Le réensauvagement, contre-point radical à notre monde unifié (un entretien avec Alessandro Pignocchi)

Ales­san­dro Pignoc­chi est un ancien cher­cheur en sciences cog­ni­tives et phi­lo­so­phie de l’art à l’Ins­ti­tut Jean Nicod (CNRS/ENS/EHESS) recon­ver­ti dans la bande des­si­née. Il a récem­ment publié un roman gra­phique inti­tu­lé Petit trai­té d’é­co­lo­gie sau­vage (Stein­kis, 2017), un recueil des meilleurs « posts » qu’il a des­si­nés sur son blog (inti­tu­lé pun­tish), qui fait suite à Anent, nou­velles des Indiens Jiva­ros (Stein­kis), dans lequel il racon­tait ses décou­vertes et ses décon­ve­nues chez les Jiva­ros Achuar, en Ama­zo­nie équa­to­rienne, sur les traces de l’an­thro­po­logue Phi­lippe Des­co­la. Intri­gués par son tra­vail, nous l’a­vons contac­té et lui avons posé quelques questions :

  1. Der­rick Jen­sen, pour décrire l’attitude et croyance – par­ti­cu­liè­re­ment nui­sible – qui carac­té­rise le rap­port au monde de l’être humain dans la civi­li­sa­tion indus­trielle, parle d’un « mythe de la supré­ma­tie humaine ». Pour faire simple, disons qu’il entend par là l’idée selon laquelle l’être humain serait non seule­ment dis­tinct, à part, vis-à-vis de toutes les autres espèces, mais qu’il leur serait éga­le­ment supé­rieur. Il me semble, à vous lire Des­co­la et toi, par exemple, que cette cri­tique résonne avec les expé­riences et les pers­pec­tives que vous rap­por­tez. Qu’en penses-tu ?

Une chose n’est supé­rieure à une autre que selon un cri­tère don­né. Si on prend la vitesse à la course, c’est le jaguar qui est supé­rieur. Si on s’intéresse plu­tôt à la lon­gueur des poils, c’est le Yack qui l’emporte. L’homme semble plus doué dans le domaine de cer­taines capa­ci­tés cog­ni­tives, notam­ment la facul­té à inter­pré­ter les com­por­te­ments d’autrui en termes d’états mentaux.

Com­pa­rer deux ensembles de choses ou d’êtres en pas­sant le cri­tère de com­pa­rai­son sous silence est un sophisme extrê­me­ment cou­rant et effi­cace.  Lorsqu’on com­mence à y prê­ter atten­tion, on se met à le voir par­tout (à la radio, dans les conver­sa­tions, etc.). Or, très sou­vent, lorsqu’on fait l’effort d’expliciter le cri­tère de com­pa­rai­son, on s’aperçoit qu’il est absurde. C’est donc d’autant plus absurde (du point de vue logique, sans même par­ler de morale) d’employer un juge­ment de supé­rio­ri­té pour jus­ti­fier (natu­ra­li­ser) un rap­port de domi­na­tion, quel qu’il soit.

  1. Dans nos soi-disant démo­cra­ties indus­trielles, on fait sou­vent remon­ter la nais­sance du mou­ve­ment éco­lo­giste aux années 1960–1970, par­fois au début du 20ème siècle, ou encore, pour les his­to­riens les plus auda­cieux, au 19ème siècle (avec les Wan­dervö­gel, la Lebens­re­form, les anar­chistes natu­riens, Tho­reau, etc.). N’est-ce pas igno­rer tous les peuples indi­gènes qui ont résis­té (contre l’expansion des royaumes, des empires) et ceux qui résistent encore contre l’expansion de la civi­li­sa­tion indus­trielle, ten­tant ain­si de pro­té­ger les com­mu­nau­tés éco­lo­giques dont ils dépen­daient, et dépendent ? Dans une vidéo d’archive de l’INA, Lévi-Strauss affirme que les peuples que les eth­no­logues étu­dient sont « éco­lo­gistes ». Un mou­ve­ment éco­lo­giste cohé­rent, cher­chant à défendre le monde natu­rel et à par­ve­nir à éla­bo­rer un mode de vie véri­ta­ble­ment sou­te­nable, n’aurait-il pas toutes les rai­sons du monde de se soli­da­ri­ser avec et de s’inspirer des résis­tances autochtones ?

