Le mensonge du progrès (par Nicolas Casaux)

« Le pro­grès, dans notre monde, sera le pro­grès vers plus de souffrance. »

— George Orwell, 1984 (1949).

« Je doute que l’âge de l’a­cier soit supé­rieur à l’âge de pierre. »

— Gand­hi, La Jeune Inde (Librai­rie Stock, Dela­main, Bou­tel­leau & Cie, 1924).

« Sans cesse le pro­grès, roue au double engre­nage, fait mar­cher quelque chose en écra­sant quelqu’un. »

— Vic­tor Hugo, Les Contem­pla­tions (1856).

« Pro­grès dont on demande : “Où va-t-il ? que veut-il ?” Qui brise la jeu­nesse en fleur ! qui donne, en somme, Une âme à la machine et la retire à l’homme ! »

— Vic­tor Hugo, Melan­cho­lia (1856).

« Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me gar­der comme de l’enfer. — Je veux par­ler de l’idée du pro­grès. Ce fanal obs­cur, inven­tion du phi­lo­so­phisme actuel, bre­ve­té sans garan­tie de la Nature ou de la Divi­ni­té, cette lan­terne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connais­sance ; la liber­té s’évanouit, le châ­ti­ment dis­pa­raît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal per­fide. Cette idée gro­tesque, qui a fleu­ri sur le ter­rain pour­ri de la fatui­té moderne, a déchar­gé cha­cun de son devoir, déli­vré toute âme de sa res­pon­sa­bi­li­té, déga­gé la volon­té de tous les liens que lui impo­sait l’amour du beau : et les races amoin­dries, si cette navrante folie dure long­temps, s’endormiront sur l’oreiller de la fata­li­té dans le som­meil rado­teur de la décré­pi­tude. Cette infa­tua­tion est le diag­nos­tic d’une déca­dence déjà trop visible.

Deman­dez à tout bon Fran­çais qui lit tous les jours son jour­nal dans son esta­mi­net ce qu’il entend par pro­grès, il répon­dra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles incon­nus aux Romains, et que ces décou­vertes témoignent plei­ne­ment de notre supé­rio­ri­té sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce mal­heu­reux cer­veau et tant les choses de l’ordre maté­riel et de l’ordre spi­ri­tuel s’y sont si bizar­re­ment confon­dues ! Le pauvre homme est tel­le­ment amé­ri­ca­ni­sé par ses phi­lo­sophes zoo­crates et indus­triels qu’il a per­du la notion des dif­fé­rences qui carac­té­risent les phé­no­mènes du monde phy­sique et du monde moral, du natu­rel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la ques­tion morale dans un sens plus déli­cat qu’on ne l’entendait dans le siècle pré­cé­dent, il y a pro­grès ; cela est clair. Si un artiste pro­duit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force ima­gi­na­tive qu’il n’en a mon­tré l’année der­nière, il est cer­tain qu’il a pro­gres­sé. Si les den­rées sont aujourd’hui de meilleure qua­li­té et à meilleur mar­ché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre maté­riel un pro­grès incon­tes­table. Mais où est, je vous prie, la garan­tie du pro­grès pour le len­de­main ? Car les dis­ciples des phi­lo­sophes de la vapeur et des allu­mettes chi­miques l’entendent ain­si : le pro­grès ne leur appa­raît que sous la forme d’une série indé­fi­nie. Où est cette garan­tie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre cré­du­li­té et votre fatuité.

Je laisse de côté la ques­tion de savoir si, déli­ca­ti­sant l’humanité en pro­por­tion des jouis­sances nou­velles qu’il lui apporte, le pro­grès indé­fi­ni ne serait pas sa plus ingé­nieuse et sa plus cruelle tor­ture ; si, pro­cé­dant par une opi­niâtre néga­tion de lui-même, il ne serait pas un mode de sui­cide inces­sam­ment renou­ve­lé, et si, enfer­mé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne res­sem­ble­rait pas au scor­pion qui se perce lui-même avec sa ter­rible queue, cet éter­nel desi­de­ra­tum qui fait son éter­nel désespoir ? »

— Charles Bau­de­laire, Curio­si­tés esthé­tiques, Expo­si­tion uni­ver­selle (1855).

« Je me demande pour­quoi le pro­grès res­semble tant à la destruction. »

— John Stein­beck, Voyage avec Char­ley (Viking, 1962).

« Le pro­grès désigne le fait de se rap­pro­cher de là où l’on vou­drait aller. Ain­si, lorsque vous vous êtes trom­pé de che­min, conti­nuer à avan­cer ne consti­tue pas un pro­grès. Si vous êtes sur le mau­vais che­min, le pro­grès implique de faire demi-tour afin de retrou­ver le bon ; dans ce cas, la per­sonne qui fait volte-face en pre­mier est la plus progressiste. »

― C.S. Lewis, The Case for Chris­tia­ni­ty (1952).

