Le pacifisme comme pathologie (par Derrick Jensen)

Der­rick Jen­sen (né le 19 décembre 1960) est un écri­vain et mili­tant éco­lo­giste amé­ri­cain, par­ti­san du sabo­tage envi­ron­ne­men­tal, vivant en Cali­for­nie. Il est l’au­teur de plu­sieurs best-sel­lers, par­mi les­quels The Culture of Make Believe (2002) End­game Vol1&2 (2006) et A Lan­guage Older Than Words (2000). Il est éga­le­ment un des membres fon­da­teurs de l’or­ga­ni­sa­tion éco­lo­giste Deep Green Resis­tance. Il s’a­git ici de la préface à l’é­di­tion de 2007 du livre de Ward Chur­chill Paci­fism as Patho­lo­gy (ini­tia­le­ment publié en 1986).


Ce livre extra­or­di­nai­re­ment impor­tant plonge au cœur d’une des prin­ci­pales rai­sons pour les­quelles les luttes pour la jus­tice sociale et envi­ron­ne­men­tale échouent. La ques­tion fon­da­men­tale ici posée est la sui­vante : la vio­lence est-elle un outil accep­table pour faire adve­nir le chan­ge­ment social ? Il s’agit peut-être de la plus impor­tante des ques­tions de notre époque, et pour­tant, bien sou­vent, les dis­cus­sions à son sujet tournent autour de cli­chés et d’une sorte de pen­sée magique : comme si, d’une cer­taine façon, si nous étions tous assez bons et gen­tils, l’État ces­se­rait d’utiliser la vio­lence qui lui per­met de tous nous exploi­ter. J’aimerais que cela soit vrai. Mais, bien évi­dem­ment, ce n’est pas le cas.

Il s’agit d’un livre néces­saire, et plus encore à chaque jour qui passe. Nous sommes vrai­ment dos au mur. La culture domi­nante est en train de tuer la pla­nète. 90% des grands pois­sons des océans ont dis­pa­ru. Les forêts ama­zo­niennes pour­raient entrer en phase de déclin irré­ver­sible dans l’année. Tous les cours d’eau des USA sont conta­mi­nés par des car­ci­no­gènes. Cela ne devrait pas nous sur­prendre, étant don­né que le lait mater­nel de la tota­li­té des mères de la pla­nète — humaines et non humaines — est conta­mi­né par des car­ci­no­gènes. Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique s’accélère, et avec lui la pos­si­bi­li­té réelle de rendre cette pla­nète inha­bi­table pour l’essentiel, et la réponse de ceux au pou­voir est de nous dire que ce mode de vie — ce mode de vie qui détruit la pla­nète, qui com­met des géno­cides contre cha­cune des cultures indi­gènes qu’il ren­contre, qui dégrade et appau­vrit la vaste majo­ri­té des humains, qui est véri­ta­ble­ment basé sur et qui dépend de cha­cune de ces choses — n’est pas négociable.

Paral­lè­le­ment, les efforts de ceux d’entre nous qui com­battent le sys­tème sont insuf­fi­sants. Mani­fes­te­ment, autre­ment, nous ne serions pas en train de perdre. Les taux de défo­res­ta­tion ne conti­nue­raient pas à aug­men­ter, le ravage des océans ne conti­nue­rait pas, ni le mas­sacre des peuples indi­gènes, ni leur éviction.

Qu’allons-nous faire ? Avec la pla­nète entière en jeu, il est plus que temps que nous met­tions toutes nos options sur la table.

Il s’agit d’un livre néces­saire, et plus encore à chaque jour qui passe.

Dans ce livre, Ward Chur­chill explique clai­re­ment pour­quoi la plu­part des affir­ma­tions des paci­fistes sont autant de dis­tor­sions de la réa­li­té. Gand­hi, par exemple, est sou­vent pré­sen­té comme un paran­gon du paci­fisme étant par­ve­nu à son but. Mais le suc­cès de Gand­hi (si tant est qu’il en fut un : nous pour­rions sou­te­nir que le peuple indien n’a pas vrai­ment triom­phé et qu’en réa­li­té Coca-Cola et Micro­soft l’ont empor­té, pour l’instant) a eu lieu après une cen­taine d’années de lutte — sou­vent vio­lente — pour l’indépendance des Indiens. De plus, beau­coup d’Indiens consi­dèrent que Gand­hi a dévoyé la rage que les Indiens res­sen­taient à l’encontre des Bri­tan­niques, la ren­dant bien plus gérable, au point que les Bri­tan­niques n’avaient plus à la craindre.

De la même façon, nous pou­vons nous deman­der ce qu’aurait accom­pli Mar­tin Luther King si des Afri­cains-Amé­ri­cains n’étaient pas des­cen­dus dans la rue, par­fois avec des armes. Cette ques­tion n’est pas posée assez sou­vent. Chur­chill sou­ligne quelques-unes des rai­sons qui expliquent l’absence de telles discussions.

Chur­chill ne fait pas, bien évi­dem­ment, la pro­mo­tion d’une vio­lence aveugle et irré­flé­chie. Il ne fait qu’argumenter contre la non-vio­lence aveugle et irréfléchie.

Et à qui, à part aux paci­fistes dog­ma­tiques et à ceux au pou­voir, cela pose-t-il problème ?

Ceux au pou­voir sont insa­tiables. Ils feront tout — men­tir, tri­cher, voler, tuer — pour accroître leur pouvoir.

Le sys­tème récom­pense cette accu­mu­la­tion de pou­voir. Il la requiert. Le sys­tème lui-même est insa­tiable. Il requiert la crois­sance. Il requiert l’exploitation sans cesse crois­sante des res­sources, y com­pris des res­sources humaines.

Il ne s’arrêtera pas parce que nous le deman­dons gen­ti­ment ; autre­ment, il se serait arrê­té il y a déjà long­temps, lorsque les Indiens et d’autres peuples autoch­tones deman­dèrent gen­ti­ment aux membres de cette culture de bien vou­loir arrê­ter de leur voler leurs terres. Il ne s’arrêtera pas parce que c’est la chose juste à faire, sinon il n’aurait jamais commencé.

Il ne s’arrêtera pas tant qu’il res­te­ra quelque chose à exploi­ter. Il ne peut pas.

Bien­ve­nue à la fin du monde.

Ce livre, plus qu’aucun autre, démys­ti­fie et décons­truit le paci­fisme dog­ma­tique : il l’expose pour ce qu’il est vrai­ment. C’est une tâche cru­ciale, par­ti­cu­liè­re­ment au vu de l’emprise du paci­fisme dog­ma­tique sur un large pan de la soi-disant résis­tance aux USA, et dans les pays indus­tria­li­sés, plus géné­ra­le­ment. Comme Chur­chill l’explique au début de son essai : « Le paci­fisme, l’idéologie de l’action poli­tique non vio­lente, est deve­nu un prin­cipe incon­tes­table et qua­si-uni­ver­sel chez les pro­gres­sistes du cou­rant domi­nant contem­po­rain en Amé­rique du Nord. » Cette emprise est par­ti­cu­liè­re­ment mal­heu­reuse, étant don­né, comme Chur­chill l’explique ensuite, qu’elle « pro­met tou­jours que les dures réa­li­tés du pou­voir éta­tique peuvent être sur­mon­tées à l’aide de bons sen­ti­ments et de pure­té d’intention, plu­tôt qu’à l’aide d’auto-défense et de com­bat. Les paci­fistes affirment, ad aeter­nam, que la néga­ti­vi­té de l’État capi­ta­lo-fas­ciste moderne s’atrophiera à tra­vers la défec­tion et la négli­gence une fois qu’une vision sociale assez posi­tive se pré­sen­te­ra pour prendre sa place… Appe­lée alchi­mie au Moyen Âge, une telle insis­tance sur la répé­ti­tion de thèmes creux et d’expériences ratées pour obte­nir un résul­tat dési­ré a depuis long­temps été consi­gnée au royaume de la fan­tai­sie, écar­tée par tous, sauf par les plus insi­dieux ou cyniques (qui l’utilisent pour mani­pu­ler les gens). »

Bien sûr, ceux qui affirment que ce mode de vie n’est pas négo­ciable — ou ceux qui ne disent rien, mais dont les actes tra­duisent cette même croyance — ont tout faux. Ils confondent des variables dépen­dantes et indé­pen­dantes : ce mode de vie — n’importe quel mode de vie — est et doit être basé sur un envi­ron­ne­ment sain. Sans envi­ron­ne­ment sain, vous n’avez rien. Ceux au pou­voir peuvent fan­tas­mer tant qu’ils veulent sur quelque macabre dys­to­pie tech­no-capi­ta­liste — et nous pou­vons, pareille­ment, fan­tas­mer tant que nous vou­lons sur une uto­pie éco­so­cia­liste groo­vy pleine d’amour libre et de super musique — mais cela ne sert à rien si vous ne pou­vez ni res­pi­rer l’air ni boire l’eau de la pla­nète. Tout dépend de votre envi­ron­ne­ment ; tout le reste n’est qu’une variable dépen­dante de la variable indé­pen­dante qu’est l’environnement. Pas d’environnement, pas de mode de vie. D’ailleurs, pas d’environnement, pas de vie. C’est aus­si simple que ça.

