Le 1er mai 1891, jour de la fusillade de Fourmies, une trentaine de manifestants improvisent un défilé allant de Levallois-Perret à Clichy, drapeau rouge en tête. Un peu avant trois heures, alors que le drapeau est roulé et que les manifestants se dispersent, le commissaire Labussière donne l’ordre de s’emparer de l’emblème. C’est l’incident, des coups de feu sont échangés et des agents de police légèrement blessés. Trois anarchistes sont aussitôt arrêtés, dont Louis Leveillé, lui-même blessé par balle. Dès leur arrivée au poste, ils subissent un violent passage à tabac, ce qui révolte les anarchistes. Lors de leur procès, le 28 août de la même année, l’avocat général Bulot requiert la peine de mort contre l’un des prévenus. Le verdict est sévère : Henri Louis Decamps est condamné à cinq ans de prison, Charles Auguste Dardare à trois ans, Louis Leveillé est acquitté.
Ce texte est tirée de la brochure L’Anarchie en Cour d’Assises que Sébastien Faure fait publier en 1891 à la suite du procès dit de l’échauffourée de Clichy. L’auteur en est soit Sébastien Faure lui-même, soit Louis Léveillé.
Parce que, adversaires résolus de l’Autorité qui affame, humilie, emprisonne et tue, nous voulons le triomphe de l’Anarchie ; de l’Anarchie, qu’on vous représente toujours comme une doctrine de haine et de violence, et qui n’est en réalité qu’une doctrine de paix, de fraternité, d’amour ; puisque l’Anarchie a pour but de substituer la solidarisation des intérêts individuels à leur antagonisme, et de remplacer la concurrence, source de tous les dualismes, de toutes les animosités, de tous les crimes sociaux, par l’association et l’harmonie universelles.
Les gens qui s’élèvent avec le plus de véhémence contre les théories anarchistes, sont ceux qui les connaissent le moins.
L’Anarchie, qui, dans l’état actuel des choses, n’est et ne peut être que la négation du système autoritaire tout entier, n’est et ne peut être, en période de lutte, que la pratique de la désobéissance, de l’insoumission, de l’indiscipline, en un mot de la révolte.
A ce titre, l’idée anarchiste est aussi vieille que le principe de l’autorité, car du jour où un homme a émis, la prétention de commander à d’autres hommes, ceux-ci ont, peu ou prou, refusé d’obéir.
Mais l’ignorance, ce mal des âges primitifs, a été de plus en plus entamée par les connaissances s’accumulant à travers les siècles.
L’humanité s’est peu à peu enrichie de façon merveilleuse ; les conquêtes de l’esprit humain se sont multipliées ; l’horizon s’est démesurément élargi ; les éléments soumis par l’homme sont devenus ses collaborateurs les plus assidus, les plus dociles et les plus désintéressés ; le travail, appuyé sur la Science, a fait jaillir du sous-sol des richesses extraordinaires ; la culture, habilement développée, a couvert le sol des réjouissantes moissons, des fruits savoureux, des fleurs parfumées, des arbres robustes ; les fléaux ont été conjurés, les épidémies victorieusement combattues ; les maux naturels, presque tous enrayés !
Et au sein d’une terre aussi féconde, aussi belle, aussi luxuriante, les hommes dont les efforts de génération en génération, s’étaient solidarisés pour atteindre à ce but, ont eu la sottise de continuer, les uns à vouloir tout accaparer, les autres à consentir à leur dépouillement.
Les accapareurs deviennent de plus en plus scandaleusement opulents et de moins en moins nombreux, tandis que la famille des déshérités devient de plus en plus pauvre et de plus en plus considérable.
D’où vient que ces millions et ces millions de miséreux ne fassent pas rendre gorge à cette poignée de ¡milliardaires ?
Il n’est pas malaisé de répondre à cette question.
Cela provient :
1° des préjugés de toute nature soigneusement entretenus par les privilégiés dans le cerveau des masses ; ces préjugés : gouvernement, lois, propriété, religion, patrie, famille, etc., etc.
C’est le frein moral.
2° Du système de répression qui déshonore la terre : magistrats, policiers, gendarmes, soldats, gardiens de prisons ; voilà le frein matériel.
Pour me résumer, je dirai que le mal provient de la loi, qui, confectionnée par les puissants, n’a d’autre but que de justifier leurs impostures, de consacrer leurs déprédations, et d’assurer leur impunité ; de la loi qui nécessite un système gouvernemental, lequel entraîne logiquement avec lui ces forces coercitives et répressives que j’énumérais il y a un instant.Ces vérités que j’énonce, chacun les comprend.
À tel point, qu’on commence à se demander aujourd’hui si un gouvernement est bien nécessaire, et alors que les partisans de tous les systèmes autoritaires répondent « oui », les anarchistes seuls répondent « non ».
Aussi, à cette fin du XIXe siècle, la formule anarchiste se résume-t-elle en ces trois mots qui ont le don de terrifier les uns et de faire sourire incrédulement les autres « Plus de gouvernement ».