« Il ne faut pas remon­ter loin à tra­vers leurs pères pour retrou­ver celui qui a aban­don­né la char­rue et qui est par­ti vers ce qu’il consi­dé­rait comme le pro­grès. Au fond de son cœur, ce qu’il enten­dait se dire par ce mot entiè­re­ment dépouillé de sens, c’était la joie, la joie de vivre. Il s’en allait vers la joie de vivre. Le pro­grès pour lui c’était la joie de vivre. Et quel pro­grès peut exis­ter s’il n’est pas la joie de vivre ? […] 

La joie, nous n’y croyons plus, mais nous croyons au pro­grès. Nous ne pen­sons plus à la joie ; nous pen­sons au pro­grès. Déjà, per­sonne ne vous pro­met plus que le pro­grès vous don­ne­ra la joie. On ne vous pousse plus à la pour­suivre. On vous pousse à pour­suivre je ne sais quelle arti­fi­cielle grandeur. »

— Jean Gio­no, Lettre aux pay­sans sur la pau­vre­té et la paix (1938).

« Mais dans les forêts du centre de l’Inde et dans de nom­breux endroits ruraux, une immense bataille prend place. Des mil­lions de per­sonnes sont expul­sées de leurs terres par des entre­prises minières, par des bar­rages, par des com­pa­gnies de construc­tion d’infrastructures. Il s’agit d’êtres humains qui n’ont pas été coop­tés par la culture de la consom­ma­tion, par les notions occi­den­tales de civi­li­sa­tion et de pro­grès. Et qui se battent pour leurs terres et leurs exis­tences, qui refusent d’être spo­liés pour que quelqu’un, quelque part, loin, puisse “pro­gres­ser” à leurs dépens. […] Leur lutte est une lutte pour l’imagination, pour la redé­fi­ni­tion du sens de la civi­li­sa­tion, du bon­heur, de l’épanouissement. […] Voi­là pour­quoi nous devons nous inté­res­ser de près à ceux dont l’imaginaire est dif­fé­rent, à ceux dont l’imaginaire se situe en dehors du capi­ta­lisme, et même du com­mu­nisme. Très bien­tôt, nous devrons admettre que ceux-là […], qui connaissent encore les secrets d’une exis­tence sou­te­nable, ne sont pas des reliques de notre pas­sé, mais les guides vers notre futur. »

— Arund­ha­ti Roy, entre­tien avec Arun Gup­ta, The Guar­dian, 30 novembre 2011.


RÉACTIONNAIRE VS. PROGRESSISTE

Le mot « réac­tion­naire » serait appa­ru durant la révo­lu­tion fran­çaise comme un anto­nyme de « révo­lu­tion­naire ».  Le terme désigne, au début du Direc­toire, en 1795, « les roya­listes qui consi­dèrent les ins­ti­tu­tions monar­chiques supé­rieures à celles pro­duites par la Révo­lu­tion et contestent du même coup le régime républicain ».

Aujourd’hui, il est uti­li­sé à tort et à tra­vers par toutes sortes de gens, de gens de gauche, sur­tout, s’estimant « pro­gres­sistes », afin de dis­cré­di­ter des indi­vi­dus ou des cou­rants de pen­sée qui cri­tiquent les temps pré­sents et aspirent à res­tau­rer cer­taines dis­po­si­tions sociales ou poli­tiques de quelque époque ou socié­té anté­rieure. Le site du CNRTL défi­nit le terme comme suit : « Oppo­sé au chan­ge­ment ou qui cherche à res­tau­rer le pas­sé. »  Ce qui est encore plus vague. Quoi qu’il en soit, sont désor­mais ran­gés en vrac dans la caté­go­rie « réac­tion­naire » aus­si bien Éric Zem­mour et Marine Le Pen que des anar­cho­pri­mi­ti­vistes, des décrois­sants, des cri­tiques de la tech­no­lo­gie, etc.

On s’étonne d’ailleurs que le mou­ve­ment cli­mat, cher­chant à res­tau­rer le taux de concen­tra­tion de car­bone dans l’atmosphère à son niveau pré­in­dus­triel, ne soit pas lui aus­si qua­li­fié de réac­tion­naire. Il s’agit après tout d’une volon­té de reve­nir en arrière (qui plus est à l’ère pré­in­dus­trielle !), quand l’idéologie pro­gres­siste nous sommes de tou­jours aller de l’avant — demain étant néces­sai­re­ment meilleur qu’aujourd’hui.

C’est-à-dire qu’au point où nous en sommes ren­dus du déve­lop­pe­ment du désastre appe­lé « Pro­grès », il est assez éton­nant (mais pas tant que ça en réa­li­té) que les « pro­gres­sistes » conti­nuent de l’être, le pro­grès ayant été défi­ni, dans la sphère poli­tique grand public, comme ce pro­jet de déve­lop­pe­ment et d’expansion des « forces pro­duc­tives », de l’industrie, du sys­tème mar­chand, du machi­nisme, de la tech­no­lo­gie, et le tout ayant pour effet — dif­fi­cile de le nier aujourd’hui — de détruire le monde, d’incarcérer tou­jours plus inti­me­ment l’être humain, ren­du tou­jours plus impuis­sant, tou­jours plus dépos­sé­dé de tout pou­voir sur la marche de ce fameux pro­grès qu’on n’arrête pas, dans un monde-machine omnicidaire.