Mal­heu­reu­se­ment, la sim­pli­ci­té ou la com­plexi­té ne sont pas le pro­blème, et ne l’ont jamais été. Les pro­blèmes aux­quels nous fai­sons face n’ont jamais été intel­lec­tuel­le­ment com­plexes : ce ne sont pas des pro­blèmes ration­nels que nous devrions résoudre comme nous ten­te­rions de sor­tir d’un laby­rinthe. En effet, les pro­blèmes aux­quels nous fai­sons face ne sont pas ration­nels du tout ; croire qu’ils le sont par­ti­cipe du pro­blème, car cela mène à pen­ser qu’ils pour­raient être influen­cés par des solu­tions ration­nelles : que si nous y réflé­chis­sions suf­fi­sam­ment, que si nous défen­dions nos idées avec assez de convic­tion, nous pour­rions convaincre (lire : sup­plier) ceux au pou­voir de mettre fin au com­por­te­ment des­truc­teur qui carac­té­rise cette culture, et pour lequel ils sont extrê­me­ment bien récompensés.

Essayons voir : est-ce qu’organiser réunion sur réunion avec Hit­ler pour lui pré­sen­ter toutes sortes d’explications ration­nelles sur les rai­sons pour les­quelles il ne devrait pas ordon­ner l’extermination des Juifs ou l’invasion de l’Union Sovié­tique aurait fonc­tion­né ? Des gens ont essayé. Ça n’a pas fonc­tion­né. Bien sûr, des membres de la résis­tance alle­mande ont tenu de nom­breuses réunions pour ten­ter d’en convaincre d’autres de les rejoindre. Mais leur but n’était pas de recru­ter encore plus de gens pour convaincre Hit­ler de chan­ger. Leur but était de recru­ter ces gens pour pro­vo­quer la chute d’Hitler et des nazis.

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Ou ceci : d’innombrables rap­ports d’époque montrent qu’aux 17ème et 18ème siècles des flux régu­liers de colons blancs déser­taient pour rejoindre les Indiens. Comme J. Hec­tor St John de Crè­ve­coeur l’explique dans ses Lettres d’un fer­mier amé­ri­cain :

« Il doit y avoir quelque chose de par­ti­cu­liè­re­ment cap­ti­vant dans le lien social des Indiens, et de bien supé­rieur, pour qu’il soit van­té par­mi nous ; des mil­liers d’Européens sont deve­nus des Indiens, et nous n’avons pas un seul exemple d’un de ces abo­ri­gènes deve­nant euro­péen ! Il doit y avoir quelque chose d’envoûtant dans leur manières, quelque chose d’indélébile, façon­né par les mains de la Nature. Par exemple, pre­nez un jeune Indien, offrez-lui la meilleure édu­ca­tion pos­sible, toute votre géné­ro­si­té, cou­vrez-le de pré­sents, de richesses, et pour­tant sa forêt natale lui man­que­ra secrè­te­ment, tan­dis que vous pen­se­riez qu’il l’aurait oubliée depuis long­temps ; et à la pre­mière oppor­tu­ni­té qui se pré­sen­te­ra, vous le ver­rez volon­tai­re­ment aban­don­ner tout ce que vous lui avez don­né et reve­nir vers les nattes de ses pères avec une joie indescriptible. »

Voi­là ce qu’en dit Ben­ja­min Franklin :

« Aucun Euro­péen ayant goû­té à la vie sau­vage ne peut ensuite sup­por­ter le retour dans nos sociétés. »

Il écrit également :

« Quand un enfant indien a été éle­vé par­mi nous, qu’il a appris notre langue et s’est habi­tué à nos cou­tumes, s’il retourne voir sa famille ne serait-ce qu’une fois, on ne pour­ra jamais le per­sua­der de reve­nir, et ce n’est pas inhé­rent aux Indiens, mais aux hommes… Quand les blancs des deux sexes ont été faits pri­son­niers jeunes par les Indiens, et ont vécu un cer­tain temps par­mi eux, même s’ils sont rache­tés par leurs amis, et trai­tés avec toute la ten­dresse ima­gi­nable pour les convaincre de res­ter par­mi nous, en très peu de temps ils se dégoûtent de notre manière de vie, de tout le tra­vail et peine qui sont néces­saires pour l’entretenir, et prennent la pre­mière bonne occa­sion de s’échapper de nou­veau dans les bois, d’où il est impos­sible de les récupérer. »

Ces des­crip­tions sont cou­rantes. Cad­wal­la­der Col­den écrit, en 1747, des blancs cap­tu­rés par des Indiens :

« Aucun argu­ment, aucun trai­té, aucun pleur de leurs amis et rela­tions, ne pour­rait per­sua­der la plu­part d’entre eux de quit­ter leurs nou­veaux amis indiens ; nombre d’entre eux qui furent per­sua­dés de reve­nir chez eux par les caresses de leurs rela­tions, en peu de temps, en eurent assez de notre manière de vivre, et se sont à nou­veau enfuis chez les Indiens, et ont fini leurs jours avec eux. D’un autre côté, des enfants indiens ont été soi­gneu­se­ment édu­qués par­mi les Anglais, vêtus et dis­ci­pli­nés, cepen­dant, je pense qu’il n’y a pas un seul exemple où ceux-ci, après qu’ils eurent obte­nu la liber­té d’aller par­mi les leurs, et qu’ils furent en âge, res­tèrent avec les Anglais, ils retour­nèrent à leurs propres nations, et se pas­sion­nèrent autant pour le mode de vie indien que ceux n’ayant jamais connu le mode de vie civilisé. »

Lors d’échanges de pri­son­niers, les Indiens cou­raient joyeu­se­ment vers leurs familles, tan­dis que les Blancs cap­tifs devaient être pieds et poings liés afin qu’ils ne retournent pas en cou­rant vers leurs ravisseurs.

Face à ces déser­tions, face à ces autres cultures pos­sé­dant quelque chose de « bien supé­rieur, à van­ter par­mi nous », un com­por­te­ment appro­prié aurait été, tout sim­ple­ment, de les accep­ter. Un autre aurait été de rendre votre propre mode de vie plus proche des leurs, de rendre votre culture assez attrayante pour que les déser­tions cessent. Bien sûr, ce ne furent pas les choix sui­vis. Le choix a été et est tou­jours de conti­nuer à éli­mi­ner les options, d’exterminer ces autoch­tones autres et de voler leur terre.

Plus encore, à pro­pos de l’irrationalité de cette culture : actuel­le­ment, les divers gou­ver­ne­ments du monde dépensent plus d’argent pour la sub­ven­tion des flottes de pêche com­mer­ciale de leur pays que ce qu’elles rap­portent. Les contri­buables du monde entier paient pour vider les océans.

Plus encore : actuel­le­ment, les USA dépensent bien plus d’un mil­liard de dol­lars par jour pour le bud­get de l’armée : c’est-à-dire, pour tuer des gens. Un mil­liard de dol­lars pour­rait payer la sco­la­ri­té de 5 mil­lions d’enfants du tiers-monde pen­dant un an. Avec ce que les USA dépensent en 5 jours pour tuer des gens, de l’eau potable pour­rait être four­nie à tous les humains du monde n’en béné­fi­ciant pas. En ne tenant pas compte de l’acquisition de terres, le gou­ver­ne­ment des USA dépense moins pour les efforts de réta­blis­se­ment de toutes les espèces en dan­ger qu’il ne dépense pour l’armée en 12 heures.

Encore plus de dérai­son. De mul­tiples études nous apprennent qu’au sein de cette culture une femme sur quatre est vio­lée au cours de sa vie, et que 19% de plus subi­ront des ten­ta­tives de viols. Les femmes que je connais me disent que ces chiffres sont des sous-esti­ma­tions. Que cela nous apprend-il sur la ratio­na­li­té ou le carac­tère rai­son­nable de cette culture ? Le viol n’est ni rai­son­nable ni ration­nel, peu importe les his­toires que les vio­leurs se racontent pour le jus­ti­fier. De la même façon, le meurtre de la pla­nète n’est ni rai­son­nable, ni ration­nel, peu importe les his­toires que les gens peuvent se racon­ter pour le jus­ti­fier. Chan­ger le cli­mat n’est ni rai­son­nable, ni ration­nel. Détruire des modes de vies qui existent depuis des mil­liers ou des dizaines de mil­liers d’années n’est ni rai­son­nable, ni rationnel.

