Au-delà de l’extinction (Nafeez Ahmed)

La transition vers le post-capitalisme est inévitable

par Nafeez Ahmed (article ini­tia­le­ment publié le 28 juillet 2015, en anglais, ici).

Dans l’excellent essai de Mar­ga­ret Atwood sur le chan­ge­ment cli­ma­tique — et ses impli­ca­tions pour le futur de la civi­li­sa­tion dépen­dante du pétrole — sont racon­tées deux his­toires très dif­fé­rentes, deux ver­sions de futurs hypothétiques.

La pre­mière his­toire est une dys­to­pie — un futur tel­le­ment sombre que les réa­li­sa­teurs de block­bus­ters hol­ly­woo­diens (post-)apocalyptiques en sali­ve­raient d’impatience. Dans cette his­toire, Atwood nous raconte l’épopée de l’échec humain : de choix à courte vue basés sur notre addic­tion fatale au sta­tu quo, et d’un hubris égoïste ancré dans des siècles de mondialisation.

Le monde post-apo­ca­lyp­tique de Mad Max : Fury Road

Dans ce scé­na­rio, nous igno­rons lar­ge­ment les preuves acca­blantes du chan­ge­ment cli­ma­tique, ce qui fait entrer la civi­li­sa­tion indus­trielle dans une période d’effondrement pro­lon­gé, qu’alimentent conflits nais­sants, famines et catas­trophes naturelles.

La seconde his­toire est une uto­pie — un monde de rêve col­lec­ti­viste dans lequel tout le monde coopère, en mobi­li­sant le meilleur de l’ingénuité humaine à tra­vers la socié­té, l’économie, la poli­tique et la tech­no­lo­gie, pour restruc­tu­rer paci­fi­que­ment les fon­da­men­taux de l’existence humaine. Dans cette his­toire, Atwood nous conte l’épopée du suc­cès humain : de déci­sions clair­voyantes basées sur la confron­ta­tion des folies du main­tien du sta­tu quo et sur la pleine accep­ta­tion de notre uni­té en tant qu’espèce.

Image d’un futur tech­no-uto­pique, par Stas­zek Marek

Dans ce scé­na­rio, nous nous confron­tons et réagis­sons face aux preuves acca­blantes du chan­ge­ment cli­ma­tique, ce qui fait entrer la civi­li­sa­tion indus­trielle dans une période minu­tieu­se­ment cali­brée de tran­si­tion vers une tech­no-uto­pie post-capi­ta­liste, aux infra­struc­tures post-maté­ria­listes, nous fai­sant évi­ter le pire des aver­tis­se­ments des scien­ti­fiques d’aujourd’hui.

A la croisée des chemins

Bien sûr, ces deux scé­na­rios sont des extrêmes, mais ces extrêmes portent une signi­fi­ca­tion. Atwood uti­lise le pou­voir du conte pour nous aider à prendre conscience de la sévé­ri­té — et de la gra­vi­té — du choix auquel nous fai­sons face : un choix, effec­ti­ve­ment, entre l’enfer et le para­dis sur Terre.

Atwood marque un point lorsqu’elle sou­ligne qu’il ne s’agit pas seule­ment de chan­ge­ment climatique.

L’accumulation colos­sale de don­nées scien­ti­fiques au cours des der­nières décen­nies nous a bien fait com­prendre le fait que la crise cli­ma­tique était le symp­tôme d’un pro­blème civi­li­sa­tion­nel bien plus pro­fond. Ce n’est pas sim­ple­ment que nous soyons com­plè­te­ment et entiè­re­ment dépen­dants des com­bus­tibles fos­siles, du pétrole, du char­bon et du gaz, pour mener à bien quoi que ce soit dans nos socié­tés — du trans­port à la nour­ri­ture, en pas­sant par l’art et la culture.