Oui, plus de gouvernement !
Tout est là, car du jour où le gouvernement (et j’entends par là tout système gouvernemental, quelle qu’en soit la forme, quelle que soit son étiquette), du jour dis-je, où tout gouvernement aura disparu, les lois écrites, les codes n’auront plus de raison d’être, puisqu’ils ne pourront plus s’appuyer sur la force pour se faire craindre ni respecter.
Du même coup, la loi naturelle se substituera sans effort aux lois artificielles ; car ne l’oubliez pas, messieurs, l’Anarchie, c’est le libre jeu dans l’humanité des lois naturelles, ou, plus exactement, car je veux éviter ce mot de « Lois », des forces naturelles qui régissent l’Univers entier.
Plus de Codes ! plus de magistrats ! plus de policiers ! plus de gendarmes ! plus de soldats ! plus de préfets ! plus de dirigeants ! en un mot : plus de gouvernements !
Tel est notre mot d’ordre ! Tel est notre cri de ralliement ! Telle est la formule de l’Anarchie luttant contre le vieux monde social.
Et pourquoi un gouvernement ?
Interrogez séparément les 500 personnes qui-sont ici réunies.
Chose bizarre ; reconnaissant que ce n’est pas le gouvernement qui cultive le sol, tisse les vêtements, pétrit le pain, construit les maisons, extrait la houille, fabrique les machines, écrit des livres, et pousse la science vers de nouvelles voies, chacun répondra que, pour lui, un gouvernement est inutile, qu’il n’en sent pas le besoin ; et, groupés, réunis ici, quand je viens dire que tout rouage inutile est nuisible, qu’il entraîne une ‘déperdition de forces, qu’il exige un entretien coûteux (et vous savez aussi bien que moi ce que coûte le rouage gouvernemental !) que, conséquemment, ce rouage étant nuisible doit être supprimé, vous vous cabrerez sous le coup de fouet de cette si simple déclaration !
Pourquoi cela ?
Parce que, depuis des siècles, on a dit et répété « Il faut un gouvernement », et vos pères l’ont cru, et, sans examen, vous l’avez cru vous-mêmes.
Si l’on ouvre un dictionnaire quelconque à la lettre A et au mot « Anarchie », on y voit la définition suivante ; « Chaos, bouleversement, absence d’ordre et d’harmonie ».
Est-ce là la signification du mot « Anarchie » ? Celui-ci vient de deux mots grecs : A, privatif, qui signifié « absence de » et arké, qui veut dire « pouvoir ».
En sorte que, d’après la science officielle, absence d’ordre étant synonymes d’absence de pouvoir, on doit en conclure que l’ordre ne va pas sans l’autorité et que là où il n’y a pas de gouvernement, il ne peut y avoir que désordre.
Ah que j’aurais beau jeu de saisir cette erreur à deux mains, et, les yeux ouverts, non seulement sur le passé, mais sur le présent, de démontrer que notre époque, vit sous un régime de centralisation gouvernementale à outrance et que notre génération s’agite pourtant dans un épouvantable désordre.
Laissez-moi brièvement, en quelques coups de crayon, vous esquisser le tableau de la Société moderne
En haut :
Dés prêtres trafiquant des sacrements et des cérémonies religieuses ; des fonctionnaires courbant la tête mais levant la caisse et le pied ; des officiers vendant à l’ennemi les secrets de la défense dite nationale ; des littérateurs ordonnant à leur pensée de glorifier l’injuste, des poètes idéalisant le laid, des artistes apothéosant l”inique, pourvu que ces turpitudes leur assurent un fauteuil à l’Académie, une place à l’Institut, ou des titres… de rente.
Des commerçants falsificateurs trompant sur le poids, la qualité et la provenance des marchandises, des industriels sophistiquant leurs produits, des agioteurs péchant des milliards dans l’Océan inépuisable de la bêtise humaine.
Des politiciens, assoiffés de domination, spéculant, sur l’ignorance des uns et la bonne foi des autres ; des plumitifs, se disant journalistes, prostituant leur plume avec une désinvolture qui n’a d’égale que la niaiserie des lecteurs.
En bas :
Des maçons sans abri, des ouvriers tailleurs sans-pantalon, des ouvriers boulangers sans pain, des milliards de producteurs frappés par le chômage et par conséquent par la faim ; des foules errant, de par le monde, à la recherche d’un pont à jeter, d’un tunnel à percer, d’un terrassement à faire ; des familles entassées dans des taudis ; des fillettes de quinze ans obligées pour manger de supporter les caresses puantes des vieux et les assauts lubriques des jeunes bourgeois.
Des masses aveuglées, qui paraissent absolument inaptes au réveil de la dignité, des cohues se précipitant sur le passage d’un ministre qui les exploite, et lui prodiguant de ridicules acclamations, des foules se portant à une gare, au-devant d’un monarque, fils, frère ou cousin de roi qui arrive, des peuples oubliant dans la griserie des fêtes nationales, l’étourdissement des fanfares et le tourbillon des bals publics que, hier, ils mouraient de misère et d’esclavage, que demain ils crèveront de servitude et de détresse.
