Rester sain dans une culture suicidaire (par Dahr Jamail)

Article original publié en anglais sur le site de Truth-Out le 3 juin 2014. Dahr Jamail est un journaliste indépendant qui couvre les événements du Moyen Orient depuis plus de cinq ans, et qui a passé un certain temps en Irak. Il écrit actuellement pour des rares journaux encore indépendants ce qui lui a valu de nombreuses distinctions, dont le prix de journalisme Martha Gelhorn en 2008, la bourse décernée par la Fondation Lannan (Lannan Foundation Writing Residency Fellowship), le Prix de journalisme pour la justice sociale James Aronson, le Prix au courage civique Joe A. Callaway et quatre prix Projet censuré. Il est l’auteur de Beyond the Green Zone : Dispatches from an Independent Journalist in Occupied Iraq, et Military Resisters : Soldiers Who Refuse to Fight in Iraq and Afghanistan.

C’était en février 2005, et après plu­sieurs mois au front en Irak, je reve­nais aux USA comme une bombe humaine de rage, ma colère s’aggravant un peu plus chaque jour.

Mar­cher à tra­vers les morgues de Bag­dad a impri­mé dans mon esprit des scènes dont je me sou­viens encore. Je peux encore sen­tir l’odeur des corps en décom­po­si­tion tan­dis que j’écris ceci, près d’une décen­nie plus tard. Avoir vu de jeunes enfants ira­kiens se vider de leur sang sur des tables d’opération, après que des sni­pers US leur aient tiré des­sus, m’a mar­qué tout aus­si profondément.

Ma rage envers les res­pon­sables de l’administration Bush s’est éten­due jusqu’à englo­ber tous les mili­taires et tous ceux qui sou­te­naient l’atrocité en cours qu’était l’occupation US de l’Irak. Ma solu­tion était de les ima­gi­ner tous pen­dus aux lam­pa­daires les plus proches.

Consu­mé par le trouble de stress post-trau­ma­tique, j’étais émo­tion­nel­le­ment inca­pable de dépas­ser ma rage et ma tor­peur. Je me rac­cro­chais pré­cai­re­ment à ma pré­somp­tueuse colère lorsque j’écrivais, parce qu’il s’agissait du bou­chon de la bou­teille de ma peine infi­nie, liée à tout ce dont j’avais été témoin. L’ouvrir c’était cou­rir le risque de m’engouffrer dans un déses­poir noir, qui m’aurait enva­hi depuis long­temps, si ce n’était pour le bou­chon, du moins, c’est ce que je pensais.

Ma chère amie, poète et écri­vaine, Ani­ta Bar­rows, tra­dui­sait la poé­sie de Rilke avec une femme du nom de Joan­na Macy, que j’avais déjà ren­con­trée, briè­ve­ment. Ani­ta, qui est aus­si psy­cho­logue, m’avait jeté un regard rapide, et m’avait tout de suite fait savoir que Joan­na vou­lait prendre un thé avec moi.

Peu de temps après, je me suis donc ren­du à la mai­son de Joan­na, à Ber­ke­ley, en condui­sant à tra­vers un matin bru­meux, incons­cient de l’ampleur de l’aide dont j’avais besoin à l’époque. Je ne me sou­viens que du brouillard, et d’aucun arbre.

Je savais que Joan­na était une éco­phi­lo­sophe, une spé­cia­liste du boud­dhisme, de la théo­rie des sys­tèmes géné­raux et de l’écologie pro­fonde. Je savais qu’elle et son mari Fran étaient des acti­vistes anti­nu­cléaires depuis bien avant ma nais­sance, et qu’elle orga­ni­sait des ate­liers pour les artistes, les écri­vains et les acti­vistes, inti­tu­lés « Le tra­vail qui relie » (Work That Recon­nects), et dont Ani­ta m’avait dit beau­coup de bien.

Au-delà de ça, je n’avais aucune idée de ce dans quoi je me lançais.

Joan­na m’a invi­té à entrer, nous sommes alors mon­tés dans sa cui­sine, où elle a pré­pa­ré le thé.

Après avoir tran­quille­ment rem­pli nos tasses, elle m’a regar­dé droit dans les yeux et m’a dit, dou­ce­ment, « vous en avez tant vu ». Comme mon propre cha­grin com­men­çait à se voir,  mes yeux s’emplirent immé­dia­te­ment de larmes, et les siens également.