Je ne sais pas si faire des peuples indi­gènes des éco­lo­gistes avant l’heure est la bonne façon de pro­cé­der. Déjà, il faut évi­ter de les uni­for­mi­ser. Leurs rap­ports au monde sont mul­tiples, de même que leurs réac­tions lors de leur ren­contre avec la moder­ni­té. C’est par exemple le cas des dif­fé­rentes eth­nies de la petite région d’Amazonie que je fré­quente, en Equa­teur, et c’est même le cas au sein d’une même eth­nie. Pre­nons les Huao­ra­ni — des Indiens qui vivent dans le parc Yasu­ni, celui de la fameuse ini­tia­tive avor­tée Yasu­ni-ITT de l’ex pré­sident Cor­rea. Lorsqu’ils ont com­pris que le monde exté­rieur les contrai­gnait à se pen­ser comme un peuple et à s’interroger sur l’avenir (deux choses très nou­velles pour eux), ils se sont scin­dés en trois groupes, dis­tincts dans les choix qu’ils ont faits vis-à-vis du monde moderne. Les pre­miers, les Tagae­ri, menés par leur lea­der Taga, ont refu­sé vio­lem­ment tout contact avec l’extérieur. Ce sont eux qui ont cri­blé de lances le célèbre mis­sion­naire Ale­jan­dro Laba­ka. Les seconds, repré­sen­tés aujourd’hui par la com­mu­nau­té de Bame­no, ont essayé d’avoir des échanges paci­fiques avec l’extérieur, tout en pré­ser­vant leur mode de vie. Ils ont notam­ment ten­té des expé­riences d’écotourisme. Ils sont aujourd’hui en train de dis­pa­raître sous l’avancée de la pros­pec­tion pétro­lière. Les troi­sièmes se sont inté­grés tant bien que mal au monde moderne. Une par­tie d’entre eux fait aujourd’hui la manche le long de la nou­velle route, celle qui per­met l’exploitation pétro­lière. D’autres tra­vaillent pour les com­pa­gnies pétrolières.

Les Tagae­ri ont fini par être déci­més par les Huao­ra­ni du troi­sième groupe, armés par les tra­fi­quants de bois.  Mais si la région du Yasu­ni est res­tée aus­si magni­fique et pré­ser­vée pen­dant aus­si long­temps, c’est sans doute beau­coup grâce à eux (même si ces enjeux-là les dépas­saient lar­ge­ment, et que l’une de leur prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion était de voler des femmes aux autres groupes huaorani).

Faire des peuples autoch­tones des éco­lo­gistes pose un second pro­blème : eux-mêmes, bien sou­vent, reprennent à leur compte un dis­cours éco­lo­giste arti­fi­ciel, sim­ple­ment parce qu’ils ont consta­té que c’était le seul dis­cours intel­li­gible par leurs poten­tiels sou­tiens dans le monde occi­den­tal (c’est le cas des Huao­ra­ni du second groupe). Ils parlent de pro­té­ger la « nature » (un concept appor­té par la moder­ni­té occi­den­tale, incon­nu des peuples autoch­tones), ils se pré­sentent comme les gar­diens de la forêt sacrée, et autre soupe concep­tuelle qu’ils ne répètent que parce qu’ils ont consta­té qu’elle peut ser­vir leurs inté­rêts. Le plus amu­sant est de voir des peuples ama­zo­niens se réap­pro­prier le concept de Pacha­ma­ma, la terre mère – un concept andin qui n’a aucune place dans les cos­mo­lo­gies ani­mistes du bas­sin ama­zo­nien. Mais c’est un concept indi­gé­niste qui a fait son che­min dans une cer­taine pen­sée éco­lo­giste et qui donc « fonctionne ».

