Le texte suivant est une traduction d’un article initialement publié en anglais, le 23 novembre 2015, à l’adresse suivante.
Robert Jay Lifton soulignait qu’avant de commettre une atrocité à grande échelle, quelle qu’elle soit, il est nécessaire de se convaincre, ainsi que les autres, que ce que l’on s’apprête à faire n’a rien d’horrible, mais est au contraire bénéfique. De formuler ce qu’il appelle une « prétention à la vertu ».
Ainsi, de leur point de vue, les nazis ne commettaient pas de meurtres de masse ni de génocide : ils « purifiaient » la « race aryenne ». Ils ne menaient pas de guerres d’agression mais entreprenaient la conquête du Lebensraum qui leur était nécessaire. Pareillement, les États-Unis n’ont jamais commis de génocide : ils n’ont fait que réaliser leur Destinée Manifeste. Ils n’ont jamais livré de guerres d’agression, mais ont simplement « défendu leur intérêt national » et « propagé la liberté et la démocratie ». Actuellement, la culture dominante n’est pas en train de tuer la planète : elle « développe [ou valorise] les ressources naturelles ».
Tout cela pour dire qu’une culture assez insensée et démente pour détruire la planète, notre seule maison, est, bien évidemment, assez insensée et démente pour tenter de justifier cette destruction.
Ce qui nous amène au Manifeste écomoderniste, qui relève du même genre de prétention à la vertu auquel la tradition millénaire de haine de la nature qui continue d’informer la culture dominante nous a habitués. Le premier mythe écrit de cette culture, d’ailleurs, nous conte l’histoire du héros Gilgamesh déforestant ce que l’on nomme aujourd’hui l’Irak afin de construire une grande Cité et de se faire un nom. Quelques millénaires après, une même haine de la nature et mégalomanie à édifier des Empires dégouline des pages du Manifeste écomoderniste (et de bien des ouvrages ayant été écrits et en cours d’écriture).
Le narcissisme, l’orgueil et la fourberie sont immédiatement flagrants : « Dire que la terre est une planète humaine devient chaque jour plus vrai. Les humains sont façonnés par la Terre, et la Terre est à son refaçonnée par les humains. »
« C’est ce que de nombreux experts en géoscience expriment quand ils déclarent que la Terre est entrée dans une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène, l’âge des humains. En tant qu’universitaires, scientifiques, militants et citoyens, nous écrivons ce manifeste animés par la conviction que le savoir et la technologie, appliqués avec sagesse, pourraient permettre que ce soit un bon, voire remarquable, Anthropocène. »
« La Terre est à son tour refaçonnée par les humains. » Refaçonnée, un mot si sympa, n’est-ce pas ? Bien mieux que détruite, tuée, ravagée, grièvement endommagée, n’est-ce pas ? Gilgamesh et ceux qui vinrent après lui n’ont pas déforesté l’endroit autrefois appelé Croissant Fertile, ils ont refaçonné ses forêts de cèdres, si denses que la lumière du soleil ne touchait pas le sol, en cités et en déserts. Les Égyptiens et les Phéniciens n’ont pas détruit les forêts de l’Afrique du Nord, ils les ont refaçonnées en navires et en déserts. Cette culture n’a pas anéanti 98% des forêts anciennes, des zones humides, et des prairies ; elle les a seulement refaçonnées, tout comme elle a refaçonné les plantes et les animaux dont elle a provoqué l’extinction. Cette culture ne détruit pas les océans ; elle ne fait que les refaçonner en étendues d’eau qui finiront probablement dépourvues de poissons. Elle ne décime pas les éléphants, les grands singes, les grands félins et 200 espèces par jour ; elle les refaçonne seulement, en précipitant leur extinction. Elle ne vole pas les terres des peuples autochtones et ne commet pas de génocides à leur encontre, elle ne fait que les refaçonner.