Ain­si a com­men­cé mon appren­tis­sage de ce que nous, qui sommes en pre­mière ligne des atro­ci­tés com­mises contre la pla­nète, et qui vivons au sein de ce qu’elle appelle « la socié­té de crois­sance indus­trielle », devons faire, si nous vou­lons tenir le coup, à l’intérieur comme à l’extérieur, tan­dis que le futur se pré­ci­pite vers nous à une vitesse croissante.

La mor­ta­li­té du moment

« Cela se passe réel­le­ment. Rien ne peut l’arrêter ». Ce sont les mots de Tho­mas P. Wag­ner, qui dirige les pro­grammes de la NASA sur la glace polaire, et qui a diri­gé une des recherches d’un rap­port récent qui expo­sait l’effondrement mas­sif en cours de la cou­ver­ture gla­ciaire dans l’Antarctique occi­den­tal, qui fera mon­ter le niveau moyen des océans d’au moins 3 mètres.

De telles infor­ma­tions nous par­viennent quo­ti­dien­ne­ment, jaillis­sant de la lance à incen­die de l’actualité des des­truc­tions qu’entraîne la socié­té de crois­sance indus­trielle. Une quan­ti­té d’informations bou­le­ver­santes. En tant qu’alpiniste, à chaque fois que j’apprends l’effondrement d’un nou­veau sys­tème gla­ciaire, ou la mise à nu d’un pic magni­fique, autre­fois cou­vert de glace et de neige, c’est comme un coup de poing dans l’estomac. Comme si j’avais per­du un proche, ou un bon ami. Encore.

Macy, pen­dant l’interview que j’ai faite avec elle pour cet article, insis­tait sur les consé­quences de ne pas nous auto­ri­ser à accé­der aux sen­ti­ments sus­ci­tés par ce dont nous sommes témoins.

« Refu­ser de res­sen­tir la dou­leur, et deve­nir inca­pable de res­sen­tir la souf­france, ce qui est d’ailleurs la signi­fi­ca­tion raci­naire de l’apathie, le refus de la souf­france, nous rend stu­pide, et à moi­tié vivant, dit-elle, cela nous rend aveugle à ce qui est réel­le­ment là, dehors. Nous avons le sen­ti­ment que quelque chose ne va pas, et nous trou­vons alors une autre cible sur laquelle pro­je­ter notre anxié­té, la pre­mière chose qui passe, que ce soit les musul­mans, les gays, les juifs, ou les trans­sexuels, ou Edward Snow­den, qui est main­te­nant accu­sé d’être un espion russe, et der­rière le conflit en Ukraine. Vous voyez à quel point nous pou­vons être stu­pides ? » dit-elle en riant.

Après une pause, elle ajou­ta « plus nous nous rap­pro­chons de minuit, plus nous per­dons en capa­ci­tés intel­lec­tuelles. Donc, ne pas res­sen­tir la souf­france est lourd de consé­quences ».

En tant que pro­fes­seure prin­ci­pale du Tra­vail qui Relie, Macy a créé ce que l’on appelle une « struc­ture théo­rique inno­va­trice pour le chan­ge­ment social et per­son­nel », ain­si qu’une puis­sante métho­do­lo­gie d’atelier pour son appli­ca­tion, dont je peux per­son­nel­le­ment attester.

Six mois après avoir pris le thé avec Macy, je me suis retrou­vé avec elle et une petite dou­zaine d’autres, dans la forêt de séquoias de la côte cali­for­nienne, où pen­dant 10 jours nous nous sommes pro­fon­dé­ment plon­gés dans la vio­lence que subit la pla­nète, ce que cela signi­fiait pour les humains et les autres espèces, et sur la gra­vi­té réelle de la situa­tion. (Aujourd’hui, des années après, c’est, bien évi­dem­ment, encore pire).

Je me suis auto­ri­sé à plon­ger dans mon cha­grin, lié à tout ce dont j’avais été témoin en Irak — des jeunes éco­liers qui se fai­saient tirer des­sus par des sol­dats US, des tentes de réfu­giés rem­plies de veuves pleu­rant leurs maris dis­pa­rus, moi-même, en train de me faire tirer des­sus par les troupes US, des bombes qui explo­saient dans des voi­tures à proxi­mi­té, et les car­nages qui s’ensuivaient. J’ai com­men­cé à pleu­rer, et n’ai pas pu arrê­ter pen­dant deux jours.

Durant l’une de ses dis­cus­sions, Macy expli­qua que, « la chose la plus radi­cale que nous pou­vons faire, actuel­le­ment, c’est être entiè­re­ment pré­sent à ce qui se passe dans le monde ».