Mais peut-être que d’un cer­tain point de vue, tout cela est ration­nel. Le psy­chiatre R.D. Laing explique que si vous pou­vez com­prendre l’expérience des gens, vous pou­vez alors com­prendre leur com­por­te­ment : les gens agissent en fonc­tion de leur expé­rience du monde. Jusque-là, ça va. Mais que cela nous apprend-il sur ceux au pou­voir, que leur expé­rience du monde puisse les pous­ser à sans cesse cher­cher de nou­veaux autres à exploiter ?

Pour répondre à cela, par­lons psy­cho­pa­tho­lo­gie. Un psy­cho­pathe peut être défi­ni comme quelqu’un qui cause volon­tai­re­ment des dom­mages sans éprou­ver de remords : « de tels indi­vi­dus sont impul­sifs, insen­sibles aux besoins des autres, et inca­pables d’anticiper les consé­quences de leur com­por­te­ment, de pour­suivre des buts sur le long terme, ou de tolé­rer la frus­tra­tion. Le psy­cho­pathe est carac­té­ri­sé par l’absence des sen­ti­ments de culpa­bi­li­té et d’anxiété qui accom­pagnent nor­ma­le­ment un acte anti­so­cial. » Le Dr Robert Hare, qui a long­temps étu­dié les psy­cho­pathes, explique clai­re­ment que « par­mi les carac­té­ris­tiques les plus dévas­ta­trices du psy­cho­pathe, on retrouve un mépris impi­toyable pour les droits des autres et une pro­pen­sion aux com­por­te­ments pré­da­teurs et vio­lents. Sans remords, les psy­cho­pathes charment et exploitent les autres pour leur propre pro­fit. L’empathie et le sens de la res­pon­sa­bi­li­té leur font défaut, et ils mani­pulent, mentent et arnaquent les autres sans se sou­cier des sen­ti­ments de qui que ce soit. »

Ça vous rap­pelle quelque chose ?

Il est impos­sible de faire face à un com­por­te­ment abu­sif ou psy­cho­pa­tho­lo­gique à l’aide de moyens ration­nels, peu importe à quel point il est dans l’intérêt de l’abuseur ou du psy­cho­pathe que nous le croyions. Ain­si que Lun­dy Ban­croft le sou­ligne, « d’une cer­taine façon, un abu­seur opère comme un magi­cien. Ses tours reposent prin­ci­pa­le­ment sur le fait de vous faire regar­der dans la mau­vaise direc­tion, de vous dis­traire afin que nous ne remar­quiez pas où la véri­table action se trouve. Il vous entraîne dans un dédale alam­bi­qué, fai­sant de votre rela­tion avec lui un laby­rinthe de tours et détours. Il veut vous embrouiller, que vous ten­tiez de le com­prendre, comme s’il était une mer­veilleuse machine, mais endom­ma­gée, qu’il vous fau­drait remettre en état en répa­rant les par­ties défec­tueuses, afin de lui faire retrou­ver son plein poten­tiel. Son désir, bien qu’il puisse ne pas l’admettre, c’est que vous déchi­riez ain­si votre cer­veau, afin que vous ne remar­quiez pas les sché­mas de la logique de son com­por­te­ment, la conscience der­rière la folie. » Ça non plus, ça ne vous rap­pelle rien ?

Un com­por­te­ment gros­siè­re­ment abu­sif n’est pas quelque chose qu’il faut com­prendre. C’est quelque chose qu’il faut stopper.

Ce qui nous ramène à ce livre. J’ai enten­du Ward [Chur­chill] décrire la culture domi­nante à tra­vers le per­son­nage fic­tif d’Hannibal Lec­ter, héros du Silence des agneaux : « Vous êtes enfer­mé dans une pièce avec ce psy­cho­pathe, a‑t-il dit, et vous êtes au menu. La ques­tion est : qu’allez-vous y faire ? »

Qu’allez-vous y faire ?

Au cours de ma vie, j’ai connu plu­sieurs rela­tions que je qua­li­fie­rais d’émotionnellement abu­sives. Il m’a fal­lu des années pour apprendre une leçon très impor­tante : vous ne pou­vez pas débattre avec un abu­seur. Vous per­drez tou­jours. D’ailleurs, vous avez per­du dès le début (ou plus pré­ci­sé­ment, dès l’instant où vous répon­dez à ses pro­vo­ca­tions). Pour­quoi ? Parce qu’ils trichent. Ils mentent. Ils contrôlent les condi­tions des soi-disant « débats », et si vous sor­tez de ce cadre, ils vous frap­pe­ront jusqu’à ce que vous ren­triez dans le rang (et, bien sûr, nous consta­tons la même chose à une échelle sociale plus vaste). Lorsque cela vous arrive suf­fi­sam­ment sou­vent, ils n’ont plus à vous frap­per, puisque vous ces­sez de dépas­ser les bornes. Et lorsque cela vous arrive vrai­ment très sou­vent, il est pos­sible que vous vous met­tiez à ima­gi­ner une phi­lo­so­phie ou une reli­gion qui ferait du res­pect des limites une ver­tu (et, bien sûr, nous consta­tons encore la même chose à une échelle sociale plus vaste).

Une autre rai­son pour laquelle vous per­dez tou­jours en dis­cu­tant avec un abu­seur, c’est qu’ils excellent dans l’art de fomen­ter des doubles contraintes. Une double contrainte est une situa­tion dans laquelle tout choix est un mau­vais choix.

Le seul moyen d’échapper à une double contrainte, c’est de la briser.

C’est la seule solution.

Une double contrainte. L’une des choses les plus intel­li­gentes que les nazis aient faite, a été de faire en sorte qu’à chaque étape il soit ration­nel­le­ment dans l’intérêt des Juifs de ne pas résis­ter. Beau­coup de Juifs avaient l’espoir — et cet espoir fut ali­men­té par les nazis — qu’en jouant le jeu, en sui­vant les règles éta­blies par ceux au pou­voir, leurs vies n’empireraient pas, qu’ils ne seraient pas tués. Pré­fé­rez-vous avoir une carte d’identité, ou pré­fé­rez-vous résis­ter et ris­quer de vous faire tuer ? Pré­fé­rez-vous aller dans un ghet­to (une réserve, ou autre) ou pré­fé­rez-vous résis­ter et ris­quer de vous faire tuer ? Pré­fé­rez-vous mon­ter dans un wagon à bes­tiaux, ou pré­fé­rez-vous résis­ter et ris­quer de vous faire tuer ? Pré­fé­rez-vous entrer dans ces douches, ou pré­fé­rez-vous résis­ter et ris­quer de vous faire tuer ?

Mais je vou­drais sou­li­gner un point très impor­tant : les Juifs qui ont par­ti­ci­pé à l’insurrection du Ghet­to de Var­so­vie, y com­pris ceux qui se sont lan­cés dans ce qu’ils pen­saient être des mis­sions sui­cide, ont eu un taux de sur­vie plus éle­vé que ceux qui se sont sou­mis. N’oubliez jamais ça.

La seule solu­tion pour sor­tir d’une double contrainte, c’est de la bri­ser. N’oubliez jamais ça non plus.

J’ai repris contact, récem­ment, avec un vieil ami. Durant les années qui se sont écou­lées depuis notre der­nière ren­contre, il est appa­rem­ment deve­nu paci­fiste. Il dit qu’il pense pos­sible d’atteindre n’importe qui à l’aide d’un argu­ment suf­fi­sam­ment convaincant.

« Ted Bun­dy ? ai-je demandé.

— Il est mort.

— Lorsqu’il était en vie.

— En effet, j’imagine que non.

— Hit­ler ? ai-je deman­dé. » Il est res­té silencieux.