Tous ceux qui, en leur temps, s’opposaient d’une manière ou d’une autre à la pro­gres­sion de ce désastre, étaient qua­li­fiés de « réac­tion­naires ». Seule­ment toutes ces manières dif­fé­rentes de s’opposer à l’avancée dudit désastre ne se valaient pas. Ran­ger les lud­dites et les anar­chistes natu­riens dans le même sac, « réac­tion­naire », que des roya­listes ou des féo­da­listes était absurde. Tout comme il est idiot, aujourd’hui, de déni­grer par prin­cipe tous ceux qui cri­tiquent le pré­sent et ne consi­dèrent pas le pas­sé comme un mono­lithe d’abjections.

Étant don­né le mer­dier dans lequel on se trouve et son empi­re­ment constant, la reli­gion du « pro­grès » devrait être dis­cré­di­tée depuis longtemps.

Tout ça pour dire que les pro­gres­sistes ne sont pas tou­jours ceux qu’on croit, de même que les réac­tion­naires. Tout dépend de ce qu’on consi­dère comme sou­hai­table, de notre défi­ni­tion du pro­grès, tout dépend de nos aspi­ra­tions sociales, de nos visées, de nos objec­tifs sociaux et écologiques.

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Le mensonge du progrès

Il y a plus ou moins long­temps, en fonc­tion des endroits du monde, la guerre ne ryth­mait pas l’existence de l’humanité[1]. Les inéga­li­tés étaient inexis­tantes ou très limi­tées. Nous vivions en groupes à taille humaine, rela­ti­ve­ment res­treints. Cer­tains s’adonnant davan­tage à la col­lecte, d’autres à la chasse, et d’autres à dif­fé­rentes formes d’horticulture, puis, éga­le­ment, d’élevage, et la plu­part repo­sant sur un mélange de plu­sieurs de ces moyens de sub­sis­tance. La taille rela­ti­ve­ment res­treinte de ces groupes humains garan­tis­sait une exis­tence com­mu­nau­taire, c’est-à-dire soli­daire. Les pro­blèmes den­taires comme les caries étaient encore incon­nus, nos mâchoires s’ajustaient par­fai­te­ment bord à bord. Nos os étaient bien plus solides et notre micro­biome bien plus équi­li­bré qu’aujourd’hui[2]. Notre espé­rance de vie attei­gnait 60 à 70 ans, ce qui nous offrait déjà une vie tout à fait décente[3]. Les rivières étaient propres, l’air était pur, les sols étaient sains. Les forêts abon­daient, ain­si que les prai­ries natu­relles. Et ce durant des cen­taines de mil­liers d’années. Et puis, en quelques décen­nies, ou siècles, ou mil­lé­naires tout au plus, selon les endroits, tout a chan­gé. Il y a eu le progrès.

Ain­si que Robert Sapols­ky le for­mule dans son livre Why Zebras Don’t Get Ulcers ? (non tra­duit, « Pour­quoi les zèbres n’ont pas d’ulcères ? ») : « L’agriculture est une inven­tion humaine assez récente et, à bien des égards, ce fut l’une des idées les plus stu­pides de tous les temps. Les chas­seurs-cueilleurs pou­vaient sub­sis­ter grâce à des mil­liers d’aliments sau­vages. L’agriculture a chan­gé tout cela, créant une dépen­dance acca­blante à quelques dizaines d’aliments domes­ti­qués, nous ren­dant vul­né­rables aux famines, aux inva­sions de sau­te­relles et aux épi­dé­mies de mil­diou. L’agriculture a per­mis l’accumulation de res­sources pro­duites en sur­abon­dance et, inévi­ta­ble­ment, l’accumulation inéqui­table ; ain­si la socié­té fut stra­ti­fiée et divi­sée en classes, et la pau­vre­té fina­le­ment inventée. »

Bien qu’il s’agisse d’une sim­pli­fi­ca­tion — l’agriculture n’a pas immé­dia­te­ment don­né nais­sance à l’accumulation, à la pro­prié­té pri­vée, à l’État, qui a pris son essor plu­sieurs mil­liers d’années après l’adoption de dif­fé­rentes formes d’agriculture par dif­fé­rents groupes humains — le sché­ma qu’il décrit demeure suf­fi­sam­ment juste.

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Il y a moins de 200 ans, l’archipel des Toke­lau, situé au sud de l’océan Paci­fique, gros­so modo entre l’Aus­tra­lie et Hawaï, où des humains vivaient depuis plus de 1 000 ans, fut colo­ni­sé par des mis­sion­naires chré­tiens (catho­liques et pro­tes­tants). Jusque-là, ses habi­tants — de langue et culture poly­né­siennes — tiraient leur sub­sis­tance, entre autres, du pois­son, de la noix de coco, de la banane, du taro, de l’arbre à pain et de la papaye. Ils étaient — évi­dem­ment — entiè­re­ment autosuffisants.