En outre, le genre de refaçonnage dont ils parlent dans ce Manifeste n’est pas entrepris par tous les humains, comme ils le prétendent. Il l’est par un type spécifique d’humains, qui se sentent autorisés à exploiter tout ce qui se trouve sur la planète, le genre d’individu qui n’hésiterait pas à la qualifier de « planète humaine ».

Je vis sur une terre qui appartenait aux Indiens Tolowas, dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Nord de la Californie. Les Tolowas ont vécu ici pendant au moins 12 500 ans. Lorsque les Européens sont arrivés, l’endroit était un paradis. Il y avait tellement de saumons dans les rivières qu’elles étaient « noires et grouillantes » de poissons. Les Tolowas, les Yuroks et les Hoopas vivaient ici de manière véritablement soutenable, et auraient pu continuer ainsi pour toujours, ou presque. Les membres de la culture dominante sont arrivés il y a moins de 200 ans et ont immédiatement entrepris des campagnes d’exterminations — les auteurs du « Manifeste écomoderniste » les auraient qualifiées de « campagnes de refaçonnage » — contre les habitants humains et non-humains.
Et quel était le but de toutes ces campagnes d’extermination, pardon, de refaçonnage ? Le but, en 1830, n’était pas différent de l’objectif actuel, qui n’est lui-même pas différent de celui de Gilgamesh. Il s’agit de permettre à Gilgamesh de construire une cité et de se faire un nom ; ou de permettre au Peuple Élu d’entrer en Terre Promise ; ou de permettre aux êtres supérieurs de créer un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais ; ou de permettre aux êtres supérieurs de Manifester leur Destinée ; ou de permettre aux êtres supérieurs de créer un Reich d’un millier d’années ; ou de permettre aux êtres supérieurs d’endommager la planète au point que cela les incite à donner leur nom à une foutue ère géologique ; ou de « permettre que ce soit un bon, voire remarquable, Anthropocène ».
Les auteurs du Manifeste écomoderniste déclarent également : « La violence sous toutes ses formes a connu un déclin significatif, et a probablement atteint le plus bas niveau par individu de toute l’histoire humaine, en dépit des horreurs du XXe siècle et du terrorisme actuel. »
Qui aurait pu se douter qu’en qualifiant la violence perpétrée par votre culture de « refaçonnage », vous pourriez ensuite prétendre que « la violence sous toutes ses formes a connu un déclin significatif » ? Je ne pense pas que les 200 espèces disparues aujourd’hui seraient d’accord avec l’affirmation selon laquelle « la violence sous toutes ses formes a connu un déclin significatif ». Pas plus que les membres des cultures indigènes qui sont expulsés de leurs terres, ou en voie d’extermination : les langages humains sont précipités vers l’extinction à un taux relatif encore plus élevé que les espèces non-humaines. Mais j’imagine que rien de cela n’est considéré comme de la violence. En raison du « refaçonnage » de cette planète, les populations d’animaux sauvages se sont effondrées de 50% au cours des 40 dernières années. En raison de ce « refaçonnage », les océans s’acidifient, et suffoquent dans le plastique. J’imagine que rien de tout cela ne compte dans l’évaluation de la « violence sous toutes ses formes ». Ce « refaçonnage » de la planète entraine la plus importante extinction de masse de l’histoire du monde et, d’après nos connaissances présentes, de l’histoire de l’univers. La violence diminue ? Seulement parce qu’ils ne prennent pas en compte la violence qu’ils préfèrent ignorer.
Ils ne prennent pas non plus en compte la violence des expropriations des agriculteurs de subsistance. Ni la violence des humains (et non-humains) qui perdent leurs modes de vies traditionnels en raison de ce « refaçonnage ». Ils ne comptent pas non plus les horreurs de l’élevage industriel ou de l’agriculture industrielle.
