Le cauchemar des zoos (par Derrick Jensen)

Der­rick Jen­sen (né le 19 décembre 1960) est un écri­vain et acti­viste éco­lo­gique amé­ri­cain, par­ti­san du sabo­tage envi­ron­ne­men­tal, vivant en Cali­for­nie. Il a publié plu­sieurs livres très cri­tiques à l’é­gard de la socié­té contem­po­raine et de ses valeurs cultu­relles, par­mi les­quels The Culture of Make Believe (2002) End­game Vol1&2 (2006) et A Lan­guage Older Than Words (2000). Il est un des membres fon­da­teurs de Deep Green Resis­tance. Ce texte est une com­pi­la­tion d’ex­traits tirés de son livre « Thought to exist in the Wild » (« Cen­sés exis­ter en liber­té »).


Karen Twee­dy-Holmes m’a abor­dé avec ses pho­tos épou­van­ta­ble­ment tristes d’a­ni­maux pri­son­niers des zoos. Je vou­lais écrire quelque chose fai­sant hon­neur à son tra­vail, hon­neur à la souf­france de ces ani­maux, et ten­ter de mettre un terme à ces souf­frances en aidant à bri­ser le mythe selon lequel les zoos aident les ani­maux. Je vou­lais aider à mettre fin aux zoos. Une des choses dont je suis par­ti­cu­liè­re­ment fier, dans ce livre, est le lien que j’é­ta­blis entre les zoos et la por­no­gra­phie. Dans les deux cas, cela néces­site qu’il y ait un sujet, le regard bra­qué sur un objet dont il a le contrôle, un objet essen­tiel­le­ment rete­nu cap­tif et exploi­té, à des fins pure­ment édu­ca­tives et diver­tis­santes vis-à-vis du sujet. La leçon la plus impor­tante ensei­gnée par les zoos et la por­no­gra­phie, est que moi, le spec­ta­teur, j’ai du pou­voir sur toi, qui es dans la cage.

L’ourse fait sept pas, ses griffes crissent sur le ciment. Elle baisse la tête, se retourne et fait trois pas vers l’avant de la cage. Elle baisse à nou­veau la tête, se retourne et de nou­veau fait sept pas. Lorsqu’elle revient à son point de départ, elle recom­mence. Puis recom­mence une nou­velle fois, tou­jours et encore.

C’est tout ce qu’il reste de sa vie.

A l’ex­té­rieur de la cage, les gens déam­bulent dans une allée. Les pous­settes n’ont pas le temps de s’arrêter com­plè­te­ment avant que leurs conduc­teurs réa­lisent qu’il n’y a rien à voir. Ils pour­suivent leur che­min. L’ourse fait tou­jours les cent pas, baisse la tête, se retourne. Un couple d’adolescents approche, qui se tiennent par la main, écou­teurs dans les oreilles. Un coup d’œil à l’intérieur est suf­fi­sant, ils sont déjà en route pour la cage sui­vante. Trois pas, baisse la tête, change de direction.

Mes doigts s’étaient fer­me­ment agrip­pés à la rampe métal­lique de l’enceinte exté­rieure. Je m’aperçois qu’ils sont dou­lou­reux. J’ai la gorge ser­rée. L’ourse fait tou­jours les cents pas. Je regarde l’ar­gen­té de son dos, la conca­vi­té de son nez. Sept pas, baisse la tête, demi-tour. Je me demande depuis com­bien de temps elle est là. Un père et son fils approchent, ne res­tent pas long­temps à mes côtés. Trois pas, baisse la tête, demi-tour. Je lâche la rampe, fais demi-tour et alors que je m’é­loigne, j’en­tends, qui s’es­tompe len­te­ment, le cli­que­tis ryth­mé des griffes sur le ciment.

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Un zoo est un cau­che­mar qui prend la forme de ciment et d’a­cier, de fer et de verre, de douves et de clô­tures élec­triques. Pour ses vic­times, c’est un cau­che­mar sans fin dont la seule issue est la mort.

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Le direc­teur de zoo David Han­cocks a écrit une phrase que beau­coup d’autres reprennent en cœur : « les zoos ont évo­lué de façon indé­pen­dante dans toutes les cultures du monde ». Nom­breux sont ceux qui répètent cette affir­ma­tion, pour­tant inexacte. Cela revient à dire que le droit divin des rois, la science car­té­sienne, la por­no­gra­phie, l’é­cri­ture, la poudre à canon, la tron­çon­neuse, le trac­to­pelle, le bitume et la bombe nucléaire ont évo­lué de façon indé­pen­dante dans toutes les cultures du monde. Cer­taines cultures ont déve­lop­pé cer­taines de ces choses, et d’autres, non. Cer­taines cultures ont conçu des zoos, et d’autres non. Les cultures humaines exis­taient des mil­liers d’an­nées avant l’ap­pa­ri­tion du pre­mier zoo, il y a 4300 ans de cela, dans la ville sumé­rienne d’Ur, ce qui signi­fie que ces cultures n’ont pas conçu les zoos. Et, depuis ce pre­mier zoo, des mil­liers de cultures ont exis­té — cer­taines jus­qu’à aujourd’­hui (jus­qu’à ce que la culture domi­nante finisse par toutes les éra­di­quer) — sans qu’on y constate la pré­sence de zoos, ou leur équivalent.

En revanche, les zoos se sont déve­lop­pés du Sumer antique à l’Égypte, à la Chine, à l’Em­pire mogol, à la Grèce et à Rome, en sui­vant l’é­vo­lu­tion de la civi­li­sa­tion occi­den­tale jus­qu’à nos jours. Mais ces cultures par­tagent quelque chose que ne par­tagent pas les cultures indi­gènes comme les San, les Tolo­wa, les Shaw­nee, les Abo­ri­gènes, les Karen et toutes celles qui n’a­vaient pas ou n’ont pas de zoo : elles sont civi­li­sées. La sub­sti­tu­tion d’un seul mot rec­ti­fie la phrase d’Han­cocks : « les zoos se sont déve­lop­pés de façon indé­pen­dante dans toutes les civi­li­sa­tions du monde ».

Ain­si que l’écrit Michael H. Robin­son, direc­teur du Parc zoo­lo­gique natio­nal de Washing­ton, « La période de la civi­li­sa­tion cor­res­pond à envi­ron 1% de notre his­toire d’hominidés. Avec la civi­li­sa­tion vint l’urbanisation. Peu après que l’on ait déve­lop­pé des villes à grande échelle, les zoos et les jar­dins bota­niques émer­gèrent dans des pays aus­si éloi­gnés que l’Egypte et la Chine ».

Les civi­li­sa­tions sont des modes de vie carac­té­ri­sés par la crois­sance de villes. Les villes détruisent l’habitat natu­rel et créent des envi­ron­ne­ments hos­tiles à la sur­vie de nom­breuses créa­tures sau­vages. Par défi­ni­tion, les villes séparent leurs habi­tants humains des non-humains, les pri­vant du contact et du voi­si­nage jour­na­lier de créa­tures sau­vages qui, jusqu’à l’aube des civi­li­sa­tions — et donc, durant 99% de notre exis­tence — étaient au cœur des vies de tous les humains, et qui demeurent au cœur des vies des non-civilisés.

Si l’on peut dire que nous sommes les rela­tions que nous par­ta­geons, ou au moins que ces rela­tions nous façonnent, ou au strict mini­mum qu’elles influencent qui nous sommes, com­ment nous agis­sons, et com­ment nous per­ce­vons, alors l’absence de ce lien fon­da­men­tal et jour­na­lier avec des non-humains sau­vages va modi­fier qui nous sommes, com­ment nous per­ce­vons les créa­tures sau­vages, com­ment nous per­ce­vons notre rôle au sein du monde qui nous entoure, com­ment nous nous trai­tons nous-mêmes, com­ment nous trai­tons les autres humains, et com­ment nous trai­tons ceux qui sont encore sauvages.