Les conclu­sions d’une expé­di­tion états-unienne ayant étu­dié sa popu­la­tion en 1841 sont repro­duites dans un livre de 1992 inti­tu­lé Migra­tion and Health in a Small Socie­ty : the Case of Toke­lau (en fran­çais : « Migra­tion et san­té dans une petite socié­té : le cas des Tokelau ») :

« Cette expé­di­tion conclut que les habi­tants qui y vivaient étaient beaux et en bonne san­té. Ils sem­blaient pros­pé­rer grâce à leur “maigre régime” de pois­sons et de noix de coco, puisqu’aucune trace d’agriculture n’y était visible. Les gens des deux sexes étaient tatoués avec des formes géo­mé­triques, de tor­tues et de pois­sons. Les nom­breux rap­ports et jour­naux de l’expédition donnent l’impression d’un peuple admi­rable, aimable (quoique pru­dent), pai­sible, ordon­né et ingénieux. »

Seule­ment, au cours du XXème siècle, le mode de vie des habi­tants des atolls des Toke­lau, deve­nus un État auto­nome de la Nou­velle-Zélande, chan­gea dras­ti­que­ment. Leur petit archi­pel fut inté­gré à la socié­té indus­trielle pla­né­taire par le biais du trans­port mari­time et de l’installation d’un géné­ra­teur au fuel sur l’île prin­ci­pale. Avec « l’adoption par les habi­tants des Toke­lau d’un régime ali­men­taire plus occi­den­tal, la qua­li­té de leur den­ti­tion décli­na de manière dra­ma­tique. La nour­ri­ture riche en fibre, les noix de coco et les fruits à pain, fut gra­duel­le­ment rem­pla­cée par le sucre raf­fi­né et la farine blanche, et en consé­quence, dans la caté­go­rie des 15–19 ans, l’incidence des caries den­taires fut mul­ti­pliée par 8 (de 0–1 dent à 8 dents), tan­dis qu’elle qua­dru­plait dans la caté­go­rie des 35–44 ans (de 4 dents à 17 dents), et ce, en à peine 35 ans. »

Un repor­tage d’Arte sur les Toke­lau nous apprend que, depuis quelques années, l’archipel pos­sède sa propre cen­trale solaire. Pour cette rai­son, le repor­tage pré­tend que « les Toke­lau sont deve­nues le pre­mier ter­ri­toire auto­nome grâce uni­que­ment à l’énergie solaire ». Auto­nome ? Auto­nome en quoi ? Vis-à-vis de quoi ? Les pan­neaux solaires n’ont pas été fabri­qués sur l’île. Ni les câbles, ni les bat­te­ries, etc. Et depuis que l’électricité solaire abonde dans l’archipel, tous les habi­tants pos­sèdent, dans leurs mai­sons, des télé­vi­sions à écrans plats, des smart­phones, des tablettes, des congé­la­teurs et ont accès à inter­net. « Consé­quence : les gens regardent plus la télé­vi­sion, et pas seule­ment les enfants ; aupa­ra­vant les géné­ra­teurs étaient cou­pés le soir, à pré­sent, les postes res­tent allu­més presque tout le temps. » Ni les télé­vi­sions, ni les smart­phones, ni les tablettes, ni les congé­la­teurs, ni les rou­teurs Wi-Fi, etc., ne sont pro­duits sur l’archipel. Et bien enten­du, pour ache­ter tout ça, il faut de l’argent, un compte en banque, etc.

En outre, si leur ali­men­ta­tion ne dépen­dait autre­fois que des res­sources dont ils dis­po­saient loca­le­ment, elle dépend aujourd’hui de tout un tas de pro­duits impor­tés — ils cui­saient aupa­ra­vant leurs plats dans des feuilles de bana­nier, aujourd’hui, pro­grès oblige, ils cuisent leurs plats dans des feuilles d’aluminium qui, elles, ne poussent pas dans les arbres ; ils importent éga­le­ment du riz, des sodas, de l’alcool et bien d’autres choses encore. « Désor­mais on ne peut plus se pas­ser du papier alu­mi­nium dans la cui­sine des mers du Sud ; autre­fois, on enrou­lait les ali­ments dans des feuilles de bana­nier », nous apprend le docu­men­taire d’Arte.

Le même docu­men­taire nous révèle qu’aujourd’hui « le délit le plus fré­quent est l’abus d’alcool chez les mineurs, ici l’âge légal pour en consom­mer est de 20 ans, mais en géné­ral, les jeunes com­mencent à boire dès 16 ans […] Au maga­sin du vil­lage, la bière est ration­née, il n’y a ni vin, ni alcool fort. » Le numé­ro 251 du maga­zine New Inter­na­tio­na­list (un média à but non-lucra­tif, spé­cia­li­sé dans les droits humains, la poli­tique et la jus­tice sociale et envi­ron­ne­men­tale, qui existe depuis plus de 40 ans), en date de jan­vier 1994, nous informe, lui, que « l’alcoolisme est deve­nu com­mun sur l’archipel, de même que l’obésité ».

Et désor­mais, « quand le bateau ne passe pas, des pro­duits vitaux [sic] viennent à man­quer, comme les cannes à pêche, l’essence pour les hors-bords, le riz, sans oublier la bière des Samoa ». Pro­duits qui, en réa­li­té, et jusqu’à très récem­ment, n’avaient rien de vital pour les habitants.