Les auteurs du Manifeste écrivent : « Globalement, les êtres humains sont passés des régimes autocratiques aux démocraties libérales, caractérisées par l’État de droit et l’augmentation des libertés. »
Je ne pense pas que les agriculteurs vivriers expulsés de leurs terres et condamnés à errer aux abords des villes seraient d’accord pour dire que nous vivons une période de liberté accrue. Et je ne pense pas qu’un seul d’entre nous ait la liberté de vivre sans le « refaçonnage » du monde entrepris par cette culture. Suis-je libre de vivre dans un monde avec davantage d’oiseaux chanteurs chaque année ? Davantage d’amphibiens ? Suis-je libre de vivre dans un monde que l’on ne détruit pas ? Cette culture n’offre qu’un choix à ses victimes : « Adaptez- vous au monde que nous refaçonnons selon nos volontés, ou mourez. » Cette culture n’offre pas un choix fondamentalement différent de celui qu’elle a longtemps offert aux peuples indigènes, qui est « le christianisme ou la mort » ou encore « Donnez-nous vos terres et intégrez-vous ou mourez. » Une fois que vous vous abandonnez à cette culture, que vous cessez de défendre votre terre face à cette culture, que vous travaillez pour cette culture, que vous vous identifiez à cette culture, que vous distillez sa propagande, que vous la servez, alors cette culture et ses partisans cessent de vous attaquer. Autrement, vous serez exterminé. C’est ce que l’on observe. Et rien de tout cela n’est considéré comme de la violence.
Il y a quelques années, un fervent marxiste, pensant que la création d’un système industriel au sein duquel les échanges économiques seraient volontaires et exempts de violence ou de coercition était possible, m’a interviewé. Bien sûr, comme les auteurs du Manifeste écomoderniste, il ne considérait pas la violence à l’encontre des non-humains et du monde naturel comme de la violence. Il affirmait également que des villes pourraient exister dans une telle société.
Je lui ai demandé : « qu’utilises-tu pour le transport ? »
« Des bus », me répondit-il.
« Et où obtiens-tu les métaux pour les bus ? » Lui ai-je alors répondu.
« Dans des mines. »
« Et où trouves-tu les mineurs ? » L’extraction minière est l’une des trois principales formes d’esclavage, et le principal moyen d’obtenir du personnel pour les mines est la coercition, que ce soit à l’aide d’une épée ou d’un pistolet ; ou par le biais de lois comme celles de l’apartheid ou d’autres moyens empêchant les gens d’accéder à la terre, et par conséquent à la nourriture, aux vêtements, à un abri et, en somme, à l’autonomie.

Il répondit : « Il suffit de les payer suffisamment pour qu’ils le fassent. »
« Et la pollution des rivières ? Nous sommes d’accord sur le fait que l’extraction minière est polluante, n’est-ce pas ? Impossible d’extraire sans endommager le paysage, l’eau et l’air, n’est-ce pas ? » Lui ai-je demandé.
Il était d’accord.
« Et les gens qui vivent près de la rivière qui sera maintenant polluée ? »
« Il suffit de les payer pour qu’ils bougent. »
« Et s’ils vivent là depuis plus de 12 500 ans, que leurs ancêtres reposent ici, et qu’ils refusent de bouger ? »
« Il faut les payer plus. »
« Ils refusent votre argent. »
« Combien sont-ils ? »
« Quelle importance ? Disons 500. »
« Alors nous votons ».
« Donc les millions d’urbains votent pour prendre la terre des 500 personnes qui vivent le long de la rivière ? lui ai-je alors demandé. »
« Oui ».
« Tu réalises bien qu’en ne remettant pas en question l’infrastructure industrielle, tu es passé en moins d’une minute de la défense acharnée des échanges économiques volontaires, à la défense du colonialisme, du vol de la terre des Indigènes et de l’impérialisme démocratique ? » Lui ai-je répondu.
Les villes ont toujours dépendu des campagnes (aussi appelées colonies, ou aussi appelées nature) à exploiter.
