L’origine de notre révolte (par Bernard Charbonneau & Jacques Ellul)

Naissance de la conscience révolutionnaire

  1. Un monde s’était orga­ni­sé sans nous. Nous y sommes entrés alors qu’il com­men­çait à se dés­équi­li­brer. Il obéis­sait à des lois pro­fondes que nous ne connais­sions pas – qui n’étaient pas iden­tiques à celles des Socié­tés anté­rieures. Per­sonne ne se don­nait la peine de les cher­cher, car ce monde était carac­té­ri­sé par l’anonymat : per­sonne n’était res­pon­sable et per­sonne ne cher­chait à le contrô­ler. Cha­cun occu­pait seule­ment la place qui lui était attri­buée dans ce monde qui se fai­sait tout seul par le jeu de ces lois profondes.
  1. Nous trou­vions aus­si notre place mar­quée et nous devions obéir à un fata­lisme social. Tout ce que nous pou­vions faire, c’était de bien rem­plir notre rôle et d’aider incons­ciem­ment au jeu des lois nou­velles de la socié­té. Lois en face des­quelles nous étions désar­més – non seule­ment par notre igno­rance, mais encore par l’impossibilité de modi­fier ce pro­duit de l’anonymat – l’homme était abso­lu­ment impuis­sant en face de la Banque, de la Bourse, des contrats, des assu­rances, de l’Hygiène, de la TSF, de la Pro­duc­tion, etc. On ne pou­vait pas lut­ter d’homme à homme comme dans les socié­tés pré­cé­dentes – Ni d’idée à idée.
  1. Cepen­dant, mal­gré notre impuis­sance, nous sen­tions la néces­si­té de pro­cla­mer cer­taines valeurs et d’incarner cer­taines forces. – Or le monde qui nous offrait une place était entiè­re­ment construit sans tenir compte de ces valeurs et en dehors de ces forces. Il était équi­li­bré sans que puisse jouer ce qui nous parais­sait néces­saire (les liber­tés de l’homme, son effort vers sa véri­té par­ti­cu­lière, son contact avec une matière fami­lière, son besoin d’unir la jus­tice et le droit, sa néces­si­té de réa­li­ser une voca­tion) ; on offrait bien une place pour ces forces, mais c’était une place inutile, où elles pou­vaient s’épuiser sté­ri­le­ment, sans effet dans cette socié­té. Ain­si se posait un double pro­blème : un pro­blème géné­ral et un pro­blème personnel.
  1. Le pro­blème géné­ral consis­tait à se deman­der si la valeur de l’homme réside dans la valeur d’un homme pris au hasard dans une socié­té ou dans la valeur de la socié­té où vit un homme. Si, en somme, la socié­té (quels que puissent être ses défauts abs­traits ou pra­tiques mais géné­raux) reçoit sa valeur des hommes qui la com­posent, pris un à un, ou si les hommes reçoivent tous d’un bloc, du fait de leur adhé­sion à une socié­té, les qua­li­tés abs­traites et géné­rales pré­vues pour cette société.
  1. Le pro­blème per­son­nel consis­tait à se deman­der si nous pou­vions incar­ner effec­ti­ve­ment la néces­si­té que nous por­tions en nous. Si nous pou­vions réa­li­ser notre voca­tion – c’est-à-dire avoir une prise réelle dans cette socié­té au nom des valeurs qui nous fai­saient agir et qui étaient pour nous une contrainte inté­rieure. – Cette contrainte ren­dait le pro­blème effec­tif et non pas seule­ment intellectuel.
  1. Parce que nous avons eu conscience que ces valeurs devaient se réa­li­ser, étaient plus néces­saires que toutes les autres, nous nous sommes heur­tés au prin­cipe géné­ral actuel que la pen­sée vaut pour elle-même et que le monde est un orga­nisme pure­ment maté­riel. Nulle part il n’était plus ques­tion de vivre sa pen­sée et de pen­ser son action, mais seule­ment de pen­ser tout court et de gagner sa vie tout court.
  1. Il nous appa­rais­sait ain­si que, par la scis­sion de l’homme en deux par­ties étanches l’une à l’autre, « l’une tour­née vers le ciel, l’autre tour­née vers la Terre », on consa­crait l’impuissance de l’homme dans la socié­té. Le maté­ria­lisme et l’idéalisme nous appa­rais­saient comme deux per­ver­sions com­plé­men­taires, par laquelle l’homme renon­çait à vivre.
  1. Le maté­ria­lisme par sa néga­tion d’une doc­trine, d’une pen­sée préa­lable à la vie et à l’action, condam­nait l’homme à ne plus vivre qu’à courte échéance, se remet­tant pour le reste à un dieu qui pou­vait être le hasard ou l’état – à ne plus com­prendre l’évolution du monde où il vivait, à ne plus jamais être seul parce qu’il était pris par la néces­si­té de la matière – iden­tique pour tous.
  1. L’idéalisme, par sa néga­tion du rôle des condi­tions maté­rielles, par sa remise dans la toute-puis­sance de l’idée, quelle qu’elle soit, condam­nait l’homme à ne plus vivre du tout, se remet­tant pour l’action dans la pour­suite d’un idéal fic­tif, for­gé de toutes pièces, et se conten­tant pour la vie d’une vie inté­rieure soi­gneu­se­ment cachée.
  1. Nous trou­vions d’un côté la fausse uti­li­té, de l’autre l’inutilité qui menait l’homme d’un côté à vivre au jour le jour sans se pré­oc­cu­per d’autre chose, d’un autre côté à ne pas agir dans le monde parce que cette action est sans impor­tance et que la nature humaine est immuable.
  1. Nous étions ame­nés par cette consta­ta­tion à lut­ter contre cette divi­sion, et comme elle est fon­da­men­tale dans notre socié­té, contre la socié­té même. Du fait qu’elle empê­chait la réa­li­sa­tion de toute voca­tion (retrou­ver l’unité de l’homme), elle nous était enne­mie – ain­si se rejoi­gnaient le pro­blème géné­ral et le pro­blème par­ti­cu­lier, nous pous­sant à entrer en lutte contre la socié­té actuelle.