Pire encore, comme si tout cela ne suf­fi­sait pas, pour ajou­ter au désastre qui frappe l’archipel, il se trouve que le pois­son, une des prin­ci­pales res­sources dont ils dépen­daient autre­fois, qui leur a per­mis de vivre en auto­suf­fi­sance pen­dant des siècles, vient à man­quer. Comme vous vous en dou­tez sûre­ment, il s’agit de la consé­quence de la pêche indus­trielle qui s’est déve­lop­pée dans la région des Toke­lau. Enfin, cerise sur le gâteau, la civi­li­sa­tion indus­trielle et son éco­no­mie mon­dia­li­sée, dont ils sont désor­mais entiè­re­ment dépen­dants, va, très cer­tai­ne­ment au cours de ce siècle, entraî­ner une élé­va­tion du niveau des océans qui sub­mer­ge­ra tota­le­ment leurs îles.

En résu­mé, une popu­la­tion qui vivait autre­fois de la pêche et de la cueillette, qui était en très bonne san­té, qui dépen­dait uni­que­ment des res­sources locales dont elle dis­po­sait, qui se pas­sait très bien du plas­tique, des télé­vi­sions, des smart­phones, d’internet, des feuilles d’aluminium, des congé­la­teurs, du coca-cola, de l’alcool, des pan­neaux solaires pho­to­vol­taïques, etc., qui était réel­le­ment auto­nome, auto­suf­fi­sante, a vu sa san­té — phy­sique et men­tale — décli­ner au fur et à mesure qu’elle était ren­due dépen­dante de toutes ces nui­sances. Et la dépen­dance à la civi­li­sa­tion indus­trielle est appe­lée « auto­no­mie » par les sec­ta­teurs du pro­grès tech­no­lo­gique. Et leur plus impor­tante res­source vitale est rapi­de­ment anéan­tie. Et leur archi­pel pour­rait être englou­tie au cours des pro­chaines décennies.

Ce sché­ma de des­truc­tions sociales, cultu­relles et éco­lo­giques n’a rien d’un cas iso­lé. Il s’est joué un peu par­tout sur Terre, et conti­nue encore de se jouer. Cer­tains — beau­coup, même, puis­qu’il s’a­git de la pers­pec­tive domi­nante — y voient un « pro­grès ». Et par­mi eux Ste­ven Pin­ker, l’auteur pré­fé­ré de Bill Gates.

Dans son livre La Part d’ange en nous, Pin­ker tente de mon­trer que la vio­lence au sein des socié­tés humaines a beau­coup et conti­nuel­le­ment dimi­nué au cours des der­niers siècles. Pour cela, il défi­nit la vio­lence, mais aus­si l’esclavage, de manière à ce que leurs défi­ni­tions lui per­mettent d’appuyer l’idée qu’il tente de démon­trer. Le sala­riat ne relève évi­dem­ment pas, selon lui, de l’esclavage. Ni d’une forme de vio­lence impo­sée par une élite au reste de la popu­la­tion. Il se per­met éga­le­ment de décrire la pré­his­toire comme une époque très vio­lente en se basant sur une sélec­tion d’éléments qu’il agence de manière à effec­ti­ve­ment don­ner cette impres­sion. Et pour­tant, ain­si qu’une série docu­men­taire récem­ment dif­fu­sée sur Arte l’expliquait très clai­re­ment, il est éta­bli que la guerre est un phé­no­mène rela­ti­ve­ment nou­veau, né il y a quelques mil­lé­naires avec l’avènement de la civi­li­sa­tion[4], dont il est indis­so­ciable, et que la pré­his­toire était, selon l’ensemble des décou­vertes archéo­lo­giques, une époque plu­tôt paci­fique[5].

Mais les faits importent peu pour cet écri­vain ado­ré des médias de masse (son livre La Part d’ange en nous a été par­ti­cu­liè­re­ment pro­mu et louan­gé par le New York Times, le Guar­dian, etc.). C’est d’ailleurs ce que montre un des meilleurs cri­tiques des médias, Edward Her­man, avec qui Noam Chom­sky a co-écrit La fabri­ca­tion du consen­te­ment, dans un livre inti­tu­lé Rea­li­ty Denial : Ste­ven Pin­ker’s Apo­lo­ge­tics for Wes­tern-Impe­rial Vio­lence (non tra­duit, mal­heu­reu­se­ment, « Déni de réa­li­té : l’apologétique de Ste­ven Pin­ker en faveur de la vio­lence occi­den­tale et impé­ria­liste »), dans lequel il démo­lit métho­di­que­ment les affa­bu­la­tions de Pin­ker (on espère de tout cœur, mais sans trop d’espoir, que les édi­tions Les Arènes, qui ont tra­duit le livre de Pin­ker, tra­dui­ront éga­le­ment le livre d’Edward Herman).

Ste­ven Pin­ker fait par­tie de ceux qui, envers et contre tout, conti­nuent de glo­ri­fier et de per­pé­tuer le mythe du pro­grès, rai­son pour laquelle il est ado­ré des médias de masse et des ultra­riches qui conti­nuent, eux aus­si, de vendre ce mythe sur lequel repose la (ou leur, ils en sont les prin­ci­paux pro­prié­taires) civi­li­sa­tion indus­trielle tout entière. Ce mythe qui sug­gère que la dis­pa­ri­tion de l’incroyable diver­si­té cultu­relle qui sous-ten­dait une mul­ti­tude de manières de vivre auto­suf­fi­santes, à taille humaine, saines, au pro­fit de la for­ma­tion d’une mono­cul­ture mon­dia­li­sée, uni­fiée, stan­dar­di­sée, tou­jours plus high-tech, tou­jours plus alié­née, tou­jours plus malade, tou­jours plus des­truc­trice, est une très bonne chose.