Les auteurs affirment : « Qu’il s’agisse d’une communauté locale indigène ou bien d’une société étrangère qui en bénéficie, c’est bien la dépendance continue des humains à l’environnement naturel qui constitue un problème pour la préservation de la nature. »
Souvent, ceux qui tentent de justifier la destructivité de cette culture associent l’impact des peuples indigènes sur leur territoire aux activités manifestement destructrices des corporations transnationales. Cette prétention semble être formulée ainsi : parce que des humains ont vécu quelque part, et ont eu un impact sur un territoire précis (étant donné que n’importe quel être en impactera d’autres : les bactéries qui vivent en vous vous affectent, certaines de façon très positive), cela donne donc carte blanche à la culture dominante pour agir comme bon lui semble. Ainsi que le formule l’anti-écologiste Charles Mann : « Tout est permis… Les Indiens d’Amérique ont géré le continent comme ils l’ont souhaité. Les nations modernes doivent faire de même. » C’est complètement dément, évidemment (et égocentrique). Quiconque possède une once d’intégrité comprend la différence entre des indigènes vivant pendant 12 500 ans au même endroit, et le fait que cet endroit soit encore en mesure de subvenir à leurs besoins pendant 12 500 années supplémentaires, et la culture dominante qui extrait des ressources dans un but lucratif (oh, pardon, son « refaçonnage » de l’endroit).
Les humains affectent évidemment la Terre. Le saumon affecte la Terre. Les aulnes affectent la Terre. Les castors affectent la Terre. Les chiens de prairie affectent la Terre. Les loups affectent la Terre. Les pleurotes affectent la Terre. Mais la question devient alors : votre présence sur la terre contribue-t-elle à la rendre plus saine ? Il y a un monde entre participer à la santé d’un territoire d’un côté, et extraire des ressources ou « refaçonner » le territoire de l’autre. La première proposition est une relation ; la dernière revient à voler, assassiner et contrôler.
On dit des Indiens du Nord de la Californie qu’ils prenaient des décisions affectant la Terre (comme le font les saumons, les séquoias, et n’importe qui d’autre), mais que ces décisions étaient prises en sachant pertinemment que des gens allaient vivre en ce même endroit pendant les 500 années à venir. En d’autres termes, leurs décisions étaient prises en pleine conscience du fait que leur propre santé dépendait entièrement de la santé de la Terre.
Il s’agit précisément de l’opposé de ce que font ceux qui promeuvent les économies extractives, et de ce que proposent les auteurs du Manifeste écomoderniste. Ils suggèrent que le « problème » est « la dépendance continue des humains aux environnements naturels. »
Mais cela n’a rien d’un « problème ». C’est la réalité. Nous vivons sur Terre, notre seule maison, notre seule source d’air, d’eau, de nourriture, notre seul abri, notre seule source pour tout ce qui permet la vie. Il est physiquement impossible de « découpler », pour reprendre l’un des mots préférés des auteurs du Manifeste, la santé de la Terre de la santé sur le long terme de ceux qui en dépendent. Bien sûr, vous pouvez piller le territoire pour construire une cité et une flotte navale, et utiliser cette cité et cette flotte pour conquérir davantage de territoires. Bien sûr, vous pouvez perpétuer votre expansionnisme territorial en rasant des forêts et en asséchant des zones humides, en édifiant des barrages et en créant des zones mortes dans les océans, en éradiquant des espèces animales et en volant la terre des peuples indigènes qui y vivaient de façon soutenable, du moment que vous avez toujours de nouvelles forêts à raser, de nouvelles prairies à convertir en monocultures (puis en terrains vagues). Tant qu’il reste de nouvelles frontières à violer et à exploiter, de nouveaux endroits à conquérir et à piller (pardon, à « refaçonner »), vous pouvez continuer à dépasser la capacité de charge et à détruire la planète ; tout en construisant une ville immense et en vous faisant un sacré nom. Mais vous ne devriez jamais prétendre que c’est soutenable.

