La vaccination ou l’instrument le plus insidieux de l’impérialisme (par Romeo F. Quijano)

Le texte sui­vant est une tra­duc­tion d’un article ini­tia­le­ment publié, en anglais, le 12 octobre 2019, sur le site de jour­na­lisme indé­pen­dant phi­lip­pin bulatlat.com ; son auteur, le méde­cin Romeo F. Qui­ja­no, est un pro­fes­seur à la retraite du dépar­te­ment de phar­ma­co­lo­gie et de toxi­co­lo­gie de la facul­té de méde­cine de l’u­ni­ver­si­té des Phi­lip­pines à Manille. À sa suite, après les notes de fin, vous trou­ve­rez un nota bene du tra­duc­teur, com­plé­ment impor­tant à la réflexion pro­po­sée par le doc­teur Quijano.


La vac­ci­na­tion est pro­ba­ble­ment l’instrument le plus insi­dieux de l’im­pé­ria­lisme ; au point que la plu­part des anti-impé­ria­listes ont même ten­dance, bien sou­vent, à ne pas le remar­quer. Sous le visage huma­ni­taire qu’elle revêt se cache la per­fi­die du capi­ta­lisme. Son véri­table carac­tère est celui d’un agent double de l’im­pé­ria­lisme. L’idéalisation de la méde­cine occi­den­tale dis­si­mule la véri­table nature de la vac­ci­na­tion et l’é­thique qui la fonde. Cepen­dant, au tra­vers du prisme anti-impé­ria­liste, au moyen de la péda­go­gie des oppri­més[1], une étude dili­gente et appro­fon­die de l’his­toire de la vac­ci­na­tion et du contexte socio­po­li­tique et cultu­rel de son déve­lop­pe­ment peut nous aider à révé­ler son véri­table visage.

La vac­ci­na­tion désigne « l’administration, par voie orale, intra­der­mique ou par sca­ri­fi­ca­tion, d’un vac­cin dans l’or­ga­nisme d’un être vivant, à des fins pré­ven­tives ou cura­tives ». Elle n’est pas iden­tique à l’im­mu­ni­sa­tion (que l’on uti­lise, à tort, comme un syno­nyme de vac­ci­na­tion), qui désigne le pro­ces­sus confé­rant une immu­ni­té, l’action d’immuniser, pas néces­sai­re­ment par le biais de la vac­ci­na­tion. Par immu­ni­té, il faut entendre la « résis­tance d’un orga­nisme à l’ac­tion d’un poi­son ou d’un agent patho­gène, qui peut être natu­relle ou acquise ». L’impérialisme, quant à lui, désigne géné­ra­le­ment l’ex­pan­sion des acti­vi­tés éco­no­miques, en par­ti­cu­lier l’in­ves­tis­se­ment, la vente, l’ex­trac­tion de matières pre­mières et l’exploitation de main-d’œuvre, afin de pro­duire des biens et des ser­vices au-delà des fron­tières natio­nales, ain­si que les effets sociaux, poli­tiques et éco­no­miques de cette expan­sion. Je défi­ni­rais l’im­pé­ria­lisme comme suit : Inter­ven­tion Mono­po­lis­tique d’un Pou­voir Élar­gis­sant son Rayon d’Imposition à une Aire Loin­taine Indui­sant Sciem­ment une Misère Éten­due (I‑M-P-E-R-I-A-L-I-S-M‑E).

En exa­mi­nant atten­ti­ve­ment l’his­toire de la vac­ci­na­tion, on constate que son déve­lop­pe­ment a coïn­ci­dé avec le déve­lop­pe­ment de l’im­pé­ria­lisme, lequel s’est beau­coup appuyé sur la méde­cine et la san­té publique. Avec l’é­mer­gence des États-Unis en tant que puis­sance impé­riale au début du XXe siècle, des liens entre l’im­pé­ria­lisme, une élite mar­chande, la san­té publique et les orga­ni­sa­tions en charge de la san­té se sont for­gés par le biais de plu­sieurs ins­ti­tu­tions de média­tion clés. Des orga­ni­sa­tions phi­lan­thro­piques ont cher­ché à uti­li­ser les ini­tia­tives de san­té publique afin de résoudre plu­sieurs pro­blèmes aux­quels étaient confron­tées les entre­prises capi­ta­listes en expan­sion : la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail, la sécu­ri­té des inves­tis­seurs et des ges­tion­naires, et le coût des soins[2].

Au début des années 1900, le magnat capi­ta­liste Rocke­fel­ler par­ti­ci­pait au déve­lop­pe­ment du vac­cin contre la variole. Tho­mas Rivers (1888–1962), viro­logue pion­nier au ser­vice du clan Rocke­fel­ler, entre­prit de mettre au point un vac­cin plus sûr en repro­dui­sant le virus dans des cultures de tis­sus. Il obtint une souche de virus atté­nuée, plus sûre que les vac­cins pré­cé­dents pro­duits en Angle­terre. Il s’agissait du pre­mier vac­cin uti­li­sé chez l’homme à être déve­lop­pé en culture de tis­sus. Les rap­ports qu’entretenait Rivers avec les scien­ti­fiques de la Fon­da­tion Rocke­fel­ler, qui tra­vaillaient alors à la fabri­ca­tion d’un vac­cin contre la fièvre jaune dans les labo­ra­toires de la Fon­da­tion, sur le cam­pus de l’Ins­ti­tut Rocke­fel­ler, ont inci­té Max Thei­ler à déve­lop­per un vac­cin à virus atté­nué. Thei­ler a par la suite rem­por­té un prix Nobel pour ce tra­vail[3]. La com­pa­gnie Parke-Davis a éga­le­ment été pion­nière dans la pro­duc­tion de vac­cins. La socié­té s’est ins­tal­lée en 1907 à Roches­ter Hil­ls, dans le Michi­gan, plan­tant un cha­pi­teau de cirque pour abri­ter des che­vaux et construi­sant un bâti­ment de pro­duc­tion de vac­cins, une salle de sté­ri­li­sa­tion et un réser­voir d’eau[4]. Parke-Davis était autre­fois le plus ancien et le plus grand fabri­cant de médi­ca­ments d’A­mé­rique. Elle a été rache­tée par la socié­té War­ner Lam­bert en 1970, qui a elle-même été rache­tée en 2000 par Pfi­zer, qui est aujourd’­hui la plus grande socié­té phar­ma­ceu­tique au monde[5][6]. Pfi­zer se targue d’avoir par­ti­ci­pé à la pro­duc­tion d’un vac­cin anti­va­rio­lique au début des années 1900, d’avoir été la pre­mière entre­prise à mettre au point un vac­cin anti­va­rio­lique ther­mo­stable et lyo­phi­li­sé, à déve­lop­per l’ai­guille bifur­quée, d’avoir été la pre­mière entre­prise à pro­po­ser un vac­cin com­bi­né visant à pré­ve­nir la diph­té­rie, la coque­luche et le téta­nos, ain­si que d’avoir pro­duit plus de 600 mil­lions de doses du pre­mier vac­cin oral tri­va­lent vivant contre la polio­myé­lite[7]. Ces prouesses médi­cales coïn­ci­daient avec l’é­mer­gence du « nou­vel impé­ria­lisme », durant lequel les États euro­péens éta­blis­saient de vastes empires prin­ci­pa­le­ment en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient[8] tan­dis que, presque à la même époque, les États-Unis colo­ni­saient les Phi­lip­pines, Guam, Por­to Rico, le Royaume d’Ha­waï, les Samoa amé­ri­caines, les îles Mariannes du Nord et, pen­dant de courtes périodes, Haï­ti, la Répu­blique domi­ni­caine, le Nica­ra­gua et Cuba[9][10].