J’ai ajou­té : « Gand­hi a essayé. Il lui a écrit une lettre en lui deman­dant de bien vou­loir ces­ser ce qu’il fai­sait. Il a été évi­dem­ment sur­pris qu’Hitler ne l’ait pas écouté. »

« Je pense tou­jours, m’a‑t-il dit, que dans la plu­part des cas, vous pou­vez par­ve­nir à une sorte d’entente avec les gens. »

« Bien sûr, ai-je répon­du. La plu­part des gens. Mais, si quelqu’un veut ce que tu as, et que cet indi­vi­du est prêt à tout pour l’obtenir ? » Je pen­sais aux mots de Red Cloud, un Indien Ogla­la, qui par­lait de l’insatiabilité et du com­por­te­ment abu­sif des membres de la culture domi­nante : « Ils nous ont fait des pro­messes, plus que je ne puis m’en sou­ve­nir. Mais n’en ont tenu qu’une. Ils ont pro­mis de prendre notre terre, et ils l’ont prise. »

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Mon ami a répon­du : « Mais qu’est-ce qui vaut le coup de se battre ? Ne peut-on pas juste partir ? »

J’ai pen­sé aux nom­breuses choses qui valent le coup de se battre : l’intégrité phy­sique (la mienne et celles de ceux que j’aime), la terre sur laquelle je vis, les vies et la digni­té de ceux que j’aime. J’ai pen­sé à la maman ourse qui m’a char­gé il n’y a pas une semaine, parce qu’elle pen­sait que je mena­çais son petit. J’ai pen­sé aux mères juments, vaches, chats, aigles, poules, oies, et sou­ris qui m’ont déjà atta­qué, pen­sant que j’allais faire du mal à leurs petits. J’ai pen­sé : si une mère sou­ris est prête à affron­ter quelqu’un qui fait 8 000 fois sa taille, pour­quoi pas nous ? J’ai répon­du : « Et s’ils veulent tout ce qui se trouve sur cette pla­nète ? La pla­nète est finie, tu sais. En fin de compte, tu ne peux pas fuir. »

Mon ami n’était fina­le­ment pas si paci­fiste que ça, après tout, car il m’a répon­du : « J’imagine qu’à un moment, il faut riposter. »

Dans une récente inter­view, la ques­tion sui­vante a été posée à Ward Chur­chill : « Que pen­sez-vous que les gens des milieux d’opposition doivent faire pour vrai­ment impac­ter le changement ? »

J’ai un ami, un ancien déte­nu, très intel­li­gent, qui pense que les paci­fistes dog­ma­tiques sont les per­sonnes les plus égoïstes qu’il connaisse, parce qu’elles placent leur pure­té morale — ou, plus exac­te­ment, leur propre concep­tion de la pure­té morale — avant l’arrêt des injustices.

C’est un problème.

La ques­tion devient : que vou­lez-vous ? Je sais ce que je veux. Je veux vivre dans un monde avec plus de sau­mons chaque année, un monde avec plus d’oiseaux migra­teurs et chan­teurs chaque année, un monde avec plus de forêts anciennes chaque année, un monde avec moins de dioxine dans le lait mater­nel des mères chaque année, un monde avec des tigres et des grizz­lis, et des grands singes et des mar­lins et des espa­dons. Je veux vivre sur une pla­nète vivante.

Et je ferai ce qu’il faut pour ça, quoi qu’il en coûte.

J’ai éga­le­ment enten­du Ward répondre à cette ques­tion. Il veut que la culture domi­nante cesse de tuer des enfants indiens. Et il fera tout ce qu’il faut pour ça, quoi qu’il en coûte.

Il s’agit de la même lutte.

Ward et moi ne plai­dons pas contre les paci­fistes. Nous ne plai­dons pas non plus contre ceux qui choi­sissent de ten­ter de faire adve­nir le chan­ge­ment social à l’aide de moyens paci­fiques. Nous avons besoin de tout. Nous avons besoin de gens pour enga­ger des pour­suites judi­ciaires, et d’autres pour tra­vailler dans les foyers pour femmes bat­tues. Nous avons besoin de per­ma­cul­teurs. Nous avons besoin d’éducateurs. Nous avons besoin d’écrivains. Nous avons besoin de gué­ris­seurs. Mais nous avons éga­le­ment besoin de guer­riers, de ceux qui sont volon­taires et prêts à ripos­ter. C’est ce qu’il y a de bien avec cette situa­tion catas­tro­phique : peu importe où vous regar­dez, il y a énor­mé­ment de choses à faire.

Il y a une dif­fé­rence, cepen­dant, entre être per­son­nel­le­ment paci­fique et être un paci­fiste. Le paci­fisme patho­lo­gique dont Ward fait la cri­tique, cette « idéo­lo­gie de l’action poli­tique non vio­lente » qui « est deve­nue un prin­cipe incon­tes­table et qua­si-uni­ver­sel chez les pro­gres­sistes du cou­rant domi­nant contem­po­rain en Amé­rique du Nord », n’est pas un simple choix per­son­nel, ou une pro­pen­sion, mais plu­tôt une obses­sion, une mono­ma­nie, une reli­gion ou un culte friable qui, comme d’autres obses­sions fra­giles, ne tolère aucune héré­sie. Non seule­ment ces paci­fistes ne veulent-ils pas ripos­ter — ce qui est bien évi­dem­ment leur pré­ro­ga­tive —, ne veulent pas même envi­sa­ger la riposte — ce qui est encore leur pré­ro­ga­tive —, mais, et c’est là tout le pro­blème, ils ne per­mettent à per­sonne d’envisager la riposte. Bien trop sou­vent, ils font tout ce qui est en leur pou­voir pour faire taire qui­conque com­met le blas­phème d’oser ripos­ter, ou d’oser en parler.

Leur pre­mière ligne de défense est sou­vent de faire taire le contre­ve­nant. Cela m’est arri­vé de nom­breuses fois, et si vous avez osé par­ler de la riposte, je suis sûr que cela vous est aus­si arri­vé. Des cris — ou des chants, plu­tôt — sortent du canon paci­fiste. Comme n’importe quelle reli­gion fon­da­men­ta­liste, le paci­fisme dog­ma­tique a ses articles de foi. Et comme beau­coup d’articles de foi, ils ne résistent pas à un exa­men appro­fon­di. Mais, encore une fois, et c’est vrai de n’importe quelle reli­gion fon­da­men­ta­liste, que les articles de foi cor­res­pondent ou pas à la réa­li­té phy­sique importe peu pour les croyants convain­cus, ou pour leur enthou­siasme et leur agres­si­vi­té. Réfu­tez un de leurs articles de foi — en le sou­met­tant à l’examen de la rai­son — et ils conti­nue­ront à le répé­ter encore et encore, comme si vous n’aviez rien dit du tout.

Articles de foi.

Ils nous disent qu’en vou­lant ripos­ter, nous fai­sons preuve de mani­chéisme, que nous sépa­rons le monde en deux groupes : nous et eux. « Si quelqu’un gagne, disent-ils, c’est que quelqu’un doit perdre. Si nous étions suf­fi­sam­ment créa­tifs, nous pour­rions trou­ver des moyens pour être tous gagnants. » Allez dire ça aux mar­lins, aux sala­mandres tigrées, aux orang-outangs. Il est facile de par­ler de la vic­toire de tout le monde lorsqu’on est insen­sible aux souf­frances de ceux qu’on exploite et de ceux dont on per­met l’exploitation. Il y a déjà des gagnants et il y a déjà des per­dants, mais ce qu’on ignore oppor­tu­né­ment dans tous ces dis­cours affir­mant que tout le monde est gagnant, c’est que le monde est déjà en train de perdre. Ce qu’on ignore davan­tage, c’est que lorsque le monde perd, nous per­dons tous. Et ce qu’on ignore tout aus­si conve­na­ble­ment, c’est que vous ne pou­vez pas faire la paix avec une culture qui tente de vous dévo­rer. Cela fait long­temps qu’une guerre est décla­rée et livrée contre le monde, et le refus de prendre en compte cette guerre ne signi­fie pas qu’elle n’a pas lieu.

Ils nous disent que l’amour triomphe de tout, et que le simple fait de par­ler de riposte ne serait qu’un manque d’amour. Ils nous disent que si nous avions suf­fi­sam­ment d’amour pour nos enne­mis, nous pour­rions les influen­cer à tra­vers la puis­sance de cet amour. Ils nous disent que l’amour implique le paci­fisme. Mais l’amour n’implique pas le paci­fisme, et je crois que les mères grizz­ly seront d’accord avec moi à ce sujet, ain­si que toutes les autres mères que j’ai pré­cé­dem­ment mentionnées.

Un tigre face à une mère ourse éner­vée, dans la réserve de Ran­tham­bore, en Inde (Rajas­than), « l’a­mour n’im­plique pas le pacifisme. »

Ils nous disent qu’on ne peut pas uti­li­ser les outils du maître pour démo­lir la mai­son du maître. Je ne compte même plus le nombre de per­sonnes qui m’ont dit ça. Cepen­dant, je peux vous affir­mer avec une assez grande cer­ti­tude qu’aucune de ces per­sonnes n’a lu l’essai dont est tirée cette phrase, inti­tu­lé The Master’s Tools Will Never Dis­mantle The Master’s House [en fran­çais : Les outils du maître ne démo­li­ront jamais la mai­son du maître, NdT], qui a été écrit par Audre Lorde (cer­tai­ne­ment pas paci­fiste elle-même). L’essai ne traite en aucune façon du paci­fisme mais plu­tôt de l’exclusion des voix mar­gi­na­li­sées des dis­cours por­tant en appa­rence sur le chan­ge­ment social. Si tous ces paci­fistes avaient lu son essai, ils auraient sans aucun doute été hor­ri­fiés, car elle y sug­gère, assez jus­te­ment d’ailleurs, une approche mul­ti­va­riée aux mul­tiples pro­blèmes aux­quels nous sommes confrontés.

