait un terme par un chanÂgeÂment quelÂconque. Pour cerÂtains ce devaient être des réformes diliÂgemÂment conduites par les États et leurs experts, pour d’autres il s’agissait surÂtout d’une transÂforÂmaÂtion de notre mode de vie, dont la nature exacte resÂtait en généÂral assez vague ; enfin il y en avait même pour penÂser que c’était plus radiÂcaÂleÂment toute l’organisation sociale exisÂtante qui devait être abatÂtue par un chanÂgeÂment révoÂluÂtionÂnaire. Quels que fussent leurs désacÂcords sur les moyens à mettre en Å“uvre, tous parÂtaÂgeaient la convicÂtion que la connaisÂsance de l’étendue du désastre et de ses conséÂquences inéÂlucÂtables entraîÂneÂrait pour le moins quelque remise en cause du conforÂmisme social, voire la forÂmaÂtion d’une conscience criÂtique radiÂcale. Bref, qu’elle ne resÂteÂrait pas sans effet.
ContraiÂreÂment au posÂtuÂlat impliÂcite de toute la « criÂtique des nuiÂsances » (pas seuleÂment celle de l’EdN), selon lequel la détéÂrioÂraÂtion des condiÂtions de vie serait un « facÂteur de révolte », force a été de constaÂter que la connaisÂsance touÂjours plus préÂcise de cette détéÂrioÂraÂtion s’intégrait sans heurts à la souÂmisÂsion et parÂtiÂciÂpait surÂtout de l’adaptation à de nouÂvelles formes de surÂvie en milieu extrême. Certes, dans les pays que l’on appelle « émerÂgents » au moment où ils sont englouÂtis par le désastre indusÂtriel, il arrive encore que des comÂmuÂnauÂtés vilÂlaÂgeoises se souÂlèvent en masse pour défendre leur mode de vie contre la bruÂtale pauÂpéÂriÂsaÂtion que leur impose le déveÂlopÂpeÂment écoÂnoÂmique. Mais de tels souÂlèÂveÂments se passent du genre de connaisÂsances et de « conscience écoÂloÂgique » que les ONG cherchent à leur inculÂquer.
Quand finaÂleÂment l’officialisation de la crise écoÂloÂgique (en parÂtiÂcuÂlier sous l’appellation de « réchaufÂfeÂment cliÂmaÂtique ») donne lieu à de préÂtenÂdus « débats », ceux-ci resÂtent étroiÂteÂment cirÂconsÂcrits par les repréÂsenÂtaÂtions et les catéÂgoÂries plaÂteÂment proÂgresÂsistes que les moins insiÂpides des disÂcours catasÂtroÂphistes annoncent pourÂtant vouÂloir remettre en cause. PerÂsonne ne songe à consiÂdéÂrer le catasÂtroÂphisme pour ce qu’il est effecÂtiÂveÂment, à le saiÂsir dans ce qu’il dit à la fois de la réaÂliÂté préÂsente, de ses antéÂcéÂdents et des réaÂliÂtés aggraÂvées qu’il souÂhaite antiÂciÂper.
Nous voyons surÂtout dans l’ensemble des repréÂsenÂtaÂtions difÂfuÂsées par le catasÂtroÂphisme, dans la façon dont elles sont élaÂboÂrées comme dans les concluÂsions qu’elles sugÂgèrent, une sidéÂrante accuÂmuÂlaÂtion de dénis de réaÂliÂté. Le plus évident porÂtant sur le désastre en cours, et même déjà larÂgeÂment consomÂmé, auquel fait écran l’image de la catasÂtrophe hypoÂthéÂtique, ou ausÂsi bien calÂcuÂlée, extraÂpoÂlée. Pour faire comÂprendre en quoi le désastre réel est bien difÂféÂrent de tout ce que le catasÂtroÂphisme peut annonÂcer de pire, nous tenÂteÂrons de le défiÂnir en peu de mots, ou du moins d’en spéÂciÂfier un des prinÂciÂpaux aspects : en acheÂvant de saper toutes les bases, et pas seuleÂment matéÂrielles, sur lesÂquelles elle repoÂsait, la sociéÂté indusÂtrielle crée des condiÂtions d’insécurité, de préÂcaÂriÂté de tout, telles que seul un surÂcroît d’organisation, c’est-à -dire d’asservissement à la machine sociale, peut encore faire pasÂser cet agréÂgat de terÂriÂfiantes incerÂtiÂtudes pour un monde vivable. On voit par là assez bien le rôle effecÂtiÂveÂment joué par le catasÂtroÂphisme.