L’im­pé­ria­lisme découle du besoin du capi­tal d’étendre tou­jours plus ses inves­tis­se­ments. Les crises récur­rentes de sur­pro­duc­tion, la dimi­nu­tion des pro­fits et la stag­na­tion du capi­tal qui s’en­suivent, génèrent une pres­sion tou­jours plus forte en faveur de l’ex­pan­sion des mar­chés et des ter­ri­toires contrô­lés. Le désir des inves­tis­seurs de tra­vailler à l’an­nexion poli­tique de pays en mesure de rece­ler des poten­tia­li­tés lucra­tives est très puis­sant. L’im­pé­ria­lisme est consi­dé­ré comme une néces­si­té par les capi­ta­listes, afin qu’ils puissent conti­nuer à accu­mu­ler des richesses. La cupi­di­té capi­ta­liste se cache der­rière le rideau de la « des­ti­née mani­feste » et de la « mis­sion civi­li­sa­trice ». Ce sont avant tout les barons voleurs de l’é­poque, les Rocke­fel­ler, Mor­gan, Car­ne­gie, Cooke, Shwab, Fisk, Har­ri­man et leurs sem­blables, qui avaient besoin de l’im­pé­ria­lisme, qui inci­taient les gou­ver­ne­ments à y recou­rir, et qui ont uti­li­sé les res­sources publiques de leur pays pour leur expan­sion capi­ta­liste[11]. L’im­pé­ria­lisme a donc été adop­té comme poli­tique et pra­tique poli­tique par des gou­ver­ne­ments sous l’influence de l’é­lite capi­ta­liste [Pour plus de détails, il faut lire les ouvrages de Ludo­vic Tour­nès, dont quelques articles très four­nis se trouvent en lec­ture libre sur Cairn : lire notam­ment celui-ci, celui-là, et cet autre, NdT]. Le gou­ver­ne­ment et les socié­tés pri­vées cher­chaient des moyens de maxi­mi­ser les pro­fits. L’ex­pan­sion éco­no­mique exi­geait une main d’œuvre bon mar­ché, l’ac­cès ou le contrôle de nou­veaux mar­chés pour vendre ou ache­ter des pro­duits, et de nou­veaux ter­ri­toires pour en extraire des res­sources natu­relles. Ain­si s’ensuivirent pillages et régimes coloniaux.

Cepen­dant, les impé­ria­listes furent confron­tés à un excès de mala­dies et à de nom­breux décès au sein de leurs troupes, leurs fonc­tion­naires et leurs com­mer­çants. Il leur fal­lait réagir. Avec l’a­vè­ne­ment de la « théo­rie micro­bienne » des mala­dies, on esti­ma que ces mala­dies et ces décès étaient cau­sés par des agents infec­tieux. Cela conduit à l’élaboration de médi­ca­ments et de vac­cins que les puis­sances colo­niales ado­ptèrent sans réserve. Ce fut le début de Big Phar­ma [le début de l’industrie ou plu­tôt du car­tel phar­ma­ceu­tique, NdT]. Des inno­va­tions médi­cales furent alors déployées, ini­tia­le­ment, en vue de pro­té­ger les troupes colo­niales et les fonc­tion­naires, ensuite, pour les popu­la­tions locales exploi­tées par la puis­sance colo­niale, et enfin pour toute la popu­la­tion. De meilleurs soins et la construc­tion d’hô­pi­taux : d’a­bord pour les mili­taires, puis pour les expa­triés et enfin pour la popu­la­tion locale[12]. Les entre­prises phar­ma­ceu­tiques pion­nières de l’é­poque, ain­si que l’é­lite mar­chande, plus géné­ra­le­ment, per­ce­vaient les énormes pro­fits à tirer de la vac­ci­na­tion et de la four­ni­ture de pro­duits phar­ma­ceu­tiques. L’in­tro­duc­tion de « ser­vices de san­té modernes » à des­ti­na­tion des popu­la­tions sou­mises est l’une des jus­ti­fi­ca­tions les plus sou­vent citées pour jus­ti­fier le régime colo­nial. Ain­si, la san­té est deve­nue un ins­tru­ment de paci­fi­ca­tion des oppri­més, et les gens ont été ame­nés à croire que le colo­nia­lisme était bon pour eux. Cela étant, il appa­raît clai­re­ment que l’in­tro­duc­tion de tech­no­lo­gies sani­taires comme les vac­cins et les médi­ca­ments n’est pas le fruit de l’altruisme de la puis­sance colo­niale mais le résul­tat du pillage impé­ria­liste. En réa­li­té, les orga­ni­sa­tions de san­té publique sont issues de pro­grammes mili­taires visant à sou­te­nir l’ex­pan­sion impé­ria­liste. Et des orga­ni­sa­tions cari­ta­tives pri­vées se sont inves­ties dans le domaine au fur et à mesure de la conso­li­da­tion des conquêtes colo­niales. Le colo­ni­sa­teur se sou­ciait avant tout de maxi­mi­ser l’ex­ploi­ta­tion de la main-d’œuvre colo­niale et l’ex­trac­tion (le vol) des res­sources natu­relles des peuples conquis.

Depuis lors, l’é­li­mi­na­tion ou le contrôle des mala­dies dans les pays tro­pi­caux sont deve­nus une obses­sion motrice pour toutes les puis­sances colo­niales. Dans le monde colo­ni­sé, les mesures de san­té publique encou­ra­gées par la Com­mis­sion Inter­na­tio­nale de la San­té (Inter­na­tio­nal Health Com­mis­sion) de Rocke­fel­ler ont per­mis d’aug­men­ter les béné­fices, car chaque tra­vailleur pou­vait désor­mais être moins payé par uni­té de tra­vail, « mais avec une force accrue, il pou­vait tra­vailler plus dur et plus long­temps et rece­vait plus d’argent dans son enve­loppe de paie ». Les pro­grammes de recherche Rocke­fel­ler pro­met­taient une plus grande marge de manœuvre pour les futures aven­tures mili­taires amé­ri­caines dans le Sud éco­no­mique, où les armées d’oc­cu­pa­tion avaient sou­vent été para­ly­sées par des mala­dies tro­pi­cales[13]. Les pro­grammes Rocke­fel­ler ne se pré­oc­cu­paient pas uni­que­ment de la pro­duc­ti­vi­té des tra­vailleurs. Ils visaient éga­le­ment à réduire la résis­tance cultu­relle des peuples « arrié­rés » et « non civi­li­sés » à la domi­na­tion de leur vie et de leur socié­té par le capi­ta­lisme indus­triel. La Fon­da­tion Rocke­fel­ler a décou­vert que la méde­cine était une force presque irré­sis­tible dans la colo­ni­sa­tion des pays non indus­tria­li­sés. Pen­dant l’oc­cu­pa­tion amé­ri­caine des Phi­lip­pines, le pré­sident de la Fon­da­tion Rocke­fel­ler, George Vincent, l’a for­mu­lé sans ambages : « Les dis­pen­saires et les méde­cins ont récem­ment péné­tré paci­fi­que­ment dans des zones des îles phi­lip­pines et démon­tré que, dans le but d’a­pai­ser les peuples pri­mi­tifs et sus­pi­cieux, la méde­cine pré­sente des avan­tages que les mitraillettes n’ont pas[14]. »