Il m’a tou­jours paru évident que les approches vio­lente et non vio­lente du chan­ge­ment social sont com­plé­men­taires. Par­mi ceux qui prônent l’utilité d’une résis­tance armée contre l’exploitation et la des­truc­tion impo­sées par la culture domi­nante, je ne connais per­sonne qui s’oppose aux méthodes non vio­lentes. Nombre d’entre nous prennent part à la résis­tance non vio­lente et sou­tiennent ceux dont c’est le seul mode d’opposition.

Et qui nous dit que nous ne devrions pas uti­li­ser les outils du maître ? Ce sont sou­vent des chré­tiens, des boud­dhistes, et d’autres adeptes de reli­gions civi­li­sées. Ce sont habi­tuel­le­ment des gens qui pensent pou­voir faire adve­nir la jus­tice à l’aide du vote, et la sou­te­na­bi­li­té à l’aide de leurs achats. Mais les reli­gions civi­li­sées sont des outils uti­li­sés par les maîtres aus­si sûre­ment que la vio­lence. Même chose pour le vote. Et pour la consom­ma­tion. Si nous ne pou­vons pas uti­li­ser les outils que les maîtres uti­lisent, quels outils devons-nous alors uti­li­ser ? Écrire ? Non, déso­lé. L’écriture est depuis long­temps un outil uti­li­sé par le maître. Nous ne pou­vons donc pas l’utiliser. Bon, dis­cou­rir alors ? Oui, ceux au pou­voir détiennent une véri­table indus­trie du dis­cours, et ceux au pou­voir abusent du dis­cours. Pour autant, pos­sèdent-ils l’intégralité du dis­cours, ce qui nous empê­che­rait d’y recou­rir ? Bien sûr que non. Ils pos­sèdent aus­si des moyens de pro­duc­tion indus­trielle de reli­gions, et ils abusent des reli­gions. Pour autant, pos­sèdent-ils l’intégralité des reli­gions, ce qui nous empê­che­rait d’y recou­rir ? Bien sûr que non. Ils pos­sèdent éga­le­ment des moyens de pro­duc­tion indus­trielle de vio­lence, et ils abusent de cette vio­lence. Pour autant, pos­sèdent-ils l’intégralité de la vio­lence, ce qui nous empê­che­rait d’y recou­rir ? Bien sûr que non.

Mais l’affirmation selon laquelle les outils du maître ne démo­li­ront jamais la mai­son du maître pose encore un autre pro­blème : il s’agit d’une ter­rible méta­phore. Qui ne fonc­tionne pas, tout sim­ple­ment. La pre­mière condi­tion d’une méta­phore, et la plus indis­pen­sable, c’est qu’elle ait du sens dans le monde réel. Celle-ci n’en a pas.

On peut uti­li­ser un mar­teau pour construire une mai­son, et on peut uti­li­ser un mar­teau pour la démolir.

Peu importe à qui le mar­teau appartient.

Il y a d’autres pro­blèmes avec l’utilisation de cette phrase par les paci­fistes. L’un deux étant l’idée paci­fiste selon laquelle cette force n’est l’apanage que de ceux au pou­voir. Il est très vrai que le maître uti­lise l’outil de la vio­lence, mais cela ne signi­fie pas qu’il le pos­sède. Ceux au pou­voir nous ont effec­ti­ve­ment convain­cus qu’ils pos­sé­daient la terre, c’est-à-dire qu’ils nous ont convain­cus d’abandonner notre droit inalié­nable d’accès à notre propre terre. Ils nous ont per­sua­dés qu’ils pos­sé­daient la mai­son du conflit. Il n’y a pas d’outil du maître. Il y a celui qui se pense maître. Il y a une mai­son dont il pré­tend qu’elle est la sienne. Il y a des outils dont il pré­tend éga­le­ment qu’ils sont les siens. Et il y a ceux qui croient vrai­ment qu’il est le maître.

Mais il y en a d’autres qui n’adhèrent pas à cette illu­sion. Qui voient un homme, une mai­son et des outils. Ni plus, ni moins.

Les paci­fistes répètent inlas­sa­ble­ment qu’il est beau­coup plus facile de faire la guerre que de faire la paix. Les vingt pre­mières fois où j’ai enten­du cela, je n’ai pas com­pris : que ce soit la guerre ou la paix qui soit la plus dif­fi­cile à faire ne signi­fie rien. Il est plus facile d’attraper une mouche à mains nues qu’avec la bouche, mais est-ce que cela signi­fie que la deuxième alter­na­tive est meilleure ou plus morale ? Il est plus facile de détruire un bar­rage avec une masse qu’avec un cure-dents, mais uti­li­ser un cure-dents ne fera pas de moi quelqu’un de meilleur. Le niveau de dif­fi­cul­té d’une action est tota­le­ment indé­pen­dant de sa qua­li­té ou de sa moralité.

Si tout ce qu’ils disent, c’est que par­fois, la créa­ti­vi­té peut rendre la vio­lence inutile, ils devraient se conten­ter de dire ça. Cela ne me pose­rait aucun pro­blème tant que l’accent est mis sur le mot parfois.

Et puis il y a cette phrase de Gand­hi : « Nous vou­lons la liber­té pour notre pays, mais non au prix de l’exploitation des autres hommes. » Une phrase qui m’est res­tée en tra­vers de la gorge plus sou­vent que je ne l’aurais vou­lu, et que j’ai sou­vent para­phra­sée comme suit : « Vous ne ces­sez de répé­ter que dans cette lutte pour la pla­nète, vous vou­lez gagner, mais si quelqu’un gagne, cela ne signi­fie-t-il pas que quelqu’un doit perdre, et n’est-ce pas là une manière de péren­ni­ser les mêmes vieilles idées de domi­na­tion ? » J’ai tou­jours trou­vé cette phrase à la fois intel­lec­tuel­le­ment mal­hon­nête et mal pensée.

Un homme tente de vio­ler une femme. Elle s’enfuit. Sa liber­té de ne pas avoir été vio­lée a été obte­nue à ses dépens à lui : il n’a pas été en mesure de la vio­ler. Cela veut-il dire qu’elle l’a exploi­té ? Bien sûr que non. Main­te­nant essayons de voir les choses autre­ment. Il tente de la vio­ler. Elle ne peut pas lui échap­per. Elle tente de l’en empê­cher sans user de vio­lence. Mais ça ne marche pas. Elle sort alors une arme et lui tire dans la tête. De toute évi­dence, sa liber­té de ne pas avoir été vio­lée a été obte­nue au prix de sa vie à lui. L’a‑t-elle exploi­té ? Bien sûr que non. Tout ceci peut se résu­mer en un truisme élé­men­taire : le droit de se défendre pré­vaut tou­jours sur le droit d’exploiter. Le droit à la liber­té pré­vaut sur le droit d’exploiter, et si tu essayes de m’exploiter, j’ai le droit de t’en empê­cher, même si cela se fait à tes dépens.

La liber­té de n’importe qui de ne pas être exploi­té s’obtiendra tou­jours au détri­ment de la capa­ci­té de son oppres­seur à l’exploiter. La liber­té du sau­mon (et des rivières) s’obtiendra au détri­ment de ceux qui tirent pro­fit des bar­rages. La liber­té des forêts anciennes de séquoias s’obtiendra au détri­ment du compte en banque de Charles Hur­witz. La liber­té du monde vivant de ne pas subir de réchauf­fe­ment cli­ma­tique s’obtiendra au détri­ment de ceux dont les modes de vies sont basés sur l’utilisation de pétrole. Pré­tendre autre chose n’est que pen­sée magique.

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Les zapa­tistes, un des mou­ve­ments de résis­tance les plus consé­quents de notre temps, l’ont com­pris, la lutte armée est efficace.

Les paci­fistes nous disent que la fin ne jus­ti­fie jamais les moyens. Il s’agit là d’un juge­ment de valeur dégui­sé en juge­ment moral. Celui qui affirme que la fin ne jus­ti­fie pas les moyens dit sim­ple­ment : j’accorde plus de valeur au pro­cé­dé qu’au résul­tat. Celui qui affirme que la fin jus­ti­fie les moyens dit sim­ple­ment : j’accorde plus de valeur au résul­tat qu’au pro­cé­dé. Vu sous cet angle, on s’aperçoit qu’il est absurde d’énoncer des véri­tés abso­lues à ce sujet. Cer­taines fins jus­ti­fient cer­tains moyens, et cer­taines fins ne les jus­ti­fient pas. De la même façon, les mêmes moyens peuvent être jus­ti­fiés par cer­tains pour cer­taines fins et ne pas être jus­ti­fiés pour d’autres fins (par exemple, je tue­rais quelqu’un qui a ten­té de tuer ceux que j’aime, mais je ne tue­rais pas quelqu’un qui a ten­té de me faire une queue de pois­son sur l’autoroute). Il en est de ma joie, de ma res­pon­sa­bi­li­té et de mon hon­neur, en tant qu’être sen­sible, d’établir de telles dis­tinc­tions, et j’ai pitié de ceux qui ne se consi­dèrent pas capables de prendre de telles déci­sions, et qui comptent sur des slo­gans pour gui­der leurs actions.