Pour moi, le prix de l’admission dans ce pré­sent, c’était de lais­ser mon cœur se bri­ser. Mais j’ai ensuite vu com­ment le déses­poir se trans­forme, face à des crises sociales et éco­lo­giques bou­le­ver­santes, en une vision de clar­té, puis en action construc­tive et collaborative.

« Cela nous apporte une nou­velle manière de voir le monde, comme notre corps éten­du, nous libé­rant des pré­ju­gés et des atti­tudes qui menacent actuel­le­ment la conti­nui­té de la vie sur Terre », explique Macy, en par­lant de cette expérience.

Son cor­pus de tra­vail, l’œuvre d’une vie, englobe les pro­blèmes psy­cho­lo­giques et spi­ri­tuels de la vie dans un âge nucléaire, et est ancré dans un appro­fon­dis­se­ment de la conscience éco­lo­gique, de plus en plus poi­gnante, à mesure que la socié­té de crois­sance indus­trielle du capi­ta­lisme cor­po­ra­tiste d’aujourd’hui, intrin­sè­que­ment malé­fique, conti­nue sur sa tra­jec­toire d’annihilation.

Un atelier avec Joanna Macy
Un ate­lier avec Joan­na Macy

« Je consi­dère que le che­min sur lequel nous nous trou­vons est cer­né d’un fos­sé de chaque côté » conti­nue-t-elle. « Nous devons nous rac­cro­cher les uns aux autres, pour ne pas tom­ber dans le fos­sé de droite ou de gauche, qui sont d’un côté la panique et l’hystérie, et de l’autre côté la para­ly­sie et le repli sur soi. C’est ce que nous obser­vons aux USA, de toute évi­dence. Il y a de plus en plus d’hystérie sociale, lar­ge­ment encou­ra­gée par les médias cor­po­ra­tistes, la recherche de cou­pables, de boucs émis­saires, la panique. Les tue­ries de masse d’un côté, et une emprise de sur­veillance qua­si mor­telle de l’autre côté, et vous gar­dez alors vos yeux rivés sur une vie réduite à la pres­sion du moment, et à ce que vous devez faire pour mettre de la nour­ri­ture sur la table ».

Macy pense que ceux qui « sont tou­jours sur la voie, et ne sont pas dans un des fos­sés » observent avec clar­té que « c’en est fini de notre mode de vie », parce que le prix à payer, ou que l’on extirpe de la pla­nète, est trop élevé.

Elle consi­dère tous les gens, par­ti­cu­liè­re­ment les jeunes, qui émergent et forment un mou­ve­ment de résis­tance crois­sant contre les sables bitu­mi­neux et le fra­cking (frac­tu­ra­tion), comme la preuve d’une « accep­ta­tion consciente de la mor­ta­li­té du moment, du fait que notre fenêtre d’action rétré­cit, et que nous sommes peut-être déjà dans l’emballement cli­ma­tique, mais que nous fai­sons quand même ce que nous pou­vons ».

De la patho­lo­gie per­son­nelle à la non-séparation

La sombre période spi­ri­tuelle de Joan­na Macy, elle-même, a eu lieu alors qu’elle était impli­quée dans un pro­cès contre une com­pa­gnie éner­gé­tique de Vir­gi­nie qu’elle essayait d’empêcher de sto­cker des barres de com­bus­tible nucléaire irra­dié trop proches les unes des autres. Les actions de la com­pa­gnie étaient illé­gales, en plus du fait que de telles actions auraient très bien pu faire atteindre le degré de cri­ti­ci­té à la cen­trale nucléaire.

« Mon tra­vail était de col­lec­ter des don­nées de sta­tis­tiques sur la san­té », explique-t-elle. « Et même lorsqu’il n’y avait pas d’accident [nucléaire], les infor­ma­tions que je col­lec­tais étaient hor­ri­fiantes, parce qu’elles mon­traient que plus on se rap­pro­chait géo­gra­phi­que­ment des ins­tal­la­tions nucléaires, plus  les inci­dences de fausse couche, de sté­ri­li­té, de mor­ta­li­té infan­tile, et de défor­ma­tion aug­men­taient ».

Satis­faite d’avoir trou­vé la preuve scien­ti­fique, elle pen­sait réel­le­ment, comme tant de jour­na­listes qui dénichent une his­toire impor­tante, que lorsque les gens seraient au cou­rant de l’information, ils se réveille­raient et, comme elle dit, « met­traient un terme à cette dan­ge­reuse folie ».