La vac­ci­na­tion de masse est appa­rue comme un pro­gramme impé­ria­liste majeur, mal­gré la pré­misse erro­née et réduc­tion­niste qui la sous-tend, et mal­gré l’ab­sence totale d’é­tudes appro­priées concer­nant sa sécu­ri­té et son effi­ca­ci­té. La vac­ci­na­tion a été consi­dé­rée comme la solu­tion miracle pour les per­sonnes colo­ni­sées, face aux mala­dies infec­tieuses, en dépit de l’existence avé­rée d’ef­fets néfastes pires que la mala­die que l’on cher­chait à évi­ter. Nombre de cam­pagnes de vac­ci­na­tion de masse for­cées, obli­ga­toires, ont eu des résul­tats désas­treux. Aux Phi­lip­pines, par exemple, avant le coup d’État états-unien de 1905, la mor­ta­li­té de la variole était d’en­vi­ron 10 %. En 1905, à la suite du com­men­ce­ment du pro­gramme de vac­ci­na­tion sys­té­ma­tique impo­sé par le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, une épi­dé­mie s’est décla­rée, avec une mor­ta­li­té de 25 à 50 %, dans dif­fé­rentes par­ties des îles. En 1918–1919, alors que plus de 95 % de la popu­la­tion était vac­ci­née, la pire épi­dé­mie de l’his­toire des Phi­lip­pines s’est pro­duite, avec une mor­ta­li­té de 65 %. La mor­ta­li­té la plus faible a été obser­vée à Min­da­nao, l’en­droit le moins vac­ci­né, en rai­son de pré­ju­gés reli­gieux. Le doc­teur V. de Jesus, direc­teur de la san­té, a esti­mé que l’é­pi­dé­mie de variole de 1918–1919 avait pro­vo­qué 60 855 décès. Au Japon, après que la vac­ci­na­tion ait été ren­due obli­ga­toire, on a enre­gis­tré 171 611 cas de variole et 47 919 décès entre 1889 et 1908, soit un taux de mor­ta­li­té de 30 %, supé­rieur à celui de la période pré­cé­dant la vac­ci­na­tion. À peu près à la même époque, en Aus­tra­lie, l’un des pays les moins vac­ci­nés contre la variole dans le monde, on n’enregistrait que trois cas de variole en 15 ans. En Angle­terre et au Pays de Galles, entre 1934 et 1961, aucun décès dû à une infec­tion natu­relle de variole n’a été enre­gis­tré, et pour­tant, pen­dant cette même période, 115 enfants de moins de 5 ans sont morts des suites de la vac­ci­na­tion contre la variole. La situa­tion était tout aus­si grave aux États-Unis, où 300 enfants sont morts des com­pli­ca­tions du vac­cin anti­va­rio­lique entre 1948 et 1969. Pour­tant, pen­dant cette même période, aucun cas de variole n’a été signa­lé dans le pays[15].

Des résul­tats désas­treux du même ordre ont éga­le­ment été obte­nus avec le vac­cin contre la polio. La majo­ri­té des cas de polio ne pro­voquent en réa­li­té aucun symp­tôme chez les per­sonnes infec­tées. Les symp­tômes n’ap­pa­raissent que dans 5 % des cas d’in­fec­tion[16], envi­ron, avec un taux de léta­li­té de seule­ment 0,4 %, envi­ron. Même pen­dant les pics épi­dé­miques, l’in­fec­tion par le polio­vi­rus, qui entraîne une para­ly­sie à long terme, était une mala­die à faible inci­dence, faus­se­ment pré­sen­tée comme une mala­die para­ly­sante viru­lente et vio­lente par le biais de cam­pagnes publi­ci­taires visant à col­lec­ter des fonds pour accé­lé­rer le déve­lop­pe­ment et l’ap­pro­ba­tion du vac­cin Salk, dont Rocke­fel­ler était le prin­ci­pal sou­tien. En rai­son de pres­sions exté­rieures, le comi­té d’ho­mo­lo­ga­tion amé­ri­cain char­gé d’ap­prou­ver le vac­cin l’a fait après avoir déli­bé­ré pen­dant à peine deux heures, et sans avoir lu au préa­lable l’in­té­gra­li­té de la recherche[17]. Cette appro­ba­tion hâtive a conduit au tris­te­ment célèbre « désastre Cut­ter » : l’é­pi­dé­mie de polio­myé­lite déclen­chée par l’u­ti­li­sa­tion du vac­cin Salk pro­duit par la socié­té Cut­ter. En fin de compte, 200 000 per­sonnes, au moins, ont été infec­tées par le virus vivant [il était cen­sé être inac­tif, NdT] de la polio conte­nu dans le vac­cin de Cut­ter ; 70 000 ont déve­lop­pé une fai­blesse mus­cu­laire, 164 ont été gra­ve­ment para­ly­sées, 10 ont été tuées. De toutes ces per­sonnes infec­tées, 204 ont déve­lop­pé la polio, dont 153 (75 %) ont été para­ly­sées à vie[18]. Lorsque les cam­pagnes natio­nales de vac­ci­na­tion ont été lan­cées dans les années 1950, le nombre de cas de polio signa­lés à la suite d’i­no­cu­la­tions mas­sives avec le vac­cin à virus inerte était net­te­ment plus éle­vé qu’a­vant les ino­cu­la­tions mas­sives et pour­rait avoir plus que dou­blé, dans l’en­semble, aux États-Unis[19]. On a éga­le­ment décou­vert, beau­coup plus tard, que Wyeth avait pro­duit un vac­cin para­ly­sant. Les vac­cins de tous les autres fabri­cants mis sur le mar­ché, dans les années 50, ont été ven­dus et injec­tés aux enfants amé­ri­cains, et des mil­lions de vac­cins ont éga­le­ment été expor­tés dans le monde entier[20].

L’ « éra­di­ca­tion » de la variole et le déclin appa­rem­ment spec­ta­cu­laire de la polio ne peuvent être attri­bués aux vac­cins, ni exclu­si­ve­ment, ni prin­ci­pa­le­ment. Aucune étude scien­ti­fique en bonne et due forme n’a jamais per­mis d’appuyer l’af­fir­ma­tion selon laquelle les vac­cins sont res­pon­sables du déclin de la mala­die. Les effets com­bi­nés des déter­mi­nants sociaux et envi­ron­ne­men­taux de la polio­myé­lite ont été les causes les plus pro­bables du déclin. L’utilisation éten­due du vac­cin contre la polio­myé­lite a été impul­sée par les inté­rêts éco­no­miques, poli­tiques et per­son­nels des impé­ria­listes plu­tôt que par les inté­rêts de la science et de la san­té publique. Il est assez bien éta­bli scien­ti­fi­que­ment que le déclin des taux de mor­ta­li­té des mala­dies infec­tieuses était dû, en grande par­tie, à des déter­mi­nants socio-éco­no­miques (amé­lio­ra­tion de la nutri­tion, de l’hy­giène et de l’as­sai­nis­se­ment, etc.) et à l’extension de l’immunité natu­relle. L’in­ter­ven­tion médi­cale à base de vac­cins et d’antibiotiques a été tar­dive, et sa contri­bu­tion à la dimi­nu­tion glo­bale de la mor­ta­li­té au fil du temps a été, au mieux, minime. Il existe en effet un cer­tain nombre de preuves scien­ti­fiques et des­crip­tives mon­trant que les vac­cins pro­voquent divers effets indé­si­rables aigus et chro­niques, et qu’ils ont pro­ba­ble­ment eu pour effet de retar­der le déclin des mala­dies infec­tieuses. La vac­ci­na­tion, induc­tion contrainte d’une réponse immu­ni­taire, était lar­ge­ment inap­pro­priée. Elle n’a pas par­ti­cu­liè­re­ment aidé, mais a au contraire créé plus de pro­blèmes, par­mi les­quels l’é­mer­gence de souches de micro-orga­nismes très viru­lentes. Autre effet indé­si­rable poten­tiel­le­ment désas­treux et impré­vu de la vac­ci­na­tion : la per­tur­ba­tion de l’im­mu­ni­té natu­relle des membres d’une com­mu­nau­té don­née. Néan­moins, en dépit de preuves scien­ti­fiques néga­tives acca­blantes, le pou­voir écra­sant de l’é­lite diri­geante a réus­si à pro­pa­ger la croyance bien ancrée selon laquelle la vac­ci­na­tion avait éra­di­qué la variole et consi­dé­ra­ble­ment réduit les décès dus à la polio et à d’autres mala­dies infec­tieuses. Cette croyance lar­ge­ment répan­due a per­mis à la classe diri­geante mon­diale de reven­di­quer des vel­léi­tés huma­ni­taires et de dis­si­mu­ler son véri­table pro­gramme d’hégémonie pla­né­taire et de maxi­mi­sa­tion des pro­fits industriels.