thoreau2Notre définition de la société

  1. Cette défi­ni­tion n’est pas dog­ma­tique et ne peut se résu­mer. Elle est plus une connais­sance qu’une défi­ni­tion. Elle est le résul­tat d’une exé­gèse des lieux com­muns de cette socié­té, c’est-à-dire de faits sans impor­tance et de phrases inno­centes par elles-mêmes, mais qui sont l’expression de cou­rants idéo­lo­giques com­muns à tous qui font la socié­té, que tout le monde admet et, par cela, qui indiquent un état d’âme géné­ral (ex. la réclame qui dit : un mil­lion d’hommes ne peut pas avoir tort : impor­tance de la foule, du nombre, du quan­ti­ta­tif, etc.).
  1. Cette socié­té s’est trou­vée carac­té­ri­sée à nos yeux par ses fata­li­tés et son gigantisme.
  1. Les fata­li­tés ne se pré­sen­taient pas comme étant d’ordre supé­rieur et spi­ri­tuel (il n’y avait pas de pré­des­ti­na­tion). Elles étaient seule­ment l’expression de cer­taines com­bi­nai­sons maté­rielles qui s’opéraient sans que la volon­té de l’homme ait à inter­ve­nir, de façon qu’en sup­po­sant une connais­sance abso­lue des faits maté­riels, on aurait pu pré­voir tous les évé­ne­ments. Pre­nons des exemples :

14 bis. Il est inutile d’insister sur les faits qui sont la fata­li­té de la guerre : un pays suf­fi­sam­ment vaste pour que les rai­sons de la guerre soient loin­taines et abs­traites pour tous – un stade d’armement assez avan­cé pour que l’acte de tuer ne soit plus un acte concret et affreux entre tous, mais devienne le fait de pres­ser sur un bou­ton – une orga­ni­sa­tion éco­no­mique basée uni­que­ment sur le cré­dit – la contra­dic­tion entre l’étroitesse des ter­ri­toires et l’encouragement à la nata­li­té – la sur­pro­duc­tion dans tous les pays sans espoir d’écouler à l’extérieur, sont des com­po­santes cer­taines de la fata­li­té de la guerre.

14 ter. La fata­li­té du fas­cisme deman­de­rait une plus longue étude : le libé­ra­lisme qui le pré­cède tou­jours : déi­fi­ca­tion de l’État par l’intermédiaire du bien com­mun, – social – démo­cra­tie par le bien fait aux ouvriers – idéal de classe moyenne tran­quille et assu­rée – roman­tisme du faux risque et du faux héroïsme, – par­ti­ci­pa­tion à des masses (masses du jour­nal, de la TSF, du ciné­ma, du tra­vail, etc.), goût pour la force abs­traite – pour tout ce qui s’exerce par per­sonne inter­po­sée : ces quelques aspects du libé­ra­lisme sont les élé­ments qui, sous la pous­sée de la tech­nique de pro­duc­tion, donnent fata­le­ment nais­sance au fas­cisme, quoi que puissent ten­ter les par­tis contre cela.