Il s’agit du contexte plus large englo­bant cette dépen­dance struc­tu­relle : la dis­po­ni­bi­li­té de com­bus­tibles fos­siles bon mar­ché per­met­tant la crois­sance éco­no­mique expo­nen­tielle et ayant com­men­cé avec la révo­lu­tion indus­trielle ; la rela­tion sym­bio­tique entre crois­sance éco­no­mique et sys­tème ban­caire qui a pu sub­mer­ger le monde entier de prêts et de cré­dits sur le dos de réserves de pétrole bon mar­ché qui parais­saient inta­ris­sables ; l’expansion inexo­rable du capi­ta­lisme anglo-euro­péen à tra­vers l’impérialisme et l’esclavage ; la trans­for­ma­tion et la mili­ta­ri­sa­tion du capi­ta­lisme mon­dial sous l’égide des USA, accom­pa­gnée par le contrôle et la pos­ses­sion de la plu­part des terres du monde, de la nour­ri­ture, de l’eau, des res­sources miné­rales et de l’énergie, par un tout petit groupe d’êtres humains ; l’as­su­jet­tis­se­ment des res­sources pla­né­taires à l’impératif de crois­sance infi­nie, déci­dé par cette poi­gnée d’humains, alors qu’elle cherche, de manière tout à fait ration­nelle dans une telle struc­ture, à maxi­mi­ser ses profits.

L’écocide en résul­tant — avec des extinc­tions d’espèces qui atteignent des records, la dégra­da­tion et la des­truc­tion cri­tique d’écosystèmes qui se pro­duisent main­te­nant à une échelle sans pré­cèdent — n’est pas pris en compte dans les cal­culs étroits des bilans men­suels de ces puis­sants conglo­mé­rats de banques et autres corporations.

Le chan­ge­ment cli­ma­tique n’est qu’un symp­tôme d’une crise de civi­li­sa­tion bien plus vaste.

L’effondrement

Le mois der­nier, j’ai effec­tué un rap­port en exclu­si­vi­té sur le déve­lop­pe­ment d’un nou­veau modèle d’anticipation à l’université Anglia Rus­kin, avec le sou­tien du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique. Le modèle mon­trait qu’en sui­vant une tra­jec­toire main­te­nant le sta­tu quo, la civi­li­sa­tion indus­trielle telle que nous la connais­sons s’effondrerait pro­ba­ble­ment d’ici 25 ans, en rai­son de crises ali­men­taires mon­diales déclen­chées par l’impact du chan­ge­ment cli­ma­tique sur les prin­ci­pales régions agri­coles du monde.

Le modèle mon­trait, cepen­dant, que cette issue n’était abso­lu­ment pas inévi­table — d’ailleurs, ses créa­teurs expli­quaient qu’une telle tra­jec­toire était irréa­liste, étant don­né que des chan­ge­ments poli­tiques avaient eu lieu en réac­tion aux chocs ali­men­taire et pétro­lier de 2008. Bien qu’inadéquat, cela signi­fie qu’à mesure de l’accélération des crises se pré­sen­te­ront des oppor­tu­ni­tés de changement.

La ques­tion, bien sûr, c’est de savoir s’il sera alors trop tard.

Une étude lar­ge­ment relayée, tirée du Science Advances publiée en juin, conclut à l’aide d’hypothèses extrê­me­ment conser­va­trices qu’une « perte excep­tion­nel­le­ment rapide de bio­di­ver­si­té » s’était pro­duite « au cours des der­niers siècles ». L’échelle de cette perte indique « qu’une sixième extinc­tion de masse est déjà en cours ». Bien qu’il soit tou­jours pos­sible d’éviter la perte des ser­vices éco­sys­té­miques essen­tiels à la sur­vie humaine, à tra­vers « des efforts de conser­va­tions inten­sifs », la fenêtre d’opportunité pour le faire « se referme rapi­de­ment ».

De nom­breuses preuves viennent appuyer ces décou­vertes. Une autre étude, en mai, estime que si le réchauf­fe­ment cli­ma­tique conti­nuait au rythme actuel, une espèce sur six serait mena­cée d’extinction :

« Les risques d’extinction liés au chan­ge­ment cli­ma­tique vont non seule­ment aug­men­ter mais aus­si se mul­ti­plier à chaque degré d’élévation cli­ma­tique. Le signe que repré­sentent les extinc­tions liées au chan­ge­ment cli­ma­tique sera de plus en plus appa­rent si nous n’agissons pas main­te­nant pour limi­ter le chan­ge­ment cli­ma­tique futur ».

Le risque d’effondrement civi­li­sa­tion­nel — voire d’extinction pure et simple — est peut-être le signe le plus clair nous aler­tant de la pro­fon­deur du pro­blème que repré­sente le sys­tème mon­dial d’organisation humaine, sous sa forme actuelle. Au point que celui-ci soit actuel­le­ment sur la voie de l’autodestruction.