Après la Seconde Guerre mon­diale, le sec­teur phi­lan­thro­pique [d’aucuns parlent, à rai­son, de « colo­nia­lisme phi­lan­thro­pique », ou inver­se­ment, de « phi­lan­thro­pie colo­nia­liste », ou de « com­plexe indus­tria­lo-cari­ta­tif », ou encore de « com­plexe indus­triel non-lucra­tif », NdT] axé sur la san­té publique s’est étroi­te­ment ali­gné sur la poli­tique étran­gère des États-Unis, le néo­co­lo­nia­lisme favo­ri­sant le « déve­lop­pe­ment » des pays du Tiers-Monde. Les prin­ci­pales fon­da­tions phi­lan­thro-capi­ta­listes ont ain­si col­la­bo­ré avec l’U­SAID [« L’A­gence des États-Unis pour le Déve­lop­pe­ment Inter­na­tio­nal »] et les agences connexes afin de sou­te­nir des inter­ven­tions visant à aug­men­ter l’obtention de matières pre­mières tout en créant de nou­veaux mar­chés pour les pro­duits manu­fac­tu­rés occi­den­taux. Le concept de « gou­ver­nance mon­diale de la san­té » (Glo­bal Health Gover­nance, GHG) est appa­ru au début des années 1990, reflé­tant la confiance des États-Unis dans le fait que la chute de l’U­nion sovié­tique allait inau­gu­rer un monde uni­po­laire domi­né par leurs propres inté­rêts. Il s’a­gis­sait d’une vision d’un pou­voir dif­fus et omni­pré­sent conjoin­te­ment exer­cé par les ins­ti­tu­tions du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé et garan­ti, en der­nier recours, par l’ar­mée amé­ri­caine. Les pro­grammes d’a­jus­te­ment struc­tu­rel ont alors détour­né et pillé les inves­tis­se­ments des gou­ver­ne­ments du tiers monde dans la san­té publique. La mon­dia­li­sa­tion du capi­ta­lisme s’est inten­si­fiée avec les mesures néo­li­bé­rales, la déré­gle­men­ta­tion et la pri­va­ti­sa­tion. Le nou­veau régime de gou­ver­nance mon­diale de la san­té a sys­té­ma­ti­que­ment contour­né ou com­pro­mis les minis­tères natio­naux de la san­té par le biais de « par­te­na­riats public-pri­vé » et autres dis­po­si­tifs simi­laires. Afin d’at­té­nuer la résis­tance aux inter­ven­tions impé­ria­listes dans le domaine de la san­té, des « mala­dies émer­gentes » ont été pré­sen­tées comme inévi­tables et poten­tiel­le­ment catas­tro­phiques, et le régime de gou­ver­nance mon­diale de la san­té s’est ins­crit dans le dis­cours plus géné­ral sur la « sécu­ri­té », à la suite des évè­ne­ments dou­teux du 11-sep­tembre. L’inquiétude mon­diale concer­nant le bio­ter­ro­risme a per­mis de relier le sec­teur de la san­té à celui de la sécu­ri­té nationale/internationale. Non seule­ment les tra­vailleurs de la san­té allaient consti­tuer un impor­tant poste de dépenses dans une sorte de front médi­cal de la guerre contre la ter­reur, mais en outre les forces mili­taires allaient être régu­liè­re­ment mobi­li­sées en réponse aux catas­trophes sani­taires. Les inter­ven­tions impé­ria­listes, dans le domaine de la san­té, ont com­men­cé à être jus­ti­fiées dans les mêmes termes que les récentes inter­ven­tions mili­taires « huma­ni­taires ». Cer­tains ana­lystes ont dénon­cé la mili­ta­ri­sa­tion de la san­té publique, esti­mant qu’elle était auto­ri­ta­riste et stra­té­gi­que­ment contre-pro­duc­tive, mais pour Bill Gates, le deuxième homme le plus riche du monde, il s’agissait d’un déve­lop­pe­ment bien­ve­nu. Le sou­tien de Gates était par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tif, sa fon­da­tion étant désor­mais à la pointe du com­plexe indus­triel non-lucra­tif à l’ère de la gou­ver­nance mon­diale de la san­té[21].

La Fon­da­tion Bill & Melin­da Gates (FBMG) est aujourd’­hui, et de loin, la plus impor­tante fon­da­tion pri­vée au monde, avec plus de 50 mil­liards de dol­lars d’ac­tifs. La majeure par­tie de ses acti­vi­tés ont pour objets les popu­la­tions du monde impé­ria­li­sé, où sa mis­sion consiste sup­po­sé­ment à aider au contrôle des nais­sances et à lut­ter contre les mala­dies infec­tieuses. La BMGF (Bill et Melin­da Gates Foun­da­tion) exerce son pou­voir non seule­ment au tra­vers de ses propres dépenses, mais aus­si en pilo­tant un réseau éla­bo­ré d’ « orga­ni­sa­tions par­te­naires » com­pre­nant des orga­ni­sa­tions à but non lucra­tif, des agences gou­ver­ne­men­tales et des socié­tés pri­vées. En tant que deuxième plus impor­tante source de finan­ce­ment de l’Or­ga­ni­sa­tion Mon­diale de la San­té (OMS) [depuis que les USA de Trump ont annon­cé qu’ils ces­saient de finan­cer l’OMS, peut-être que Bill Gates est le prin­ci­pal finan­ceur de l’OMS, NdT], et des Nations unies, elle joue un rôle pré­pon­dé­rant dans l’é­la­bo­ra­tion de la poli­tique sani­taire mon­diale. Elle orchestre des par­te­na­riats public-pri­vé com­plexes, et est le prin­ci­pal bailleur de fonds et le moteur prin­ci­pal de l’Al­liance pour les vac­cins (ancien­ne­ment GAVI), un par­te­na­riat public-pri­vé entre l’OMS et l’in­dus­trie des vac­cins. Le prin­ci­pal béné­fi­ciaire des acti­vi­tés de la BMGF n’est pas la popu­la­tion du Sud éco­no­mique, mais l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique occi­den­tale. Les liens de la Fon­da­tion Gates avec l’in­dus­trie phar­ma­ceu­tique et l’in­dus­trie des vac­cins sont très étroits, com­plexes et anciens. Peu après sa créa­tion, la BMGF a inves­ti 205 mil­lions de dol­lars dans de grandes entre­prises phar­ma­ceu­tiques, dont Merck & Co, Pfi­zer, John­son & John­son et GlaxoS­mi­thK­line. Les inter­ven­tions de la BMGF visent à créer des mar­chés lucra­tifs pour les pro­duits phar­ma­ceu­tiques excé­den­taires, en par­ti­cu­lier les vac­cins[22][23].