Un « autre monde » était, en effet, « posÂsible » : c’est le nôtre, dont il fauÂdrait sérieuÂseÂment se demanÂder ce qu’il a de comÂmun, sur quelque plan que ce soit, avec le monde plus ou moins humaÂniÂsé qui l’a préÂcéÂdé et dont, table rase faite, il se déclare l’héritier parce qu’il en vitriÂfie la dépouille.
Pour donÂner des exemples de luciÂdiÂté préÂcoce sur le proÂcesÂsus dont nous voyons mainÂteÂnant l’aboutissement, on cite touÂjours les mêmes excelÂlents auteurs, que d’ailleurs perÂsonne ne lit vraiÂment, sans quoi il ne paraîÂtrait pas si fanÂtasÂtique d’affirmer que le désastre est d’ores et déjà à peu près consomÂmé. VoiÂci un exemple moins connu, qui montre en tout cas que ce n’est pas une vue de l’esprit, une reconsÂtrucÂtion a posÂteÂrioÂri ou une fanÂtaiÂsie subÂjecÂtive teinÂtée de défaiÂtisme morÂbide que de défiÂnir l’histoire moderne comme une proÂgresÂsive incarÂcéÂraÂtion dans la sociéÂté indusÂtrielle. RaconÂtant ses voyages en Espagne entre 1916 et 1920, Dos PasÂsos rapÂporte les proÂpos tenus dans un café par un « synÂdiÂcaÂliste » tout juste évaÂdé de priÂson (on sait que dans l’Espagne de ces années un synÂdiÂcaÂliste était bien difÂféÂrent de ce qui porte aujourd’hui ce nom ; et que la neuÂtraÂliÂté penÂdant la PreÂmière Guerre monÂdiale y avait favoÂriÂsé une sorte de « décolÂlage » écoÂnoÂmique) :
« Nous sommes pris au piège de l’industrialisation, comme le reste de l’Europe. Le peuple, y comÂpris les camaÂrades, se laisse gagner à toute allure par la menÂtaÂliÂté bourÂgeoise. Nous risÂquons de perdre ce que nous avons dureÂment acquis… Si seuleÂment nous nous étions empaÂrés des moyens de proÂducÂtion quand le sysÂtème était encore jeune et faible, nous l’aurions déveÂlopÂpé lenÂteÂment à notre proÂfit, en renÂdant la machine esclave de l’homme. Chaque jour que nous laisÂsons pasÂser nous rend la tâche plus difÂfiÂcile. » (RosÂsiÂnante reprend la route,1992.)
En liaiÂson avec son posÂtuÂlat impliÂcite selon lequel la connaisÂsance exacte de la détéÂrioÂraÂtion du milieu vital devait nécesÂsaiÂreÂment être un « facÂteur de révolte », la criÂtique des nuiÂsances a été porÂtée à accorÂder une place exorÂbiÂtante à la disÂsiÂmuÂlaÂtion, au menÂsonge, au secret : selon un vieux schéÂma, si les masses savaient, si on ne leur cachait pas la vériÂté, elles se révolÂteÂraient. PourÂtant l’histoire moderne n’avait pas été avare d’exemples, contraires, illusÂtrant pluÂtôt, chez lesÂdites masses, une assez constante déterÂmiÂnaÂtion à ne pas se révolÂter en dépit de ce qu’elles savaient, et même – depuis les camps d’extermination jusqu’à TcherÂnoÂbyl – à ne pas savoir en – dépit de l’évidence ; ou du moins à se comÂporÂter en dépit de tout comme si on ne savait pas. Contre l’explication uniÂlaÂtéÂrale par le « secret », il a déjà été rapÂpeÂlé que le « proÂgramme élecÂtroÂnuÂcléaire franÂçais » avait ainÂsi