C’est pour­quoi elle fut en pre­mière ligne pour consta­ter le fait que la plu­part des gens semblent sim­ple­ment ne pas vou­loir être au cou­rant de la dure réa­li­té, même si cela signi­fie que leur igno­rance volon­taire les met en dan­ger eux et leurs familles.

« Ce fut un tour­nant déci­sif dans ma vie, et ce fut le début du Tra­vail qui Relie », explique-t-elle.

Elle com­men­ça alors à conduire des expé­riences qui per­met­traient aux gens d’af­fron­ter la véri­té de ce qui se passe dans le monde, et décou­vrit, à la place, « que ce n’était pas que nous nous en fichions, ou que nous ne savions pas, mais que nous étions effrayés de nous retrou­ver coin­cés dans le déses­poir, pour tou­jours, et immo­bi­li­sés ».

Elle explique le pro­ces­sus de for­ma­tion du Tra­vail qui englobe main­te­nant le monde :

« Ce qui ronge la plu­part des gens, c’est le désir d’exprimer la véri­té de leur propre expé­rience. D’ex­pri­mer ce qu’ils savent, et res­sentent, et voient, de ce qui arrive dans le monde. Ils se retrouvent alors nez-à-nez avec les sen­ti­ments qu’ils redou­taient, ces sen­ti­ments ne durent pas et se muent alors en un sou­la­ge­ment et en une sen­sa­tion eupho­rique de soli­da­ri­té avec les autres, et les gens sortent enfin de leur iso­le­ment auto-impo­sé, pour entrer dans une col­la­bo­ra­tion éner­gi­sante ».

Ce mes­sage était et est, en réa­li­té, sub­ver­sif vis-à-vis du mes­sage qui pré­vaut dans la culture domi­nante, qui inculque à la plu­part de gens que le cha­grin, l’outrage et la tris­tesse pro­fonde que nous res­sen­tons vis-à-vis du monde, indiquent qu’il y a quelque chose qui cloche chez nous. Nos sen­ti­ments sin­cères, et les réponses natu­relles et humaines sont alors consi­dé­rées comme des pathologies.

« L’hyper indi­vi­dua­lisme de notre culture a entraî­né la construc­tion d’une nation de gens obéis­sants et iso­lés », explique Macy. « Et ils retournent contre eux-mêmes leurs propres cha­grins vis-à-vis du monde, ils essaient de se répa­rer eux-mêmes, de construire une iden­ti­té sur la base du « moi » consom­ma­teur ».

Dans un de ses livres, Macy traite pré­ci­sé­ment de la façon dont la culture capi­ta­liste consu­mé­riste dans laquelle nous vivons pro­page le mes­sage selon lequel tout va bien : « bien qu’il y ait des indices d’une apo­ca­lypse, la transe états-unienne cherche à décou­ra­ger nos sen­ti­ments de déses­poir, et s’ils per­sistent, à les réduire à des patho­lo­gies per­son­nelles. Bien que nous res­pec­tions peut-être nos propres inter­pré­ta­tions cog­ni­tives des signes, l’illusion dont nous sommes pri­son­niers nous pousse sou­vent à ima­gi­ner que c’est nous, et pas la socié­té, qui sommes en train de deve­nir fous ».

Joan­na Macy pense que le « tra­vail sur le déses­poir » n’implique rien de plus mys­té­rieux que de dire la véri­té sur ce que nous voyons, savons et res­sen­tons, par rap­port à ce qui se passe dans le monde ; ce sont des choses qui devraient être aus­si simples que de dire l’heure à quelqu’un, « s’il n’y avait pas toutes ces choses qui nous isolent les uns des autres, et nous intoxiquent avec le doute de nous-mêmes ».

« Lorsque les médias contrô­lés par les cor­po­ra­tions main­tiennent le public dans l’i­gno­rance, et que les tenants du pou­voir mani­pulent les évé­ne­ments afin de créer un cli­mat de peur et d’obéissance, dire la véri­té est une bouf­fée d’oxygène », a‑t-elle écrit.

2012_shemper_joannamacy_tara4
Joan­na Macy

D’ailleurs, elle pense qu’il n’est pas dans l’intérêt des cor­po­ra­tions mul­ti­na­tio­nales, ou des gou­ver­ne­ments et des médias qui les servent, « que nous nous arrê­tions et pre­nions conscience de notre pro­fonde angoisse vis-à-vis des choses telles qu’elles sont ».