Les entre­prises pro­duc­trices de vac­cins appar­tiennent à de plus vastes com­pa­gnies imbri­quées, contrô­lées direc­te­ment ou indi­rec­te­ment par une élite d’ultra-riches et puis­sants, qui dirigent effec­ti­ve­ment le monde en impo­sant leurs poli­tiques impé­ria­listes. Ces grandes entre­prises sont de plus en plus liées entre elles par des direc­teurs et des inves­tis­seurs ins­ti­tu­tion­nels com­muns. En 2004, une équipe de théo­ri­ciens suisses des sys­tèmes, uti­li­sant une base de don­nées de 37 mil­lions d’en­tre­prises et d’in­ves­tis­seurs dans le monde, a étu­dié l’ac­tion­na­riat reliant plus de 43 000 socié­tés trans­na­tio­nales. Ils ont décou­vert qu’un noyau de 1 318 socié­tés, repré­sen­tant 20 % des reve­nus d’ex­ploi­ta­tion mon­diaux, « sem­blait pos­sé­der col­lec­ti­ve­ment, par leurs actions, la majo­ri­té des com­pa­gnies de pre­mier ordre et des entre­prises manu­fac­tu­rières du monde — l’é­co­no­mie dite « réelle » — repré­sen­tant 60 % sup­plé­men­taires des reve­nus mon­diaux ». En étu­diant plus minu­tieu­se­ment encore le réseau de pro­prié­té, l’équipe a décou­vert qu’une grande par­tie de celui-ci remon­tait à une « super-enti­té » de 147 entre­prises encore plus étroi­te­ment liées — toutes leurs pro­prié­tés étaient déte­nues par d’autres membres de la super-enti­té — qui contrô­laient 40 % de la richesse totale du réseau. Ain­si, moins de 1 % des entre­prises étaient capables de contrô­ler 40 % de l’en­semble du réseau. La plu­part étaient des ins­ti­tu­tions finan­cières. Par­mi les 20 com­pa­gnies les plus impor­tantes, on trou­vait la Bar­clays Bank, JP Mor­gan Chase & Co et le groupe Gold­man Sachs[24]. Cette élite com­mer­ciale est inti­me­ment liée au Coun­cil of Forei­gn Rela­tions (CFR). Le CFR, fon­dé en 1921, est un think tank amé­ri­cain spé­cia­li­sé dans la poli­tique étran­gère et les affaires inter­na­tio­nales des États-Unis. Le CFR dirige le Pro­gramme d’É­tudes Rocke­fel­ler (Rocke­fel­ler Stu­dies Pro­gram) et réunit des res­pon­sables gou­ver­ne­men­taux, des diri­geants de mul­ti­na­tio­nales et des membres émi­nents du sec­teur du ren­sei­gne­ment et de la poli­tique étran­gère, afin de dis­cu­ter de sujets inter­na­tio­naux et de for­mu­ler des recom­man­da­tions à l’attention de l’ad­mi­nis­tra­tion pré­si­den­tielle et de la com­mu­nau­té diplo­ma­tique[25]. Cer­tains cri­tiques et ana­lystes poli­tiques ont qua­li­fié le CFR de « gou­ver­ne­ment fan­tôme » (USA­mé­ri­cain) tirant les ficelles en cou­lisses [Arund­ha­ti Roy, par exemple, en parle dans son livre Capi­ta­lisme, une his­toire de fan­tômes, dont nous avons publié un extrait ici, NdT].

Ces der­nières années, le che­val de Troie de l’im­pé­ria­lisme en matière de vac­ci­na­tion s’est beau­coup déve­lop­pé grâce au pou­voir crois­sant de la Fon­da­tion Bill et Melin­da Gates, désor­mais le prin­ci­pal moteur de la poli­tique de san­té mon­diale. Elle est aujourd’­hui le deuxième dona­teur de l’OMS [et peut-être même, le prin­ci­pal, ain­si que je le rap­pe­lais plus haut, NdT]. Avec les États-Unis comme prin­ci­pal dona­teur, l’emprise de l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain sur l’OMS est donc presque abso­lue. Bill Gates est la pre­mière per­sonne pri­vée à prendre la parole à l’as­sem­blée géné­rale des pays membres de l’OMS. Un délé­gué l’a fait remar­quer : « Il est trai­té comme un chef d’É­tat, non seule­ment à l’OMS, mais aus­si au G20[26] ». La BMGF a été com­pa­rée à « une énorme socié­té mul­ti­na­tio­nale à inté­gra­tion ver­ti­cale, contrô­lant chaque étape d’une chaîne d’ap­pro­vi­sion­ne­ment qui va de sa salle de conseil d’ad­mi­nis­tra­tion basée à Seat­tle, en pas­sant par les dif­fé­rentes étapes de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment, de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion, et jus­qu’aux mil­lions d’ “uti­li­sa­teurs finaux” ano­nymes et dépos­sé­dés dans des vil­lages d’A­frique et d’A­sie du Sud ». Elle dis­pose d’un mono­pole fonc­tion­nel dans le domaine de la san­té publique. Selon les termes d’un res­pon­sable d’ONG : « Vous ne pou­vez pas tous­ser, vous grat­ter la tête ou éter­nuer sans croi­ser quelqu’un de la Fon­da­tion Gates[27] ».

On ne manque pas d’exemples très actuels, s’a­gis­sant de pro­ces­sus en cours : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/12/19/le-kenya-et-le-malawi-zones-test-pour-un-carnet-de-vaccination-injecte-sous-la-peau_6023461_3212.html