été adopÂté et réaÂliÂsé de façon on ne peut plus publique (contraiÂreÂment à la « soluÂtion finale »). Croit-on vraiÂment que la transÂpaÂrence, si elle avait été étenÂdue d’emblée aux milÂliÂrems et aux picoÂcuÂries, aux calÂculs des « doses maxiÂmales admisÂsibles » et aux disÂputes sur les effets des « faibles doses » d’irradiation, aurait empêÂché l’adhésion uniÂverÂselle au nucléaire civil, à « l’atome pour la paix » ? Sans être docÂteur en phyÂsique nucléaire, n’importe qui disÂpoÂsait de bien assez d’informations pour se faire une juste idée de ce qu’était et de ce qu’entraînerait le déveÂlopÂpeÂment de l’industrie nucléaire. Et il en va de même aujourd’hui pour les maniÂpuÂlaÂtions généÂtiques. Par ailleurs, depuis que les prinÂciÂpaux mécaÂnismes de la « crise écoÂloÂgique » ont été disÂcerÂnés, les confirÂmaÂtions se sont accuÂmuÂlées, de nouÂveaux facÂteurs aggraÂvants ont été mis en lumière, des « rétroÂacÂtions posiÂtives » spéÂciÂfiées ; et tout cela est préÂciÂsé et mis à jour sans être disÂsiÂmuÂlé au public, au contraire. CepenÂdant l’apathie devant ces « proÂblèmes » est plus grande encore, si posÂsible, qu’il y a trente ou quaÂrante ans. ImaÂgine-t-on une maniÂfesÂtaÂtion ne serait-ce que de l’ampleur de celle de MalÂville (1977) contre le proÂjet ITER, bien plus insenÂsé que SuperÂphéÂnix ? Les cyber-actiÂvistes préÂfèrent aller faire de la figuÂraÂtion cosÂtuÂmée en toile de fond des réunions de chefs d’État. L’explication de cette absence de réacÂtion, alors que pourÂtant le vent de TcherÂnoÂbyl est pasÂsé par là , est fort simple : dans les années soixante-dix, la France était encore traÂvaillée par les suites de 68. Il faut donc penÂser que c’est la révolte, le goût de la liberÂté, qui est un facÂteur de connaisÂsance, pluÂtôt que le contraire.

La disÂsiÂmuÂlaÂtion et le menÂsonge ont bien sûr été utiÂliÂsés à maintes reprises, le sont et le seront encore, par l’industrie et les États. Toutes sortes d’opérations doivent être menées dans la plus grande disÂcréÂtion, et gagnent à n’apparaître en pleine lumière que sous forme de faits accomÂplis. Mais comme le prinÂciÂpal fait accomÂpli est l’existence de la sociéÂté indusÂtrielle elle-même, la souÂmisÂsion à ses impéÂraÂtifs, on peut y introÂduire sans danÂger des zones touÂjours plus étenÂdues de transÂpaÂrence : le citoyen désorÂmais bien rodé à son traÂvail de consomÂmaÂteur est avide d’informations pour étaÂblir lui-même son bilan « risques-bénéÂfices », tanÂdis que de son côté chaque empoiÂsonÂneur cherche ausÂsi à se disÂculÂper en noirÂcisÂsant ses concurÂrents. Il y aura donc touÂjours matière à « révéÂlaÂtions » et à « scanÂdales », tant qu’il y aura des marÂchands pour traiÂter une telle matière preÂmière : à côté des marÂchands de poiÂsons, des marÂchands de scoops jourÂnaÂlisÂtiques, d’indignations citoyennes, d’enquêtes senÂsaÂtionÂnelles.