Macy conti­nue en expli­quant ce dont traite véri­ta­ble­ment son tra­vail, qui est, en essence, le cœur de la condi­tion humaine.

« Nous souf­frons tous dans l’attente d’un retour à une iden­ti­té et à une appar­te­nance plus large, et l’écologie pro­fonde en tant que mou­ve­ment est très utile en cela, tout comme l’écopsychologie. Les pra­tiques du ‘Tra­vail qui Relie’ valident entiè­re­ment notre véri­table aspi­ra­tion. Et ça n’est pas d’être léthar­giques et sépa­rés, mais d’être ensemble, même dans la dou­leur. Dou­leur qui se trans­forme ensuite en une pas­sion pour la vie, et en une effer­ves­cence de com­pas­sion. Il s’agit de la libé­ra­tion de cette cel­lule de pri­son qu’est l’ego sépa­ré, l’ego du cow-boy soli­taire ».

Macy ne pense pas que s’engager dans un tra­vail visant à l’amélioration de la condi­tion pla­né­taire implique d’importants sacri­fices, mais au contraire que c’est ce à quoi nous aspi­rons le plus.

« C’est une aspi­ra­tion pour un retour au sacré de notre appar­te­nance au corps vivant de la Terre, et à la joie de la ser­vir à chaque pas », explique-t-elle. « Ça a peut-être l’air simple comme ça, mais nous ne pou­vons pas y arri­ver seuls. Ne serait-ce qu’entendre les nou­velles de ce qui se passe chaque jour sur la pla­nète, je ne peux pas et ne suis pas cen­sée sup­por­ter tout cela seule. Rien que le fait de regar­der cela en face requiert que nous fas­sions appel les uns aux autres, que nous nous pre­nions le bras, afin que je vous dise ce que je res­sens, et que vous écou­tiez. Les étapes que nous devons suivre nous apportent le sou­la­ge­ment et la récom­pense qui accom­pagnent le cœur de tout cet ouvrage, à savoir notre nature col­lec­tive, notre non-sépa­ra­tion, parce que c’est la seule chose qui puisse nous sau­ver ».

La perte de la certitude

Joan­na Macy a été active dans plu­sieurs mou­ve­ments sociaux impor­tants tout au long de son exis­tence, mais c’est son impli­ca­tion dans le mou­ve­ment anti­nu­cléaire des années 70 qui lui a fait prendre conscience du degré de dan­ger, comme elle le décrit, « qui semble vrai­ment sui­ci­daire pour notre culture, et éco­ci­daire pour la pla­nète ».

Obser­ver la géné­ra­tion de maté­riaux radio­ac­tifs, à haute vitesse et à volume impor­tant, et la pro­duc­tion crois­sante d’énergie nucléaire et d’armes nucléaires « m’a vrai­ment bou­le­ver­sée », explique-t-elle, parce qu’elle a vu « que nous mena­cions vrai­ment la base de toute forme de vie com­plexe » en « géné­rant des maté­riaux qui dure­ront lit­té­ra­le­ment pour tou­jours, sans réa­li­ser les mala­dies et les muta­tions géné­tiques qui s’ensuivront inévi­ta­ble­ment ».

A par­tir de ce moment-là, elle a eu le sen­ti­ment que nous vivions en sur­sis, et que le pré­sent était main­te­nant simul­ta­né­ment « un moment effrayant et un moment abso­lu­ment néces­saire pour que nous pre­nions conscience de cer­taines réa­li­tés ».

Par cer­taines réa­li­tés elle n’entend pas sim­ple­ment les dom­mages colos­saux et irres­pon­sables que les humains causent, « mais cer­taines réa­li­tés qui sont équi­va­lentes aux véri­tés spi­ri­tuelles des grandes reli­gions et tra­di­tions indi­gènes… selon les­quelles notre terre est en vie. Qu’elle est un être sacré dont nous sommes des par­ties vivantes. Que nous appar­te­nons à la terre, et que nous nous appar­te­nons les uns les autres, et une fois que l’on com­prend ça, et tout le monde est capable de le com­prendre, parce qu’il s’agit de notre véri­table nature, nous pou­vons alors tour­ner le dos à notre stu­pi­di­té ».

Néan­moins, elle conti­nue à pen­ser qu’il fau­dra un évé­ne­ment ren­ver­sant pour nous libé­rer nous, dans le monde occi­den­tal, de notre culture de la consom­ma­tion et de notre « obéis­sance envers l’industrie, le gou­ver­ne­ment et les médias, et par­ti­cu­liè­re­ment envers le pou­voir de l’argent, qui a res­ser­ré son étreinte cor­po­ra­tiste sur le gou­ver­ne­ment, l’armée et les médias ».