Guerres, famines et troubles sociaux ont aujourd’hui lieu dans un contexte de crises cli­ma­tique, ali­men­taire et éner­gé­tique inter­con­nec­tées et crois­santes. Les conflits au Moyen-Orient qui pré­oc­cupent les gou­ver­ne­ments occi­den­taux ont été déclen­chés par un cock­tail de séche­resse due au chan­ge­ment cli­ma­tique, d’inégalités ancrées, d’épuisement du pétrole bon mar­ché et de répres­sion politique.

La spi­rale de vio­lence ter­ro­riste en Irak, en Syrie, au Yémen et ailleurs — pré­ten­du­ment au nom de la reli­gion — est aggra­vée par les réa­li­tés maté­rielles concrètes : la rare­té de l’eau, la rare­té de l’énergie, et la pénu­rie ali­men­taire.

Ce qui, bien sûr, devrait nous ame­ner à poser la ques­tion sui­vante : quelle guerre menons-nous et pour quels intérêts ?

Des habi­tants ins­pectent un site endom­ma­gé par une frappe US dans la pro­vince d’Id­lib, Syrie, 23 sep­tembre 2014.

Le monde est ver­rouillé par une guerre de civi­li­sa­tions, cha­cune poin­tant l’autre du doigt : le monde occi­den­tal et sa « guerre contre la ter­reur » pour écra­ser les bar­bares musul­mans et le monde musul­man et son « dji­had » pour repous­ser l’empire occi­den­tal. Iro­ni­que­ment, aucun des camps ne pour­rait exis­ter sans l’autre.

A mesure de l’augmentation des dif­fi­cul­tés éco­no­miques qui suivent le déli­te­ment du sys­tème mon­dial, cette vio­lence réac­tion­naire contre l’Autre se nor­ma­lise. Les com­mu­nau­tés, à la recherche d’un objet sur lequel épin­gler leur anxié­té, s’ancrent dans des caté­go­ries sim­plistes, et arti­fi­cielles d’identités — iden­ti­té poli­tique, iden­ti­té reli­gieuse, iden­ti­té eth­nique, iden­ti­té nationale.

Ces iden­ti­tés servent d’ancres au cœur d’un mael­strom d’incertitudes mon­diales gran­dis­santes, ain­si que de vec­teurs com­modes pour blâ­mer ceux qui se trouvent en dehors d’elles.

Mais bien que les deux camps soient consu­més par leurs haines mutuelles, ils sont à côté de la plaque : le vrai pro­blème n’est pas un choc de civi­li­sa­tions, mais une crise de LA CIVILISATION sous sa forme actuelle.

Extinction

Selon une autre étude inno­vante, publiée dans le maga­zine Science plus tôt cette année et ayant béné­fi­cié de bien peu de cou­ver­ture média­tique, tan­dis que nous sommes occu­pés à nous com­battre les uns les autres, en sur­con­som­mant les res­sources pla­né­taires et en anni­hi­lant les éco­sys­tèmes dont nous avons besoin si nous sou­hai­tons que l’humanité sur­vive sur le long terme, nous contri­buons à la désta­bi­li­sa­tion per­ma­nente du Sys­tème Terre (ST).

Cette nou­velle étude déve­loppe un cadre spé­ci­fique pour com­prendre les Limites Pla­né­taires (LP) entre les­quelles il est pos­sible de dis­cer­ner un « espace opé­ra­tion­nel sûr » per­met­tant aux socié­tés modernes d’évoluer.

L’étude est le fruit du tra­vail d’une équipe inter­dis­ci­pli­naire de scien­ti­fiques sué­dois, aus­tra­liens, danois, cana­diens, sud-afri­cains, néer­lan­dais, alle­mands, kényans, indiens, états-uniens et bri­tan­niques. En rap­pe­lant que l’époque longue de 11 700 ans que l’on appelle l’Holocène, est le seul état du Sys­tème Terre qui sup­porte clai­re­ment « les socié­tés humaines contem­po­raines », les scien­ti­fiques concluent :