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Beau­coup de zoos de l’an­ti­qui­té concen­traient une quan­ti­té phé­no­mé­nale d’a­ni­maux. Les zoos égyp­tiens déte­naient des mil­liers de singes, des chats sau­vages, des anti­lopes, des hyènes, des gazelles, des bou­que­tins et des oryx. Quelques his­to­riens des zoos sug­gèrent qu’en rai­son de leur carac­tère sacré, ces créa­tures étaient bien trai­tées. Pour­tant, ain­si que l’in­dique Han­cocks, « la déi­fi­ca­tion d’une espèce la gra­ti­fiait cepen­dant d’un pri­vi­lège dis­cu­table. Uti­li­sés lors de sacri­fices rituels, les ibis, fau­cons et cro­co­diles sacrés étaient momi­fiés par cen­taines de mil­liers lors de céré­mo­nies sacrées. Les mas­sacres sacri­fi­ciels étaient tel­le­ment énormes qu’ils ont abou­ti à l’ex­ter­mi­na­tion de ces espèces dans de nom­breuses régions d’Égypte ». Les chi­nois construi­sirent éga­le­ment d’im­menses zoos, tout comme les princes en Inde : Le Moghol Akbar pos­sé­dait cinq mille élé­phants, mille cha­meaux et mille gué­pards dans sa col­lec­tion. Les ani­maux des zoos ont été éle­vés comme des ani­maux de com­pa­gnie, des bizar­re­ries, des objets d’é­tude, comme des dis­trac­tions, mais sur­tout — et ceci est aus­si vrai de nos jours qu’à l’é­poque — comme des sym­boles de pres­tige et de pouvoir.

Un des plus grands plai­sirs que me pro­cure la vie sur cette Terre est la ren­contre de mes voi­sins — les plantes, les ani­maux et les autres qui vivent ici — alors qu’ils se pré­sentent à moi à leur rythme et selon leurs condi­tions. Les ours, par exemple, n’é­taient pas timides, ils me lais­sèrent immé­dia­te­ment voir leurs excré­ments, puis leurs corps peu de temps après, se tenant sur leurs pattes arrière afin de poser leurs pattes boueuses sur les fenêtres, pour regar­der à l’in­té­rieur, ou n’of­frant à ma vue, et de manière fur­tive, que des pos­té­rieurs poi­lus qui dis­pa­rais­saient rapi­de­ment à chaque fois que j’ap­pro­chais sur un che­min fores­tier, ou encore mar­chant len­te­ment comme des fan­tômes noirs dans le gris pro­fond du point du jour. Bien qu’­ha­bi­tué à leur har­diesse, c’est tou­jours un cadeau lors­qu’ils se dévoilent encore plus, comme un l’a fait récem­ment lors­qu’il a nagé juste devant moi dans l’é­tang. Merles amé­ri­cains, pics flam­boyants, coli­bris et mou­che­rolles se pré­sentent éga­le­ment. Ou plu­tôt, comme l’ours, ils pré­sentent les par­ties d’eux-mêmes qu’ils veulent expo­ser. Je vois sou­vent des merles, et j’ai vu des frag­ments de coquilles bleues deux fois, long­temps après que les oisillons soient par­tis, mais je n’ai jamais vu leurs nids. Pareil pour les autres.

Ces ren­contres — ces pré­sen­ta­tions — et tant d’autres, se font tou­jours selon les condi­tions choi­sies par ceux qui sont sur ces terres depuis bien avant moi : ils choi­sissent le moment, l’en­droit et la durée de nos ren­contres. Comme mes voi­sins humains, et comme mes amis humains, ils me montrent ce qu’ils veulent d’eux-mêmes, quand ils veulent le faire, comme ils veulent le faire, et je les en remer­cie. Leur deman­der de m’en mon­trer plus — et ceci est aus­si vrai pour les non-humains que pour les humains — serait exces­si­ve­ment impo­li. Ce serait arro­gant. Ce serait abu­sif. Cela détrui­rait la confiance des autres. Cela détrui­rait toute la rela­tion poten­tielle qu’il y aurait pu avoir entre nous. Cela nui­rait fran­che­ment au bon voisinage.

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Je suis au zoo. Je suis hor­ri­fié. A tra­vers tout le zoo, j’a­per­çois des consoles aux som­mets de petits sup­ports. Des consoles aux desi­gns de des­sins ani­més, clai­re­ment des­ti­nées aux enfants. Cha­cune est dotée d’un haut-par­leur muni d’un bou­ton. Lorsque j’ap­puie sur le bou­ton, une voix entonne un petit chant : « tous les ani­maux du zoo t’at­tendent impa­tiem­ment ! » La chan­son­nette se ter­mine en rap­pe­lant aux enfants de s’as­su­rer de « bien s’amuser ! »

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J’ap­puie sur le bou­ton. J’en­tends la chan­son. Je regarde les murs en béton, les espaces vitrés, les douves, les clô­tures élec­triques. Je vois les expres­sions sur les visages des ani­maux, si dif­fé­rentes des expres­sions des nom­breux ani­maux sau­vages que j’ai ren­con­trés. Je remarque éga­le­ment les simi­li­tudes entre le regard des pri­son­niers humains et les yeux de ceux empri­son­nés dans les zoos. Si vous vous don­niez la peine de regar­der, vous ver­riez les dif­fé­rences, et vous ver­riez les similitudes.

Le concept cen­tral du zoo, et fina­le­ment, le concept cen­tral de toute cette culture, est que tous « ces autres » ont été pla­cés ici pour nous, qu’ils n’ont aucune exis­tence indé­pen­dante de nous ; que les pois­sons des océans attendent que nous les attra­pions ; que les arbres des forêts attendent que nous les abat­tions ; que les ani­maux des zoos attendent là pour nous diver­tir. Peut-être est-ce flat­teur, d’un point de vue infan­tile, de croire que tout est là pour vous ser­vir, mais dans le vrai monde, où de vraies créa­tures existent et souffrent, c’est assez pathé­tique de faire comme si per­sonne ne comp­tait, sauf vous.

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Mal­heu­reu­se­ment, nous vivons dans une culture qui souffre de nar­cis­sisme, ou pour être plus pré­cis, nous vivons dans un monde qui souffre à cause du nar­cis­sisme de cette culture. Dans le livre « la culture du zoo : le livre qui regarde les per­sonnes qui regardent des ani­maux », Bob Mul­lan et Gar­ry Mar­vin demandent : « après tout, pour­quoi pré­ser­ver la vie sau­vage ? On pour­rait répondre que le monde serait appau­vri si les ani­maux mena­cés d’ex­tinc­tion étaient auto­ri­sés [sic] à dis­pa­raître. Mais qui, pré­ci­sé­ment, serait appau­vri ? » Ils répondent ensuite eux-mêmes à leur ques­tion, d’une manière qui rend ce nar­cis­sisme par­ti­cu­liè­re­ment évident : « notre réponse est que le monde des humains serait appau­vri, car les ani­maux sont pré­ser­vés uni­que­ment pour le béné­fice de l’homme, parce que les êtres humains ont déci­dé qu’ils vou­laient qu’ils vivent pour le bon­heur de l’homme. L’i­dée selon laquelle ils seraient pro­té­gés pour eux-mêmes est une idée étrange, car cela impli­que­rait que les ani­maux puissent dési­rer connaître une cer­taine condi­tion d’exis­tence. Cela n’a de toute façon aucun sens pour l’homme d’i­ma­gi­ner que les ani­maux puissent avoir une quel­conque envie que leur espèce ne per­dure ». Il est évident qu’au­cun de ces écri­vains n’a jamais connu de vrais ani­maux sau­vages, et qu’ils n’ont cer­tai­ne­ment jamais pris la peine de deman­der à ces ani­maux — ni lit­té­ra­le­ment, ni méta­pho­ri­que­ment par­lant — s’ils vou­laient sur­vivre. Évi­dem­ment, un dés­in­té­rêt total pour l’autre est une des carac­té­ris­tiques qui défi­nit le narcissisme.