Les paci­fistes nous disent que la vio­lence ne fait qu’engendrer la vio­lence. Cela n’est mani­fes­te­ment pas vrai. La vio­lence peut engen­drer bien des choses. La vio­lence peut engen­drer la sou­mis­sion, comme lorsqu’un maître bat un esclave (cer­tains esclaves fini­ront par ripos­ter, auquel cas cette vio­lence engen­dre­ra davan­tage de vio­lence ; mais cer­tains esclaves se sou­met­tront pour le res­tant de leurs jours, ain­si que nous pou­vons le consta­ter ; et cer­tains iront même jusqu’à s’inventer une reli­gion ou un état spi­ri­tuel pour ten­ter de faire de leur sou­mis­sion une ver­tu, ain­si que nous pou­vons éga­le­ment le consta­ter ; cer­tains écri­ront et d’autres répé­te­ront que leur liber­té ne doit pas être obte­nue au détri­ment des autres ; cer­tains par­le­ront de la néces­si­té d’aimer leurs oppres­seurs ; et cer­tains diront que les humbles héri­te­ront de ce qui res­te­ra de la terre). La vio­lence peut engen­drer la richesse maté­rielle, comme lorsqu’un voleur ou un capi­ta­liste (si dif­fé­rence il y a) dérobe quelque chose à quelqu’un. La vio­lence peut engen­drer la vio­lence, comme lorsque quelqu’un attaque quelqu’un qui riposte. La vio­lence peut éga­le­ment mettre fin à la vio­lence, comme lorsque quelqu’un repousse ou tue un assaillant (il est tota­le­ment absurde et insul­tant de dire qu’une femme qui tue un vio­leur engendre davan­tage de violence).

Les paci­fistes nous disent : « Nous devons être le chan­ge­ment que nous vou­lons voir. » Cette décla­ra­tion, en fin de compte vide de sens, est une mani­fes­ta­tion de la pen­sée magique et du nar­cis­sisme, qui ne nous étonnent guère plus de la part des paci­fistes dog­ma­tiques. Je peux chan­ger autant que je veux, les bar­rages seront tou­jours là et les sau­mons conti­nue­ront de mou­rir. Le réchauf­fe­ment cli­ma­tique conti­nue­ra à pro­gres­ser rapi­de­ment, les oiseaux à mou­rir de faim. Les cha­lu­tiers-usines conti­nue­ront à fonc­tion­ner et les océans à souf­frir. Les fermes indus­trielles conti­nue­ront à pol­luer et les zones mortes conti­nue­ront à se mul­ti­plier. Les labo­ra­toires de vivi­sec­tion seront tou­jours là et les ani­maux non humains seront tou­jours torturés.

Ils nous disent que si nous uti­li­sons la vio­lence contre ceux qui nous exploitent, nous devien­drons comme eux. Ce cli­ché est, encore une fois, absurde, sans aucun lien avec le monde réel. Il est fon­dé sur la notion fausse selon laquelle toutes les vio­lences sont iden­tiques. Il est indé­cent de sug­gé­rer qu’une femme qui tue un homme essayant de la vio­ler ne vaut pas mieux qu’un vio­leur. Il est indé­cent de sug­gé­rer que lorsqu’il a ripos­té, Tecum­seh est deve­nu comme ceux qui pillaient la terre de son peuple. Il est indé­cent de sug­gé­rer que les Juifs qui lut­tèrent contre leurs exter­mi­na­teurs à Auschwitz/Birkenau, Tre­blin­ka et Sobi­bor devinrent comme les nazis. Il est indé­cent de sug­gé­rer qu’un tigre qui tue un humain dans un zoo devient comme l’un de ses geôliers.

Les paci­fistes nous disent que la vio­lence n’accomplit jamais rien. Cet argu­ment, plus encore que les autres, révèle à quel point nombre de paci­fistes dog­ma­tiques sont pré­somp­tueu­se­ment, com­plè­te­ment, et déses­pé­ré­ment décon­nec­tés de la réa­li­té phy­sique, émo­tion­nelle et spi­ri­tuelle. Si la vio­lence n’accomplit rien, com­ment ces gens croient-ils que les civi­li­sés ont conquis l’Amérique du Nord et du Sud et l’Afrique, et avant ce conti­nent, l’Europe, et encore avant, le Moyen-Orient, et depuis lors, le reste du monde ? Les peuples indi­gènes n’ont pas livré — et ne livrent pas — leur terre parce qu’ils recon­naissent avoir affaire à une culture meilleure diri­gée par des gens meilleurs. La terre a été — et est tou­jours — confis­quée et les gens qui y vivaient ont été — et sont tou­jours — mas­sa­crés, ter­ro­ri­sés, bru­ta­li­sés jusqu’à la sou­mis­sion. Les dizaines de mil­lions d’Africains tués lors de la traite des esclaves seraient sur­pris d’apprendre que leur escla­vage n’était pas le résul­tat d’une vio­lence endé­mique. Même chose pour les mil­lions de femmes brû­lées pour sor­cel­le­rie en Europe, et pour les mil­liards de pigeons voya­geurs mas­sa­crés pour ser­vir le sys­tème éco­no­mique. Les mil­lions de pri­son­niers coin­cés dans les gou­lags, ici, aux États-Unis, et ailleurs, seraient stu­pé­faits de décou­vrir qu’ils peuvent s’en aller quand bon leur semble, et qu’ils ne sont pas vrai­ment incar­cé­rés de force. Est-ce-que les paci­fistes qui tiennent de tels pro­pos croient vrai­ment que les gens du monde entier livrent leurs res­sources aux riches parce qu’ils appré­cient d’être appau­vris, qu’ils appré­cient de voir leurs terres et leurs vies pillées — par­don, je sup­pose que lorsque les choses sont for­mu­lées ain­si, elles ne sont pas pillées mais gra­cieu­se­ment reçues en offrande — par ceux qu’ils doivent cer­tai­ne­ment per­ce­voir comme plus méri­tants ? Pensent-ils que les femmes subissent des viols uni­que­ment pour le plai­sir, ou parce qu’elles y sont contraintes par la vio­lence ou par la menace de l’usage de la vio­lence ? L’une des rai­sons pour les­quelles la vio­lence est si sou­vent uti­li­sée par ceux qui sont au pou­voir, c’est qu’elle fonc­tionne. Ter­ri­ble­ment bien.

En outre, la vio­lence peut aus­si bien fonc­tion­ner pour la libé­ra­tion que pour l’assujettissement. Dire que la vio­lence n’accomplit jamais rien avi­lit non seule­ment la souf­france de ceux qui ont été lésés par la vio­lence mais déva­lo­rise aus­si les triomphes de ceux qui se sont bat­tus pour échap­per à des situa­tions d’exploitation ou de mal­trai­tance. Des femmes et des enfants vio­len­tés ont tué leurs agres­seurs, se libé­rant ain­si de leur vio­lence. Et de nom­breuses luttes indi­gènes et d’autres luttes armées ont abou­ti à un suc­cès pour des périodes plus ou moins longues. Pour pré­ser­ver leurs fan­tasmes, les paci­fistes dog­ma­tiques doivent igno­rer l’efficacité néga­tive et posi­tive de la violence.

Quand répé­ter sans fin leur lita­nie (à tue-tête) ne suf­fit pas à faire taire ceux qui ont la témé­ri­té de sug­gé­rer la riposte, la tac­tique sui­vante des paci­fistes consiste sou­vent en une pré­ten­tion de gran­deur morale, comme si refu­ser de ripos­ter — comme si per­pé­tuer sa ser­vi­tude — était en quelque sorte plus louable, plus admi­rable et digne d’être imi­té — mais enfin, qui est-ce que cela aide ? — qu’agir effi­ca­ce­ment, peu importe les moyens néces­saires pour déman­te­ler ou détruire l’oppression.