Grâce à son pou­voir sans pré­cé­dent, Bill Gates a été en mesure de lan­cer un plan de finan­ce­ment néo­li­bé­ral éla­bo­ré pour les vac­cins, qui trans­fère inévi­ta­ble­ment les fonds publics vers les caisses pri­vées. En appa­rence, ce plan semble conçu pour aider les « pays en déve­lop­pe­ment » à finan­cer leurs pro­grammes de vac­ci­na­tion, mais en réa­li­té, ces pays sont pris dans un piège de la dette. Ce « finan­ce­ment inno­vant du déve­lop­pe­ment » est un méca­nisme fon­dé sur la dette qui fait appel aux mar­chés des capi­taux pour sub­ven­tion­ner les ache­teurs et les fabri­cants de vac­cins par l’in­ter­mé­diaire de la Faci­li­té Inter­na­tio­nale de Finan­ce­ment pour l’Immunisation (IFFIm). La GAVI émet des obli­ga­tions qui sont garan­ties par la pro­messe des dona­teurs gou­ver­ne­men­taux d’a­che­ter des mil­lions de doses de vac­cins à un prix fixe sur des périodes pou­vant aller jus­qu’à 20 ans. Les capi­ta­listes extorquent une part à chaque étape de la chaîne de valeur tan­dis que les pays pauvres sont cen­sés béné­fi­cier de l’ac­cès à des vac­cins qu’ils ne pour­raient pas s’offrir autre­ment. Les déten­teurs d’o­bli­ga­tions béné­fi­cient d’un retour sur inves­tis­se­ment garan­ti et non impo­sable, adap­té à une époque où les taux d’in­té­rêt sont très bas. Les entre­prises phar­ma­ceu­tiques, quant à elles, sont en mesure de vendre des vac­cins coû­teux à des prix sub­ven­tion­nés sur un mar­ché pauvre en liqui­di­tés mais vaste et sans risque. En créant une demande pré­vi­sible, l’IF­FIm s’at­taque à un obs­tacle majeur à l’ex­ten­sion de la vac­ci­na­tion : la rare­té des flux de tré­so­re­rie stables, pré­vi­sibles et coor­don­nés sur une longue période[28][29]. Les récentes acti­vi­tés de la BMGF/GAVI au Sri Lan­ka offrent une étude de cas exem­plaire de ce que l’on qua­li­fie par­fois de « colo­nia­lisme phar­ma­ceu­tique ». La GAVI a ciblé le pays en 2002, en pro­po­sant de sub­ven­tion­ner un vac­cin penta­valent bre­ve­té à prix éle­vé, le DtwP-hepB-Hib. En échange du sou­tien de la GAVI, le pays a accep­té d’a­jou­ter le vac­cin à son calen­drier natio­nal de vac­ci­na­tion. Dans les trois mois qui ont sui­vi l’in­tro­duc­tion du vac­cin, 24 effets indé­si­rables, dont 4 décès, ont été signa­lés, ce qui a conduit le Sri Lan­ka à sus­pendre l’u­ti­li­sa­tion du vac­cin. Par la suite, 21 nour­ris­sons sont morts des suites d’ef­fets indé­si­rables en Inde[30].

La véri­table cause sous-jacente des décès lors d’é­pi­dé­mies est le dys­fonc­tion­ne­ment du sys­tème de san­té pro­vo­qué par le sous-déve­lop­pe­ment socio-éco­no­mique chro­nique carac­té­ris­tique d’une socié­té semi-féo­dale et semi-colo­niale vic­time de l’im­pé­ria­lisme, et non la perte de confiance dans les vac­cins due à la « peur du Deng­vaxia ». Le détour­ne­ment du sys­tème de san­té par les entre­prises, avec la com­pli­ci­té du gou­ver­ne­ment, des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, de la méde­cine conven­tion­nelle et de divers orga­nismes, a pri­vé les popu­la­tions de leur droit à la san­té. Le pro­fit est deve­nu le prin­ci­pal fac­teur déci­sion­nel dans la réso­lu­tion d’un pro­blème de san­té publique, et non de bien-être public. La déré­gle­men­ta­tion, la pri­va­ti­sa­tion et la libé­ra­li­sa­tion, carac­té­ris­tiques de la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste, le nou­veau visage de l’im­pé­ria­lisme, ont pra­ti­que­ment anéan­ti tout ce qui res­tait des ser­vices sociaux abor­dables, en par­ti­cu­lier des ser­vices de san­té, acces­sibles à la majo­ri­té de la popu­la­tion. Pire encore, sous cou­vert de « déve­lop­pe­ment éco­no­mique », le poids des grandes entre­prises dans les mines, les plan­ta­tions, le char­bon, les bar­rages et autres méga­pro­jets des­truc­teurs de l’en­vi­ron­ne­ment et socia­le­ment nui­sibles ont dévas­té les ini­tia­tives de res­pon­sa­bi­li­sa­tion des com­mu­nau­tés et de sou­te­na­bi­li­té réelle, de réduc­tion de la pau­vre­té, de pro­mo­tion de la san­té et de rési­lience cli­ma­tique. Les atteintes conco­mi­tantes et crois­santes (com­pre­nant même des exé­cu­tions extra­ju­di­ciaires) aux droits fon­da­men­taux de l’homme ont sou­mis les per­sonnes mar­gi­na­li­sées à un stress phy­sique, bio­lo­gique, psy­cho­lo­gique et social extrême, et les ont for­cées, à plu­sieurs reprises, à quit­ter leurs terres, leurs mai­sons, leurs cultures et à aban­don­ner leurs autres moyens de sub­sis­tance. Dans ces cir­cons­tances, des épi­dé­mies de mala­dies infec­tieuses et d’autres pro­blèmes de san­té graves ne peuvent que sur­ve­nir et s’ag­gra­ver. La cause pro­fonde des épi­dé­mies, dans ce pays, est l’im­pé­ria­lisme. Le remède est donc la libé­ra­tion, l’émancipation du joug colo­nial, pas la vaccination.

Romeo F. Quijano

Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Cor­rec­tion : Lola Bearzatto


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  20. Voir note 17
  21. Voir note 13
  22. Voir note 13
  23. Levich, J. The real agen­da of the Gates Foun­da­tion, Libe­ra­tion News, Nov.2,2014 : https://www.liberationnews.org/real-agenda-gates-foundation/”https://www.liberationnews.org/real-agenda-gates-foundation/
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  27. Voir note 13
  28. Voir note 13
  29. Atun, R., et al. Inno­va­tive finan­cing for health : What is tru­ly inno­va­tive ? Lan­cet, 380(9858), 2044–2048,2012.
  30. Voir note 13

Nota Bene : Le prisme anti-impé­ria­liste est inté­res­sant, et impor­tant. Cepen­dant, il passe bien sou­vent à côté d’une par­tie essen­tielle de l’Histoire. L’impérialisme n’est que le pro­lon­ge­ment d’une poli­tique ayant d’abord été appli­quée, impo­sée, au sein même d’une enti­té éta­tique (Cf. L’en­ne­mi inté­rieur : la généa­lo­gie colo­niale et mili­taire de l’ordre sécu­ri­taire dans la France contem­po­raine de Mathieu Rigouste, et Por­trait du colo­nia­liste : l’ef­fet boo­me­rang de sa vio­lence et de ses des­truc­tions de Jéré­mie Piolat).

Les oppo­sants aux vac­cins et à la vac­ci­na­tion ne sont le plus sou­vent pas des oppo­sants à la socié­té indus­trielle dans son ensemble, leurs argu­ments relèvent bien sou­vent de polé­miques concer­nant des sta­tis­tiques, l’efficience des vac­cins, leur dan­ge­ro­si­té, etc. Le texte de Romeo Qui­ja­no l’illustre d’ailleurs, mais seule­ment en par­tie. Cette ten­dance ne consti­tue ni le plus inté­res­sant ni le prin­ci­pal élé­ment de son argu­ment, qui est que les vac­cins et la vac­ci­na­tion sont des pro­duits et des élé­ments de l’im­pé­ria­lisme capi­ta­liste. Dans un article sur les nou­veaux vac­cins obli­ga­toires, publié en 2017 dans un numé­ro de Phi­lo­so­phie Maga­zine, le phi­lo­sophe Oli­vier Rey sou­ligne que :

« La majo­ri­té des oppo­sants à la vac­ci­na­tion […] invoquent avant tout les risques que ferait cou­rir la vac­ci­na­tion, notam­ment à cause de leurs adju­vants alu­mi­niques ou de rares cas de com­pli­ca­tions. Autre­ment dit, ils se placent dans la même logique que ceux qui la pré­co­nisent, tout en contes­tant les don­nées du cal­cul bénéfice/risque. Une telle posi­tion est peu convain­cante. La façon la plus favo­rable de l’envisager est d’y voir un symp­tôme : l’expression du sen­ti­ment de dépos­ses­sion qui nous enva­hit de devoir nous confier, pour ce bien propre que sont notre san­té et celle de nos enfants, à un sys­tème qui décide de ce qui est bon pour nous et qui, en pré­ten­dant œuvrer pour notre bien, ruine notre autonomie. »