S’op­posent à leurs mots ceux de Bill Frank Jr., Pré­sident de la Com­mis­sion de Pêche Indienne du Nord-Ouest, qui déclare : « si le sau­mon pou­vait par­ler, il nous deman­de­rait de l’ai­der à sur­vivre. C’est un pro­blème que nous devons abor­der ensemble ». J’a­jou­te­rais que les sau­mons nous parlent déjà, si seule­ment nous les écoutions.

Mul­lan et Mar­vin ajoutent, « les ani­maux autres que l’homme [sic] ne peuvent pas avoir de sens de l’identité de leur espèce ; ils ne peuvent pas réflé­chir sur la nature de leur iden­ti­té col­lec­tive ; ils ne peuvent pas non plus res­sen­tir qu’il serait bon pour eux de conti­nuer à exis­ter ». Les asser­tions des auteurs sont insup­por­tables, arro­gantes, et abso­lu­ment néces­saires pour jus­ti­fier la conti­nua­tion de l’extermination des non-humains. A nou­veau, ils conti­nuent, « le désir pour une espèce de conti­nuer n’est qu’une pro­jec­tion de la part des êtres humains ». Une fois de plus, infon­dé, insup­por­table, et néces­saire. Et encore : « la pré­ser­va­tion du monde natu­rel n’est qu’une pré­ser­va­tion pour notre propre béné­fice ».

Mul­lan et Mar­vin s’op­posent éga­le­ment à ce que l’on donne de plus grandes cages aux ani­maux des zoos, sou­te­nant que, parce qu’ils res­tent géné­ra­le­ment dans un coin de la cage, ils n’ont alors pas besoin d’un plus grand ter­ri­toire. Ils citent une réplique d’un autre défen­seur des zoos selon lequel les gué­pards se contentent de res­ter dans un coin de leur cage parce que « contrai­re­ment au jog­geur, ils ne voient pas l’intérêt de dépen­ser autant d’énergie ». Ils ajoutent, « en d’autres termes, l’i­dée qu’ils ont besoin d’es­pace émane du public, et non de la volon­té des ani­maux ». D’a­près Dick van Dam, du Zoo Bli­j­dorp de Rot­ter­dam, « les ani­maux n’ont pas besoin de tant d’es­pace, mais le public, bien sûr, veut les voir gam­ba­der dans de grandes plaines ». Le Pro­fes­seur H. Hedig­ger du zoo de Munich, va plus loin : « la cage était autre­fois une chose dans laquelle un ani­mal sau­vage était enfer­mé contre son gré, prin­ci­pa­le­ment pour l’empêcher de s’é­chap­per. Les ani­maux sau­vages vivaient dans des cages, comme des for­çats en pri­son. Ceci mena à l’i­dée, lar­ge­ment dis­pa­rue aujourd’­hui, mais qui couve encore chez cer­taines per­sonnes qui ont très peu de connais­sances sur les ani­maux, que les ani­maux dans les zoos étaient effec­ti­ve­ment des  déte­nus, inno­cents même, se lan­guis­sant dans le cha­grin, la tris­tesse et l’a­mer­tume de la perte de leur ‘liber­té dorée’ et mou­rant fré­quem­ment d’un mal du pays ». Hed­di­ger nous dit que si nous pen­sons que les ani­maux res­sentent — et sou­ve­nez-vous, les humains sont aus­si des ani­maux — alors, nous devons avoir « très peu de connais­sances sur les ani­maux ». Il conti­nue : « de nos jours, l’i­dée que les ani­maux res­semblent de quelque façon à d’in­no­cents for­çats est aus­si fan­tasque que de croire que les voix qui sortent des postes de radio émanent de petits bon­hommes empri­son­nés dans la boîte ». Ain­si, si nous pen­sons que les ani­maux res­sentent — et, sou­ve­nez-vous, les hommes sont aus­si des ani­maux — alors, et selon le Dr. Hed­dig­ger, nous devons être fous. Il ajoute enfin : « les ani­maux sau­vages dans les zoos res­semblent plu­tôt à des pro­prié­taires fon­ciers. Loin de vou­loir s’en­fuir et de recou­vrer leur liber­té, ils se can­tonnent à vou­loir défendre l’es­pace qu’ils habitent et à le pro­té­ger de toute intru­sion ». Est-ce la peine que je com­mente ceci, ou est-ce que la démence de ce type de rai­son­ne­ment est aus­si évi­dente pour vous qu’elle l’est pour moi ? De temps à autre, nous pou­vons obser­ver ces mêmes jus­ti­fi­ca­tions, mais for­mu­lées autre­ment. Voi­ci une cita­tion d’un autre gar­dien de zoo : « Si vous deviez pas­ser un wee­kend dans un super­dome sans contact avec d’autres gens, vous fini­riez par vous tapez la tête contre le mur dès le lun­di sui­vant, par ennui. Mais si je vous enfer­mais dans ce (petit) bureau pour le wee­kend, et que je vous don­nais une radio, des livres, des crayons et ain­si de suite, vous vous occu­pe­riez ».

Je suis sûr que vous voyez les pro­blèmes. D’abord, ces ani­maux ne sont pas enfer­més dans ces cages seule­ment durant un wee­kend, mais durant toute leur vie. Ensuite, les options dont nous dis­po­sons ne se limitent pas à enfer­mer ces ani­maux dans une petite cage ou une grande — dans un bureau ou un super­dome. Le gar­dien de zoo ignore la troi­sième option : faire sau­ter le bureau comme le super­dome, la petite cage comme la grande, et libé­rer les ani­maux. Ou mieux : ne pas les cap­tu­rer en pre­mier lieu. Ensuite, si les ani­maux n’ont besoin que d’un petit ter­ri­toire et qu’ils ne vaga­bondent pas — ou, comme Hedig­ger le for­mule, que les ani­maux ont per­du « le désir de s’échapper et de rega­gner leur liber­té » — alors il n’y a plus besoin de bar­reaux, ni de fos­sés, ni de bar­rières élec­triques. Encore une fois, il est clair qu’aucun de ces gar­diens de zoo n’a jamais eu de véri­table rela­tion avec — et, d’ailleurs, qu’ils n’ont jamais vu — un ani­mal sau­vage. N’ont-ils jamais vu des lions de mer sur­fer, ou des mouettes jouer dans le vent ? N’ont-ils jamais obser­vé de meutes de loups jouer, et des cerfs se dan­di­ner et jouer joyeu­se­ment ? N’ont-ils jamais vu d’écureuils cou­rir de haut en bas le long des arbres, se pro­vo­quer mutuel­le­ment, et pro­vo­quer des chiens et d’autres ani­maux ne pou­vant pas grim­per pour les attra­per ? Lorsque j’élevais des poules, durant les nuits froides, je fai­sais ren­trer les pous­sins orphe­lins à l’intérieur. Chaque matin, lorsque je les rame­nais dehors, ils sau­taient et dan­saient. Ils jouaient. Les ani­maux domes­tiques, comme les ani­maux sau­vages — et il s’agit d’un droit de nais­sance que nous par­ta­geons tous, y com­pris nous, les humains, bien que les humains civi­li­sés aient été for­cés de l’oublier — passent beau­coup de temps à jouer. Il s’agit d’une large par­tie de ce que nous fai­sons. D’une large par­tie de pour­quoi nous sommes là.