Ces deux écueils (les uni­for­mi­ser et leur attri­buer une pen­sée qui vient de nous) nous font rater ce qu’il y a de plus essen­tiel dans l’intérêt que l’on peut leur por­ter : la pos­si­bi­li­té de remettre en ques­tion les struc­tures les plus fon­da­men­tales de notre pen­sée moderne, notam­ment la dis­tinc­tion nature/culture. Lorsqu’on s’intéresse à un groupe de gens qui com­pose le monde à l’aide de struc­tures de pen­sée qui dif­fé­rent des nôtre, l’attitude réel­le­ment enri­chis­sante consiste à essayer de « pen­ser avec eux », non pas pour les prendre comme modèle, mais pour se doter à leur contact « d’outils de déran­ge­ments intel­lec­tuels », pour reprendre la jolie for­mule de Vivei­ros de Cas­tro [dont nous avons récem­ment tra­duit et publié un excellent texte sur notre site, à retrou­ver ici].

Pour lire la suite, c’est par ici : http://puntish.blogspot.fr/2016/02/juun-yawaa.html
  1. Plu­sieurs anthro­po­logues et eth­no­logues affirment que le mode de vie des chas­seurs-cueilleurs était – est – le plus sou­te­nable que l’humanité ait jamais connu. Non seule­ment en termes éco­lo­giques, mais aus­si mor­pho­lo­giques et psy­chiques (je pense aux tra­vaux de Michel Odent, entre autres, sur l’accouchement, je pense aus­si à la ques­tion du régime ali­men­taire, les caries et toutes sortes de pro­blèmes den­taires décou­lant du pas­sage à l’agriculture, etc.). Le bio­lo­giste Paul She­pard consi­dé­rait que nous sommes (encore, sous la sur­couche civi­li­sée) des créa­tures du Pléis­to­cène, et il nous encou­ra­geait à nous recon­nec­ter à ce qui nous ren­dait – et ren­drait –, selon lui, plei­ne­ment humains, au type d’existence qui cor­res­pond le mieux à l’animal que nous sommes. Qu’en penses-tu ? Com­ment per­çois-tu ces cultures, ces façons d’être au monde ?

Peut-être la sou­te­na­bi­li­té n’est-elle pas le but à atteindre ? Peut-être le futur le plus dési­rable consiste-t-il à brû­ler tout ce qui reste d’énergie fos­sile en une géné­ra­tion et à faire explo­ser la terre dans la fou­lée, lors d’une grande fête finale joyeuse et dépra­vée ? Peut-être pas, mais la ques­tion se pose.

Je plai­sante, mais si je veux défendre l’attitude qui consiste à ne prendre aucun cri­tère de juge­ment pour acquis, il faut le faire de façon sys­té­ma­tique, même quand le cri­tère en ques­tion nous est sympathique.

Et, encore une fois, ce qu’il y a de vrai­ment enri­chis­sant dans l’intérêt que l’on peut por­ter à d’autres façons d’être au monde (à tra­vers l’espace, grâce à l’anthropologie, ou à tra­vers le temps, grâce à l’histoire et l’archéologie), c’est jus­te­ment d’apprendre à ne rien prendre pour acquis, d’apprendre à res­sen­tir inti­me­ment la rela­ti­vi­té de nos valeurs, de nos sys­tèmes de pen­sée et de juge­ment. Que l’on prenne les peuples autoch­tones comme modèle ou comme repous­soir, on rate l’occasion d’enrichir notre façon d’être au monde par de nou­veaux para­digmes de pensée.