Lorsque cela ne fonc­tionne pas, leur pro­chaine manœuvre consiste à igno­rer toutes les autres par­ties de votre ana­lyse et à répé­ter sans cesse des ver­sions défor­mées des par­ties qu’ils jugent les plus répré­hen­sibles. J’ai écrit un livre de 891 pages inti­tu­lé End­game, qui est une ana­lyse détaillée du fait que la culture domi­nante est intrin­sè­que­ment insou­te­nable — qu’elle est en train de tuer la pla­nète — et qu’elle est fon­dée sur la vio­lence. Je demande ce que nous allons faire à ce sujet. Les com­men­taires se sont divi­sés en deux camps : la plu­part des non-paci­fistes ont bien aimé le livre, et les paci­fistes, bien sûr, le détestent. J’ai envi­sa­gé de publier une autre ver­sion inti­tu­lée End­game pour paci­fistes. Une ver­sion com­po­sée de 890 pages blanches, avec une page au milieu lisant : « Par­fois, il est accep­table de ripos­ter. » Parce que, de toute façon, ce sont les seuls mots qu’ils semblent avoir lu : leur convic­tion de fon­da­men­ta­liste les empêche de voir quoi que ce soit d’autre dans le livre.

Lorsque la dis­tor­sion du mes­sage ne fonc­tionne pas, l’étape sui­vante consiste sou­vent en un déni­gre­ment des blas­phé­ma­teurs, il s’agit de les qua­li­fier de ter­ro­ristes ; de per­sonnes dénuées de com­pas­sion ; de per­sonnes agis­sant par colère, de pro­vo­ca­teurs ; de per­sonnes qui ne valent pas mieux que ceux qu’ils com­battent. Les paci­fistes sont prêts à dire n’importe quoi pour ne pas recon­naître le fait que cer­taines per­sonnes consi­dèrent qu’il est néces­saire de riposter.

Lorsque les noms d’oiseaux ne fonc­tionnent pas, les paci­fistes essaie­ront de vous faire taire par d’autres moyens. Étant don­né que ceci est une intro­duc­tion à un livre de Ward Chur­chill, je ne pense pas néces­saire de don­ner des détails sur les effets que le mili­tan­tisme de Ward a eu sur sa car­rière. Et toute l’opposition à ses posi­tions n’a pas été le fait des agents directs du pou­voir. Une par­tie de cette oppo­si­tion a été le fait de paci­fistes, de ceux qui devraient, au moins en appa­rence, être ses alliés dans la lutte, mais qui, eux aus­si, agissent comme des agents du pouvoir.

Toute cette étroi­tesse d’esprit  cette into­lé­rance envers toutes les tac­tiques autres que les leurs (un paci­fiste a écrit dans sa cri­tique de End­game : « Gand­hi ou la mort ! »)  est nui­sible à bien des égards. Pre­miè­re­ment, parce qu’elle atro­phie la pos­si­bi­li­té d’une syner­gie effi­cace entre dif­fé­rentes formes de résis­tance. Deuxiè­me­ment, parce qu’elle fait illu­sion, nous fai­sant croire que nous sommes vrai­ment en train d’accomplir quelque chose tan­dis que la des­truc­tion du monde se pour­suit. Troi­siè­me­ment, parce qu’elle gas­pille un temps pré­cieux dont nous ne dis­po­sons pas. Qua­triè­me­ment, parce qu’en réa­li­té elle rend ser­vice à ceux qui détiennent le pouvoir.

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Ward Chur­chill l’exprime bien :

« Aucune cam­pagne de péti­tion ne dis­sou­dra le sta­tu quo. Aucun pro­cès non plus ; vous ne pou­vez pas vous rendre dans le tri­bu­nal du conqué­rant et faire en sorte que celui-ci annonce l’illégitimité de sa conquête et son abro­ga­tion ; vous ne pour­rez faire en sorte qu’une alter­na­tive soit votée, aucune veillée de prière ne fera l’affaire, aucune bou­gie par­fu­mée lors de cette veillée, aucune chan­son de folk, aucun acces­soire à la mode, aucun régime ali­men­taire, aucune nou­velle piste cyclable. Vous devez le dire fran­che­ment : le fait est que cette puis­sance, cette force, cette enti­té, cette mons­truo­si­té appe­lée État, se main­tient par la force phy­sique, et ne peut être contrée qu’à l’aide de ce qu’elle uti­lise elle, car c’est la seule chose qu’elle comprenne.

Cela ne sera pas un pro­ces­sus indo­lore, mais, eh, pre­mière nou­velle : ça n’est pas non plus actuel­le­ment un pro­ces­sus indo­lore. Que vous ne res­sen­tiez qu’une rela­tive absence de dou­leur témoigne seule­ment de votre posi­tion pri­vi­lé­giée au sein de cette struc­ture éta­tique. Ceux qui sont au bout de la chaîne, que ce soit en Irak, en Pales­tine, à Haï­ti, ou dans des réserves indiennes aux États-Unis, qu’ils soient dans le flux des migrants ou dans les villes, ceux qui sont « dif­fé­rents » et de cou­leur, en par­ti­cu­lier, mais pauvres en géné­ral, connaissent la dif­fé­rence entre l’absence de dou­leur liée à l’acquiescement, d’un côté, et la dou­leur liée au main­tien de l’ordre exis­tant, de l’autre. Fina­le­ment, aucune alter­na­tive ne se trouve dans la réforme, la seule alter­na­tive se trouve — non pas dans la fan­tasque révo­lu­tion — mais dans la dévo­lu­tion, c’est-à-dire le déman­tè­le­ment de l’Empire depuis ses entrailles. »

Cela m’agace d’avoir eu à gas­piller autant de temps, ces der­nières années, à décons­truire des argu­ments paci­fistes sans queue ni tête. D’avoir eu à écrire tant de bou­quins pour expo­ser des conclu­sions qui devraient être assez évi­dentes. Flash info : cette culture est en train de tuer la pla­nète. Flash info : cette culture est fon­dée sur la vio­lence. Flash info : cette culture relève de la socio­pa­thie. Flash info : cette culture requiert que nous soyons décon­nec­tés les uns des autres, mais éga­le­ment et plus par­ti­cu­liè­re­ment, que nous soyons décon­nec­tés de notre terre. Flash info : cette culture nous inculque l’irresponsabilité et ne sur­vi­vrait pas si nous venions à gagner ne serait-ce qu’une once de responsabilité.

Il y a quelques temps, un ami m’a envoyé cet e‑mail :

« Il y a tant de gens qui ont peur de prendre des déci­sions et de prendre des res­pon­sa­bi­li­tés. Les enfants sont édu­qués, et les adultes encou­ra­gés, à ne pas prendre de déci­sions et de res­pon­sa­bi­li­té. Ou, plus exac­te­ment, on les forme à ne s’engager que dans des faux choix. Lorsque je pense à cette culture et aux hor­reurs qu’elle com­met, et que nous per­met­tons, et lorsque je pense à la réponse type face à des choix dif­fi­ciles, il me semble évident que tout, dans cette culture, nous pousse à « choi­sir » des « réponses » rigides, contrô­lées, et vagues, au lieu de la flui­di­té, du vrai choix, et de la res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle liée à ces choix. À chaque fois.

Le paci­fisme n’en est qu’un exemple. Le paci­fisme est bien sûr, moins diver­si­fié dans son déni et ses illu­sions que d’autres aspects de cette culture (en d’autres termes, plus évident dans sa stu­pi­di­té), mais tout cela fait par­tie de la même chose : le contrôle et le déni de la rela­tion et de la res­pon­sa­bi­li­té, d’un côté, contre le choix et la prise de res­pon­sa­bi­li­té dans des cir­cons­tances par­ti­cu­lières, de l’autre.

Le paci­fiste éli­mine le choix et la res­pon­sa­bi­li­té en excluant une large gamme de pos­si­bi­li­tés d’action et même de dis­cus­sion. « Regar­dez comme je suis pur, en ne fai­sant pas les mau­vais choix », peuvent-ils dire, alors qu’en réa­li­té, ils ne per­çoivent aucun choix. Et pour­tant, ils choi­sissent. Choi­sir l’inaction — ou l’action inef­fi­cace — face à l’exploitation et à l’abus, c’est peut-être la plus impure des actions ima­gi­nables. Mais ces actions inef­fi­caces peuvent four­nir une illu­sion d’efficacité : peu importe ce que l’on peut dire du paci­fisme, même face à des pro­blèmes gigan­tesques, le paci­fisme et les autres réponses qui ne menacent pas le sta­tu quo, sont des objec­tifs attei­gnables. C’est tou­jours ça, j’imagine. Mais cela me rap­pelle ceux qui vont chez le thé­ra­peute pour avoir l’impression de faire quelque chose, à la dif­fé­rence de ceux qui affrontent réel­le­ment leurs peurs, et qui choi­sissent de jouer un rôle actif dans leur transformation.