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***

Je vais dans un zoo. Je vois des ani­maux exhi­bés. J’ap­puie sur le bou­ton et entends : tous les ani­maux du zoo sont impa­tients de te ren­con­trer. Je rentre à la mai­son. J’ouvre un jour­nal et tombe sur un article inti­tu­lé « la pla­nète des ani­maux : de la célèbre foire aux cha­meaux en Inde aux féroces varans de Komo­do indo­né­siens — Le monde entier est un zoo ». Et le sous-titre, en gros carac­tères gras : « le monde des ani­maux attend ». Qui ? Vous, bien sûr. Je repose le jour­nal et allume mon PC. Je vais sur un site por­no. Je vois des femmes exhi­bées. Je clique sur ma sou­ris, et je lis : « toutes ces dames adorent se désha­biller devant la camé­ra et s’a­musent beau­coup durant ces prises de vues, qui vous sont acces­sibles sans aucune censure ». […] 

Exhi­ber tous ces « autres » n’est pas suf­fi­sant. Nous devons nous convaincre qu’ils sont les acteurs déses­pé­ré­ment volon­taires de leur propre dégra­da­tion, que nous ne les exploi­tons pas mais leur fai­sons une faveur. Nous secou­rons les ours du monde sau­vage, nous sau­vons des orphe­lins d’une condam­na­tion à mort. Les ani­maux des zoos sont tel­le­ment heu­reux que nous avons besoin de cages afin d’empêcher ceux qui sont à l’ex­té­rieur de se pré­ci­pi­ter à l’in­té­rieur. Les ani­maux sont riches, ce sont même des pro­prié­taires vivant leurs vies dans un luxe oisif. Je clique sur ma sou­ris d’ordinateur et je lis, « il y a main­te­nant une dou­zaine de gorilles et une dou­zaine de chim­pan­zés qui vivent dans ce nou­veau mor­ceau de para­dis des singes. Ils veulent tous te ren­con­trer ».

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On dit sou­vent que l’une des pre­mières fonc­tions posi­tives des zoos est l’é­du­ca­tion. La fin typique d’un livre sur les zoos est un plai­doyer écrit dans un lan­gage lyrique, expli­quant que parce que la terre est deve­nue un champ de bataille, et puisque les ani­maux perdent la bataille et la guerre, les zoos sont alors le der­nier espoir d’un monde sau­vage assié­gé. Ce n’est qu’en expo­sant le plein poten­tiel édu­ca­tif des zoos que suf­fi­sam­ment de per­sonnes se sou­cie­ront du monde sau­vage pour que nous ces­sions de détruire la pla­nète. Le défi des zoos, selon un autre pas­sage type, est « de per­mettre aux ani­maux vivants d’ins­pi­rer l’é­mer­veille­ment et l’admiration du monde natu­rel ; de nous apprendre cette place de l’a­ni­mal dans le cos­mos et de mettre en lumière la toile enche­vê­trée et fra­gile de la vie qui le nour­rit ; c’est une porte ouverte à la pré­ser­va­tion pour des mil­lions de per­sonnes qui veulent aider à sau­ver cette pla­nète et les incroyables créa­tures qu’elle abrite. Pour enri­chir, illu­mi­ner, et ins­pi­rer les per­sonnes qui s’en sou­cient, afin qu’à tra­vers le pou­voir de la volon­té d’un très grand nombre, nous sau­vions le sca­ra­bée, l’es­car­got, et l’al­li­ga­tor, ain­si que le pan­da, le rhi­no­cé­ros et le condor ».

Exa­mi­nons cela. L’usage du mot « per­mettre » par l’auteure, Vicki Crocke, sous-entend tou­jours et encore cette même vieille impli­ca­tion volon­taire de la part des enca­gés, et ignore le fait que leur incar­cé­ra­tion est impo­sée par la force : nous devons cap­tu­rer et empri­son­ner ces autres afin que nous puis­sions leur per­mettre de nous ensei­gner. « Per­mettre » serait tout à fait appro­prié si nous par­lions d’animaux sau­vages dans des cir­cons­tances sau­vages, qui se pré­sen­te­raient à nous en tant que pro­fes­seurs. Au sein de nom­breuses cos­mo­lo­gies indi­gènes, les créa­tures sau­vages sont nos pre­miers ensei­gnants. Je pense sou­vent aux mots de Brave Buf­fa­lo, « J’ai remar­qué dans ma vie que tous les hommes ont des pré­fé­rences pour un ani­mal, un arbre, une plante ou un endroit spé­ci­fique de la Terre. Si les hommes fai­saient plus atten­tion à ces pré­fé­rences et cher­chaient à faire ce qu’ils peuvent pour se com­por­ter digne­ment vis-à-vis de cette pré­fé­rence, ils feraient peut-être des rêves qui puri­fie­raient leurs vies. Il faut lais­ser l’homme choi­sir et étu­dier son ani­mal favo­ri, apprendre ses habi­tudes. Le lais­ser apprendre ses bruits et ses dépla­ce­ments. Les ani­maux veulent com­mu­ni­quer avec les hommes, mais Wkan’Taka [Le Grand Esprit] ne sou­haite pas leur per­mettre de le faire de manière directe — les hommes doivent faire le prin­ci­pal afin de garan­tir cette com­pré­hen­sion ».

Et, selon Vicki Croke, que nous apprennent ces ani­maux incar­cé­rés — oh, par­don, ces pro­prié­taires fon­ciers ? Ils vont « nous ins­pi­rer l’émerveillement et l’admiration du monde natu­rel ».

Êtes-vous déjà allé au zoo ? Les zoos sont consti­tués d’a­ni­maux en cages — oh, par­don, en habi­tats, ran­gées après ran­gées, sen­tiers après sen­tiers. Les zoos sont, au mieux, de mau­vaises simu­la­tions du monde natu­rel. Ain­si, ce qui peut être trans­mis est, au mieux, un sen­ti­ment d’admiration envers l’intelligence de ceux qui tentent de conce­voir ces simu­la­tions et une sorte d’étonnement mal­ai­sé à l’idée que qui­conque essaie (pour­quoi essayer — et misé­ra­ble­ment échouer — de repro­duire la nature lorsque la nature le fait gra­tui­te­ment ?). Et avez-vous vus les gens dans les zoos ? Le grizz­ly qui fai­sait les cent pas ne pro­voque aucune réac­tion chez ceux qui lui passent devant, et cer­tai­ne­ment pas l’émerveillement et l’admiration. Et quels sen­ti­ments des hip­po­po­tames à la dérive dans un réser­voir de béton plein d’eau et d’excréments ins­pirent-ils ? Et les élé­phants enchai­nés ? Et la girafe soli­taire ? L’émerveillement et l’admiration seraient com­plè­te­ment inap­pro­priés, à moins que cela ne soit à la vue de la rési­lience de ces créa­tures face à toutes ces horreurs.

Les zoos ne m’ins­pirent pas un sen­ti­ment « d’é­mer­veille­ment et d’ad­mi­ra­tion ». Ils m’ins­pirent un sen­ti­ment de soli­tude et de pro­fond cha­grin. Je ne vois aucun émer­veille­ment ni aucune admi­ra­tion sur les visages des direc­teurs de zoos. J’en­tends des enfants rire des ani­maux. Non pas ce « doux son des rires d’en­fants » dont on lit si sou­vent la des­crip­tion dans de mau­vais poèmes, mais le rire moqueur de la cour d’é­cole, le rire de la mal­chance de l’autre, le rire qui donne de la voix au même mépris qui se mani­feste dans les titres désin­voltes des jour­naux et dans les blagues des maga­zines comme Jog­ging Man. Je vois des mères avec leurs jeunes enfants, riant avec eux en mon­trant du doigt ces ani­maux stu­pides, se moquant du gros orang-outan, se moquant du loup qui fait les cents pas, fai­sant des gri­maces effrayantes au ser­pent, igno­rant l’ours qui fait les cents pas, se moquant du four­mi­lier qui fait des allers-retours et des allers-retours, tou­jours et encore. Et ces femmes avec leurs pous­settes, avec leurs jeunes enfants qui chouinent pour de la barbe-à-papa, qui chouinent pour avoir des ours en peluche, ne s’ar­rêtent jamais de mar­cher, ne s’ar­rêtent jamais de par­ler, ne s’ar­rêtent jamais de poin­ter du doigt et de rire. Ils pénètrent le pavillon des singes. Ils hurlent sur ces idiots de singes, ces chim­pan­zés stu­pides qui se mettent les doigts dans le nez et qui regardent fixe­ment les femmes et les enfants, à tra­vers la vitre. Les enfants rient et tapent sur la vitre. Ils se collent tout près, et dévi­sagent à leur tour l’a­ni­mal de l’autre côté. Lui font des gri­maces. Puis se détournent. J’en­tends encore les mères hur­ler, et dire : « oh, regarde, le singe fait une petite crotte ! » Je ferme les yeux, et me retrouve une fois de plus agrip­pé à la ram­barde. Les enfants rient et hurlent. Les mères aux voix stri­dentes s’ex­clament à nou­veau, « oh, regarde, le singe étale sa petite crotte sur la vitre ». Les femmes et les enfants rient et crient.