On vit une période où la flèche du pro­grès n’indique plus une direc­tion claire. Elle s’affole et tourne en tous sens comme une bous­sole détra­quée dès qu’on la pose sur un sujet concret. Aucun des cri­tères qui défi­nis­saient le « pro­grès » pour une majo­ri­té de gens il y a encore vingt ans ne semblent plus valides. Cette déso­rien­ta­tion a deux causes prin­ci­pales : pre­miè­re­ment, le pro­grès « à l’ancienne » repo­sait sur l’hypothèse erro­née d’un monde infi­ni, d’une nature sur laquelle on pour­rait éter­nel­le­ment avan­cer. Et deuxiè­me­ment, on s’aperçoit que cet hori­zon d’une mon­dia­li­sa­tion heu­reuse pour tous repo­sait sur un men­songe – pas une erreur, un men­songe déli­bé­ré de la part des prin­ci­paux acteurs de cette mon­dia­li­sa­tion qui savaient depuis le début qu’elle ne béné­fi­cie­rait qu’à eux (cf. le der­nier livre de Bru­no Latour, Où atterrir ?).

En étant un peu cyniques, on pour­rait dire que cette période de grande déso­rien­ta­tion intel­lec­tuelle est inté­res­sante. Il faut réel­le­ment inven­ter de nou­velles façons d’être au monde, de nou­velles moda­li­tés de lutte. Miguel Bena­sayag écrit que « dans une époque comme la nôtre [obs­cure], il faut plus de cou­rage et plus d’effort pour résis­ter que dans une époque lumi­neuse ». Il ajoute cepen­dant : « pour moi qui ait vécu les deux, l’époque obs­cure est beau­coup plus inté­res­sante. L’époque lumi­neuse est une époque dans laquelle tu ne peux pas évi­ter de deve­nir con, parce que tout semble tel­le­ment simple ». Aujourd’hui rien n’est simple, et il ne fau­drait pas se tour­ner vers les peuples autoch­tones avec le désir incons­cient qu’ils nous aident à sim­pli­fier les choses en s’offrant comme modèle.

Alain Badiou pense que la tâche essen­tielle pour tous ceux qui ne sont pas satis­faits par la voie qu’est en train de prendre le monde est d’entretenir par tous les moyens l’idée qu’une autre voie est pos­sible, que contrai­re­ment à ce que veulent nous faire croire les capi­ta­listes, cette voie n’est pas une fata­li­té. Pour ce faire, Badiou pense qu’il faut réha­bi­li­ter « l’hypothèse com­mu­niste » en la réno­vant de fond en comble, qu’il est essen­tiel de bali­ser à nou­veau la pen­sée à l’aide de ce second pôle. Car, mal­gré tout, et quelle que soit l’échelle à laquelle on se place, il existe ces deux pôles : celui de l’appropriation pri­vée et celui de la mise en commun.

Le Comi­té invi­sible consi­dère que l’un des vices ori­gi­nels de l’hypothèse com­mu­niste telle qu’elle s’est déve­lop­pée his­to­ri­que­ment, et qui la condam­nait d’avance, a été de croire que les « com­mu­nau­tés » ne devaient conte­nir que des humains. Com­ment pen­ser des com­mu­nau­tés repo­sant sur la myriade de liens, des plus concrets au plus méta­pho­riques, qui nous unissent à tous les non-humains avec les­quels nous par­ta­geons la terre ? Voi­là une ques­tion com­plexe pour laquelle les peuples autoch­tone peuvent être une source d’inspiration déter­mi­nante (mais pas, sim­ple­ment, des modèles).

  1. On pour­rait effec­ti­ve­ment pen­ser, avec la ques­tion pré­cé­dente, que je tombe dans le tra­vers d’idéalisation des peuples indi­gènes de chas­seurs-cueilleurs. Je ne crois pas. Je ne crois pas qu’ils incarnent ou incar­naient un mode de vie idéal (d’abord parce que l’idéal que beau­coup recherchent dans nos socié­tés indus­trielles, ce monde où tout le monde est gen­til, bon, paci­fiste, tout le temps heu­reux, où il n’y a pas de souf­france, etc., res­semble à un enfer), ni qu’ils soient tous des cham­pions de la pro­tec­tion de la nature. L’impression que j’ai, c’est qu’il s’agit – s’agissait – de groupes humains aux cultures extrê­me­ment diverses, plus ou moins paci­fistes, qui vivaient en plus ou moins bonne san­té, plus ou moins en équi­libre avec leur envi­ron­ne­ment. C’est plus ou moins ça ?