14 qua­ter. Fata­li­té du dés­équi­libre entre les divers ordres de pro­duc­tion. Le pro­grès de la machine dans cer­taines branches seule­ment – le pro­grès de la grande ville – le dés­équi­libre du cré­dit, la créa­tion d’une même men­ta­li­té dans toutes les classes – la néces­si­té du main­tien des prix éle­vés, l’universalisation des cours entraînent fata­le­ment et sans qu’il soit pos­sible d’y remé­dier dans l’état actuel de la socié­té un dés­équi­libre mor­tel entre la pro­duc­tion agri­cole et les autres…

  1. Paral­lè­le­ment à ces fata­li­tés, dont nous n’avons pris que trois exemples entre autres, nous avons les concen­tra­tions. Elles sont aus­si le pro­duit de ces fata­li­tés et ces fata­li­tés sont elles-mêmes le pro­duit de cette concen­tra­tion. Elles trouvent leur ori­gine dans le fait que, sitôt la mesure de l’homme dépas­sée, il n’y a plus de rai­son d’arrêter un accrois­se­ment sem­blable. Lorsque l’homme se résigne à ne plus être la mesure de son monde, il se dépos­sède de toute mesure.

15 bis. Concen­tra­tion de la pro­duc­tion : gigan­tisme de l’usine néces­si­té par les machines (capi­tal), par les moindres frais de pro­duc­tion, etc., mais ceci entraîne la concen­tra­tion de toute pro­duc­tion : p. ex. la presse ou le ciné­ma – concen­tra­tion qui amène à une dis­pro­por­tion des besoins et de la pro­duc­tion – il n’y a plus de limite pos­sible impo­sable à la pro­duc­tion, puisque celle-ci entraîne la concen­tra­tion qui per­met la pro­duc­tion : aucune autre consi­dé­ra­tion n’intervient.

15 ter. Concen­tra­tion de l’état : exten­sion de l’état dans des limites trop vastes qui, n’ayant plus rien de réel, jus­ti­fient les guerres de conquêtes. Il n’y a plus de rai­son humaine de s’arrêter à telle limite plu­tôt qu’à telle autre lorsque la patrie ne cor­res­pond pas pour un homme à un sol bien déter­mi­né. En même temps, concen­tra­tion de l’administration qui tend à encer­cler juri­di­que­ment un homme conçu abs­trai­te­ment et qui ne se rat­tache plus à rien de réel ; le pays de cet homme est une administration.

15 qua­ter. Concen­tra­tion de la popu­la­tion : créa­tion de la grande ville par les néces­si­tés de la pro­duc­tion – la ville bâtie autour de l’usine, de la Bourse, de la gare – ceci a pour abou­tis­se­ment la foule. Elle ne vit que dans la grande ville ; d’autre part, elle exprime cet ano­ny­mat géné­ral de toute notre société.

15 quin­ter. Concen­tra­tion du capi­tal : non pas concen­tra­tion pré­vue par Marx, mais concen­tra­tion fic­tive du capi­tal par les sys­tèmes de cré­dit et d’actions de socié­té ano­nyme. Et cette concen­tra­tion fic­tive est plus grave car d’une part elle ne peut être com­bat­tue direc­te­ment en la per­sonne des pos­sé­dants, d’autre part elle per­met un contrôle plus effec­tif sur l’universalité des capi­taux. Dans la socié­té capi­ta­liste, les types puis­sants sont non les capi­ta­listes mais les administrateurs.