Je pense, « ne sais-tu pas ce que ce chim­pan­zé vient juste de te dire ? Es-tu tel­le­ment décon­nec­tée que tu ne remarques même pas lorsque tu as été insultée ? »

Que sont en train d’ap­prendre ces femmes et ces enfants ? Quel « émer­veille­ment et admi­ra­tion » per­mettent-ils aux ani­maux d’inspirer ?

Croke conti­nue, et nous dit du but des zoos qu’il est « de nous apprendre cette place de l’a­ni­mal dans le cos­mos et de mettre en lumière la toile enche­vê­trée et fra­gile de la vie qui le nour­rit ». Cela n’a pas de sens. Les zoos nous apprennent que la place d’un hip­po­po­tame est dans une pis­cine de béton rem­plie de merde, que celle d’un singe est der­rière une fenêtre vitrée afin qu’il ne puisse pas vous balan­cer sa merde au visage — ce qu’il ado­re­rait cer­tai­ne­ment faire à ce stade — et que la place d’un grizz­ly est dans un « habi­tat » de 900 mètres car­rés. Com­ment un zoo peut-il nous apprendre la place d’un ani­mal dans le cos­mos, quand la pré­sence même de cette créa­ture dans un zoo implique qu’elle ou ses aïeux aient été reti­rés de force de cette place légi­time. Et com­ment un zoo peut-il illu­mi­ner une toile enche­vê­trée et fra­gile, lorsque toutes les par­ties la com­po­sant sont sépa­rées et mises en cage ? La toile est faite des rela­tions entre les dif­fé­rents ani­maux, plantes, sols et cli­mats, et ne peut être simu­lée dans une boîte de béton, qu’importent les « enri­chis­se­ments » ajoutés.

Vicki Croke n’est pas la seule. David Han­coks uti­lise un lan­gage tout aus­si mes­sia­nique pour pro­mou­voir la notion selon laquelle les zoos sont le der­nier espoir de la nature : « les zoos pos­sèdent le mer­veilleux poten­tiel de pou­voir déve­lop­per une popu­la­tion citoyenne concer­née, éveillée, enthou­sias­mée, sti­mu­lée, atten­tive, et empa­thique. Les zoos peuvent culti­ver une sen­si­bi­li­té envi­ron­ne­men­tale chez leurs cen­taines de mil­lions de clients. Une telle popu­lace peut alors sou­hai­ter vivre plus dou­ce­ment sur la terre, être plus atten­tive vis-à-vis de l’utilisation des res­sources natu­relles du monde, et choi­sir de voter pour des poli­ti­ciens qui se sou­cient des habi­tants sau­vages de la Terre et de la san­té de ses der­niers endroits sau­vages. Aider à sau­ver la vie sau­vage, tra­vailler à amé­lio­rer la san­té de la pla­nète, et encou­ra­ger la sen­si­bi­li­sa­tion de la popu­lace : voi­ci les objec­tifs des nou­veaux zoos ».

Nous pour­rions exa­mi­ner cette décla­ra­tion de la même manière que celle de Vicki Croke, et y trou­ver les mêmes sup­po­si­tions infon­dées et la même pen­sée magique, mais il serait plus effi­cace encore que vous vous ren­diez dans un zoo afin d’observer vous-mêmes leurs clients.

Même si on les croyait sur parole quant au poten­tiel édu­ca­tif des zoos, des études ont démon­tré, les unes après les autres, qu’ils ont misé­ra­ble­ment échoué en cela. Comme un auteur nous le dit : « une étude sur la durée d’ob­ser­va­tion au Park de Regent, en 1985, nous révèle que les spec­ta­teurs se tiennent en moyenne 46 secondes devant l’en­clos des singes, et passent 32 minutes dans un pavillon conte­nant une cen­taine de cages. Plu­tôt que de témoi­gner d’un exa­men appro­fon­di, cela nous fait plu­tôt pen­ser à la vitesse à laquelle les pro­grammes télé, et même les pièces des musées sont ‘consom­mées’. » Ces 46 secondes incluent le temps pas­sé à lire — ou plu­tôt à sur­vo­ler — les infor­ma­tions affi­chées à pro­pos des ani­maux. De plus, alors que 80% des visi­teurs de zoos affirment y avoir appris quelque chose, des études ont mon­tré que même après leur visite, ils demeurent moins « sen­si­bi­li­sés à la néces­si­té de res­pec­ter la nature » que les ran­don­neurs. Toutes ces enquêtes nous révèlent que même lorsque les visi­teurs sont encore dans le zoo, se tenant juste devant les ani­maux en ques­tion, ils échouent constam­ment même sur des ques­tions de nomen­cla­ture rudi­men­taire : ils appellent encore « singes » les gib­bons et les orangs-outans ; « buses », les vau­tours ; « paons », les casoars ; « lions », les tigres ; « cas­tors », les loutres, et ain­si de suite.

Voi­ci le com­men­taire de Peter Bat­ten [ancien direc­teur du zoo de San Jose, aux USA, qui a ensuite écrit un livre sur les zoos, inti­tu­lé « Tro­phées vivants : un regard choc sur les zoos des États-Unis »] à pro­pos de la valeur édu­ca­tive des zoos : « L’idée que qui­conque retire des béné­fices sur le long terme d’avoir obser­vé des ani­maux sau­vages d’autres pays dans des cages qui inhibent leur com­por­te­ment natu­rel devrait être étu­diée sans pré­ju­gé. Devrait-on apprendre que le chim­pan­zé, par exemple, est un huma­noïde névro­sé qui reçoit sa nour­ri­ture des humains, et qui pique des crises de colère et jette ses excré­ments le cas échéant ? Ou que l’orang-outan, qui, par nature, des­cend rare­ment sur le sol doux de la forêt, n’est qu’un tas de four­rure rouge pathé­tique dans le coin d’une cel­lule car­re­lée ? Le lion de mer de Cali­for­nie, vif et gré­gaire, devrait-il être repré­sen­té par un ani­mal à moi­tié aveu­glé par l’eau non-salée et sale dans laquelle il passe sa vie à men­dier pour des pois­sons pourris ? »

Tout cela dit, je pense que les zoos par­viennent lar­ge­ment à apprendre des choses à leurs visi­teurs, concer­nant les non-humains. Mais la ques­tion demeure : qu’enseignent-ils ?