Le pro­blème fon­da­men­tal de la vac­ci­na­tion est en effet poli­tique, c’est pour­quoi Romeo Qui­ja­no parle de libé­ra­tion, d’é­man­ci­pa­tion du joug colo­nial. Cela dit, pour le com­prendre, encore faut-il réa­li­ser que nous ne vivons pas en démo­cra­tie, qu’il existe bel et un bien un « sys­tème qui décide » et que l’immense majo­ri­té d’entre nous ne contrôle aucu­ne­ment. Les vac­cins et la vac­ci­na­tion ont été impo­sés à l’intérieur des fron­tières de la France comme dans ses colo­nies d’Afrique et d’ailleurs. Leur déve­lop­pe­ment, ain­si que Romeo Qui­ja­no le rap­pelle, découle du déve­lop­pe­ment conjoint du capi­ta­lisme et de l’industrialisme — sans eux, pas de vac­cin, pas de vac­ci­na­tion, mais en même temps, pas besoin de vac­cin, et pas besoin de vac­ci­na­tion. C’est en effet leur déve­lop­pe­ment conjoint, ou, plus exac­te­ment, celui de la civi­li­sa­tion depuis déjà plu­sieurs mil­lé­naires, qui agglu­tine tou­jours plus les êtres humains dans des villes, étio­lant ain­si leurs orga­nismes (« mala­dies de civi­li­sa­tion », etc.), qui concentre pareille­ment les ani­maux domes­tiques et d’élevages, qui détruit le monde natu­rel, qui détraque le cli­mat, dérou­lant un véri­table tapis rouge à l’émergence et la pro­pa­ga­tion de tou­jours plus nom­breuses mala­dies infec­tieuses. Dans un tel cercle vicieux, il est très pos­sible que les vac­cins et la vac­ci­na­tion consti­tuent une néces­si­té vitale de la socié­té indus­trielle tech­no-capi­ta­liste, sans laquelle elle péri­rait ; une condi­tion sine qua non de la per­pé­tua­tion de son entre­prise de des­truc­tion et d’artificialisation du monde, d’exploitation tou­jours plus pous­sée des « res­sources humaines » dont elle a encore besoin (pour l’instant).

Les fana­tiques d’une soi-disant « sécu­ri­té » dépour­vue d’objet, se fichant pas mal de la liber­té, y ayant plei­ne­ment renon­cé, y com­pris pour et aux noms des autres, ne voient là que du bien. L’État et les Entre­prises garan­tissent la sécu­ri­té de tous — de tous leurs sujets, ou objets (cela revient au même) — et tout va pour le mieux dans Le Meilleur des mondes. Car en effet, la vac­ci­na­tion « sup­pose l’allégeance à un gigan­tesque sys­tème médi­cal », ain­si que le for­mule Oli­vier Rey dans le même article. Ce gigan­tesque sys­tème médi­cal, en grande par­tie consti­tué de l’industrie phar­ma­ceu­tique, s’inscrit lui-même dans le cadre plus vaste du sys­tème tech­no-indus­triel capi­ta­liste désor­mais mon­dia­li­sé, lequel détruit la vie sur Terre — voi­là pour le coût éco­lo­gique des vac­cins et de la vac­ci­na­tion : leur impact envi­ron­ne­men­tal est indis­so­ciable de celui du sys­tème socio­tech­nique sur lequel ils reposent, et dans lequel ils s’imbriquent — aus­si sûre­ment qu’il nous dépos­sède et nous aliène effec­ti­ve­ment tous, à tous les niveaux, ain­si que le dénon­çait Lewis Mum­ford dans Le Mythe de la machine :

« […] l’organisation de la vie est deve­nue si com­plexe et les pro­ces­sus de pro­duc­tion, dis­tri­bu­tion et consom­ma­tion si spé­cia­li­sés et sub­di­vi­sés, que la per­sonne perd toute confiance en ses capa­ci­tés propres : elle est de plus en plus sou­mise à des ordres qu’elle ne com­prend pas, à la mer­ci de forces sur les­quelles elle n’exerce aucun contrôle effec­tif, en che­min vers une des­ti­na­tion qu’elle n’a pas choi­sie. […] l’individu condi­tion­né par la machine se sent per­du et déses­pé­ré tan­dis qu’il pointe jour après jour, qu’il prend place dans la chaîne d’assemblage, et qu’il reçoit un chèque de paie qui s’avère inca­pable de lui offrir les véri­tables biens de la vie.

Ce manque d’investissement per­son­nel rou­ti­nier entraîne une perte géné­rale de contact avec la réa­li­té : au lieu d’une inter­ac­tion constante entre le monde inté­rieur et exté­rieur, avec un retour ou réajus­te­ment constant et des sti­mu­li pour rafraî­chir la créa­ti­vi­té, seul le monde exté­rieur – et prin­ci­pa­le­ment le monde exté­rieur col­lec­ti­ve­ment orga­ni­sé, exerce l’autorité ; même les rêves pri­vés nous sont com­mu­ni­qués, via la télé­vi­sion, les films et les disques, afin d’être acceptables.

Paral­lè­le­ment à ce sen­ti­ment d’aliénation naît le pro­blème psy­cho­lo­gique carac­té­ris­tique de notre temps, décrit en termes clas­siques par Erik Erik­son comme la “crise d’identité”. Dans un monde d’éducation fami­liale tran­si­toire, de contacts humains tran­si­toires, d’emplois et de lieux de rési­dences tran­si­toires, de rela­tions sexuelles et fami­liales tran­si­toires, les condi­tions élé­men­taires pour le main­tien de la conti­nui­té et l’établissement d’un équi­libre per­son­nel dis­pa­raissent. L’individu se réveille sou­dain, comme Tol­stoï lors d’une fameuse crise de sa vie à Arza­mas, dans une étrange et sombre pièce, loin de chez lui, mena­cé par des forces hos­tiles obs­cures, inca­pable de décou­vrir où et qui il est, hor­ri­fié par la pers­pec­tive d’une mort insi­gni­fiante à la fin d’une vie insignifiante. »

Car la vac­ci­na­tion et les vac­cins sont intrin­sè­que­ment des « tech­niques auto­ri­taires », pour reprendre une autre for­mule de Mum­ford, c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans « une nou­velle confi­gu­ra­tion d’in­ven­tion tech­nique, d’ob­ser­va­tion scien­ti­fique et de contrôle poli­tique centra­lisé qui a don­né nais­sance au mode de vie que nous pou­vons à pré­sent iden­ti­fier à la civi­li­sa­tion, sans en faire l’éloge ».