Les auteurs demandent : « Étant donné que les êtres humains dépendent totalement de la biosphère, comment est-il possible qu’ils puissent nuire autant aux systèmes naturels sans se nuire à eux-mêmes ? »
Je ne cesse de penser à ce que pourrait être l’expérience intérieure et sociale d’une bactérie dans une boite de pétri. À un moment donné, quelques bactéries diraient peut-être : « Il y a des limites à notre croissance. Pensez-vous que nous devrions commencer à établir un plan de vie soutenable ? »
D’autres répondraient : « Les choses ne pourraient aller mieux. Si nous continuons simplement à faire ce que l’on fait, nous créerons non seulement un bon mais un excellent bactériocène. »
Les opposants soulignent à nouveau que la boite de pétri est limitée.
Ils se font conspuer par les optimistes qui prétendent, selon les auteurs du Manifeste écomoderniste : « Si tant est qu’il existe des limites physiques à la consommation humaine, celles-ci sont tellement théoriques qu’elles n’ont dans la pratique aucune pertinence. » Les bactéries écomodernistes insistent sur la nécessité de découpler (également un de leurs mots préférés) leur propre bien-être de celui de la boite de pétri.
La discussion prolifère jusqu’à la fin, lorsque la boite de pétri « refaçonnée » n’est plus en mesure de soutenir la vie.
Je voudrais brièvement souligner un autre mensonge explicite, une autre fausse prétention. Ce mensonge explicite est le suivant : « La surface moyenne cultivée par individu est aujourd’hui largement inférieure à ce qu’elle était il y a 5000 ans, en dépit du fait que les gens modernes bénéficient d’un régime alimentaire bien plus riche. » Tout d’abord, « la surface moyenne cultivée par individu » est une mesure ridicule de la santé écologique ou sociale. Le but de la vie n’est pas, comme le suggère la bible, « de croître et de se multiplier ». Le but n’est pas, pour revenir au 21ème siècle, de projeter la définition de la réussite capitaliste sur le monde réel, à savoir « croîs ou disparais ». L’important est et a toujours été la santé de la Terre. Une société comportant peu de membres, vivant en relation participative avec la terre, sur le long terme, est une bien meilleure mesure de la santé écologique et sociale que la surface que requiert chaque individu. Une culture saine tenterait de comprendre combien de personnes un territoire peut soutenir, de façon permanente (et optimale), et s’assurerait que leur nombre reste inférieur à celui-ci. Une culture démente dépasserait la capacité de charge et se considérerait supérieure parce qu’elle pourrait (temporairement) subvenir aux besoins de davantage de personnes par kilomètre carré.
Mais ça n’est même pas le mensonge principal, qui est l’affirmation absurde selon laquelle « les populations modernes bénéficient d’un régime alimentaire bien plus riche ». Actuellement, trois plantes — le riz, le blé et le millet — fournissent 60% de l’apport énergétique alimentaire des humains, et 15 plantes en fournissent 90%. De plus, l’approvisionnement de ces denrées est de plus en plus contrôlé par d’importantes corporations : 4 corporations contrôlent 75% du marché mondial des céréales. La même chose est vraie des marchés d’autres denrées alimentaires.
En contraste, le régime alimentaire des chasseurs-cueilleurs comprenait quotidiennement des centaines de variétés de plantes, de plantes non-contrôlées par de lointaines corporations. Ce point est crucial, parce que si ceux au pouvoir peuvent contrôler l’approvisionnement alimentaire des peuples, alors ils contrôlent leurs vies, ce qui signifie qu’ils peuvent les forcer à travailler pour les élites : voilà pour la « liberté » de ce nouveau monde « refaçonné ».