Tel est le désespérant tableau qu’offre notre actuelle humanité.
Voilà l’ordre qu’engendre la plus gouvernementalisée des Sociétés !
Et bien qu’extrêmement sombres, les couleurs n’en sont point chargées à plaisir : il est des turpitudes, des hontes, coquineries, des tortures, que nul langage humain ne saurait-décrire.
Mais au sein de cette pourriture qui ronge les puissants et de ce servilisme qui déshonore les faibles ; au sein de cette cynique hypocrisie qui caractérisé les grands et de cette incroyable naïveté dont meurent les petits ; au milieu de cette insolence qu’affichent les « en haut » et de cet aplatissement qui flétrit les « en bas » ; au milieu de la féroce cupidité des voleur et de l’insondable désintéressement des volés ; entre les loups du pouvoir, de la religion, de la fortune ; et les moutons du travail, de la pauvreté, de la servitude ; se dresse une poignée de valeureux, phalange que n’a point contaminée la morgue des insolents, la platitude des humbles.
Hier, demi-quarteron ; aujourd’hui armée ; demain foule innombrable, ils vont où est la Vérité, ne se soucient pas plus des ricanements apeurés des riches que de l’indifférence morne des pauvres.Aux puissants, ils disent :
« Vous ne régnez que par l’ignorance et la crainte. Vous êtes les continuateurs dégénérés des barbares, des tyrans, des malfaiteurs publics. Par qui vous faites-vous entretenir dans l’oisiveté ? Par vos victimes ! Qui vous protège et vous défend contre l’ennemi de l’intérieur et de l’extérieur ? O amère dérision ! Vos victimes encore ! Qui fait de vous des députés, des sénateurs, des ministres, des gouvernants ? Encore une fois, vos victimes. Et l’ignorance de celle-ci, soigneusement entretenue par vous, non seulement n’aperçoit pas ces incohérentes iniquités, mais encore elle engendre la résignation, le respect, presque la vénération. Mais, nous vous démasquerons sans pitié et nous montrerons, bourreaux, vos hideuses faces sur lesquelles se lisent la duplicité, l’avarice, l’orgueil, la lâcheté. »
Et que disent-ils, ces hommes, aux petits, aux exploités, aux asservis ?
Écoutez :
« O vous qui naissez dans un berceau de paille, grandissez en butte à toutes les misères, et vivez condamnés au travail forcé et à la vieillesse prématurée des souffre-douleurs, ne vous désespérez point. Prolétaire, petit-fils de l’esclave antique, fils du serf du moyen-âge, sache que ta détresse n’est pas irrémédiable. Vous tous qui faites partie de cette humanité asservie dont les pieds meurtris ont laissé dans le sillon humain, depuis trop de siècles déjà, des traces sanglantes, ayez confiance en l’avenir. Loqueteux, souffrants, ventre-creux, va-nu-pieds, exploités, meurtris, déshérités, chaque jour diminue la puissance et le prestige de vos maîtres, et, chaque jour, vos bataillons deviennent de plus en plus formidables. Haut les cœurs et les fronts ! Prenez conscience de vos droits. Apprenez que tout homme est l’égal d’un autre homme. Il est faux que, pour les uns, il n’y ait que à des droits à exercer, et pour les autres, des devoirs à remplir. Refusez tous d’obéir et nul ne songera plus à commander. Naissez enfin à la dignité. Laissez grandir en vous l’esprit de révolte, et avec la Liberté vous deviendrez heureux ! »
Voilà, messieurs, ce que sont les anarchistes. Tel est leur langage, tel est le nôtre.
Je conclus :
Coupables nous serions si, réveillant chez nos camarades de misère le sentiment de la dignité, nous en manquions nous-mêmes.
Criminels, oh oui, bien criminels nous serions si, appelant les hommes à la révolte, nous nous inclinions devant les menaces et nous soumettions aux injonctions des représentants de l’autorité.
Lâches, les derniers des lâches nous serions si, relevant le courage de nos compagnons de lutte et les excitant à la vaillance, nous ne défendions pas notre vie et notre liberté lorsqu’elles sont en péril.
Voilà pourquoi, ce que j’ai fait, ce que nous avons fait (mes amis, je le sais, pensent comme moi) nous devions le faire ; aussi nous ne regrettons rien.
Si vous me condamnez, mes convictions resteront inébranlables.
Il y aura un anarchiste de plus en prison, mais cent de plus dans la rue,
Et notre exemple sera suivi ; il sera le point de départ de révoltes qui se multiplieront, deviendront de plus en plus collectives, jusqu’à ce que la Révolution universelle fasse entrer dans le domaine de la pratique les idées pour lesquelles je vis, pour lesquelles je souffre avec une certaine joie, pour lesquelles je suis prêt, comme tous les anarchistes, à verser s’il le faut, sans fanfaronnade comme sans faiblesse, jusqu’à la dernière goutte de mon sang.