Article de Derrick Jensen, en date du 4 mars 2015, initialement publié en anglais sur le site de The Ecologist. Derrick Jensen (né le 19 décembre 1960) est un écrivain et activiste écologique américain, partisan du sabotage environnemental, vivant en Californie.
Que faire des déchets industriels de cette culture, des gaz à effet de serre aux pesticides, en passant par les microplastiques dans les océans ? Ces questions sont parmi les plus importantes auxquelles nous faisons face.
Les capitalistes peuvent-ils nettoyer le saccage qu’ils créent ? Ou le système industriel dans son ensemble a‑t-il dépassé toute possibilité de réforme ? Les réponses s’éclaircissent après une petite contextualisation.
Commençons par deux devinettes pas très drôles :
Q : Qu’obtient-on en mélangeant une vieille habitude de drogue, un tempérament vif, et un flingue ? R : Deux sentences à vie pour meurtre, date de libération au plus tôt 2026.
Q : Qu’obtient-on en mélangeant deux États-nations, une immense corporation, 40 tonnes de poison, et au moins 8000 êtres humains morts ? R : Une retraite, avec plein salaire et bénéfices (Warren Anderson, PDG de Union Carbide, responsable d’un massacre de masse à Bhopal).
L’objectif, derrière ces devinettes, n’est pas seulement d’exposer qu’en ce qui concerne les meurtres, mais aussi bien d’autres atrocités, les riches ne sont pas traités de la même manière que les pauvres. La « production économique » est une carte sortie-de-prison pour n’importe quelle atrocité commise par les « producteurs », qu’il s’agisse de génocide, de gynocide, d’écocide, d’esclavage, de meurtre de masse, d’empoisonnement massif, etc.
Warren Anderson…
Nous en soucions-nous ? Nous savons déjà qu’eux non…
L’objectif, c’est de souligner le fait que cette culture n’est pas particulièrement intéressée par la réparation de ses saccages. Manifestement, sinon elle arrêterait. Elle ne permettrait pas à ceux qui les provoquent de s’en sortir en toute impunité, et ne les récompenserait certainement pas financièrement et socialement.
Saviez-vous que cette culture a par exemple créé 14 quadrillions de doses létales (oui, quadrillions) de Plutonium 239, dont la demi-vie est de plus de 20 000 ans, ce qui signifie que dans à peine 100 000 ans ce nombre aura diminué et ne sera plus que de 3,5 quadrillions de doses létales ?! Youpi !
Et les récompenser socialement, elle le fait. Je pourrais vous fournir de nombreux exemples en plus de celui de Warren Anderson, qui jouait encore au golf longtemps après qu’il eût dû être pendu (il fut condamné à mort in absentia, mais les USA refusèrent de l’extrader).
Tony Hayward, par exemple, a supervisé le saccage du Golfe du Mexique par BP. Il a été « puni » par une indemnité de départ de bien plus de 30 millions de dollars. Nous pourrions encore formuler deux devinettes qui, au final, sont les mêmes :
Q : Comment appelez-vous quelqu’un qui met du poison dans le métro de Tokyo ?
R : Un terroriste.
Q : Comment appelez-vous quelqu’un qui met du poison (cyanure) dans les nappes phréatiques ?
R : Un capitaliste, PDG d’une corporation d’extraction aurifère.
Nous pourrions parler des fracturateurs, qui font du profit tout en empoisonnant les nappes phréatiques. Nous pourrions parler de quiconque associé de près ou de loin à Monsanto. Vous pourriez ajouter vos exemples à vous. Je pourrais dire « qu’il faut bien choisir son poison », mais ce n’est pas le cas. Ils sont choisis pour vous par ceux qui empoisonnent.
Une des photos de la tragédie de Bhopal… survenue dans la nuit du 3 décembre 1984. Elle est la conséquence de l’explosion d’une usine d’une filiale de la firme américaine Union Carbide produisant des pesticides et qui a dégagé 40 tonnes d’isocyanate de méthyle dans l’atmosphère de la ville.
La capacité de la civilisation à dominer notre sens commun originel
Je n’arrête pas de penser à une des déclarations les plus sages (et les plus ignorées) que j’aie jamais lues. Après Bhopal, un des docteurs qui aidaient les survivants, a déclaré que les corporations (et par extension, toutes les organisations et individus) « ne devraient pas avoir le droit de créer un poison pour lequel il n’y a pas d’antidote ».
Remarquez, au passage, que loin d’avoir des antidotes, la toxicité pour l’être humain de 9 produits chimiques sur 10 utilisés dans les pesticides, aux USA, n’a pas été évaluée.