Et puis, il y a le fait que plus personne ne peut manger de tourtes voyageuses, de courlis esquimau, de grands pingouins, ou n’importe quelles denrées alimentaires que cette culture a fait disparaître dans son grand refaçonnement. Et de nos jours, alors que la majorité des meilleurs poissons ont été précipités (au moins commercialement) vers l’extinction, les corporations vendent de plus en plus de poissons autrefois considérés comme des « poissons de rebut » en tant que poissons de luxe. Tout ceci constitue une des raisons pour lesquelles la presse corporatiste fait de plus en plus l’apologie des insectes comme aliments : nous avons soit détruit, soit sommes en train de détruire, les autres sources de nourriture.
Prétendre que les régimes alimentaires sont plus riches n’est donc que pur mensonge.
Et enfin, en ce qui concerne la première vanité du Manifeste, qui prétend que le monde peut être « refaçonné » sans être détruit. Testons leur thèse. Citez 5 biomes ayant été gérés pour extraction — « refaçonnés », pour utiliser leur terme — par cette culture, et n’ayant pas été significativement endommagés selon leurs conditions propres.
D’accord, 4 alors.
3 ?
2 ?
D’accord, citez-en un seul.
Impossible. Au cours des derniers millénaires, cette culture n’est pas parvenue à extraire des ressources d’un seul biome sans considérablement l’endommager.
On dit qu’un signe d’intelligence est l’aptitude à reconnaître des schémas. Jusqu’à quel point nos prétentions à la vertu nous ont-elles rendus stupides si nous sommes incapables de reconnaître ce schéma et cette série ininterrompue d’échecs millénaires qui aujourd’hui recouvrent littéralement la planète, des déserts de l’Irak aux continents de déchets océaniques, en passant par la fonte des calottes glaciaires et par les barrages des rivières polluées ?
Bien sûr, si votre but est de « refaçonner » le monde pour vous créer des objets de luxe, et si vous vous contrefichez du fait que ce « refaçonnage » détruise la vie sur la planète, vous pouvez alors ne pas considérer cela comme un schéma uniforme d’échecs. Vous pourriez même considérer cela comme une grande réussite. Ce qui est, en soi, assez idiot.
Sur les 450 et plus zones mortes des océans — dues au « refaçonnage » planétaire opéré par cette culture — une seule s’est rétablie. Elle est située dans la mer noire. Elle s’est rétablie non pas parce que les humains se sont « découplés » de la terre, mais plutôt parce que les humains ont été forcés à se « découpler » de l’empire. L’Union Soviétique s’est effondrée, et cet effondrement a eu comme conséquence de rendre l’agriculture économiquement non-rentable dans la région. En d’autres termes, les humains ne pouvaient plus « refaçonner » le monde à cet endroit. Et le monde, ou plutôt, cette petite partie du monde, a commencé à se rétablir.
Les auteurs du Manifeste écomoderniste comprennent tout à l’envers. Pendant des milliers d’années, cette culture de haine de la nature a essayé autant qu’elle a pu de se définir comme séparée de la nature. Elle a tenté de se séparer de la nature, de prétendre qu’elle n’était pas la nature. De prétendre qu’elle lui était supérieure, qu’elle était meilleure que la nature. De prétendre que ce qu’elle créait était plus important que ce que la nature créait. Elle a tenté de prétendre qu’elle ne dépendait pas de la nature.
Si nous souhaitons continuer à vivre sur cette planète, nous devons reconnaître et nous souvenir du fait que c’est notre seule maison ; du fait que par conséquent, nous en dépendons, et que cette dépendance est une très bonne chose. Aux antipodes des tentatives de « découplage » entre notre bien-être et celui de la planète — ce que cette culture tente d’accomplir depuis quelques milliers d’années déjà, au détriment de tous ceux qu’elle a croisés sur son chemin — nous devons reconnaître et nous souvenir du fait que notre propre bien-être a toujours été intimement lié à celui de la planète. Et ceux d’entre nous qui se soucient de la vie sur la planète doivent stopper ceux qui refaçonnent — lire : tuent — actuellement cette planète, notre seule maison.
Derrick Jensen
Traduction : Nicolas Casaux
Édition & Révision : Héléna Delaunay & Maria Grandy