  1. Ce mou­ve­ment de concen­tra­tion s’est pour­sui­vi dans toute l’histoire. Il a été une évo­lu­tion vers l’ordre, mais n’était jamais arri­vé à un résul­tat. Il man­quait tou­jours le moyen pour réa­li­ser ce gigan­tisme. Or ce n’est pas parce que le cou­rant a tou­jours por­té vers la concen­tra­tion que celle-ci doit être consi­dé­rée comme juste. Si, à cer­taines époques, cet idéal d’unité pou­vait être juste et effi­cace pour com­battre des vices graves de la socié­té et de l’individu (pos­si­bi­li­té de bri­gan­dage, d’oppression directe du serf par le sei­gneur, de dés­équi­libre des finances par le gas­pillage, etc.), il n’en est plus ain­si. Nous devons lut­ter contre la concen­tra­tion non pas à cause de la ten­dance à la concen­tra­tion, fait per­ma­nent, mais à cause des moyens qui lui per­mettent de se réa­li­ser, fait actuel.
  1. Le moyen de réa­li­sa­tion de la concen­tra­tion est la tech­nique : non pas pro­cé­dé indus­triel, mais pro­cé­dé géné­ral. Tech­nique intel­lec­tuelle : fixa­tion d’une intel­li­gence offi­cielle par des prin­cipes immuables, sou­vent éma­nés de Renan. (Facul­tés, Fichiers, Musées.) Tech­nique éco­no­mique : érec­tion d’une tech­nique finan­cière deve­nue tyran­nique par la fata­li­té éco­no­mique – déve­lop­pe­ment de l’économie par elle-même (science auto­nome, en dehors de la volon­té humaine). Tech­nique poli­tique : un des pre­miers domaines atteints par la tech­nique : diplo­ma­tie, etc., vieilles règles du par­le­men­ta­risme. Tech­nique juri­dique : par les codi­fi­ca­tions néfastes. Tech­nique méca­nique : par un déve­lop­pe­ment intense de la machine, hors de consi­dé­ra­tion des besoins effec­tifs de l’homme, seule­ment parce qu’au début avait été posé le prin­cipe de l’excellence de la machine.
  1. Par­tant, du fait de la tech­nique, la puis­sance créa­trice s’est muée en recettes d’application. Pous­sé à l’extrême, tout savant, tout artiste pour­rait se chan­ger en une méca­nique qui se bor­ne­rait à appli­quer les recettes tech­niques de la science et de l’art, à com­bi­ner des for­mules indif­fé­rentes, stérilisées.
  1. Par ailleurs, la concen­tra­tion rejoint les fata­li­tés – sitôt que l’homme cesse de tenir les com­mandes de la socié­té ; c’est-à-dire lorsque l’homme cesse d’être la mesure de tout pour accep­ter un monde qu’il ne peut contrô­ler ; sitôt que l’homme accepte la mort de ses facul­tés créa­trices, il donne libre jeu à la fata­li­té. Les fata­li­tés comme lois socio­lo­giques naissent de la démis­sion de l’homme.
  1. De même, la fata­li­té pousse actuel­le­ment à la concen­tra­tion – parce que c’est un cou­rant his­to­rique et nous ne sommes plus capables de le remon­ter – parce que c’est une voie de faci­li­té : l’anonymat pour tous. Il est plus facile d’être mort que vivant.RAMCHI

Preuves

  1. La Tech­nique domine l’homme et toutes les réac­tions de l’homme. Contre elle, la poli­tique est impuis­sante, l’homme ne peut gou­ver­ner parce qu’il est sou­mis à des forces, irréelles bien que très maté­rielles, dans toutes les socié­tés poli­tiques actuelles.
  1. Dans l’état capi­ta­liste, l’homme est moins oppri­mé par des puis­sances finan­cières (que l’on doit com­battre mais qui ne sont que les agents des fata­li­tés éco­no­miques) que par un idéal bour­geois, de sécu­ri­té, de confort, d’assurance. Le tout pro­cu­ré par l’argent, c’est cet idéal qui donne leur impor­tance aux puis­sances finan­cières. L’état capi­ta­liste se carac­té­rise par la lutte pour le pro­fit (et non pas pour la vie). Hors cela, une hypo­cri­sie per­ma­nente qui recouvre la recherche du pro­fit des noms de morale, reli­gion, intel­li­gence, etc., usant des valeurs spi­ri­tuelles pour se jus­ti­fier et pour les rendre inef­fi­caces dans ce qu’elles pour­raient avoir de dan­ge­reux (dis­pa­ri­tion du sens de la Justice).
  1. Dans l’état fas­ciste, l’homme ne reçoit pour idéal final que la gran­deur de l’État et le sacri­fice à l’État. Tout doit concou­rir à la pros­pé­ri­té du dieu poli­tique qui réclame tous les sacri­fices parce qu’il détient aus­si tous les moyens de vivre. L’homme reçoit de l’extérieur cet idéal, que l’on peut lui impo­ser par les moyens d’influence actuels : Presse, TSF, ciné­ma, etc.
  1. Dans l’état com­mu­niste, l’homme ne reçoit pour idéal que la pro­duc­tion éco­no­mique et son accrois­se­ment. Toute liber­té indi­vi­duelle est sup­pri­mée pour la pro­duc­tion sociale. Tout le bon­heur de l’homme est résu­mé en deux termes : d’une part : pro­duire plus – d’autre part : le confort et tout doit nor­ma­le­ment s’arrêter là. Ici, la mys­tique est créée par des sta­tis­tiques, le sacri­fice est deman­dé au nom des tonnes de charbon.
  1. Dans ces trois états, l’on constate une hypo­cri­sie de moins en moins grande de l’un à l’autre, mais une égale per­ver­sion qui consiste à deman­der le sacri­fice com­plet de la vie (aus­si bien dans la mort que dans les heures de tous les jours) de l’homme pour un but inhu­main et non sur­hu­main. Elles peuvent être dif­fé­rentes au point de vue poli­tique ou même comme doc­trine éco­no­mique – ceci n’a plus d’importance. Elles sont iden­tiques vis-à-vis de l’homme. L’homme est pour elles un ins­tru­ment et au point de vue vie quo­ti­dienne car le régime de l’ouvrier com­mu­niste est le même avec le sta­kha­no­visme que celui de l’ouvrier amé­ri­cain avec le tay­lo­risme. La posi­tion de l’intellectuel est iden­tique sous les régimes fas­cistes et com­mu­nistes. Dans aucun des trois régimes, le pro­fit ne peut être sup­pri­mé, il ne fait que chan­ger de mains.
  1. Or ces trois types de socié­té font éga­le­ment faillite parce qu’elles sont atteintes des vices indi­qués plus haut, au même degré. La concen­tra­tion finit, par la com­pli­ca­tion qu’elle entraîne, par désaxer la pro­duc­tion – le cré­dit par son abs­trac­tion rend irréels les pro­blèmes finan­ciers – l’homme, n’ayant par­tout qu’une petite tâche bien déter­mi­née à accom­plir, est par­tout rem­pla­cé dans la direc­tion par des fata­li­tés ; il est prolétarisé.orwell