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Bien qu’il soit exact, comme Ber­ger l’a écrit, que « la cap­ture des ani­maux était une preuve sym­bo­lique de la conquête des terres exo­tiques loin­taines », et qu’il est vrai que les zoos sont des sym­boles de richesse et de pou­voir, nous ne devons jamais oublier qu’il y a bien plus en jeu que de pâles sym­boles, sur­tout pour ceux qui sont les plus inti­me­ment impli­qués. A l’é­poque de l’Em­pire Romain, on pré­fé­rait tra­di­tion­nel­le­ment les fosses et les pièges pour cap­tu­rer la plu­part des ani­maux. Les bles­sures étaient fré­quentes et sou­vent fatales. Même les ani­maux qui n’é­taient pas phy­si­que­ment bles­sés n’en sor­taient pas indemnes. En plus de perdre leur liber­té pour tou­jours, mani­fes­te­ment, Bara­tay et Har­douin-Fugier rap­portent que « le choc de la cap­ture est tel que, selon cer­tains dres­seurs, ‘un félin est presque fou une fois rame­né’ ». His­to­ri­que­ment, envi­ron 50% des ani­maux mour­raient sur les bateaux à des­ti­na­tion de l’Europe ou de l’Amérique. Bara­tay et Har­douin-Fugier écrivent que « Les morts avant embar­ca­tion ne sont même pas cal­cu­lables. Pour la plu­part des singes et pour d’autres ani­maux, les morts de leurs mères, et, par consé­quent, de leurs des­cen­dants, doivent aus­si être comp­tées. James Fisher, assis­tant direc­teur du zoo de Londres, estime que la cap­ture d’un seul orang-outan en éli­mine quatre dans le monde natu­rel, dont trois mères poten­tielles. Doma­lain estime à 10 le nombre d’animaux tués pour chaque ani­mal que l’on peut voir dans un zoo. Même au 20ème siècle, le taux de mor­ta­li­té par trans­port aérien conti­nuaient à être éle­vés : entre 1988 et 1991, il était d’entre 10 et 37% pour les babouins et les singes d’Afrique aux queues longues, de 10% chez ceux en pro­ve­nance des Phi­lip­pines et de 18 à 54% chez ceux en pro­ve­nance d’Indonésie ».

La méthode tra­di­tion­nelle de cap­ture de nom­breuses espèces sociales, notam­ment les élé­phants, les gorilles, les chim­pan­zés et bien d’autres, était — et demeure — de tuer les mères. A pro­pos des élé­phants, on disait : « la seule façon de cap­tu­rer un ani­mal vivant était de tuer les femelles allai­tantes et les chefs du trou­peau. Le récit de l’ex­pé­di­tion Torn­blad au Kenya parle de l’a­bat­tage des girafes adultes qui per­mit la cap­ture d’un gira­fon, qui fut aus­si­tôt accueilli dans le groupe, soi­gné et à qui fut don­né le nom de ‘Rosa­lie’. Hagen­beck s’est retrou­vé ‘trop sou­vent obli­gé de tuer’ des élé­phants qui pro­té­geaient leurs petits en se ser­vant de leurs corps comme de boucliers. »

Conti­nuez sim­ple­ment à vous répé­ter que ce ne sont que des ani­maux. Qu’ils ne res­sentent pas. Qu’ils s’en fichent. Qu’ils n’é­prouvent aucun cha­grin. Que les mères et les pères n’aiment pas leurs petits. Que les petits n’aiment pas leurs parents. Conti­nuez à répé­ter que de croire que les ani­maux pour­raient dési­rer un cer­tain type de vie est un concept étrange.

Je pense qu’il vaut mieux décrire la cap­ture des ani­maux des zoos à l’aide des mots des humains les plus direc­te­ment impli­qués. Je ne peux faire mieux qu’eux.

Hans Domi­nik était un alle­mand qui vivait en Afrique au début du 20ème siècle. Il cap­tu­rait et ven­dait beau­coup d’animaux dif­fé­rents, y com­pris l’animal humain. Le voi­ci qui décrit la cap­ture d’éléphants pour les zoos : « Les ani­maux étaient peu actifs. Les cris d’humains au tra­vail qui trans­per­çaient le calme de la forêt sem­blaient à peine les déran­ger. Un mâle adulte se tenait à l’écart, et arra­chait des branches avec sa trompe afin d’en man­ger les feuilles. Plus près de nous, une femelle cares­sait amou­reu­se­ment son enfant, qui était à peine plus gros qu’un porc, et qui se tenait entre ses pattes, avec sa trompe. Quelques ani­maux man­geaient — arra­chant ensemble des herbes basses et uti­li­sant leurs trompes comme des faux — la plu­part sem­blaient endor­mis… Nous parais­sions si petits, si insi­gni­fiants com­pa­rés aux puis­sants ani­maux du puis­sant monde sau­vage ».

Com­ment cela se dérou­lait-il ? « Vous prou­vez votre valeur en gar­dant un ani­mal cap­tif ; êtes-vous vrai­ment plus puis­sant si vous le tuez ? »

Cette nuit-là, Domi­nik et ses domes­tiques construi­sirent une bar­rière pour empê­cher que les ani­maux ne s’échappent. La « chasse » com­men­ça le matin sui­vant. « L’un après l’autre, alors qu’ils attra­paient quelque bout de ver­dure ci et là, les élé­phants s’approchèrent de nous len­te­ment. Les crans de sûre­tés furent ôtés. ‘Toi, le deuxième’, ai-je mur­mu­ré à Zam­pa. Les ani­maux étaient prêts. J’ai fait feu sur l’oreille de l’animal le plus proche. Au moment du bruit cas­sant, l’éléphant leva sa trompe en l’air et émit un puis­sant son. Sa courte queue s’étendit, il tour­na sur lui-même comme une tou­pie. A ce moment-là, Zam­pa fit feu. Proche de moi, le second ani­mal s’effondra à genoux, puis se rele­va rapi­de­ment et sui­vi le mâle de tête beu­glant et san­gui­nolent, qui se diri­geait vers la col­line ».

Domi­nik sui­vit l’animal bles­sé, en conti­nuant à lui tirer des­sus tan­dis qu’il le sui­vait. Il les retrou­va. « Un des ani­maux était éten­du ici ; appa­rem­ment la colonne ver­té­brale avait été tou­chée parce que l’éléphant ne s’était écrou­lé que sur son arrière-train, et était en posi­tion assise. Tel des colonnes, ses pattes avant s’élevait depuis le sol, sa tête et sa trompe se balan­çaient de droite à gauche : il émit un gémis­se­ment étouf­fé, des mor­ceaux de sang cou­laient depuis son flanc, preuve que les pou­mons étaient aus­si tou­chés. L’autre se tenait près de lui, immo­bile, à l’exception de sa trompe. Il souf­flait sou­vent, il se pro­je­tait de la terre sur lui avec sa trompe. Notre approche ne sem­bla pas les per­tur­ber. Nous nous glis­sâmes près d’eux. J’avais l’œil de ce géant assis juste au bout de mon fusil, lorsque, der­rière moi, Zam­pa fit feu. L’éléphant qui se tenait debout bar­rit bruyam­ment. A mon tour, j’ouvris le feu, et il s’écroula sur place. L’autre élé­phant se tenait tou­jours debout ; fina­le­ment, au pre­mier coup de la deuxième chambre de mon fusil, il s’effondra. L’un à côté de l’autre, les deux géants bai­gnaient dans une mare de sang. Amba et Bal­la étaient déjà là ; avec leurs machettes aigui­sées ils cou­pèrent leurs trompes, qui étaient épaisses comme la moi­tié d’un homme. Les ani­maux res­pi­raient encore. Comme d’une fon­taine, le sang rouge jaillis­sait des énormes artères et asper­geait nos vête­ments tan­dis que nous nous tenions aux côtés des ani­maux, à exa­mi­ner nos armes et à dis­cu­ter de la suite de la chasse ».