N’est-ce pas quelque chose que nous sommes tous censés avoir compris à l’âge de 3 ans ? N’est-ce pas une des premières leçons que nos parents nous enseignent ? Ne dérange rien si tu ne peux pas ranger !
Et pourtant, il s’agit de la motivation fondamentale de cette culture. Bien sûr, nous pouvons utiliser des expressions raffinées pour décrire le processus de création de saccages que nous n’avons pas l’intention de nettoyer et, dans bien des cas, pas la capacité.
Ce qui donne des expressions comme « le développement des ressources naturelles », ou le « développement durable », ou le « progrès technique » (comme l’invention et la production de plastiques, la noyade du monde sous les perturbateurs endocriniens, etc.), ou « l’extraction », ou « l’agriculture », ou la « révolution verte », ou « la croissance », ou « la création d’emplois », ou « la construction d’empires », ou « le commerce mondialisé ».
La réalité physique, cependant, est toujours plus importante que toutes ces appellations ou leurs rationalisations. Et la vérité, c’est que cette culture se fonde, depuis son avènement et jusqu’à présent, sur la privatisation des bénéfices et l’externalisation des coûts. En d’autres termes, sur l’exploitation de l’autre et sur une myriade de destructions.
Bon sang, ils les appellent des « sociétés à responsabilité limitée » parce qu’un des premiers objectifs est de limiter la responsabilité légale et financière de ceux qui tirent profit de leurs actions vis-à-vis des dommages qu’ils causent.
Intérioriser la folie
Ce n’est pas une façon de gérer une enfance, encore moins une culture. C’est en train de détruire la planète. Cela s’explique en partie par le fait que la plupart d’entre nous sommes fous, cette culture nous y ayant poussé. Nous ne devrions jamais oublier ce que R.D. Laing a écrit sur la folie :
« Afin de rationaliser notre complexe militaro-industriel [et, je dirais, ce mode de vie dans sa totalité, y compris les créations de saccages dont nous n’avons ni l’intérêt ni la capacité de nettoyer], nous devons détruire notre capacité à voir clairement ce qui est juste devant — et à imaginer ce qui est au-delà de — nos yeux. Longtemps avant qu’une guerre thermonucléaire ne se produise, nous avons dû ravager notre propre santé mentale.
Nous commençons par les enfants. Il est impératif de les avoir à temps. Sans le lavage de cerveau le plus rapide et minutieux leurs sales esprits verraient à travers nos sales artifices. Les enfants ne sont pas encore dupes, mais nous les changerons en imbéciles comme nous, des imbéciles au QI élevé, si possible. »
Nous avons tous constaté ça de trop nombreuses fois. Demandez à n’importe quel enfant de sept ans, raisonnablement intelligent, comment arrêter le réchauffement climatique causé en grande partie par la combustion de pétrole et de gaz, la destruction des forêts, des prairies et des zones humides, et il vous répondra probablement : « arrêtez de brûler du pétrole et du gaz, et arrêtez de détruire les forêts, les prairies et les zones humides ! » Mais demandez à n’importe quelle personne de 35 ans, raisonnablement intelligente, travaillant pour une grande entreprise de « développement durable », et vous obtiendrez probablement une réponse plus à même d’aider l’industrie qui paie son salaire.
Le processus de lavage de cerveau nous changeant en imbéciles consiste en partie à nous pousser à nous identifier plus intimement au destin de cette culture (ainsi qu’à nous en soucier davantage), qu’à celui du monde physique réel. On nous enseigne que l’économie est le « monde réel », et que le monde réel n’est qu’un endroit à piller et où déverser nos externalités.
A propos des « externalités » :
La nature doit-elle s’adapter à nous ? Ou nous à la nature ?
La plupart d’entre nous intériorisons cette leçon si parfaitement qu’elle en devient entièrement transparente. La plupart des écologistes intériorisent cela. Qu’ont en commun la plupart des solutions grand public contre le réchauffement climatique ? Elles considèrent toutes l’industrialisme comme une donnée, et le monde naturel comme une variable censée s’y adapter.
Elles considèrent toutes l’Empire technologique comme une donnée. Elles considèrent toutes la surexploitation comme une donnée. Tout ceci est littéralement fou, en termes d’adéquation avec la réalité physique. Le monde réel doit toujours être plus important que notre système social, en partie parce que sans monde réel vous ne pouvez pas avoir de système social, quel qu’il soit. Il est embarrassant de devoir rappeler quelque chose d’aussi élémentaire.