Conséquences

  1. Dans une telle socié­té, le type de l’homme agis­sant consciem­ment dis­pa­raît. L’homme se résigne à n’être plus qu’une machine qui ne peut chan­ger de besogne – que cette besogne soit intel­lec­tuelle ou manuelle. Il agit selon les direc­tives ouvertes du gou­ver­ne­ment ou cachées du capi­tal. Mais tou­jours sous les direc­tives d’une abs­trac­tion – un dic­ta­teur est aus­si pri­son­nier de la tech­nique de la publi­ci­té et de la poli­tique qu’un capi­ta­liste de la tech­nique finan­cière. Ils ne sont eux aus­si que des ins­tru­ments de ces fatalités.
  1. L’homme en s’abandonnant ain­si com­met le péché social – c’est-à-dire le péché qui consiste à refu­ser d’être une per­sonne consciente de ses devoirs, de sa force, de sa voca­tion, pour accep­ter les influences de l’extérieur (les accep­ter volon­tai­re­ment ou non, par les ordres reçus ou les films vus p. ex.). L’homme rentre désor­mais dans la foule. Le péché social est le péché contre l’esprit, parce que l’homme renonce à ce qui le rend dif­fé­rent de ses voi­sins – (sa voca­tion) – pour s’assimiler à eux et deve­nir un jeton inter­chan­geable qui accom­plit des gestes iden­tiques, lit les mêmes mots, pense les mêmes pen­sées. C’est le refus de vivre.
  1. Le péché social com­mis, tout autre péché devient impos­sible, car ce n’est plus un homme qui pèche en pen­sée ou en acte, mais ce qui n’est plus un homme : un indi­vi­du, un frag­ment de l’ordre social éta­bli. Le péché le plus grave accom­pli, les autres ne peuvent trou­ver place.
  1. Pour un chré­tien, ce péché n’empêche évi­dem­ment pas Dieu d’agir sur l’homme qui l’a com­mis, et le rachat par le Christ joue plus plei­ne­ment encore, mais il ne s’agit pas de ceux qui ont com­mis le péché et que le chré­tien n’a pas pou­voir de sau­ver. Il s’agit du chré­tien qui a pris conscience de ce péché et qui dès lors ne peut plus avoir d’autre but, d’autre voca­tion humaine que d’empêcher l’existence des condi­tions qui ont ren­du ce péché-là possible.
  1. Pour un non-chré­tien, le fait que l’homme est déta­ché de toute vie réelle pour être sou­mis à des forces abs­traites, à des forces sur les­quelles il ne peut rien, repré­sente le fait que l’homme devient en tout pro­lé­taire – à côté du pro­lé­taire pro­duit par le capi­tal, du fait que l’ouvrier est à jamais inca­pable de deve­nir patron à cause de l’énormité des capi­taux, il y a un pro­lé­taire pro­duit par l’abstraction, du fait que l’intellectuel devient inca­pable de créer, à cause des moyens tech­niques qui lui imposent cer­taines formes de pen­sée – il y a un pro­lé­taire pro­duit par l’État, du fait que jamais l’homme n’aura de main­mise sur l’état mais en sera tou­jours le fonctionnaire.