Et Pin­ker n’est pas seul. Loin de là. Devi­nez qui vante les mérites du livre du méde­cin sué­dois Hans Ros­ling inti­tu­lé Fact­ful­ness : Ten Rea­sons We’re Wrong About the World and Why Things Are Bet­ter Than You Think (non tra­duit, « La réa­li­té des faits : Dix rai­sons pour les­quelles nous nous trom­pons et pour­quoi en réa­li­té les choses vont mieux que ce que vous croyez ») ? Bill Gates. Encore lui. Sur la cou­ver­ture du livre d’Hans Ros­ling, on retrouve un mot du célèbre mil­liar­daire expli­quant que ce livre est « un des plus impor­tants » qu’il a lus, « un guide indis­pen­sable pour bien com­prendre le monde ». Tiens donc. Pour­tant, la pro­pa­gande d’Hans Ros­ling est encore plus absurde que celle de Pinker.

Selon lui, l’humanité va de mieux en mieux. Pour­quoi ? Parce que notre espé­rance de vie aug­mente. Ain­si que je le rap­pelle plus haut, l’espérance de vie de nos loin­tains ancêtres était déjà lar­ge­ment cor­recte, contrai­re­ment à ce que sug­gère la dia­bo­li­sa­tion du pas­sé sur laquelle repose l’idéologie domi­nante du pro­grès. En outre, l’espérance de vie en bonne san­té a ten­dance à stag­ner ou à dimi­nuer, au même titre, d’ailleurs, que l’espérance de vie tout court dans cer­tains pays ces der­nières années (en France et aux USA, par exemple). L’augmentation de l’espérance de vie est réelle mais loin d’être aus­si impor­tante que beau­coup le croient. Et quoi qu’il en soit, ain­si que Sénèque le remar­quait déjà en son temps : « Pas un ne se demande s’il vit bien, mais s’il aura long­temps à vivre. Cepen­dant tout le monde est maître de bien vivre ; nul, de vivre long­temps. » C’est pour­quoi : « L’essentiel est une bonne et non une longue vie. » La qua­li­té plu­tôt que la quantité.

Les lau­da­teurs du Pro­grès affirment, de même, que les choses vont de mieux en mieux grâce aux vac­cins. Le sys­tème tech­no­ca­pi­ta­liste qu’ils exaltent génère en effet, grâce à son arse­nal médi­cal (qui com­prend les vac­cins), et outre une aug­men­ta­tion de l’es­pé­rance de vie, une dimi­nu­tion de la pré­va­lence de cer­taines mala­dies infec­tieuses (polio, variole, etc.). Il s’a­git encore une fois de cri­tères quan­ti­ta­tifs. La dimi­nu­tion de la pré­va­lence de ces mala­dies et l’aug­men­ta­tion de l’es­pé­rance de vie ne nous disent rien de la qua­li­té de la vie des hommes. Or, le prix à payer, pour l’ar­se­nal médi­cal du sys­tème tech­no­ca­pi­ta­liste, pour l’exis­tence du sys­tème tech­no­ca­pi­ta­liste dans son ensemble, c’est la dépos­ses­sion de tous les êtres humains. C’est l’o­bli­ga­tion de vendre notre acti­vi­té vivante en échange d’un salaire, d’a­lié­ner notre temps de vie pour de l’argent. C’est notre réduc­tion au sta­tut de res­sources humaines. C’est la délé­ga­tion for­cée (autre­ment dit, le vol) de notre apti­tude à par­ti­ci­per direc­te­ment à — et déci­der nous-mêmes de — l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té dans laquelle nous vivons ; délé­ga­tion contrainte aus­si appe­lée, dans un bel oxy­more, démo­cra­tie repré­sen­ta­tive.

Si l’humanité va mieux, selon Hans Ros­ling, c’est aus­si parce que la sco­la­ri­sa­tion aug­mente. Bien évi­dem­ment, aux yeux de ceux qui ont été for­més par l’institution sco­laire, l’augmentation de la sco­la­ri­sa­tion est une bonne chose. Der­rière cette croyance, on retrouve une idée selon laquelle avant l’invention de l’école, l’éducation n’existait pas : l’humanité errait en quelque sorte dans l’inconscience. On retrouve aus­si une igno­rance ou une accep­ta­tion du fait que pour les diri­geants éta­tiques le « but prin­ci­pal, dans l’établissement d’un corps ensei­gnant », a tou­jours été « d’avoir un moyen de diri­ger les opi­nions poli­tiques et morales », ain­si que l’écrivait Napo­léon Bona­parte, un des pères de l’institution sco­laire telle qu’elle existe aujourd’hui en France. En 1898, Elwood P. Cub­ber­ley, doyen de L’école d’enseignement et édu­ca­tion à l’Université de Stan­ford, affir­mait que :

