Sacrifier le vivant : oui ; sacrifier le progrès technique : jamais ! (par Derrick Jensen)

Article ini­tia­le­ment publié en anglais, le 11 juin 2015, sur le site web de The Eco­lo­gist.


L’an der­nier, j’ai lu une tri­bune dans le New York Times inti­tu­lée « construire une arche pour le socio­pa­tho­cène ». Non, je mens. Elle était inti­tu­lée « construire une arche pour l’anthropocène ».

Mais pou­vez-vous ima­gi­ner le conte­nu de l’article s’il avait fidè­le­ment reflé­té le carac­tère socio­pathe du monde que nous avons créé ?

L’article com­men­çait ainsi :

« Nous entrons en trombe dans l’anthropocène, la sixième extinc­tion de masse de l’histoire de la pla­nète. Une récente étude publiée dans le jour­nal Science conclut que les espèces dis­pa­raissent actuel­le­ment à un taux d’extinction 1000 fois plus éle­vé que le taux naturel.

C’est un double coup dur pour les éco­sys­tèmes que nous avons bri­sés, une météo extrême à cause d’un cli­mat cham­bou­lé cause encore plus de dégâts. D’ici 2100, disent les scien­ti­fiques, un tiers, voire la moi­tié de toutes les espèces de la terre pour­rait avoir dis­pa­ru. En consé­quence, les efforts pour pro­té­ger les espèces s’intensifient à mesure que les gou­ver­ne­ments, les scien­ti­fiques et les orga­ni­sa­tions non lucra­tives tentent de construire une ver­sion moderne de l’arche de Noé.

La nou­velle arche ne pren­dra cer­tai­ne­ment pas la forme d’un grand bateau, ni d’un endroit mis de côté. À la place c’est un patch­work d’approches, com­pre­nant des migra­tions assis­tées, des banques de semences, de nou­velles réserves et des cor­ri­dors de dépla­ce­ment implan­tés où les espèces sont sus­cep­tibles de migrer à mesure de l’augmentation du niveau des mers, et de la dis­pa­ri­tion des sources de nourriture.

Ces ques­tions sont com­plexes. Quelles espèces sau­ver ? Les plus en dan­ger ? Les ani­maux cha­ris­ma­tiques, comme les lions, ou les ours, ou les élé­phants ? Les plus sus­cep­tibles de sur­vivre ? Celles qui ont le plus de valeur à nos yeux ? »

Trou­ver le temps de men­tion­ner la des­truc­tion de notre pla­nète, c’est déjà quelque chose…

L’article conti­nue en décri­vant quelques efforts qui sont, bien sûr, déses­pé­ré­ment impor­tants, ain­si que dif­fé­rentes manières de prendre ces déci­sions dif­fi­ciles pour les gens et les orga­ni­sa­tions concer­nés. Une par­tie de moi-même est heu­reuse de voir les médias capi­ta­listes grand public consa­crer un peu de leurs emplois du temps sur­char­gés pour men­tion­ner le meurtre de la planète.

Après tout, ces 1200 mots auraient pu être uti­li­sés pour cou­vrir d’autres sujets, comme les sou­ve­nirs colo­rés d’oursons en gui­mauve d’untel, ou une ana­lyse d’un autre de com­bien « Lady­fag est la rave du futur », ou l’information, extrê­me­ment impor­tante, de la chute, ce jour, du mar­ché des actions, due à la peur que l’économie ne croisse pas assez vite. Oui, il s’a­git bien d’ar­ticles du New York Times.

La pau­vre­té du dis­cours des médias grand public est telle qu’une dis­crète men­tion du plus grave pro­blème auquel le monde ait jamais été confron­té est suf­fi­sante pour nous rendre, eh bien, heu­reux n’est pas le bon mot… recon­nais­sants, peut-être, comme un chien affa­mé à qui l’on jette une minus­cule croûte de pain.

Comme on pou­vait s’y attendre, cepen­dant, ma réac­tion est miti­gée. La pre­mière chose qui me pose pro­blème, c’est qu’il s’a­git pré­ci­sé­ment de ce vers quoi cette culture se dirige depuis le tout début : elle a tou­jours vou­lu jouer à Dieu et déci­der qui vit et qui meurt. Il s’a­git d’un point cen­tral du supré­ma­cisme humain qui la carac­té­rise et qui sous-tend et motive sa des­truc­tion du monde naturel.