Je ne peux par­ler que des jiva­ros d’Equateur, que je fré­quente. Mais ça n’est pas un peuple de chas­seur-cueilleurs ; ils cultivent de petits jar­dins dont les pro­duits, le manioc notam­ment, consti­tuent une part impor­tante de leur ali­men­ta­tion. Jusqu’à récem­ment, ils ne pra­ti­quaient aucune forme d’élevage, non par manque de savoir-faire mais, d’après Des­co­la, car c’est une pra­tique impen­sable dans une cos­mo­lo­gie ani­miste. Aujourd’hui, s’ils se refusent encore à domes­ti­quer des ani­maux de la forêt, la plu­part élèvent des poules et cer­tains des vaches. Selon les régions, ils en sont à des stades dif­fé­rents d’intégration à la modernité.

Les plus iso­lés offrent en effet l’image d’un peuple heu­reux. Je pense notam­ment à leurs crises qua­si-jour­na­lières de fous rires. Celles-ci sont presque com­plexantes ; pas tant parce que j’en suis sou­vent l’objet que parce qu’elles me forcent à réa­li­ser à quel point il m’est rare dans mon quo­ti­dien de rire à m’en tordre les boyaux comme ils le font.

Ils semblent en revanche sou­vent s’ennuyer, même si il est évi­dem­ment impos­sible de savoir com­ment ils vivent leurs longs moments d’inactivité. Et la ques­tion de l’ennuie mène à celle de la vio­lence : je ne crois vrai­ment pas qu’on puisse qua­li­fier les jiva­ros de « paci­fistes »… Jusqu’à très récem­ment leur exis­tence était ryth­mée par l’alternance rap­pro­chée de périodes de calme et de moments de guerre. Je ne me sou­viens plus exac­te­ment du chiffre auquel était arri­vé Des­co­la en fai­sant ses généa­lo­gies (dans les années 70) mais c’était proche d’un homme sur deux, peut-être deux sur trois, qui mou­rait de mort violente.

Glo­ba­le­ment, les mis­sion­naires sont par­ve­nus à mettre fin à ces cycles de ven­det­ta. Et, là encore, si l’on fait atten­tion à ne pas les prendre comme modèle, mais comme des pour­voyeurs d’outils de déran­ge­ment intel­lec­tuels, on peut se deman­der si leur vie est réel­le­ment plus belle depuis que les mis­sion­naires les ont paci­fiés. L’alternance de guerres et de calme, étant don­née la cos­mo­lo­gie jiva­ro, n’offrait-elle pas une exis­tence plus exal­tante, plus riche, que le mono­tone quo­ti­dien vil­la­geois qui l’a rem­pla­cée ? Je ne veux pas dire que c’est le cas, mais qu’il faut apprendre à se poser ce genre de questions.

Une fois accom­pli cet effort de rela­ti­vi­sa­tion à pro­pos des juge­ments que l’on pour­rait por­ter sur eux, la suite logique est d’adopter la même atti­tude vis-à-vis de nous. On se deman­de­ra alors si s’enfoncer pério­di­que­ment une lance en bois de pal­mier chon­ta au tra­vers des pou­mons est réel­le­ment plus violent que de s’être habi­tué à enjam­ber chaque jour en sor­tant de chez soi des migrants et des sans-abris, et ce pour aller s’acheter des objets dont la fabri­ca­tion sac­cage le monde et décime ses habi­tants, humains et non-humains.

  1. Il y a quelques temps, j’avais tra­duit cette phrase, pro­non­cée par une cer­taine Ati Qui­gua, membre d’une eth­nie indi­gène de Colom­bie, les Arhua­cos : « Nous nous bat­tons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appe­lée “déve­lop­pe­ment” c’est pré­ci­sé­ment ce que nous essayons d’éviter. » Cepen­dant, tous les peuples indi­gènes ne réagissent pas de la même manière face aux ava­tars du mal nom­mé « pro­grès » (tu le sou­lignes dans une tri­bune publiée sur Repor­terre). Mais la plu­part des habi­tants des pays indus­tria­li­sés (ou en voie d’industrialisation), semblent per­sua­dés que la vie sans ces ava­tars est une atro­ci­té à peine sup­por­table. Qu’en penses-tu ? Et com­ment per­çois-tu l’obsession « pro­gres­siste » qui dirige la civi­li­sa­tion industrielle ?