« De plus en plus d’éléments tendent à mon­trer que les acti­vi­tés humaines affectent le Sys­tème Terre à un niveau tel que cela menace sa rési­lience — sa capa­ci­té à per­du­rer dans un état de type Holo­cène face à des pres­sions humaines crois­santes et aux chocs que cela entraîne. Le cadre des Limites Pla­né­taires se base sur un pro­ces­sus cri­tique qui régule le fonc­tion­ne­ment du Sys­tème Terre… [et] iden­ti­fie des niveaux de per­tur­ba­tions anthro­piques en des­sous des­quels le risque de désta­bi­li­sa­tion du Sys­tème Terre demeure minime — un « espace opé­ra­tion­nel sûr » pour le déve­lop­pe­ment socié­tal mon­dial… La trans­gres­sion des Limites Pla­né­taires crée ain­si un risque sub­stan­tiel de désta­bi­li­sa­tion de l’état de type Holo­cène du Sys­tème Terre dans lequel les socié­tés modernes ont évolué. »

Renouveau

Alors que l’on a beau­coup prê­té atten­tion à la nou­velle science de l’effondrement immi­nent, on s’est moins attar­dé sur la nou­velle science de la tran­si­tion civilisationnelle.

Peut-être que la prin­ci­pale chose à rete­nir de ces signes d’avertissements concerne ce qu’ils nous apprennent sur le besoin non seule­ment de “chan­ge­ment”, mais de trans­for­ma­tion sys­té­mique fondamentale.

La science de l’effondrement immi­nent ne prouve pas l’inéluctabilité de l’extinction humaine mais prouve l’inéluctabilité d’autre chose : l’extinction de la civi­li­sa­tion indus­trielle, sous sa forme actuelle.

Le modèle de crois­sance infi­nie du capi­ta­lisme mon­dial contem­po­rain est plus qu’insoutenable — il s’apprête à désta­bi­li­ser le Sys­tème Terre à un niveau tel que cela pour­rait rendre la pla­nète invi­vable pour la socié­té telle que nous la connaissons.

Ça n’est donc pas l’humanité qui est condam­née — c’est le capi­ta­lisme industriel.

Le choix auquel nous fai­sons alors face est le sui­vant : sommes-nous prêts à aban­don­ner cette crois­sance maté­rielle infi­nie dépen­dante des com­bus­tibles fossiles ?

Bien que gou­ver­ne­ments et cor­po­ra­tions sou­haitent que nous res­tions per­sua­dés que ce choix ne repose pas entre nos mains mais entre les leurs, ce sont, en réa­li­té, ces deux ins­ti­tu­tions qui deviennent de plus en plus obso­lètes à mesure de l’accélération des crises mondiales.

L’empire pétro­lier vacille. L’industrie du schiste bitu­mi­neux états-unienne s’effondre sous le poids d’une dette écra­sante et de pro­fits en baisse. Les firmes cana­diennes de pétrole et de gaz « saignent de l’argent » alors qu’elles connaissent les plus impor­tantes baisses de pro­fit depuis une décen­nie. L’industrie pétro­lière bri­tan­nique est « proche de l’effondrement », selon Robin Allen, diri­geant de l’association des com­pa­gnies bri­tan­niques indé­pen­dantes d’exploration pétro­lière et gazière.

Les gou­ver­ne­ments qui demeurent sous le joug du lob­by des com­bus­tibles fos­siles mour­ront aux côtés de ces firmes.

A mesure qu’elles s’effondrent, à leur place, de nou­velles idées, struc­tures et pra­tiques post-capi­ta­listes et post-maté­ria­listes émergent.

Un impor­tant recueil d’informations sur l’émergence du nou­veau para­digme est le nou­veau livre du Dr Samuel Alexan­der, un confé­ren­cier envi­ron­ne­men­tal de l’université de Mel­bourne, cher­cheur à l’institut pour une socié­té sou­te­nable de Mel­bourne, et co-direc­teur de l’Institut de la Simplicité.

« Le prin­ci­pal pro­blème, cepen­dant, n’est pas de savoir si nous allons avoir assez de pétrole, mais si nous pou­vons nous per­mettre de pro­duire et de brû­ler le pétrole dont nous dis­po­sons », écrit Alexan­der dans Pros­pe­rous Des­cent : Cri­sis as Oppor­tu­ni­ty in an Age of Limits (Des­cente pros­père : crise et oppor­tu­ni­té à l’âge des limites — 2015).