Dans son livre cru­cial, Savages and Beasts (non tra­duit, en fran­çais : Les sau­vages et les bêtes), Nigel Roth­fels décrit la suite de l’histoire de Domi­nik : « la fas­ci­na­tion maca­bre­ment détaillée qui trans­pa­raît dans cette his­toire conti­nue au fil de la chasse. Bien­tôt Domi­nik fit la ren­contre d’une femelle et de son petit ; après plu­sieurs coups de feu, affreu­se­ment décrits, la femelle fut ache­vée par un tir dans l’œil gauche. Le petit fut atta­ché à un arbre, et se mit à ‘retour­ner le sol avec ses petites défenses, à brailler et à gémir, à char­ger en arrière, à se tenir sur sa tête, et à baver de rage tan­dis que des yeux injec­tés de sang res­sor­taient de son visage’. Trois autres petits furent bien­tôt cap­tu­rés, l’un d’eux mou­rut d’asphyxie après que sa trompe ait été atta­chée entre ses jambes à ses pattes arrières ce qui fit qu’il ‘res­pi­ra avec dif­fi­cul­té et s’étendit sur le sol comme un gros sac gris’. Un autre petit mou­rut durant la nuit des bles­sures infli­gées au cours de la cap­ture, mais Domi­nik par­vint à gar­der deux petits de la troupe et en ajou­ta peu après trois autres à sa col­lec­tion. Deux mou­rurent un mois après, mais les trois res­tants sem­blaient pros­pé­rer [sic] dans leur nou­vel envi­ron­ne­ment, et l’un d’eux, via Hagen­beck, fut trans­fé­ré au zoo de Ber­lin, où des mil­liers de ber­li­nois purent admi­rer cette nou­velle acqui­si­tion en pro­ve­nance des colo­nies ».

Com­ment cela se dérou­lait-il ? Tous les ani­maux du zoo t’attendent impa­tiem­ment.

Hein­rich Leu­te­mann cla­ri­fie les prio­ri­tés de ceux qui cap­turent les ani­maux pour les zoos : « pour le négo­ciant d’a­ni­maux, la méthode de cap­ture est, du point de vue des affaires, une ques­tion tri­viale ». Il donne des exemples : « les lions, sans excep­tion, sont cap­tu­rés petits après que leurs mères aient été tuées, c’est la même chose pour les tigres, parce que ces ani­maux, lors­qu’ils sont attra­pés adultes, dans des trappes ou des fosses, sont trop puis­sants et inte­nables, et meurent géné­ra­le­ment en résis­tant. Les grands singes anthro­poïdes ne peuvent être cap­tu­rés — à quelques excep­tions près — que très jeunes aux côtés de leurs mères mortes. C’est le même scé­na­rio avec presque tous les ani­maux ; durant le pro­ces­sus, les girafes et les anti­lopes, par exemple, lors­qu’elles sont chas­sées, aban­donnent tout sim­ple­ment les petits qui sont res­tés à la traîne, alors que la mère élé­phant défend son élé­phan­teau et doit (sic) par consé­quent, être tuée. Ce qui est éga­le­ment le cas des hip­po­po­tames. Et celui des rhi­no­cé­ros : les petits sont arra­chés aux adultes, qui (sic), par consé­quent, se font géné­ra­le­ment tuer ».

L’é­lé­phant le plus connu du XIX siècle était peut-être Jum­bo. Il fut cap­tu­ré de la même manière. Un chas­seur, Her­mann Schom­burgk, a abat­tu sa mère. Il le décrit lui-même : « elle s’est écrou­lée en arrière, me lais­sant une chance de sau­ter sur le côté et de lui por­ter un coup fatal, après quoi, elle mou­rut immé­dia­te­ment. Obéis­sant aux lois de la nature, le jeune ani­mal est res­té à côté de sa mère… Jus­qu’à ce que mes hommes arrivent, j’ai obser­vé com­ment ce pitoyable petit bébé n’ar­rê­tait pas de cou­rir autour de sa mère en lui don­nant des coups avec sa trompe comme s’il vou­lait la réveiller afin qu’ils s’enfuient ».

***

Qu’ap­pre­nons-nous vrai­ment des zoos ? Qu’ap­pre­nons-nous en regar­dant ces ani­maux pathé­tiques, abat­tus, en colère ou deve­nus fous ? Qu’ap­pre­nons-nous au-delà des bana­li­tés affi­chées sur les écri­teaux devant les bar­reaux, les douves ou les clô­tures électrifiées ?

Nous appre­nons que les humains ne sont pas des ani­maux. Nous appre­nons que nous, sommes ici, et eux, là-bas.

Nous appre­nons qu’ils sont là pour nous : pour notre plai­sir, notre diver­tis­se­ment, notre édu­ca­tion : pour « nous ». Nous appre­nons qu’ils n’ont aucune exis­tence indé­pen­dante des nôtres.

Nous appre­nons que notre monde est sans limite, mais que le leur est limi­té, contraint, étriqué.

Nous appre­nons que nous sommes plus futés qu’eux, autre­ment ils pour­raient nous trom­per et s’é­chap­per. Ou, peut-être, qu’ils ne veulent pas s’en­fuir, que leur ravi­taille­ment en mau­vaise nour­ri­ture — les grizz­lys du zoo de San Fran­cis­co sont aujourd’­hui nour­ris avec de la nour­ri­ture indus­trielle pour chien — et que leur abri en béton à l’in­té­rieur d’une cage ont davan­tage d’im­por­tance que la liber­té. (L’importance que des humains tirent de tout ceci des leçons vis-à-vis de leur propre vie ne doit pas être négligée).

Nous appre­nons que nous sommes plus puis­sants qu’eux, sinon nous ne pour­rions pas les confi­ner ain­si. Nous appre­nons qu’il est accep­table pour le tech­no­lo­gi­que­ment puis­sant d’en­fer­mer le moins tech­no­lo­gi­que­ment puis­sant (une fois encore, l’im­por­tance de faire en sorte que des humains tech­no­lo­gi­que­ment moins puis­sants intègrent ce mes­sage ne doit pas être négligée).

Nous appre­nons que cha­cun de nous, peu importe l’im­puis­sance que nous res­sen­tons dans nos vies, est plus puis­sant que le plus impo­sant des élé­phants ou des ours polaires. Pour­quoi ? Parce que nous pou­vons aller et venir.

Nous appre­nons que leurs « habi­tats » ne sont pas les forêts, les plaines, les déserts, les rivières, les mon­tagnes et les mers pré­ser­vés, mais les cages et rochers en béton avec des troncs d’arbres morts.

Nous appre­nons qu’une créa­ture extraite de son habi­tat demeure une créa­ture. Nous voyons un lion de mer dans une pis­cine en béton, et croyons qu’il s’a­git encore d’un lion de mer. Mais ce n’est pas le cas. C’est faux. Nous ne devrions jamais lais­ser les zoo­logues défi­nir pour nous ce qu’est ou qui est, un animal.

Les zoos nous enseignent que les ani­maux sont de la viande et des os dans un sac de peau. Vous pour­riez mettre un car­ca­jou dans des cages de plus en plus petites, jus­qu’à avoir une cage de la taille pré­cise du car­ca­jou, et vous auriez quand même, d’a­près ce que les zoos nous enseignent impli­ci­te­ment, un carcajou.

Les zoos nous enseignent que les ani­maux sont comme des élé­ments d’une machine : sépa­rables, rem­pla­çables, inter­chan­geables. Ils nous enseignent qu’il n’y a pas de toile de vie, que vous pou­vez extraire un élé­ment, le mettre dans une boîte, et tou­jours être en pré­sence de cet élé­ment. Mais tout cela est faux.

Les zoos nous enseignent impli­ci­te­ment que les ani­maux ont besoin d’être gérés, qu’ils ne peuvent sur­vivre sans nous. Qu’ils sont nos tri­bu­taires, pas nos ensei­gnants, nos voi­sins, nos supé­rieurs, nos égaux, nos amis, nos dieux. Qu’ils sont à nous. Que nous devons assu­mer la ver­sion inter-espèces du « far­deau de l’homme blanc », et par la bon­té de nos cœurs, béné­vo­le­ment contrô­ler leurs vies. Que nous devons les « sau­ver du monde sauvage ».

Voi­ci la véri­table leçon que nous enseignent les zoos, la leçon uni­ver­selle, la leçon suprême, et, en fait, la seule qui compte vrai­ment : un abîme immense sépare les humains des autres ani­maux. Il est plus large que le plus large des fos­sés, plus solide que les bar­reaux les plus résis­tants, plus sûr que les plus létales des clô­tures élec­triques. Nous sommes ici. Ils sont là-bas. Nous sommes spé­ciaux. Nous sommes à part.