Com­ment savons-nous que nous sommes supé­rieurs ? Parce que nous sommes ceux qui décident. Nous sommes ceux qui font, contrai­re­ment à tous les autres, qui sont ceux qui subissent. Nous sommes sujets. Ils sont objets. Depuis le début, les membres de cette culture ont vou­lu être Dieu.

C’est-à-dire qu’ils vou­laient être le Dieu qu’ils avaient créé à leur propre image. C’est-à-dire le Dieu créé à l’i­mage de l’om­ni­po­tence et de l’om­ni­science qu’ils vou­laient pos­sé­der, et à l’i­mage de ce qu’ils étaient réel­le­ment : jaloux, mécon­tents, abu­sifs, vin­di­ca­tifs, patriarcaux.

Les supré­ma­cistes sont plus que ravis d’en­dos­ser le far­deau de l’homme civi­li­sé et de pré­tendre faire preuve de misé­ri­corde en déci­dant les­quels de leurs infé­rieurs exter­mi­ner, et les­quels sau­ver. Pour l’instant.

Ce qui n’est pas sur la sel­lette : notre consom­ma­tion superflue !

Mais il y a un pro­blème encore plus grave. Avez-vous remar­qué qui est sur la sel­lette, et ce qui ne s’y trouve pas ? L’a­vez-vous remar­qué ? On n’y trouve pas la moindre men­tion des tech­no­lo­gies, des luxes, des conforts et des fri­vo­li­tés de la culture dominante.

Certes, nous sommes cen­sés choi­sir entre le sau­ve­tage et l’ex­ter­mi­na­tion de la rous­sette de Nou­velle-Gui­née ou du rhi­no­cé­ros de Suma­tra, de l’i­gname sau­vage ou du dis­co­glosse d’Is­raël (avec, par défaut, l’ex­ter­mi­na­tion, bien sûr) ; et nous sommes cen­sés minu­tieu­se­ment pla­ni­fier la façon dont nous choi­sis­sons qui est exter­mi­né, et qui vit (au moins jus­qu’à demain, où nous savons tous qu’il y aura une nou­velle série d’ex­ter­mi­na­tions, accom­pa­gnée d’une nou­velle série de débla­té­ra­tions sur la dif­fi­cul­té de ces prises de déci­sions, et d’une nou­velle série de cœurs bri­sés ; et puis d’en­core une autre série, et d’une autre, jus­qu’à ce qu’il n’y ait plus rien, et plus personne).

Mais de la même manière qu’a­près Fuku­shi­ma un ministre japo­nais de l’éner­gie a décla­ré que l’éner­gie nucléaire devait conti­nuer à être pro­duite parce que per­sonne ne « pou­vait ima­gi­ner la vie sans élec­tri­ci­té », toute dis­cus­sion sur quelles tech­no­lo­gies devraient être gar­dées et les­quelles devraient être aban­don­nées est for­mel­le­ment rejetée.

Il n’est pas ques­tion d’ex­ter­mi­ner les iPads, les iPhones, les tech­no­lo­gies infor­ma­tiques, les toits rétrac­tables de stades, les insec­ti­cides, les OGM, Inter­net (que diable, la por­no­gra­phie sur Inter­net), les véhi­cules tout-ter­rain, les armes nucléaires, les drones pré­da­teurs, l’a­gri­cul­ture indus­trielle, l’élec­tri­ci­té indus­trielle, la pro­duc­tion indus­trielle, les béné­fices de l’im­pé­ria­lisme (humains, états-uniens, ou autre).

Nous n’en par­lons pas. Jamais. Pas une seule fois.

Pour­quoi ? Parce que nous sommes Dieu, et que Dieu ne renonce jamais au pou­voir. Parce que nous sommes omni­scients et omni­po­tents, et parce que nous nous trou­vons au som­met de la pyra­mide. Parce que We are the cham­pions [nous sommes les cham­pions, réfé­rence à la chan­son de Queen, NdT], et que nous pou­vons et allons faire tout ce que nous souhaitons.

Nous n’en par­lons pas parce qu’au­cun des béné­fices obte­nus grâce au déman­tè­le­ment de notre pla­nète ne doit être sérieu­se­ment remis en question.

Sau­ver des espèces ? Ou les tuer ?