Macy pense que la crise en cours de per­tur­ba­tion anthro­pique du cli­mat (PAC), qui s’intensifie de jour en jour, offre main­te­nant la pos­si­bi­li­té de sor­tir de la tor­peur de notre amné­sie cultu­relle, et de ce qu’elle décrit comme « l’illusion de ce que nous sommes d’une cer­taine façon sépa­rés de la pla­nète et que nous pou­vons pol­luer et extraire et détruire et conta­mi­ner. Lorsque l’on fait ce saut men­tal, qui n’est pas très grand, il y a tout un fris­son de gloire qui enva­hit notre psy­ché, et les rela­tions sur les­quelles se base notre culture ».

Macy est très pré­oc­cu­pée, et très triste, par rap­port à ce que ses petits-enfants, qui entrent à peine dans l’adolescence, vont devoir affron­ter dans les années à venir, à mesure des pro­grès de la PAC.

« Bien sûr, la tris­tesse liée au fait que je n’ai pas réus­si à la stop­per, est au-delà des mots », explique-t-elle, en se met­tant à pleu­rer. « C’est une tris­tesse qui ne doit pas être expri­mée, en un sens, parce qu’en ce moment je tra­vaille sur un cha­pitre d’un livre sur le tra­vail avec la  jeu­nesse et les enfants, et sur com­ment abor­der le sujet avec eux. Mais c’est le plus grand défi. Car ils sont occu­pés en per­ma­nence, col­lés à leurs appli­ca­tions élec­tro­niques, toute cette culture est… vous ne pou­vez vivre dans cette culture sans être à moi­tié hyp­no­ti­sé ».

Notre situa­tion semble si sou­vent déses­pé­rée. Tant de choses sont hors de contrôle, et la patho­lo­gie nous entoure. Au moins un états-unien sur cinq prend des psy­cho­tropes, et le nombre d’enfants à qui l’on pres­crit des psy­cho­tropes des­ti­nés aux adultes explose.

Du point de vue des ensei­gne­ments de Joan­na Macy, il semble dif­fi­cile de pré­tendre qu’il ne s’agisse pas, au moins en par­tie, d’un déni actif de ce qui se passe dans le monde, et de ce que cela implique comme charge émo­tion­nelle, spi­ri­tuelle et psy­cho­lo­gique, pour les adultes comme pour les enfants.

Ces ten­dances inquié­tantes, qui empirent, sont des choses aux­quelles elle prête beau­coup d’attention. Comme elle l’a écrit dans « World as Lover, World as Self » (en fran­ça­çs : Le monde en tant qu’a­mant, le monde en tant que soi), « la perte de la cer­ti­tude selon laquelle il y aura un futur, est, je pense, la réa­li­té psy­cho­lo­gique déci­sive de notre temps ».

Le fil du rasoir

Joan­na Macy, qui est aus­si l’auteure de 12 livres, est connue pour avoir inven­té l’expression « The Great Unra­ve­ling » (la grande déli­ques­cence), qui fait réfé­rence à l’effondrement des sys­tèmes (à la fois natu­rels et de concep­tion humaine) sous le poids de la dégé­né­res­cence de la socié­té de crois­sance indus­trielle qui consume lit­té­ra­le­ment la pla­nète. Elle est encore plus connue pour « The Great Tur­ning » (Le grand tour­nant), qui, selon elle, désigne ce qui se passe en même temps que la grande déliquescence.

« Le grand tour­nant est un nom pour dési­gner l’aventure essen­tielle de notre temps », explique Macy. « La tran­si­tion de la socié­té de crois­sance indus­trielle vers une civi­li­sa­tion pré­ser­vant la vie. Les crises éco­lo­giques et sociales aux­quelles nous fai­sons face sont le fait d’un sys­tème éco­no­mique dépen­dant d’une crois­sance per­pé­tuelle. Cette poli­tique éco­no­mique auto­des­truc­trice défi­nit ses objec­tifs et mesure ses per­for­mances en termes de pro­fits cor­po­ra­tistes crois­sants. En d’autres termes, à tra­vers la vitesse à laquelle des maté­riaux peuvent être extraits de la terre et trans­for­més en pro­duits de consom­ma­tion, en armes et en déchets ».