« Nos écoles sont, dans un sens, des usines, dans les­quelles les maté­riaux bruts – les enfants – doivent être façon­nés en pro­duits… Les carac­té­ris­tiques de fabri­ca­tion répondent aux exi­gences de la civi­li­sa­tion du 20ème siècle, et il appar­tient à l’école de pro­duire des élèves selon ses besoins spécifiques. »

La sco­la­ri­sa­tion est un des prin­ci­paux outils grâce aux­quels la socié­té indus­trielle se per­pé­tue, et grâce aux­quels l’élite fabrique les sujets dont elle a besoin. Ain­si que le for­mule l’anthropologue de Yale, James C. Scott[6] :

« Une fois en place, l’État (nation) moderne a entre­pris d’homogénéiser sa popu­la­tion et les pra­tiques ver­na­cu­laires du peuple, jugées déviantes. Presque par­tout, l’État a pro­cé­dé à la fabri­ca­tion d’une nation : la France s’est mise à créer des Fran­çais, l’Italie des Ita­liens, etc. »

Si l’éducation est un pro­ces­sus indis­so­ciable de et intrin­sèque à l’existence humaine, la sco­la­ri­sa­tion marque seule­ment le début d’une méthode nui­sible, indus­trielle et anti­dé­mo­cra­tique d’éducation. Une méthode qui a per­mis l’avènement du désastre socioé­co­lo­gique que nous pou­vons tous consta­ter, et qui per­met sa continuation.

Hans Ros­ling affirme éga­le­ment que si l’humanité va de mieux en mieux, c’est parce que l’accès à l’électricité se pro­page. Comme nous l’avons vu dans le cas des Toke­lau, et comme nous devrions le com­prendre en obser­vant notre époque, l’accès à l’électricité est davan­tage le signe de la dis­pa­ri­tion des cultures humaines auto­suf­fi­santes et démo­cra­tiques — ou, du moins, de ce qu’il res­tait de pra­tiques démo­cra­tiques — et de l’intégration de leurs popu­la­tions à la socié­té indus­trielle mon­dia­li­sée, ce désastre socioé­co­lo­gique. La pro­duc­tion indus­trielle d’électricité requiert une orga­ni­sa­tion sociale trop com­plexe et trop éten­due pour être démo­cra­tique[7], et implique tou­jours de nom­breuses nui­sances et des­truc­tions pour le monde natu­rel. Dans l’objectif de par­ve­nir à des socié­tés humaines véri­ta­ble­ment démo­cra­tiques, durables/soutenables et res­pec­tueuses du monde natu­rel, la pro­duc­tion indus­trielle d’électricité et l’accès à l’électricité ne sont d’aucune aide, au contraire. Cette croyance selon laquelle l’accès à l’électricité est syno­nyme d’amélioration pour l’humanité repose elle aus­si sur une per­cep­tion très néga­tive de notre pas­sé. Comme si l’existence humaine, ces der­nières cen­taines de mil­liers d’années, avait été pénible, désa­gréable, indé­si­rable, jusqu’au début de la pro­duc­tion indus­trielle d’électricité il y a envi­ron un siècle. Aujourd’hui encore, quelques socié­tés humaines sou­hai­tant per­pé­tuer leur mode de vie tra­di­tion­nel, de sub­sis­tance, se battent contre l’industrialisation de l’existence qui se pro­file der­rière l’accès à l’électricité. Ain­si des Arhua­cos de Colom­bie, comme l’exprime Ati Qui­gua, une jeune autoch­tone de cette socié­té des mon­tagnes de la Sier­ra Neva­da : « Nous nous bat­tons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’autodestruction qui est appe­lée déve­lop­pe­ment, c’est pré­ci­sé­ment ce que nous essayons d’éviter. »

Mais il y a mieux. Dans son livre, Hans Ros­ling pro­pose une liste de 16 indi­ca­teurs qui montrent que les choses vont de mieux en mieux, par­mi les­quels on retrouve (et je n’invente rien) : l’augmentation du « nombre de nou­veaux films réa­li­sés par an » (11 000 nou­veaux films en 2016 !) ; l’augmentation de la pro­tec­tion de la nature (« la part de la sur­face ter­restre pro­té­gée au tra­vers de parcs et autres réserves ») ; l’augmentation du « nombre de nou­velles chan­sons enre­gis­trées par année » (6 210 002 en 2015 !) ; l’augmentation du « nombre d’articles scien­ti­fiques publiés par année » (2 550 000 en 2016 !) ; l’augmentation du ren­de­ment agri­cole à tra­vers celle des « récoltes de céréales en mil­liers de kilo­grammes par hec­tare » (4 en 2014 !) ; la pro­pa­ga­tion de la démo­cra­tie (la part de l’humanité qui vit en démo­cra­tie était appa­rem­ment de 1 % en 1816 contre 56 % en 2015) ; l’augmentation du « nombre d’espèces sur­veillées » (avec 87 967 espèces sur­veillées en 2017 !) ; l’augmentation du nombre d’individus qui pos­sèdent un télé­phone por­table (0,0003 % de la popu­la­tion en 1980 contre 65 % de la popu­la­tion en 2017 !) ; l’augmentation du nombre de per­sonnes qui uti­lisent inter­net (0 % en 1980 contre 48 % en 2017) ; et enfin, et sur­tout, l’augmentation du « nombre de gui­tares pour un mil­lion d’individus » (11 000 en 2014 !).