Or une des carac­té­ris­tiques des « tech­niques auto­ri­taires », c’est qu’elles font sys­tème, qu’il est impos­sible de les conce­voir iso­lé­ment : pas de pro­duc­tion en masse de vac­cins sans labo­ra­toires, machines, employés, etc., sans de nom­breuses autres indus­tries, et sans un sys­tème pour faire tenir le tout. C’est-à-dire qu’il serait erro­né de ne voir dans les vac­cins ou la vac­ci­na­tion « qu’un objet iso­lé, tel que son uti­li­té ponc­tuelle le fait pas­ser pour bénin et de peu de consé­quences », ain­si que l’expose Jaime Sem­prun, dans son ex­cellent livre Défense et illus­tra­tion de la nov­langue fran­çaise, en pre­nant, pour exemple de tech­no­lo­gie auto­ri­taire, la voi­ture (sachant qu’il en va pareille­ment des vac­cins et de la vaccination) :

« En revanche, dès qu’on le consi­dère comme par­tie inté­grante d’un ensemble, tout change. Et ain­si l’au­to­mo­bile, machine on ne peut plus tri­viale et presque archaïque, que cha­cun s’ac­corde à trou­ver bien utile et même indis­pen­sable à notre liber­té de dépla­ce­ment, devient tout autre chose si on la replace dans la socié­té des machines, dans l’or­ga­ni­sa­tion géné­rale dont elle est un simple élé­ment, un rouage. On voit alors tout un sys­tème com­plexe, un gigan­tesque orga­nisme com­po­sé de routes et d’au­to­routes, de champs pétro­li­fères et d’oléo­ducs, de sta­tions-ser­vice et de motels, de voyages orga­ni­sés en cars et de grandes sur­faces avec leurs par­kings, d’échan­geurs et de rocades, de chaînes de mon­tage et de bureaux de “recherche et déve­lop­pe­ment” ; mais aus­si de sur­veillance poli­cière, de signa­li­sa­tion, de codes, de régle­men­ta­tions, de normes, de soins chirur­gi­caux spécia­li­sés, de “lutte contre la pollu­tion”, de mon­tagnes de pneus usés, de batte­ries à recy­cler, de tôles à compres­ser. Et dans tout cela, tels des para­sites vivant en sym­biose avec l’or­ga­nisme hôte, d’af­fec­tueux aphi­diens cha­touilleurs de machines, des hommes s’af­fai­rant pour les soi­gner, les entre­te­nir, les alimen­ter, et les ser­vant encore quand ils croient circu­ler à leur propre initia­­tive, puisqu’il faut qu’elles soient ain­si usées et détruites au rythme pres­crit pour que ne s’in­ter­rompe pas un ins­tant leur repro­duc­tion, le fonc­tion­ne­ment du sys­tème géné­ral des machines. »

Si vous dési­rez ardem­ment ser­vir de rouage à la machine tech­no-capi­ta­liste dans les agglo­mé­ra­tions de la socié­té de masse — laquelle, n’ayant de cesse de détruire la nature, est sans doute vouée à s’autodétruire — on peut alors com­prendre que vous défen­diez les vac­cins et leur monde. Mais tâchez de com­prendre que ceux d’entre nous qui choi­sissent de s’oppo­ser « à ce sys­tème auto­ri­taire qui confère […] à la tech­nique l’au­to­rité qui appar­tient à la person­na­lité humaine » (Mum­ford), qui estiment que « la vie ne se délègue pas » (idem), qui ne se rêvent pas ser­vo­mé­ca­nismes dans la conur­ba­tion pla­né­taire, mais sou­haitent le déman­tè­le­ment inté­gral de la civi­li­sa­tion indus­trielle, puissent ne voir dans la vac­ci­na­tion et les vac­cins qu’une détes­table tech­no­lo­gie auto­ri­taire par­mi toutes celles sur les­quelles elle repose, et qui fini­ront avec elle.

***

« Oui, mais sans vac­cins, tous les enfants mourraient !

— Dans l’état actuel des choses, admet­tons (même s’il s’agit, bien enten­du, d’une exa­gé­ra­tion). Cela étant, nous ne sommes bien évi­dem­ment pas en train d’affirmer, ici, que nous sou­hai­tons une inter­dic­tion totale et immé­diate des vac­cins dès demain matin. Et d’abord parce que ça n’aurait aucun sens. Pour bien le com­prendre, pre­nons un autre exemple : la plu­part de ceux qui dénoncent à juste titre l’extraction et l’utilisation de com­bus­tibles fos­siles ne sont pas en train de dire qu’ils exigent que dès demain matin, lit­té­ra­le­ment, plus une seule goutte de pétrole ni d’aucun autre com­bus­tible fos­sile ne soit uti­li­sée. Cela n’a aucune chance de se pro­duire, mais pour aller au bout de l’absurde, ima­gi­nons que cela soit pos­sible. Cela ne serait pas for­cé­ment une mau­vaise chose, du moins pour le reste du monde vivant, mais cela impli­que­rait la mort de 95% des humains, gros­so modo (la plu­part d’entre nous en dépendent actuel­le­ment, d’une façon ou d’une autre, de manière qua­si-vitale sinon vitale, étant don­né que le fonc­tion­ne­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle repose tota­le­ment sur leur uti­li­sa­tion). On ne reproche pour­tant pas à ceux qui cri­tiquent l’extraction et l’utilisation de com­bus­tibles fos­siles de vou­loir tuer toute l’humanité, ou tous les enfants. Ce qu’ils disent, c’est qu’il faut que nous par­ve­nions à des socié­tés dans les­quelles nous ne serons plus contraints d’utiliser de tels com­bus­tibles. Nous ne disons pas autre chose concer­nant les vaccins. »

(La pro­duc­tion de vac­cins repo­sant elle aus­si, au même titre que tout le reste, sur l’utilisation de com­bus­tibles fos­siles et sur la socié­té indus­trielle dans son ensemble, on pour­rait repro­cher à ceux qui les défendent bec et ongles de vou­loir tous nous tuer, ain­si que la vie sur Terre telle qu’elle existe actuel­le­ment, au tra­vers du réchauf­fe­ment cli­ma­tique et de ses consé­quences, ou sim­ple­ment au tra­vers de la des­truc­tion sui­ci­daire de la nature qu’implique le fonc­tion­ne­ment nor­mal de la civi­li­sa­tion industrielle).

Nico­las Casaux

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  1. Mer­ci à Le Par­tage d’é­vo­quer le sujet (j’ai juste sur­vo­lé l’ar­ticle pour le moment). Il semble impor­tant de faire les ponts entre les évé­ne­ments. Comme Jacques Pau­wels (cité sur ce site web) le disait pour la pre­mière guerre mon­diale, il y a pro­ba­ble­ment un but à ce que nous vivons. N’en déplaisent à ceux, empê­trés dans des éti­quettes (« extrême gauche » par exemple) qui refu­se­ront de croire à tout com­plot (décré­tant que « l’ex­trême droite » est tenan­cière de ces théo­ries). J’a­joute au sujet de Bill Gates, le lien pour la simu­la­tion de pan­dé­mie faite juste avant la crise : https://www.centerforhealthsecurity.org/event201/

    Il en va de notre pos­si­bi­li­té d’a­ve­nir que de refu­ser masques, attes­ta­tions, tra­çage, vac­ci­na­tion et tout ce qu’on va nous impo­ser sous cou­vert de seconde vague, troi­sième vague etc. Main­te­nant, c’est STOP.

    Je me per­mets un lien pour le site de Xochi­pel­li, fon­da­teur des semences Koko­pel­li. Concer­nant la vac­ci­na­tion, il a des choses à dire, sour­cées, à chaque fois. Outre son « cli­ma­to­sep­ti­cisme » (quel terme de merde — créé par les indus­triels?) ceci dit très étayé, Xochi est un véri­table défen­seur du vivant, pour un « futur pri­mi­tif » et avec une culture incroyable. Beau­coup des textes qu’il fait par­ta­ger ne seraient pas reniés par Le Par­tage ; Le « conspi­ra­tion­nisme » en fera peut-être bon­dir cer­tains… je suis d’a­vis qu’il est tant d’ou­vrir les yeux. N’a t‑on pas dit sou­vent, ici, que les puis­sants, les Etats, n’é­taient cer­tai­ne­ment pas là pour notre bien ?
    http://xochipelli.fr/

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