***

Les zoos impliquent au moins quatre péchés impar­don­nables. Pre­miè­re­ment, ils détruisent la vie de ceux qu’ils enferment. Deuxiè­me­ment, ils détruisent notre com­pré­hen­sion de qui sont les ani­maux et de ce qu’est un habi­tat. Troi­siè­me­ment, ils détruisent notre com­pré­hen­sion de qui et de ce que nous sommes vrai­ment. Qua­triè­me­ment, ils détruisent le poten­tiel des rela­tions mutuelles, non seule­ment avec ces ani­maux enca­gés mais aus­si avec ceux qui sont encore sauvages.

Les zoos — comme la por­no­gra­phie, la science — rem­placent les rela­tions pro­fondes basées sur le res­pect mutuel et le don par des rela­tions super­fi­cielles basées sur la hié­rar­chie, basées sur la « domi­na­tion et la sou­mis­sion », basées sur un consom­ma­teur sépa­ré mani­pu­lant et obser­vant un « autre » ayant don­né, ou pas, son accord pour être sou­mis à cette observation.

Pen­sez à une image por­no­gra­phique. Même dans les cas où les femmes sont payées et posent volon­tai­re­ment, elles ne m’ont pas don­né la per­mis­sion de voir leurs corps — ou plu­tôt les images de leurs corps — ici et main­te­nant. Si j’ai une pho­to, je l’ai pour tou­jours, même si la femme sou­haite par la suite reti­rer cette per­mis­sion. Il s’agit de l’opposé d’une rela­tion, où la femme peut se pré­sen­ter à moi ici et main­te­nant, et à ce moment, et à cet autre, à la fois selon sa volon­té et selon la mienne (et, bien sûr, je peux aus­si me pré­sen­ter à elle ici et main­te­nant, et à ce moment, et à cet autre selon ma volon­té et selon la sienne). Ce qui, dans le der­nier cas, est un don, moment après moment, devient, dans le pre­mier cas, une pro­prié­té, dont je peux faire ce que je veux. Ceci est vrai, bien sûr, de toutes les photographies.

Et des zoos. Je ne contrôle pas, et ne peux pas contrô­ler l’ours dont je par­tage l’habitat, afin qu’il se pré­sente à moi. Ni les geais du Cana­da, ni les sala­mandres de Cali­for­nie, ni les limaces. Ils pos­sèdent leur volon­té propre et indépendante.

Tout est bien pire que ce que je pré­sente. Les zoos — comme la por­no­gra­phie, la science, comme d’autres repro­duc­tions toxiques — peuvent faire oublier aux humains ces besoins ori­gi­nels en rela­tion, leur faire oublier que l’é­change mutuel est pos­sible, que les rela­tions pro­fondes existent, et peuvent leur faire croire que le « contrôle » de l’autre est quelque chose de natu­rel, et de désirable.

La por­no­gra­phie se sai­sit du besoin rela­tion­nel créa­tif lié à la sexua­li­té avec des par­te­naires consen­tants — et l’intimité que cela implique — et le réduit à une rela­tion entre un obser­va­teur et un obser­vé. La science se sai­sit du besoin rela­tion­nel créa­tif en com­pré­hen­sion et en obten­tion de savoirs et le réduit à la même dyna­mique : l’observateur et l’observé ; le domi­nant et le domi­né ; le sujet et l’objet. Les zoos se sai­sissent du besoin créa­tif de rela­tions avec des non-humains sau­vages et le réduit à une « expé­rience de la nature » qui consiste à pas­ser quelques moments à regar­der — ou sim­ple­ment à déam­bu­ler devant — des ours fous et des chim­pan­zés en colère dans des cages de béton.

Pire. L’incarcération des ani­maux dans les zoos relève autant de la ren­contre sau­vage que le viol ne relève de l’amour. L’une comme l’autre requièrent de la coer­ci­tion, limitent la liber­té de la vic­time, émergent de, mani­festent et ren­forcent la pré­ro­ga­tive auto­pro­cla­mée d’accès total à la vic­time de la part de l’auteur. L’une comme l’autre détruisent le poten­tiel d’une rela­tion intime entre la vic­time et l’auteur. Ils per­ver­tissent la notion de ce qu’est une rela­tion. Ils se basent sur la dyade de domi­nance et de sou­mis­sion. Ils empêchent toute pos­si­bi­li­té réelle d’une com­pré­hen­sion mutuelle et volon­taire de l’autre.

Tan­dis que la vraie ren­contre avec des ani­maux non-humains sau­vages, comme l’amour, est une danse entre par­ti­ci­pants volon­taires, qui donnent ce qu’ils veulent, comme ils le veulent, quand ils le veulent. Ils ins­pirent l’intimité pré­sente et future, la com­pré­hen­sion pré­sente et future de l’autre et de soi. Ils nour­rissent ceux qui sont impli­qués. Ils appro­fon­dissent ce que nous sommes.

Plus tôt dans ce livre, des gar­diens de zoos posaient la ques­tion « que veulent les grizz­lys ? » Leur ques­tion, cepen­dant, était une repro­duc­tion toxique d’une vraie ques­tion. Il s’agissait d’un arti­fice rhé­to­rique visant à leur four­nir une réponse pré­dé­ter­mi­née. Il s’agissait d’un men­songe, visant à dis­si­mu­ler leur véri­table ques­tion, qui est « que veulent les grizz­lys, étant don­né que nous, les gar­diens de zoos, allons contrô­ler leurs vies pour tou­jours, et les gar­de­rons pour tou­jours dans des petites cages que nous qua­li­fie­rons d’habitat ? »

Repo­sons cette ques­tion, sin­cè­re­ment, cette fois : que veulent les grizz­lys ? Deman­dons-nous ensuite, que veulent les sau­mons ? Que veulent les chouettes tache­tées ? Que veulent les babouins hama­dryas ? Que veulent les séquoias ? Que veulent les châ­tai­gniers américains ?

Tout ceci nous mène à la ques­tion sui­vante : com­ment savoir ce qu’ils veulent ? Une fois que nous pose­rons ces ques­tions — que veulent-ils, et com­ment savoir ce qu’ils veulent ? — que nous les pose­rons hon­nê­te­ment, que nous les pose­rons sans pré­ju­gés, que nous les pose­rons non pas comme une excuse visant à les incar­cé­rer et à les exploi­ter, que nous les pose­rons non pas en tant que « sei­gneurs de la Terre » mais en tant que voi­sins, et amis, que nous les pose­rons res­pec­tueu­se­ment, que nous les pose­rons à nos anciens, à ceux qui vivent sur les ter­ri­toires que nous par­ta­geons depuis bien plus long­temps que nous, que nous les pose­rons non pas à pro­pos de quelques indi­vi­dus mais à pro­pos de familles, de clans, de com­mu­nau­tés, et de ter­roirs, que nous les pose­rons comme si leurs vies et les nôtres en dépen­daient (parce qu’elles en dépendent), nous nous ren­drons compte — bien­tôt — que tout ce que nous savons va chan­ger. Le vacarme de la chambre d’écho dimi­nue­ra, les hal­lu­ci­na­tions et les illu­sions de gran­deurs induites par la sépa­ra­tion s’estomperont. La soli­tude — dévas­ta­trice, rui­nant l’âme, et engour­dis­sant le cœur — se bri­se­ra, s’effondrera et sera empor­tée par une marée de nou­veaux voi­sins, pré­sents depuis le début, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus une peine, jusqu’à ne plus être ce pré­sent qui consume mais un sou­ve­nir d’un trau­ma­tisme pas­sé, jusqu’à deve­nir un conte à l’attention des géné­ra­tions futures, qui ne com­pren­dront pas com­ment qui­conque put un jour être insen­sé au point de ne pas par­ve­nir à écouter.

Der­rick Jensen


Tra­duc­tion : Emma­nuelle Dupier­ris & Nico­las Casaux

Édi­tion & Révi­sion : Hélé­na Delau­nay et Nico­las Casaux

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