Le paci­fisme est une imi­ta­tion toxique de l’amour, n’est-ce pas ? Parce que cela n’a en fait rien à voir avec aimer quelqu’un. Pour­rait-on dire que les imi­ta­tions toxiques sont toxiques en par­tie parce qu’elles ignorent la res­pon­sa­bi­li­té, elles ignorent la rela­tion, elles ignorent la pré­sence, parce qu’elles rem­placent le choix et la flui­di­té par le contrôle ? Les imi­ta­tions toxiques sont, bien évi­dem­ment, les consé­quences et les causes de la démence. Pour­rait-on dire qu’un manque de res­pon­sa­bi­li­té, de rela­tion, de pré­sence, et la sub­sti­tu­tion de la flui­di­té et du choix par le contrôle sont les causes et les consé­quences de la démence ? »

Ce livre est néces­saire, et plus encore à chaque jour qui passe.

Lisez-le. Et une fois fini, faites quelque chose.

Der­rick Jensen


Une der­nière cita­tion de Ward Chur­chill à ce sujet :

« Ce que je veux, c’est que la civi­li­sa­tion cesse de tuer les enfants de mon peuple. Si cela peut être accom­pli paci­fi­que­ment, j’en serais heu­reux. Si signer une péti­tion peut faire en sorte que ceux au pou­voir cessent de tuer des enfants Indiens, je met­trai mon nom en haut de la liste. Si mani­fes­ter peut le faire, je mar­che­rai aus­si loin qu’il le fau­dra. Si tenir une bou­gie allu­mée peut le faire, j’en tien­drai deux. Si chan­ter des chan­sons enga­gées peut le faire, je chan­te­rai tout ce qu’il faut. Si vivre sim­ple­ment peut le faire, je vivrai extrê­me­ment sim­ple­ment. Si voter peut le faire, je vote­rai. Mais toutes ces choses sont auto­ri­sées par ceux au pou­voir, et aucune de ces choses n’empêchera ceux au pou­voir de tuer des enfants Indiens. Elles ont tou­jours échoué, et échoue­ront encore. Étant don­né que les enfants de mon peuple sont en train d’être tués, vous n’avez aucune rai­son de vous plaindre des moyens que j’utilise pour pro­té­ger les vies des enfants de mon peuple. Et j’emploierai tous les moyens nécessaires. »


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Édi­tion & Révi­sion : Faus­to Giu­dice, Hélé­na Delau­nay, Maria Grandy

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    1. Mal­heu­reu­se­ment non, livre jamais tra­duit, comme la plu­part de ceux sur ce sujet. En France, on semble imper­méable à cela, notre acti­visme semble limi­té, comme nos intellectuels.

  1. Je suis jeune mili­tant et m’ap­prête à pas­ser une bonne par­tie de ma vie à ten­ter de créer les rap­ports de force néces­saires à l’ar­rêt de cette civi­li­sa­tion. Der­niè­re­ment je me deman­dais « Pour­quoi les luttes éco­lo­giques ont échouées ? » et « Quelles stra­té­gies adop­ter pour une grande effi­ca­ci­té d’ac­tion avec la mino­ri­té de mili­tant que nous sommes ? ».
    Je me suis rapi­de­ment retrou­vé à me docu­men­ter sur la déso­béis­sance civile et dans le livre que j’ai lu (L’im­pé­ra­tif de la déso­béis­sance), l’i­mage immo­rale de la vio­lence que tu décris y est pré­sente, mais il y a aus­si des argu­ments qui jus­ti­fient la non-vio­lence et j’a­voue avoir été convain­cu un temps. L’ar­gu­ment « l’u­sage de la vio­lence met l’o­pi­nion publique en notre défa­veur » m’a notam­ment assez bien convain­cu, je me demande d’ailleurs ce que vous en pensez.
    La cri­tique que j’en ferai, main­te­nant, est que la faveur de l’o­pi­nion publique n’est pas essen­tielle dans toutes les actions (elle n’est même pas obli­gé d’être au cou­rant) et aus­si que, d’a­près votre exemple sur l’Inde, celle-ci, en fonc­tion du contexte, peut même pré­fé­rer la vio­lence à la non-violence.
    Donc le choix de la vio­lence ou de la non-vio­lence devrait être sim­ple­ment effec­tué en visant la meilleure effi­ca­ci­té de l’action.
    La liber­té de ce choix laisse ouvert un plus large panel d’ac­tion pos­sibles et cer­taines poten­tiel­le­ment lar­ge­ment plus efficaces. 

    Je vous remercie !

    1. Salut, on a récem­ment tra­duit et publié ce bou­quin qui répond pré­ci­sé­ment à ces ques­tions : http://editionslibre.org/produit/prevente-comment-la-non-violence-protege-l-etat-peter-gelderloos/
      Déso­lé si ça fait com­mer­cial, faut savoir qu’on ne gagne rien, on ne se paie pas, on rentre à peine dans nos frais d’im­pres­sions. Mais on fait ça pour aider les luttes. Peter Gel­der­loos montre effec­ti­ve­ment ce dont tu sembles te dou­ter. L’o­pi­nion publique n’est ni essen­tielle ni for­cé­ment atta­chée à la non-vio­lence. Et beau­coup d’autres choses.

  2. Dans quelle mesure peut-on com­pa­rer des situa­tions de légi­time défense face à des mal­veillances ou des menaces indi­vi­duelles ou éta­tiques à des situa­tions de vio­lence à l’é­gard d’un sys­tème éco­no­mique qui dépasse les indi­vi­dus ou les États ? En fait, existe-t-il des exemples de vio­lences qui ont pro­vo­qué un chan­ge­ment posi­tif sur le capi­ta­lisme ? Vous me pose­rez la même ques­tion concer­nant l’im­pact rée d’ac­tions paci­fiques sur le sys­tème capi­ta­liste que je me sen­ti­rais bien dému­ni, mais je suis curieux.

    1. Il faut lire le livre « Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’E­tat » que nous avons publié aux édi­tions LIBRE (http://editionslibre.org/produit/prevente-comment-la-non-violence-protege-l-etat-peter-gelderloos/)
      Selon ce qu’on appelle des chan­ge­ments posi­tifs sur le capi­ta­lisme, on pour­rait dire que le mou­ve­ment pour les droits civiques, le mou­ve­ment des suf­fra­gettes, l’in­dé­pen­dance de l’Inde, la révo­lu­tion cubaine de Gue­va­ra et Cas­tro, et la révo­lu­tion des noix de coco, et ce qu’ac­com­plit le MEND au Niger, etc., et plein d’autres choses, ont per­mis à cer­tains de s’é­man­ci­per au moins un petit peu, et par­fois de poser pro­blème à l’Em­pire capitaliste.

      1. Dans les actions évo­quées ici, je me ques­tionne sur les niveaux de contri­bu­tion de cha­cune des deux stra­té­gies aux trans­for­ma­tions sys­té­miques qu’elles ont engen­drées. Naï­ve­ment, je dirais 80–20, en faveur des actions paci­fiques, mais je me trompe probablement.

        À mon avis, le point de bas­cule d’un rai­son­ne­ment à l’autre inter­vient quand on com­mence à pen­ser que les actions paci­fiques sont insuf­fi­santes pour géné­rer un chan­ge­ment sou­hai­té. Nous avons besoin d’a­na­lyses sur l’in­fluence réelle des stra­té­gies paci­fiques et non-paci­fiques, une ten­ta­tive de mesure sur leur degré de contri­bu­tion à une trans­for­ma­tion systémique.

        Sans doute dif­fi­cile de quan­ti­fier une répar­ti­tion, mais c’est vers là qu’il faut aller à mon avis. Un exer­cice de démons­tra­tion, en quelque sorte. Var­ger sur les actions paci­fiques et ceux qui les pra­tiquent ne me semble pas suf­fi­sant pour mobiliser.

        1. Mat­thieu Val­let, je vous rejoins complètement.
          Il me semble que l’ar­ticle ne se situe en défi­ni­tive pas vrai­ment sur l’é­va­lua­tion d’ef­fi­ca­ci­té (peut-être davan­tage déve­lop­per dans leurs livres?) mais davan­tage dans une cri­tique du posi­tion­ne­ment du « paci­fiste type »

          Cette phrase de l’ar­ticle « Les paci­fistes nous disent que la fin ne jus­ti­fie jamais les moyens. » me semble cata­lo­guer les paci­fistes et limi­ter l’analyse.

          Des gens/ mou­ve­ments pacifistes
          se posi­tionnent au contraire comme tels car ils consi­dèrent que c’est le moyen le plus effi­cace pour arri­ver à leur fin ! 

          L’é­tude de Eri­ca Che­no­weth dans « Why civil resis­tances works » offre peut-être une étude davan­tage sys­té­mique et avance des argu­ments en faveur de la non-vio­lence dans l’ef­fi­ca­ci­té de l’action.

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