Au cours des derniers mois, le journal La Décroissance, par deux fois — dans leur numéro 151 de juillet-août 2018 et 154 de novembre 2018 — a entrepris de cracher sa bile mesquine sur l’organisation Deep Green Resistance et sur Peter Gelderloos, l’auteur du livre Comment la non-violence protège l’État que nous avons récemment traduit et publié aux éditions LIBRE. Plutôt que de proposer des critiques argumentées, ils se sont contentés de nous faire part de leurs sentiments, de leurs ressentis et de leur fondamentalisme irréfléchi. La calamité journalistique que constituait leur première critique à notre égard, celle de leur numéro d’été, ne nous paraissait pas valoir une réponse. Seulement, nos chers décroissants ayant réitéré dans leur numéro de novembre, et tout travail méritant salaire, un tel acharnement ne pouvait rester impayé.
Tout d’abord, soulignons que Vincent Cheynet n’a apparemment pas compris que Peter Gelderloos ne fait pas partie de l’organisation Deep Green Resistance, dont il ne partage pas — du moins, pas entièrement — la perspective. Deep Green Resistance et Gelderloos se rejoignent simplement au travers de leur critique du dogmatisme non violent. Peter Gelderloos se concentre moins sur la question écologique que Deep Green Resistance. Il est donc pour le moins étrange de placer dans la bouche de Gelderloos des propos d’auteurs ou de militants de Deep Green Resistance, et de lui faire porter un sweat-shirt orné du logo de l’organisation. Vincent Cheynet n’est pas Sherlock Holmes, on le comprend, et le constate, mais tout de même, un peu de sérieux.
Ensuite, et il s’agit de l’essentiel de ce qui ne va pas dans leur critique, Vincent Cheynet ne répond pas à un seul des arguments formulés par Peter Gelderloos dans son livre. Il se contente de soutenir que « la violence, c’est mal » — et fait l’impasse sur les nombreuses réflexions cruciales que Gelderloos propose dans son livre au sujet, par exemple, de ce concept de violence, dont la polysémie, ou le caractère abstrait, vague, est problématique à lui seul. Il se borne à invoquer l’autorité morale de Gandhi et Tolstoï, et évite soigneusement de revenir sur la critique du mythe gandhien — sur lequel s’appuie en bonne partie l’idéologie de la non-violence — qui est un autre point important du livre de Gelderloos. Un débat d’idées implique d’avoir des arguments et de savoir les soutenir. Et il n’y a pas l’ombre d’un argument dans la complainte de Cheynet.

Par contre, des affirmations sentencieuses, il y en a. L’action violente décrédibiliserait toute forme de résistance écologique. Voilà le postulat avancé par Vincent Cheynet. Le ton est donné dès le chapeau, et le titre même de l’article ne prêtait pas à confusion : « L’écologie va-t-en guerre ». Il faut savoir ne pas bouder son plaisir : La Décroissance finit de se ridiculiser avec ce positionnement. Cela fait désormais plusieurs années que ce journal, avec la verve et le mordant qu’on lui connait, combat férocement – et à juste titre – le colibrisme. Combien d’articles, combien de signes, consacrés à dénoncer l’acte individuel seul pour atteindre la décroissance ? Des dizaines de milliers. Combien d’articles, combien de signes pour moquer les entreprises citoyennistes et ses différents acteurs, au même titre que ses promoteurs ? De Hulot à NKM en passant par YAB, tous les tartuffes du mois partagent pourtant un point commun avec La Décroissance. Quiconque a déjà ouvert les pages du journal en connait ainsi la ligne éditoriale sur le bout des doigts et peut en réciter les arguments tel un mantra ; et de fait, répondre à cette question. Quel est donc ce point commun ? Un rejet inconditionnel de la violence. Une lâcheté grimée en non-violence.
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Décroître, cela constitue un programme en soi, sur lequel il est possible d’ergoter indéfiniment. L’enjeu est majeur, les moyens d’y parvenir demeurent une question ouverte et complexe. Pour ces raisons, le travail du journal La Décroissance est, dans l’ensemble, un rayon de soleil dans le sombre paysage du journalisme français. Le voir disparaître serait très dommageable.
Cela dit, si l’idée d’une vie simple, décroissante, construite en sociétés horizontales autour du principe de la « convivialité » et ayant réussi à faire de l’économie du don – et de son triptyque donner/recevoir/rendre –, sa seule économie, semble attirante, elle ne doit pas être le cache-sexe d’une fuite en avant systémique. La seule décolonisation des imaginaires ne suffira pas, puisqu’ainsi que le rappelait le Comité Invisible : « Ce sont les corps qui font les révolutions ». L’action individuelle non plus. Il est à craindre que La Décroissance ait fini, avec le temps, par ressembler à un vieux tonton amer que l’on aime revoir en ce qu’il nous rappelle notre petite enfance, mais qui n’a de cesse de maugréer et de dire du mal de tout et de tout le monde à seule fin de se faire remarquer. Pourtant, il n’existe qu’une façon de dépasser l’opposition, et c’est la création.