31 bis. Tous nous sommes deve­nus pro­lé­taires parce que nul d’entre nous n’est capable de rece­voir le com­plé­ment juste de son tra­vail, capi­tal, liber­té, puis­sance et qu’il nous est impos­sible d’avoir cer­tains rap­ports d’homme à homme – impos­si­bi­li­té du chré­tien de rem­plir cer­taines missions.

  1. D’une façon comme de l’autre, nous voyons que la néces­si­té révo­lu­tion­naire est anté­rieure à nos per­sonnes ; catho­liques, pro­tes­tants, athées croyant à des forces spi­ri­tuelles néces­saires, nous devons poser au pre­mier plan cette révo­lu­tion qui peut seule jus­ti­fier les autres. Elle n’est pas une créa­tion de notre intel­li­gence, elle est une mani­fes­ta­tion bru­tale qui s’est impo­sée à nous. Nous sommes des révo­lu­tion­naires mal­gré nous.
  1. La Révo­lu­tion ne se fera pas contre des hommes mais contre des ins­ti­tu­tions. Tant pis pour la police qui garde les banques.

La Révo­lu­tion ne se fera pas contre le grand patron mais contre la grande usine.

La Révo­lu­tion ne se fera pas contre les bour­geois mais contre la grande ville.

La Révo­lu­tion ne se fera pas contre le fas­cisme ou le com­mu­nisme mais contre l’État tota­li­taire, quel qu’il soit.

La Révo­lu­tion ne se fera pas contre M. Gui­mier mais contre l’agence Havas. La Révo­lu­tion ne se fera pas contre les 200 familles mais contre le profit.

La Révo­lu­tion ne se fera pas contre les mar­chands de canons mais contre les arme­ments. La Révo­lu­tion ne se fera pas contre l’étranger mais contre la nation.

La Révo­lu­tion n’est pas une lutte des classes, elle est une lutte pour les liber­tés de l’homme.

Si nous repous­sons tou­jours le pre­mier terme, c’est qu’il per­met toutes les hypo­cri­sies, et convient aus­si bien à une révo­lu­tion fas­ciste que com­mu­niste – le second terme ne per­met pas de compromissions.

Ber­nard Char­bon­neau & Jacques Ellul

(Pre­mière par­tie des Direc­tives pour un mani­feste per­son­na­liste, Bor­deaux, 1935)

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
1 comment
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Les USA estiment détenir le droit inaliénable d’exploiter les nations en développement (par Noam Chomsky)

Les principaux ennemis sont les populations indigènes qui tentent de voler nos ressources qui se trouvent par le plus grand des hasards dans leurs pays, et qui se préoccupent des objectifs vagues et idéalistes tels que les droits de l'homme, l'élévation du niveau de vie et la démocratisation, et qui, du fait de leur arriération et de leur folie, peinent à comprendre que leur "fonction" consiste à "enrichir les économies industrielles de l'occident" (y compris le Japon) et à répondre aux besoins des groupes privilégiés qui dominent ces sociétés. Le plus grand danger que ces ennemis indigènes représentent est, sauf si on les arrête à temps, qu'ils puissent propager le virus de l'indépendance, de la liberté, du souci du bien-être humain, en contaminant des régions avoisinantes ; il faut les empêcher de transformer leurs sociétés en pommes pourries qui risquent de contaminer le baril entier et donc menacer la stabilité de la "Grande Zone". [...]
Lire

À propos du discours délirant de Vincent Mignerot, suite et fin (par Nicolas Casaux)

Au cours des derniers mois, j’ai consacré deux articles (ici et là) au discours insensé de Vincent Mignerot — et au programme de l’association qu’il a créée, Adrastia. C’est déjà trop. Et pourtant il semblerait qu’un certain nombre de personnes — et possiblement de plus en plus, parce que les médias de masse, comme L'Obs, France Culture, Libération, etc., se mettent à le promouvoir — continuent à ne pas remarquer en quoi ses théories relèvent de l’absurde. [...]