« Tout comme le pétrole cher fait suffoquer les économies industrielles qui dépendent d’une énergie bon marché pour fonctionner, le pétrole bon marché propage et renforce le système actuel du capitalisme mondial, qui est sur la voie d’une croissance autodestructrice ».

La mort de l’âge du pétrole est, par consé­quent, symp­to­ma­tique de la fin du capi­ta­lisme lui-même.

« On ne peut pas sim­ple­ment bri­co­ler avec les sys­tèmes et cultures du capi­ta­lisme mon­dial et espé­rer que les choses s’amélioreront comme par enchan­te­ment », ajoute Alexan­der dans Des­cente Pros­père (2015).

« Ces sys­tèmes et cultures ne sont pas les symp­tômes mais les causes de ce che­vau­che­ment de crises sociales, éco­no­miques et éco­lo­giques, ces sys­tèmes et cultures doivent donc être rem­pla­cés par des formes d’organisations et d’interactions humaines fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rentes, diri­gées et ani­mées par des valeurs, des espoirs et des mythes différents.

Nous déci­vi­li­ser de cette civi­li­sa­tion des­truc­trice et construire quelque chose de nou­veau, voi­là le grand défi de créa­ti­vi­té, encore indis­tinct, auquel nous allons faire face durant les décen­nies à venir — un défi à la fois d’opposition et de renouveau ».

Alexan­der démontre que la crois­sance éco­no­mique conven­tion­nelle du monde déve­lop­pé est deve­nue « socia­le­ment contre-pro­duc­tive, éco­lo­gi­que­ment insou­te­nable, et anti-éco­no­mique ». Non seule­ment cela, mais de nom­breuses preuves, comme la vola­ti­li­té des prix, la stag­na­tion des réserves éner­gé­tiques et l’échec de la réso­lu­tion des insta­bi­li­tés du sys­tème finan­cier mon­dial, sug­gèrent que le monde fait face à la fin immi­nente de la crois­sance, symp­to­ma­tique du dépas­se­ment des Limites Planétaires.

Dans ce contexte, nous aurions besoin de ce que cer­tains appellent « la décrois­sance » — qui peut se défi­nir comme « une dimi­nu­tion équi­table de la pro­duc­tion et de la consom­ma­tion qui aug­men­te­rait le bien-être humain et amé­lio­re­rait les condi­tions éco­lo­giques ».

La décrois­sance ne signi­fie pas la fin de la pros­pé­ri­té mais la fin d’une forme d’économie par­ti­cu­liè­re­ment para­si­tique qui ampli­fie les inéga­li­tés tout en rava­geant l’environnement. Si nous ne choi­sis­sons pas cette voie volon­tai­re­ment, en tant qu’espèce, nous aver­tit Alexan­der, il est pro­bable que cela nous soit impo­sé d’une façon déplai­sante en rai­son de l’insoutenabilité du sta­tu quo.

Dans la mesure où Alexan­der rejette la capi­tu­la­tion rési­gnée et fata­liste à l’inéluctabilité de la dys­to­pie, il nous aver­tit aus­si des dan­gers que repré­sente la foi aveugle en un Salut techno-utopique.

A la place, il lance l’idée de « sim­pli­ci­té volon­taire » — un mode de vie dans lequel « les gens choi­sissent de res­treindre ou réduire leur consom­ma­tion maté­rielle, tout en recher­chant une meilleure qua­li­té de vie ».

Révolution

Le Dr Alexan­der explique que la sim­pli­ci­té volon­taire est la seule voie per­met­tant d’éviter l’effondrement civi­li­sa­tion­nel. Et ce parce qu’elle implique une trans­for­ma­tion sys­té­mique fon­da­men­tale de la civi­li­sa­tion — la tran­si­tion vers un mode d’être qui ne dépend pas de la tech­no­lo­gie mais qui uti­lise le meilleur de la tech­no­lo­gie humaine pour repro­gram­mer la civi­li­sa­tion depuis ses fondations.

Au cœur de cette repro­gram­ma­tion radi­cale on retrouve une trans­for­ma­tion des rela­tions entre l’humain et la nature : en s’éloignant du modèle top-down (de haut en bas ~ auto­ri­taire) de l’organisation poli­tique et éco­no­mique et en se redi­ri­geant vers des modèles par­ti­ci­pa­tifs d’autogestion locale, vers une agri­cul­ture locale et sou­te­nable et vers l’équité dans l’accès à la pro­duc­tion économique.