Le philosophe Francis Bacon expliquait qu’une argumentation devait se construire en deux temps. D’abord, la pars destruens : l’opposition. Puis, la pars construens : la proposition. Il considérait que l’une sans l’autre était inutile, et que si nous ne parvenions pas à articuler les deux, cela se révélerait inefficace à l’usage. Le journal La Décroissance propose une bonne critique socioécologique. Seulement, il ne fait que ça. Pendant que les pumas finissent de disparaitre, anéantis par la société industrielle. Pendant que la civilisation industrielle étouffe les océans en y déversant des millions de tonnes de plastique, inexorablement. Il convient ainsi de s’intéresser à un point qui nous semble primordial : La Décroissance, et cela représente un paradoxe, consacre mensuellement une chronique à des individus s’approchant d’une autonomie relative, ayant fui le système capitaliste, dans la mesure du possible, mais ne propose pour ainsi dire aucun suivi des multiples conflits liés aux questions environnementales. C’est-à-dire qu’ils font dans le colibrisme tout en le dénigrant. On aurait plutôt aimé en lire davantage au sujet de la ZAD, victoire décisive pour le mouvement écologiste, en ce sens qu’elle représente un acquis fondamental.
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« La violence, c’est mal », écrit donc Vincent Cheynet, en penseur de la complexité. Seulement, ainsi que Dom Helder Camara le comprenait, la réalité l’est plus encore que ce qu’en perçoit le patron du journal La Décroissance :
« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés. La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première. La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »
En théorie, la violence doit bien sûr être évitée, au maximum. Mais il y a la théorie, et il y a la pratique. Et s’il est impossible, en physique, de parler de mouvement, de distance et de temps sans référentiel, il est tout aussi impossible de parler de violence sans savoir précisément de quelle violence on parle. Un physicien assis dans un wagon est immobile par rapport au train, mais il est en mouvement du point de vue de la vache qui le regarde passer. La violence, quant à elle, peut être inique, mauvaise, comme lorsqu’elle est employée par un groupe d’hommes cherchant à agresser une jeune fille, mais elle peut également s’avérer moralement acceptable, voire souhaitable, par exemple dans le cas où elle désignerait les agissements d’un groupe de femmes prenant la défense de ladite jeune fille. C’est pourquoi se contenter, comme le fait Vincent Cheynet, de parler de la violence, abstraite, idéelle, n’a pas grand intérêt. Tandis que la violence qui intéresse DGR, et que Peter Gelderloos théorise, est celle de la légitime défense. Mais tout cela, il le développe suffisamment dans son livre — c’est également discuté dans le livre Deep Green Resistance dont nous publions le premier tome courant novembre.
Il est certainement plus simple de se réfugier derrière des principes dogmatiques pour rationaliser son inaction que d’oser les dépasser. C’est-à-dire que lorsqu’il vante leur « choix courageux de la non-violence », Vincent Cheynet fait preuve d’un sacré culot. Y croit-il seulement lui-même ? Rien n’est moins sûr. Au-delà de tout ce qu’on peut, à juste titre, reprocher à Gandhi, au-delà de la critique du mythe gandhien, importante et même nécessaire, que Gelderloos articule dans son livre, rappelons que Gandhi lui-même affirmait que « si nous ne pouvons nous défendre, nos femmes et nous-mêmes, et les endroits que nous tenons pour sacrés, par la force de la souffrance, c’est-à-dire la non-violence, nous devons, nous, les hommes, au moins être capable de les défendre en combattant[1] ». Tout nous indique, aujourd’hui, que la « force de la souffrance, c’est-à-dire la non-violence » n’est pas adaptée, qu’elle ne suffit pas — nous ne parvenons pas à défendre les endroits que nous tenons pour sacrés, nous ne parvenons pas à défendre nos proches, chaque jour 200 espèces sont précipitées vers l’extinction, et partout le monde naturel part en fumée — et qu’elle ne pourra pas suffire dans notre contexte, notre lutte contre le désastre socioécologique en cours. Dès lors, d’après les conseils de Gandhi lui-même, nous devrions passer à l’offensive. Il insistait lourdement sur ce point : « Je le répète, et le répèterai encore et encore, celui qui ne peut se protéger lui, ou ses proches, ou leur honneur, en affrontant la mort non violemment, peut et doit se servir de la violence contre son oppresseur. Celui qui ne peut faire ni l’un ni l’autre est un fardeau. »