Elle pense qu’une révo­lu­tion est déjà bien com­men­cée, parce que des gens réa­lisent que nos besoins peuvent être satis­faits sans détruire le monde.

« Nous avons la connais­sance tech­nique, les moyens de com­mu­ni­ca­tion et les res­sources maté­rielles pour faire pous­ser suf­fi­sam­ment de nour­ri­ture, pour garan­tir un air et une eau propres, et répondre aux besoins éner­gé­tiques ration­nels », explique-t-elle. « Les géné­ra­tions futures, si leur monde est habi­table, s’inspireront de cette époque de tran­si­tion vers des socié­tés pré­ser­vant la vie ».

Comme dans le boud­dhisme, qui exhorte ses adeptes à suivre « la voie du milieu », à laquelle Macy fai­sait réfé­rence pré­cé­dem­ment, son Tra­vail qui Relie exhorte les gens à vivre en pleine conscience à la fois de la grande déli­ques­cence et du grand tournant.

« Ne pas fer­mer les yeux, mais obser­ver aus­si clai­re­ment que pos­sible la déli­ques­cence des sys­tèmes éco­lo­giques, bio­lo­giques et cultu­rels de notre pla­nète, et de nos esprits », explique-t-elle. « La pers­pec­tive crois­sante de la perte de toute forme de vie com­plexe, et en même temps le grand tour­nant vers des socié­tés pré­ser­vant la vie, en y par­ti­ci­pant ».

Dahr Jamail
Dahr Jamail

L’humanité n’a jamais, à tra­vers toute son his­toire, connu une telle conver­gence de crises : l’emballement de la PAC, la crise chro­nique de l’économie mon­diale, l’intensification de la mili­ta­ri­sa­tion et de la sur­veillance, et une pénu­rie de nour­ri­ture et d’eau crois­sante à mesure que la popu­la­tion mon­diale conti­nue à croître.

Bien qu’un grand pour­cen­tage de la popu­la­tion demeure incons­cient du fait que près de 200 espèces s’éteignent chaque jour, un  plus grand nombre encore de gens sont igno­rants de la pos­si­bi­li­té très réelle que les humains puissent un jour être inclus dans ce nombre, que ce soit en rai­son d’une guerre ther­mo­nu­cléaire mon­diale, ou de l’emballement de la PAC.

C’est pour­quoi Joan­na Macy pense qu’un chan­ge­ment radi­cal de conscience est indispensable.

« Ce que j’observe, c’est que cette incer­ti­tude est un don libé­ra­toire impor­tant pour la psy­ché et l’esprit », explique-t-elle. « C’est mar­cher sur le fil du rasoir de ce moment sacré où vous ne savez pas, où vous ne pou­vez pas comp­ter sur, et vous récon­for­ter avec, un espoir cer­tain. Tout ce que vous pou­vez connaître c’est votre allé­geance envers la vie et votre inten­tion de la ser­vir en ce moment qui nous est don­né. En ce sens, cette incer­ti­tude radi­cale libère votre créa­ti­vi­té et votre cou­rage ».

Étant don­né que la pla­nète n’a jamais connu un tel état de crise chro­nique, et que les humains n’ont jamais aus­si sérieu­se­ment fait face à leur propre extinc­tion, cha­cun d’entre nous doit aujourd’hui trou­ver une façon de vivre avec cela, de conti­nuer à fonc­tion­ner, et est appe­lé à évo­luer dans sa manière de pen­ser et d’être.

Carl Jung nous avait aver­tis que si les humains n’évoluaient pas vers une nou­velle conscience pla­né­taire, nous nous étein­drions, en tant qu’espèce.

Mon expé­rience m’a mon­tré que si je n’avais pas évo­lué au-delà de mon propre trau­ma­tisme de guerre, j’aurais pu, moi aus­si, deve­nir une sta­tis­tique néga­tive quel­conque. Si, pour moi, c’était effec­ti­ve­ment évo­luer ou mou­rir, com­ment ne peut-il en être de même pour nous, en tant qu’espèce, lorsque l’on com­prend la gra­vi­té réelle de la crise que nous appe­lons la vie moderne ?

Dahr Jamail


A pro­pos de Joan­na Macy

Doc­teur en Phi­lo­so­phie, Joan­na Macy, spé­cia­liste du Boud­dhisme, de la théo­rie Géné­rale des Sys­tèmes et de l’Ecologie pro­fonde, est une fon­da­trice de l’Eco-philosophie et de l’Eco-psychologie. Elle est éga­le­ment une voix res­pec­tée des mou­ve­ments pour la paix, la jus­tice sociale et un envi­ron­ne­ment sain. Depuis cinq décen­nies de recherches et d’activisme, elle est pion­nière de l’élaboration d’un cadre théo­rique pour le nou­veau para­digme de trans­for­ma­tion per­son­nelle et sociale, avec une solide métho­do­lo­gie sous la forme d’ateliers où s’effectue cette transformation.