Cette trans­for­ma­tion, en retour, néces­site et implique une nou­velle « esthé­tique de l’existence ». En se basant sur les écrits éthiques de Michel Fou­cault, Alexan­der sou­ligne que « le moi » tel qu’on le connaît aujourd’hui est lar­ge­ment tis­sé par les struc­tures de pou­voir dans les­quelles nous nous trou­vons. En tant qu’habitants des socié­tés consu­mé­ristes, nous avons inter­na­li­sé le consu­mé­risme de masse, ses valeurs égoïstes et sa vision du monde réduc­tion­niste, « sou­vent de manière sub­tile, voire insi­dieuse ».

Pour­tant, Fou­cault a aus­si mon­tré que “le moi” n’était pas qu’une construc­tion de la socié­té mais qu’il agis­sait sur lui-même et pou­vait se chan­ger à tra­vers un « auto-façon­nage ». Quel type de per­sonne devrait-on alors créer ?

« Étant don­né que la sur­con­som­ma­tion est la source de la plu­part des pro­blèmes les plus urgents du monde, il est pos­sible que toute acti­vi­té éthique requiert aujourd’hui que nous pro­cé­dions à une réflexion cri­tique sur nos propres sub­jec­ti­vi­tés afin de refu­ser qui nous sommes — tant que nous ne sommes que des consom­ma­teurs dénués d’es­prit cri­tique. Ce Grand Refus ferait de la place pour la créa­tion de nou­velles formes de sub­jec­ti­vi­té post-consu­mé­riste, ce qui fait cer­tai­ne­ment par­tie de la révo­lu­tion des consciences dont nous avons besoin pour créer une socié­té basée sur « une vie plus simple ». »

Les socié­tés post-capi­ta­listes, post-maté­ria­listes du futur repré­sen­te­ront, par consé­quent, l’émergence non seule­ment d’une nou­velle forme de civi­li­sa­tion — mais d’une nou­velle forme d’être humain, d’une nou­velle façon de per­ce­voir et d’être au monde.

Ce nou­veau « moi » se fon­de­ra sur la per­cep­tion de l’unité inhé­rente à l’espèce humaine, sur l’interdépendance de l’humanité et de la nature et sur une forme d’auto-développement basé sur la pré­ser­va­tion, l’exploration et l’entretien de cette rela­tion, plu­tôt que sur son exploitation.

Notre tâche aujourd’hui est d’accélérer le pro­ces­sus de tran­si­tion vers le post-capi­ta­lisme en le créant et en l’implémentant ici et main­te­nant, dans les entrailles du sys­tème mou­rant. Il est pos­sible que nous échouions — mais il s’agit jus­te­ment d’élargir les hori­zons du pré­sent afin de prendre connais­sance des pos­si­bi­li­tés qui en découlent, de plan­ter des graines qui pour­raient ne ger­mer que dans les années ou les décen­nies à venir, au fil des effon­dre­ments gou­ver­ne­men­taux et économiques.

Nous devons tra­vailler ensemble pour esquis­ser de nou­velles visions, de nou­velles valeurs et de nou­velles manières de per­ce­voir le monde ; pour déve­lop­per de nou­veaux idéaux, de nou­velles éthiques et de nou­velles struc­tures ; pour inven­ter de nou­velles poli­tiques, de nou­velles éco­no­mies, de nou­velles cultures de résis­tance et de renouveau.

Par-des­sus tout, nous devons inven­ter de nou­velles his­toires sur ce qu’être humain signi­fie. Comme Atwood nous le montre, nous avons besoin d’histoires qui parlent à la condi­tion humaine, qui nous invitent vers un futur uto­pique, au-delà des contraintes de la pré­sente dys­to­pie, qui puissent nous aider à réflé­chir aux défis actuels et à y répondre de manière col­lec­tive, pour construire un len­de­main qui ait du sens.

Peu importe les choix que nous ferons, une chose est sûre. Bien avant la fin de ce siècle, nos indus­tries sous per­fu­sion fos­sile ne seront rien de plus que les ves­tiges désuets d’une civi­li­sa­tion défunte.

Nafeez Ahmed


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Édi­tion & Révi­sion : Hélé­na Delaunay

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