D’un autre côté, si l’on ne considérait pas l’usage de la force dans une situation de légitime défense comme de la violence, peut-être que la non-violence pourrait suffire. La non-violence de Gandhi était extrêmement exigeante. Il affirmait qu’elle ne pouvait « pas être enseignée à ceux qui craignent de mourir, et qui n’ont pas de pouvoir de résistance ». Elle versait même dans le suicidaire : « L’Histoire est pleine d’exemples d’hommes qui, en mourant courageusement avec la compassion sur leurs lèvres, ont changé le cœur de leurs opposants violents. […] L’auto-défense […] est la seule action honorable qui reste lorsque l’on n’est pas prêt à s’auto-immoler. » Sa non-violence impliquait le « courage froid de mourir sans tuer ». « Mais celui qui n’a pas ce courage, ajoutait-il, je veux qu’il cultive l’art de tuer[2]. » (On remarque, effectivement, une certaine binarité dans ces propos que nous n’approuvons pas, ils servent simplement à illustrer la véritable nature de la non-violence gandhienne). Il remarquait également que « bien que la violence ne soit pas légale, lorsqu’elle est utilisée en tant que légitime défense, ou en défense des démunis, elle constitue un acte de bravoure bien supérieur à une lâche soumission[3]. » Le dogmatisme immature de Vincent Cheynet et du journal La Décroissance est une honte, et témoigne d’un manque de respect non seulement vis-à-vis de l’organisation Deep Green Resistance, de Peter Gelderloos et de tous ceux qui choisissent de — qui osent — résister par tous les moyens nécessaires, mais également vis-à-vis de la non-violence gandhienne, de Gandhi lui-même.
À l’heure où ces mots sont écrits, le Brésil vient de porter à sa tête un bon exemple de ce que la société industrielle peut produire de pire. Le nouveau président brésilien a ainsi promis, pendant sa campagne, de placer le ministère de l’environnement sous la tutelle de celui de l’agriculture, et de purement et simplement supprimer la FUNAI, établissement public dont le but est de protéger les droits des Indiens. Il projette de raser une partie de l’Amazonie afin d’y construire une autoroute. Devant l’ampleur de la catastrophe, les Guajajara, dans l’État du Maranhao, ont décidé de prendre les armes, de former des milices et de prendre en chasse les bûcherons qui saccagent la forêt. Si seulement ils avaient lu Vincent Cheynet, ils sauraient que « la violence, c’est mal », et auraient plutôt fait circuler une pétition.
Nous ne nous épancherons pas davantage sur le sujet. Il faut lire le livre de Peter Gelderloos. Contrairement à Vincent Cheynet et à ses amis de La Décroissance, Gelderloos ne dénigre pas gratuitement et puérilement les chantres d’une non-violence absolue, il argumente. En outre, il ne s’oppose pas catégoriquement à la non-violence, qu’il considère comme une méthode parmi d’autres, avec ses avantages et ses inconvénients. Et ainsi qu’il le rappelle souvent lui-même, les zélateurs d’une non-violence doctrinaire ont tendance à ne pas répondre aux arguments que l’on peut lui opposer. Et Vincent Cheynet et le journal La Décroissance de l’illustrer superbement.
Kevin Amara & Nicolas Casaux
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P.S. : Se pourrait-il que les rédacteurs de La Décroissance puisent leur inspiration sur le site du magazine Cadre et Dirigeant ? Étrangement, deux des trois premières citations — dont une de Dominique Rocheteau, rarement invoqué comme une autorité en la matière — que l’on retrouve listées sur la page dudit site intitulée « Les meilleures citations sur la violence » figurent dans la B.D. du journal La Décroissance dans laquelle ils dénigrent Deep Green Resistance et Peter Gelderloos[4].
Lecture complémentaire :
https://partage-le.com/2015/12/le-pacifisme-comme-pathologie-par-derrick-jensen/
- https://www.mkgandhi.org/nonviolence/gstruggle.htm ↑
- https://www.mkgandhi.org/nonviolence/phil8.htm ↑
- https://www.mkgandhi.org/nonviolence/phil8.htm ↑
- pages 10–11 du numéro 154 de novembre 2018. ↑
Dans La Décroissance de mars 2019, Vincent Cheynet complète ses attaques avec un « débat » entre représentants de la non-violence. Tous les clichés y passent…
Oui, on l’a lu, pathétique. Interviewer un membre du MAN. Aïe. Ils sont désespérés.