Le dis­cours anti-impé­ria­liste four­nit un très bon exemple de ce manque de sérieuse remise en ques­tion. Bien sûr, les anti-impé­ria­listes pro­testent contre l’im­pé­ria­lisme — c’est ce que font les anti-impé­ria­listes — mais nombre d’entre eux ne semblent pas com­prendre qu’ il n’est pas pos­sible de béné­fi­cier des bien­faits de l’impérialisme sans impé­ria­lisme.

Ils vont alors pro­tes­ter contre l’im­pé­ria­lisme tout en fai­sant la pro­mo­tion, par exemple, des TGV ou des pan­neaux solaires à la mode. Mais vous ne pou­vez pas avoir de TGV et de pan­neaux solaires ten­dance sans extrac­tion minière, sans trans­ports et sans infra­struc­tures éner­gé­tiques, et vous ne pou­vez pas avoir ces infra­struc­tures sans armée ni police pour les contrôler.

Et en ce qui concerne la pla­nète, vous ne pou­vez pas avoir ces infra­struc­tures sans les dom­mages qu’elles et leurs acti­vi­tés connexes impliquent. Le fait que presque aucun de ces anti-impé­ria­listes ne remette en cause ces infra­struc­tures élé­men­taires signi­fie que la plu­part d’entre eux ne remettent pas vrai­ment en cause l’impérialisme.

Voi­là com­ment fonc­tionne cette Arche du Socio­pa­tho­cène : nous en tirons des béné­fices, et nous pré­ten­dons main­te­nant faire face à un ter­rible dilemme quant à laquelle de nos vic­times nous allons sau­ver (pour l’ins­tant). Mais ça n’est pas vrai­ment un dilemme. Ima­gi­nons que je m’ap­prête à soit vous tuer vous, soit votre meilleur ami. Et que, peu importe qui je tue, je prenne tout ce que vous pos­sé­dez tous les deux, tout ce qui vous est cher. Je gagne et vous per­dez tous les deux, y com­pris la vie pour l’un d’entre vous. Je choi­sis qui meurt. Ça n’est pas un dilemme pour moi. Pour que l’on puisse qua­li­fier cela de dilemme, il faut qu’il y ait pour moi aus­si quelque chose en jeu. Ça n’est pas un dilemme, c’est un meurtre dou­blé d’un vol.

Mais d’un point de vue supré­ma­ciste, je ne suis ni un meur­trier ni un voleur. Je suis un sau­veur. J’ai sau­vé l’un d’entre vous d’une mort cer­taine (d’une mort dont j’au­rais été res­pon­sable, mais quand même). D’ailleurs, être ce sau­veur est une nou­velle preuve de ma supé­rio­ri­té. Un être infé­rieur vous aurait peut-être tué tous les deux, incon­si­dé­ré­ment. Ne suis-je pas formidable ?

Parce que je suis si intel­li­gent, je peux inven­ter toutes sortes de cri­tères selon les­quels je déci­de­rais lequel d’entre vous je tue­rai. Et demain, je pren­drais une autre déci­sion basée sur cela, ou sur n’im­porte quel autre cri­tère de mon choix, et je tue­rai peut-être le sur­vi­vant d’au­jourd’­hui, ou votre deuxième meilleur ami. Le jour sui­vant, je pren­drais cette déci­sion à nou­veau, tou­jours à pro­pos de quel­qu’un que vous aimez.

Je trouve cela pro­fon­dé­ment trou­blant que cer­tains, ne serait-ce que quelques membres de cette culture, puissent tirer la moindre satis­fac­tion du fait d’a­voir choi­si qui va vivre et qui va mou­rir, tout en ne fai­sant rien pour stop­per la véri­table cause de ces meurtres. Un peu comme si un garde d’un camp de la mort nazi tirait quelque fier­té d’a­voir lais­sé Sophie choi­sir lequel de ses enfants il ne tue­rait pas (ce soir).

En fin de compte, ce choix est le nôtre.

Le meurtre de la pla­nète n’est pas une tra­gé­die impo­sée par le des­tin en rai­son de notre excès d’in­tel­li­gence, mais le résul­tat d’une série de choix sociaux extrê­me­ment mau­vais. Nous pou­vons choi­sir dif­fé­rem­ment. Mais nous ne le fai­sons pas. Et nous ne le ferons pas. Pas tant que les mêmes pré­misses indis­cu­tées dirigent cette culture.