Apprendre à ne rien prendre pour acquis sert pré­ci­sé­ment à ça : à ne pas appli­quer bête­ment notre notion idio­syn­cra­sique de « progrès ».

Si, en s’inspirant des peuples autoch­tones, on par­vient à se défaire de notre concept encom­brant de « nature », on ces­se­ra de mettre à dis­tance et d’objectifier tous les êtres qu’il englobe. Par consé­quent, les ques­tions « éco­lo­giques » ne seront plus sépa­rables  des ques­tions « sociales ». Les unes se fon­dront dans les autres, pour être repo­sées sous une forme nou­velle, plus direc­te­ment lié à la façon dont on sou­haite vivre dans un lieu don­né. On se défe­ra notam­ment de cette oppo­si­tion absurde entre l’écologie et le social qui se cache der­rière le pro­blème que tu sou­lèves : on entend en per­ma­nence ce genre de dilemme, dans lequel se retrouvent ren­voyés dos à dos la pro­tec­tion de la nature et le désir des gens d’avoir des routes, de l’électricité et des smart­phones. Le concept de « nature », dans le para­digme capi­ta­liste, sert à don­ner une valeur à un ensemble très dis­pa­rate de choses, qui se retrouvent par là-même mis en concur­rence avec d’autres choses aux­quelles on a de la même façon attri­bué une valeur. Si l’on sort de ce para­digme, et que les ques­tions sociales et éco­lo­giques dis­pa­raissent au pro­fit de ques­tions, disons, plus exis­ten­tielles, le fait que les routes, l’électricité et les smart­phones sont dési­rables n’est plus du tout une évidence.

  1. Aujourd’hui le dis­cours domi­nant la civi­li­sa­tion indus­trielle asso­cie le nec plus ultra de la sou­te­na­bi­li­té à une voi­ture élec­trique (qui requiert un extrac­ti­visme mon­dia­li­sé pour les bat­te­ries com­po­sées de lithium, gra­phite, cobalt ou nickel, soit un désastre éco­lo­gique, qui repose sur des infra­struc­tures indus­trielles fla­gramment anti-éco­lo­giques, etc.), on se fout de nous non ?

Oui, ce sont les astuces trou­vées par le pou­voir pour dis­si­mu­ler le fait que la mon­dia­li­sa­tion ne peut pas être béné­fique à tous. Fina­le­ment, les voi­tures élec­triques ne sont pas très dif­fé­rentes du cli­ma­tos­cep­ti­cisme qui fait un retour en force avec l’administration Trump. Ce sont des inven­tions des­ti­nées à entre­te­nir pour le plus grand nombre l’illusion d’une mon­dia­li­sa­tion géné­reuse et béné­fique à tous, tan­dis que l’élite conti­nue à « s’extraire du monde », à sépa­rer son des­tin de celui du reste de l’humanité (Où atter­rir ?, le der­nier livre de Bru­no Latour, est éclai­rant sur ce point).

  1. Com­ment se fait-il que la vie hors de la civi­li­sa­tion soit per­çue par ceux qui vivent en son sein comme hor­rible, invi­vable, insup­por­table, etc., tan­dis que ceux qui vivent dans ces cultures autres que la civi­li­sa­tion per­çoivent leur vie comme très cor­recte ? Que penses-tu du dis­cours domi­nant dans notre culture, selon lequel il est inima­gi­nable et com­plè­te­ment insen­sé de vou­loir en reve­nir à la bou­gie, à s’habiller en peaux de bêtes, etc. ? (Selon lequel, en gros, le seul mode de vie sup­por­table et sen­sé pour l’humanité est le nôtre et ceux qui ne vivent pas comme nous, avec des fri­gos, des télés, des routes, des voi­tures, des iPhones, des super­mar­chés et des comptes en banque, doivent vivre des vies bien abjectes, bien tristes, et ain­si de suite.)