Le domaine très éten­du de son œuvre porte sur la pro­blé­ma­tique psy­cho­lo­gique et spi­ri­tuelle de l’ère nucléaire, la culture d’une conscience éco­lo­gique, et la réso­nance fruc­tueuse entre la pen­sée boud­dhiste et la science contem­po­raine. Les mul­tiples facettes de ce tra­vail sont explo­rées dans ses livres : Des­pair and Per­so­nal Power in the Nuclear Age (New Socie­ty Publi­shers, 1983); Dhar­ma and Deve­lop­ment (Kuma­rian Press, 1985); Thin­king Like a Moun­tain (avec John Seed, Pat Fle­ming, et Arne Naess, New Socie­ty Publi­shers, 1988); Mutual Cau­sa­li­ty in Bud­dhism and Gene­ral Sys­tems Theo­ry (SUNY Press, 1991); World as Lover, World as Self (Paral­lax Press, 1991); Ril­ke’s Book of Hours (1996, 2005) ain­si que In Praise of Mor­ta­li­ty (avec Ani­ta Bar­rows, Rive­rhead, 2004); et Coming Back to Life : Prac­tices to Recon­nect Our Lives, Our World (avec Mol­ly Young Brown, New Socie­ty Publi­shers, 1998). Joan­na a éga­le­ment une auto­bio­gra­phie : Wide­ning Circles (New Socie­ty Publi­shers, 2000). Récem­ment elle a publié Pass It On : Five Sto­ries That Can Change the World (avec Nor­bert Gah­bler, Paral­lax Press, 2010), et Active Hope : How to face the mess we are in without going cra­zy (avec Chris Johns­tone, New World Libra­ry, 2012).

Depuis plus d’une tren­taine d’années, des mil­liers de per­sonnes dans le monde entier ont par­ti­ci­pé aux ate­liers et for­ma­tions de Joan­na. Sa métho­do­lo­gie est adop­tée et adap­tée plus lar­ge­ment encore dans des contextes sco­laires, de mou­ve­ments citoyens, et d’associations diverses. Son tra­vail aide les per­sonnes à trans­for­mer le déses­poir et l’apathie, face à l’énormité de la crise éco­lo­gique et sociale, en action construc­tive et col­la­bo­ra­tive. Ce tra­vail nous révèle une nou­velle vision du monde, comme d’un immense corps vivant dont nous fai­sons par­tie, nous libé­rant ain­si des pré­ju­gés et des atti­tudes qui menacent la conti­nui­té de la vie sur Terre.

Joan­na donne des confé­rences, ate­liers et des for­ma­tions en Amé­rique du Nord, Amé­rique du Sud, en Europe, en Asie et en Aus­tra­lie. Elle vit à Ber­ke­ley, en Cali­for­nie, près de ses enfants et petits-enfants.


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Édi­tion & Révi­sion : Hélé­na Delaunay

Print Friendly, PDF & Email
Total
1
Shares
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

La question nucléaire : sommes-nous « otages de la modernité » ? (par Max Wilbert)

DGR encourage la fin de l'industrialisme et le passage à des sociétés à taille humaine, d'échelle locale, et de faible intensité énergétique. Qu’en est-il des réacteurs nucléaires ? Si la vision de DGR était mise en pratique et que le réseau électrique était démantelé, cela risquerait-il de causer des fusions de cœurs de réacteurs nucléaires ? [...]
Lire

Art, divertissement et destruction du monde (par Stephanie McMillan, Derrick Jensen et Lewis Mumford)

[...] On nous enseigne qu'il est impoli de juger, d'être moraliste, qu'affirmer un point de vue viole l'esprit pur, transcendantal et neutre de l'art. Des putains de conneries de merde, conçues pour nous affaiblir et nous dépolitiser. Ces temps-ci, la neutralité n'existe pas — ne pas prendre position signifie soutenir et assister les exploiteurs et les meurtriers. Ne soyons ni les outils ni les bouffons du système. Les artistes ne sont ni des poltrons ni des mauviettes — nous sommes des résistants. Nous prenons position. Nous ripostons. [...]