Ne vous mépre­nez pas. Qui­conque œuvre à pro­té­ger les régions sau­vages ou les êtres sau­vages des griffes de cette culture omni­ci­daire est en ce sens un héros. Nous devons uti­li­ser tous les outils à notre dis­po­si­tion pour sau­ver qui et ce qui peut l’être, de cette culture.

Mais il est gro­tesque et bien trop atten­du qu’au­tant d’argent soit dis­po­nible pour détruire la forêt de Ton­gass, et toutes les autres, et qu’au­tant d’argent soit dis­po­nible pour la construc­tion de diverses armes de des­truc­tion mas­sive (comme les bombes à frag­men­ta­tion, les bar­rages, ou les cor­po­ra­tions), tan­dis que, d’une façon ou d’une autre, lors­qu’il s’a­git de sau­ver les endroits sau­vages et les êtres sau­vages, nous ayons à comp­ter les cen­times et à ‘prendre des déci­sions dif­fi­ciles’.

De plus, je dois dire que toute cette méta­phore de l’arche est inexacte. Dans l’his­toire ori­gi­nelle, Dieu sauve deux repré­sen­tants de chaque espèce (tan­dis qu’à l’ins­tar des humains qui l’ont créé, il détruit la pla­nète). Ici, les humains modernes se rendent là où même Dieu ne s’est pas aven­tu­ré, et ne sauvent expli­ci­te­ment pas toutes les espèces, mais à la place, décident quelles espèces sau­ver, et quelles espèces sacrifier.

Bien évi­dem­ment, pour les supré­ma­cistes humains c’est à la fois plai­sant et flat­teur : ils prennent des déci­sions sur des ques­tions que même Dieu a repous­sées. Plu­tôt cool, non ?

La civi­li­sa­tion est le pro­blème, et l’a tou­jours été.

Il y a, cepen­dant, un pro­blème encore plus impor­tant que tout cela : le fait que cette culture détruise sys­té­ma­ti­que­ment et phy­si­que­ment la pla­nète. Le for­mi­dable et néces­saire ouvrage accom­pli par chaque acti­viste fai­sant tout son pos­sible pour pro­té­ger tel ou tel ter­ri­toire ne signi­fie­ra rien aus­si long­temps que cette culture perdurera.

Et tout ce tra­vail, impor­tant, consis­tant à créer des gra­phiques déci­sion­nels per­met­tant de juger qui mérite d’être sau­vé, et qui va être aban­don­né, ne signi­fie rien lors­qu’on échoue com­plè­te­ment à s’at­ta­quer aux causes ori­gi­nelles des meurtres. Le meurtre de la pla­nète ne pren­dra fin qu’a­vec l’ef­fon­dre­ment de la civi­li­sa­tion.

Ima­gi­nez qu’un gang de socio­pathes meur­triers, sadiques, vicieux et déments ait pris le contrôle de votre mai­son, et retienne cap­tifs tous ceux que vous aimez. Ils enlèvent sys­té­ma­ti­que­ment ceux que vous aimez pour les tor­tu­rer à mort. Que faites-vous ? Des gra­phiques déci­sion­nels pour vous aider à prendre des ‘déci­sions dif­fi­ciles’ sur lequel de vos proches leur livrer ensuite ? Peut-être. Cela dit, je me concen­tre­rais plu­tôt sur com­ment arrê­ter ces sata­nés assas­sins, com­ment les mettre hors d’é­tat de nuire.

Du point de vue des supré­ma­cistes humains, cepen­dant, il est plus facile, plus plai­sant, et cela ren­force cer­tai­ne­ment l’i­den­ti­té sup­po­sé­ment supé­rieure de l’in­di­vi­du, de prendre ‘à contre­cœur’ des ‘déci­sions dif­fi­ciles’ quant à qui sera conduit à l’ex­tinc­tion. Du moment que l’on ne remet jamais, jamais, jamais en ques­tion le supré­ma­cisme et la culture qui les conduisent à l’ex­tinc­tion. Et que l’on n’ou­blie jamais de s’ac­com­mo­der de ce que Lewis Mum­ford appelle le « somp­tueux pot-de-vin » : les com­mo­di­tés et les luxes dont nous béné­fi­cions en échange de notre absence d’op­po­si­tion à ce sys­tème abu­sif. Nous savons de quel côté notre pain est beurré.