On a sans doute spon­ta­né­ment ten­dance à consi­dé­rer comme invi­vables les modes de vie qui ne cor­res­pondent pas à nos stan­dards. C’est d’ailleurs aus­si le cas en Ama­zo­nie, où chaque tri­bu regarde avec épou­vante et conster­na­tion les cou­tumes de la tri­bu voi­sine. Le fait qu’aujourd’hui une exis­tence sans télé­phone por­table semble inen­vi­sa­geable, y com­pris pour des gens qui ont vécu la pre­mière moi­tié de leur vie dans un monde où ceux-ci n’existaient pas, est un exemple bateau mais tout de même révé­la­teur. Et d’ailleurs, quand pour une rai­son ou une autre, on est contraint de se pas­ser un temps de notre confort et de nos jouets tech­no­lo­giques, on est tout éton­né d’y sur­vivre, voire de trou­ver la chose plaisante.

Etant d’un natu­rel enclin à céder à toutes les dérives que peut induire inter­net, et parce que mon pas­sé de cher­cheur en sciences cog­ni­tives me rend très au fait de la façon dont la dis­po­ni­bi­li­té per­ma­nente de ce diver­tis­se­ment poten­tiel capte néces­sai­re­ment une part des res­sources atten­tion­nelles (même de façon com­plè­te­ment incons­ciente), j’ai un télé­phone qui ne va pas sur inter­net et je n’ai pas inter­net chez moi (je dois aller dans le jar­din du voi­sin uti­li­ser son wifi quand je veux envoyer un mail). Et je dois dire que quand dans le métro ou dans le train, je sors un livre (ce que je ne ferais sans doute jamais si j’avais un smart­phone), au milieu d’une foule de gens les yeux fixés sur leurs écrans, je les consi­dère avec le mélange de fatui­té et de conster­na­tion d’un Jiva­ro qui regarde un Huao­ra­ni man­ger de la viande de tapir, alors que c’est pour lui un tabou ali­men­taire strict.

Cela dit, le mode de vie « réen­sau­va­gé » est de plus en plus atti­rant, et il est plau­sible que dans un ave­nir proche, en admet­tant que les États les laissent faire, de plus en plus de gens fassent le choix de se pas­ser d’électricité et de tous les gad­gets tech­no­lo­giques, comme les habi­tants de Notre-Dame-des-Landes qui vivent à l’est de la D281. Ce mode de vie se consti­tue petit à petit comme « l’autre chose », « l’ailleurs », le contre-point radi­cal à notre monde unifié.

La dis­pa­ri­tion de toute forme « d’ailleurs », que nous sommes en train de vivre, est beau­coup plus pro­blé­ma­tique que ce que l’on croit. Il y eut d’abord l’exploration et la nomi­na­tion de tous les recoins de la pla­nète – dis­pa­ri­tion des ailleurs géo­gra­phiques. Ensuite, l’échec du com­mu­nisme d’Etat, lais­sant le capi­ta­lisme s’imposer comme seule hypo­thèse, effa­çant jusqu’à la pos­si­bi­li­té d’imaginer une autre voie – dis­pa­ri­tion de l’ailleurs poli­tique. Et aujourd’hui, le par­achè­ve­ment de l’uniformisation des modes de pen­sée, qui atteint les der­nières par­celles d’Amazonie et autres contrées que l’imaginaire col­lec­tif par­ve­nait encore tant bien que mal à se repré­sen­ter comme des ersatz « d’ailleurs ».