Upton Sinclair est connu pour avoir dit qu’il est difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un, quand son salaire dépend du fait qu’il ne la comprenne pas.
J’ajouterais qu’il est difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un lorsque les bénéfices qu’il engrange, à travers son mode de vie extractiviste et destructeur, dépendent de ce qu’il ne la comprenne pas. Ainsi devenons-nous soudainement complètement stupides quant aux déchets produits par cette culture.
Quand les gens demandent comment nous pouvons cesser de polluer les océans avec du plastique, ils ne demandent pas vraiment : « Comment cesser de polluer les océans avec du plastique ? ». Ils demandent : « Comment cesser de polluer les océans avec du plastique, tout en gardant ce mode de vie ? »
Et quand les gens demandent comment mettre un terme au réchauffement climatique, ils demandent en réalité : « comment mettre un terme au réchauffement climatique tout en conservant le confort de la production énergétique actuel ? ». Quand ils demandent comment faire pour avoir des nappes phréatiques propres, ils demandent en réalité : « comment faire pour avoir des nappes phréatiques propres en continuant à utiliser et à épandre sur tout l’environnement des milliers de produits chimiques toxiques très utiles qui finissent dans les nappes phréatiques ? »
La réponse à tout cela : c’est impossible.
Nous devons d’abord recouvrer notre santé mentale. Ensuite, nous devons agir.
Pendant l’écriture de cet essai, une image m’est apparue. Une demi-douzaine de techniciens médicaux urgentistes en train de poser des bandages sur une personne qui s’était faite agresser par un psychopathe avec un couteau.
Le personnel médical tente désespérément d’arrêter l’hémorragie. Tout cela est très tendu et plein de suspense : arriveront-ils à faire cesser l’hémorragie avant que la personne ne meure ?
Mais voilà le problème : tandis que le personnel médical pose des bandages aussi vite que possible, le psychopathe continue à poignarder la victime. Pire, le psychopathe cause plus de blessures que le personnel ne peut en soigner. Le psychopathe est d’ailleurs très bien payé pour poignarder la victime, tandis que la plupart du personnel applique ces bandages sur son temps libre.
La santé de l’économie dépend de la quantité de sang que perd la victime —tout comme dans cette société, où la production économique se mesure à la conversion de terres vivantes en matières premières, de forêts en planches de bois, de montagnes en charbon.
Comment faire cesser l’hémorragie de la victime ? N’importe quel enfant le comprendrait. Et n’importe quelle personne saine, se souciant davantage de la santé de la victime que de la santé de cette « économie » fondée sur le démembrement de la victime le comprendrait. La première chose à faire, c’est de stopper les coups de poignard. Aucune quantité de bandage ne fera l’affaire face à une agression infinie, ou pire, face à une agression qui s’intensifie.
Que faire, en ce qui concerne la production de déchets industriels par cette culture ? Avant tout, stopper leur production. En réalité, la première étape consiste à retrouver notre santé mentale, c’est-à-dire à cesser de respecter les psychopathes, et à respecter la victime, dans notre cas, la planète, notre unique maison.
Une fois que l’on aura fait ça, le reste, c’est du détail. Comment les arrêtons-nous ? Nous les stoppons.
Comments to:Affronter l’industrialisme : si tu ne peux pas nettoyer, ne le fais pas ! (par Derrick Jensen)
Thierry Cham
7 mars 2015
ça fait longtemps que j’attend le moment ou nous pourrons diffuser clairement ce simple message : stoppons le massacre, à vous l’honneur Messieurs les grands capitalistes, montrez que vous êtes beaux joueurs, parce que moi, avec mes économies de bouts de chandelles…« d’ici que l’herbe ait poussée l’âne aura crevé » ! (proverbe Gitan).
C’est un non sens du système capitalisme.….….…en plus il son récompenser de polluer la planète. Les gens ne sont pas assez informer. Merci pour cette article.
[…] comme disait Alfred Sauvy au début des années 1950 : c’est ainsi que l’écologiquement insoutenable industrialisme est dopé par les désirs d’occidentalisation de […]
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C’est un non sens du système capitalisme.….….…en plus il son récompenser de polluer la planète. Les gens ne sont pas assez informer. Merci pour cette article.
[…] Traduction : Nicolas CASAUX […]
[…] comme disait Alfred Sauvy au début des années 1950 : c’est ainsi que l’écologiquement insoutenable industrialisme est dopé par les désirs d’occidentalisation de […]
[…] Dans la même veine, l’excellent article de Derrick Jensen sur l’indus&sh… […]