Au-delà de la rhé­to­rique, cette tri­bune m’a bri­sé le cœur, non seule­ment parce que le meurtre de la pla­nète me brise le cœur, et non seule­ment parce qu’elle dis­cu­tait des créa­tures à sacri­fier sans men­tion­ner les tech­no­lo­gies dont nous ferions mieux de nous débar­ras­ser, et non seule­ment parce qu’ils ont bien sûr éta­bli des listes des espèces qui nous sont les plus utiles. Mais parce que, tota­le­ment absent de leurs cri­tères de sau­ve­tages des espèces, était celui de quelles espèces servent au mieux la vie sur Terre (et, bien sûr, éga­le­ment tota­le­ment absente, toute dis­cus­sion sur quelles tech­no­lo­gies servent la vie, et quelles tech­no­lo­gies lui sont néfastes). Et plus encore parce qu’elle igno­rait com­plè­te­ment ce qui, par bien des aspects, est la seule chose qui compte : arrê­ter le massacre.

En véri­té, ces autres êtres n’au­raient pas à être sau­vés si la civi­li­sa­tion n’é­tait pas en train de les tuer. En véri­té, ils ne peuvent être sau­vés tant que la civi­li­sa­tion conti­nue de détruire la pla­nète. Et en véri­té, il y a, dans cette culture, cer­tains sujets qui ne doivent jamais être dis­cu­tés, cer­taines per­cep­tions de soi, et cer­taines pré­ro­ga­tives qui ne sont jamais négociables.

Nous pré­fé­rons nous dire adieu à nous-mêmes et à la pla­nète entière plu­tôt que de regar­der hon­nê­te­ment ce que nous avons fait, ce que nous fai­sons, et ce que nous allons conti­nuer à faire aus­si long­temps que per­dure cet état d’es­prit suprémaciste.

Ils n’ont pas besoin d’arches — ils ont besoin d’une pla­nète vivante !

Un autre pro­blème majeur avec l’i­dée d’une Arche pour le Socio­pa­tho­cène c’est qu’elle se base sur — et fait la pro­mo­tion de — cette pers­pec­tive inexacte et nui­sible du monde natu­rel selon laquelle vous pou­vez extir­per une créa­ture de son habi­tat et tou­jours avoir la créa­ture com­plète, selon laquelle un chien de prai­rie n’est qu’un bloc d’ADN dans un sac de four­rure et de peau, selon laquelle il ne fait pas par­tie du corps plus large de la prairie.

Cette culture semble croire — de manière abso­lu­ment anthro­po­mor­phique — que le monde res­semble à une machine, ou à un fau­teuil. Une sorte d’ar­te­fact humain. Une chose où le tout n’est pas plus que la somme des par­ties. Vous pou­vez démon­ter un fau­teuil et échan­ger cer­taines pièces, puis remon­ter le fau­teuil, et vous aurez tou­jours un fau­teuil (sauf que cette culture vole­rait quelques vis, deux pieds, et le siège, puis se deman­de­rait pour­quoi per­sonne ne peut s’y asseoir).

Mais la vie ne fonc­tionne pas ain­si, que l’on parle d’un corps humain, du corps d’une rivière ou d’une prai­rie. Le tout est plus que la somme des par­ties. Et si vous n’y croyez pas, deman­dez à un chi­rur­gien de vous démon­ter entiè­re­ment, puis de vous remon­ter. Appe­lez-moi ensuite. Ma planche de Oui­ja sera sur vibreur.

Vous ne pou­vez pas extir­per un car­ca­jou de son habi­tat et tou­jours avoir affaire à un car­ca­jou. Vous aurez quelque chose qui res­semble et sent comme un car­ca­jou. Mais le car­ca­jou est aus­si l’o­deur qu’il flaire dans la brise et le sol sous ses pattes. Sans des condi­tions cli­ma­tiques spé­ci­fiques, et tout ce qui fait l’en­droit où il vit, il ne serait pas deve­nu l’être qu’il est.

Oui, le bour­don de Frank­lin doit être sau­vé, tout comme l’Hi­ro­la (Dama­lisque de Hun­ter), le baha­ba chi­nois et l’A­zu­ri­na eupalama.

Mais ils n’ont pas besoin d’arches. Ils ont besoin d’une pla­nète vivante. Ce qui doit vrai­ment être pro­té­gé, ce sont les corps plus larges qui sont leurs mai­sons, les océans, les forêts, les rivières, les lacs, l’en­semble de ces com­mu­nau­tés étendues.

Der­rick Jensen


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Révi­sion & Édi­tion : Hélé­na Delaunay

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