C’est une affir­ma­tion empi­rique gra­tuite qui doit être véri­fiée, mais je crois que tous les peuples du monde se sont repré­sen­té un ailleurs, à leur façon, selon leur cos­mo­lo­gie. Et je pense que c’est un besoin fon­da­men­tal de l’esprit humain – savoir qu’il y a une pos­si­bi­li­té de s’extraire. Encore une fois, on sous-estime très lar­ge­ment les maux cau­sés par cette dis­pa­ri­tion de toute forme d’ailleurs, d’existence autre. Le plus spec­ta­cu­laire d’entre eux, mais qui est bien loin d’être le seul, est l’apparition de l’Etat Isla­mique. Et c’est vrai­ment la honte pour notre civi­li­sa­tion que, pour une part si impor­tante de la popu­la­tion, ce soit ça le vrai « ailleurs », « l’autre chose » radi­cal le plus attrayant (voir à ce sujet les tra­vaux de l’anthropologue Scott Atran, qui défi­nit l’Etat Isla­mique comme le mou­ve­ment de contre-culture le plus attrac­tif des quatre-vingt der­nières années). Lut­ter pour que ce consti­tue un autre vrai « ailleurs » est en somme un devoir moral.

  1. Que penses-tu de la pers­pec­tive des vegans qui consi­dèrent qu’il est incon­ce­vable de man­ger un ani­mal non-humain parce qu’ils sont sen­tients, mais qu’il est conce­vable de man­ger des végé­taux parce qu’ils ne le seraient pas, et plus géné­ra­le­ment qu’est-ce que cela implique en termes de vision de la place de l’être humain dans la toile du vivant ?

Per­son­nel­le­ment je suis végé­ta­rien et non vegan, mais c’est seule­ment par manque de volon­té. Un sys­tème moral athée, qui refuse tout axiome arbi­traire, ne peut je crois se fon­der que sur le res­sen­ti, sur les notions (très dif­fi­ciles à mani­pu­ler sur des ques­tions concrètes, mais incon­tour­nables) de bien être, de souf­france, de bon­heur, etc. C’est la façon dont on res­sent les choses qui colore l’existence, qui per­met de pas­ser d’un rai­son­ne­ment sur les faits à un rai­son­ne­ment sur les valeurs, bref, de fon­der un sys­tème moral sans ver­ser dans l’arbitraire. En repre­nant les choses ain­si à la base, il devient clair que limi­ter la com­mu­nau­té morale aux humains est aus­si arbi­traire que de la limi­ter aux humains blancs, comme on l’a fait à une époque. Il appa­raît aus­si que le pro­blème n’est pas la mort en elle-même, mais la souf­france. C’est d’ailleurs pour ça que quand je suis chez les Jiva­ros je mange du gibier en toute bonne conscience (les ques­tions éco­lo­giques entou­rant la consom­ma­tion de viande ne se posant pas non plus). Et c’est aus­si pour ça qu’une forme d’élevage qui ne génè­re­rait pas de souf­france serait tout à fait accep­table mora­le­ment, même si les bêtes sont tuées (mais très dif­fi­cile à mettre en place en France aujourd’hui, notam­ment en rai­son de l’obligation de tuer les bêtes à l’abattoir. Voir à ce sujet la BD « la voie des che­vriers » de Samuel Figuière). Quant aux ques­tions éco­lo­giques, des éle­veurs essaient aujourd’hui de mon­trer, avec une cer­taine per­ti­nence je crois, que pour de nom­breux milieux, le moyen de pro­tec­tion de la bio­di­ver­si­té de loin le plus effi­cace est une forme d’élevage pen­sé dans ce but.

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  1. Voi­là un entre­tien qui remet les choses sous une nou­velle pers­pec­tive. Mer­ci pour cet entre­tien Nico­las. Il s’est avé­ré par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant de lire qu’A­les­san­dro Pignoc­chi élar­gis­sait la consi­dé­ra­tion. Les mili­tants poli­tiques devraient s’en ins­pi­rer afin de ne pas être enfer­més dans leurs idéo­lo­gies. Il n’y a ni solu­tion simple ni pana­cée abso­lue pour résoudre les pro­blèmes rela­tifs à la bio­sphère. La bio­di­ver­si­té humaine (à laquelle l’homme blanc appar­tient), la ques­tion de la mort qui jalonne nos vies sont des domaines à regar­der sans lunettes mora­li­santes, il en va de notre maturité.

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