Cela étant, l’essentiel du cours du désastre n’a jamais été secret. Tout était là , depuis des décenÂnies, pour comÂprendre vers quoi nous menait le « déveÂlopÂpeÂment » : ses magniÂfiques résulÂtats s’étalaient parÂtout, à la vitesse d’une marée noire ou de l’édification d’une « ville nouÂvelle » en borÂdure d’autoroute. Le fétiÂchisme de la connaisÂsance quanÂtiÂtaÂtive nous a renÂdus si sots et si borÂnés qu’on pasÂseÂra pour un diletÂtante si l’on affirme qu’il sufÂfiÂsait d’un peu de sens esthéÂtique – mais pas celui qui s’acquiert dans les écoles d’art – pour juger sur pièces. De fait, ce sont surÂtout des artistes et des écriÂvains qui se sont d’abord déclaÂrés horÂriÂfiés par le « nouÂveau monde » qui s’installait. Mais pluÂtôt que de s’en prendre à eux, à l’étroitesse parÂfois ridiÂcule de leur point de vue – qui était jusÂteÂment ce qui leur perÂmetÂtait de se concenÂtrer sur cet aspect –, pour se débarÂrasÂser d’eux sous l’étiquette de « réacÂtionÂnaires » (plus récemÂment, cerÂtains jeunes Turcs de la radiÂcaÂliÂté post-moderne – mutons ensemble dans le chaos et l’extase barÂbare ! – ont rejoué paroÂdiÂqueÂment cette poléÂmique en s’en preÂnant à un hypoÂthéÂtique « homme d’Ancien Régime »), il eût été plus équiÂtable, et plusdiaÂlecÂtique, de s’en prendre aux parÂtiÂsans de la criÂtique sociale, mauÂvais cliÂniÂciens qui laisÂsaient pasÂser un tel sympÂtôme, comme si l’enlaidissement de tout n’était qu’un vague détail, propre à offusÂquer le seul bourÂgeois esthète. Car même les meilleurs d’entre eux, obéisÂsant à une sorte de surÂmoi proÂgresÂsiste, ont écarÂté le plus souÂvent, et penÂdant longÂtemps, ce qui aurait pu les expoÂser au reproche de « pasÂséisme ». Après tout, l’Internationale situaÂtionÂniste n’a pas exclu le néourÂbaÂniste Constant pour ses immondes maquettes en plexiÂglas, aujourd’hui si priÂsées, de villes avec des bâtiÂments en titane et en nylon, terÂrasses aéroÂdromes et places susÂpenÂdues jouisÂsant « d’une vue splenÂdide sur le traÂfic des autoÂstrades qui passent en desÂsous » (I.S. n° 4, juin 1960).
La maxime de StenÂdhal reste valide a contraÂrio : la laiÂdeur est une proÂmesse de malÂheur. Et le déclin de la senÂsiÂbiÂliÂté esthéÂtique accomÂpagne celui de l’aptitude au bonÂheur. Il faut déjà être assez endurÂci dans le malÂheur, insenÂsible comme on le devient sous le choc répéÂté des contraintes, pour pouÂvoir, par exemple, regarÂder sans être bouÂleÂverÂsé, dans un vieux livre impriÂmé en hélioÂgraÂvure, des phoÂtoÂgraÂphies repréÂsenÂtant des payÂsages des rives de la MédiÂterÂraÂnée avant que ce foyer de civiÂliÂsaÂtion soit éteint – du temps où on ne parÂlait pas d’environnement. (La vie n’était certes pas « idylÂlique », on l’accorde volonÂtiers aux imbéÂciles : elle était mieux qu’idyllique, elle vivait.) On comÂmence par se morÂtiÂfier en se perÂsuaÂdant que ce qu’impose si bruÂtaÂleÂment le dynaÂmisme de la proÂducÂtion a sa beauÂté, qu’il faut apprendre à goûÂter (voiÂlà bien l’esthétisme !). On en arrive vite à ne plus senÂtir du tout ce que cette bruÂtaÂliÂté et cet étaÂlage de puisÂsance ont de terÂriÂfiant. Car il n’est nul besoin de compÂteur GeiÂger ou d’analyses toxiÂcoÂloÂgiques pour savoir comÂbien le monde marÂchand est morÂtiÂfère : avant de le subir comme consomÂmaÂteur, chaÂcun doit l’endurer comme traÂvailleur. La catasÂtrophe hypoÂstaÂsiée et proÂjeÂtée dans l’avenir a eu lieu là , dans l’existence quoÂtiÂdienne de tous, sous forme de « détails minusÂcules qui sont tout sauf des détails », ainÂsi que le notait SiegÂfried KraÂcauer, qui ajouÂtait : « Il faut se défaire de l’idée chiÂméÂrique que ce sont les grands évéÂneÂments qui déterÂminent les hommes pour l’essentiel. » (Les Employés. AperÂçus de l’Allemagne nouÂvelle, 1929.) […]
René RieÂsel & Jaime SemÂprun
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