L’ironie étant, bien sûr, que plu­sieurs de ces indi­ca­teurs, loin de sug­gé­rer une amé­lio­ra­tion de la condi­tion humaine, témoignent au contraire de son abru­tis­se­ment, de son asser­vis­se­ment tou­jours plus pous­sé au sys­tème tech­no­lo­gique mon­dia­li­sé. J’ai d’ailleurs été éton­né qu’il ne men­tionne pas l’augmentation du nombre de McDonald’s, de paires de chaus­sures Nike ven­dues par jour, d’heures pas­sées à regar­der des écrans, de télé­vi­sions par foyer (ou de foyers par télé­vi­sion, c’est selon), de chaînes de télé­vi­sion, etc. D’autre part, le recours à l’augmentation du nombre d’espèces sur­veillées comme un indi­ca­teur de l’amélioration de la situa­tion force le res­pect. Il fal­lait y pen­ser, et il fal­lait oser. Réus­sir à ne rien dire de l’extermination tou­jours plus éten­due et rapide des espèces (anéan­ties à la cadence de 150 à 200 par jour selon l’ONU), mais sug­gé­rer que les choses vont de mieux en mieux parce que de plus en plus d’entre elles sont sur­veillées, c’est tout de même quelque chose.

En France, coco­ri­co, nous avons, comme par­tout, notre part de zéla­teurs du pro­grès, dont un des plus à la mode, en ce moment, est le phi­lo­sophe [sic] Michel Serres. Son livre — éga­le­ment très appré­cié des médias de masse — C’était mieux avant ! col­porte les mêmes âne­ries que ceux de Pin­ker et Rosling.

Ce qu’ils disent est simple : les conforts et les faci­li­tés qu’offre la socié­té indus­trielle auraient amé­lio­ré l’existence humaine, la ren­dant plus dési­rable, plus agréable. Nous disons qu’il s’agit d’un men­songe gro­tesque, visant sim­ple­ment à ratio­na­li­ser le sta­tu quo (il faut bien que les esclaves que nous sommes se satis­fassent de leur sort, il faut bien nous per­sua­der que tout cela n’est tout de même pas pour rien, que nous y gagnons).

Sur le plan éco­lo­gique, le fait que la civi­li­sa­tion indus­trielle soit fon­da­men­ta­le­ment et incroya­ble­ment insou­te­nable, des­truc­trice, qu’elle pré­ci­pite un bio­cide pla­né­taire qui fini­ra imman­qua­ble­ment par entrai­ner sa propre auto­des­truc­tion, devrait, à lui seul, suf­fire à le faire com­prendre. Nous pour­rions vous noyer sous les sta­tis­tiques, pro­duire des gra­phiques impres­sion­nants pour cha­cune d’elles, mais conten­tons-nous de rap­pe­ler que la civi­li­sa­tion est en train de tout détruire. L’air, les eaux, le cli­mat, les forêts, les prai­ries, les sols, les espèces vivantes, tout.

Sur le plan social, leur argu­men­taire repose sur les mys­ti­fi­ca­tions orwel­liennes habi­tuelles : nous vivrions actuel­le­ment en démo­cra­tie, la vio­lence dimi­nue­rait, les conforts tech­no­lo­giques ren­draient la vie meilleure, et ain­si de suite (la guerre c’est la paix, l’ignorance c’est la force…).

Mal­heu­reu­se­ment, nous ne vivons pas en démo­cra­tie[8]. Ce qu’écrivait B. Tra­ven — l’auteur pré­fé­ré d’Einstein — à pro­pos de la liber­té, est éga­le­ment vrai de la démo­cra­tie, les deux étant intrin­sè­que­ment liées : « Quand je vois une gigan­tesque sta­tue de la liber­té à l’en­trée du port d’un grand pays, je n’ai pas besoin qu’on m’ex­plique ce qu’il y a der­rière. Si on se sent obli­gé de hur­ler : Nous sommes un peuple d’hommes libres !, c’est uni­que­ment pour dis­si­mu­ler le fait que la liber­té est déjà fichue ou qu’elle a été tel­le­ment rognée par des cen­taines de mil­liers de lois, décrets, ordon­nances, direc­tives, règle­ments et coups de matraque qu’il ne reste plus, pour la reven­di­quer, que les voci­fé­ra­tions, les fan­fares et les déesses qui la représentent. »

La vio­lence ne dimi­nue pas, au contraire, elle revêt sim­ple­ment des formes moins spec­ta­cu­laires, mais ne cesse de s’étendre et d’envahir de nou­veaux domaines de l’existence au sein de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Pour faire simple, aujourd’hui, tout ce qui la consti­tue est le pro­duit d’une ou plu­sieurs formes de vio­lence — il suf­fit de consi­dé­rer les objets que l’on uti­lise au quo­ti­dien pour le com­prendre, tous sont fabri­qués en usine grâce à l’exploitation d’autres êtres humains et à l’aide de maté­riaux arra­chés à la pla­nète d’une manière ou d’une autre, la plu­part fini­ront par être des déchets qui nui­ront au monde natu­rel, etc.

La tech­no­lo­gie ne rend pas la vie meilleure, ain­si que le remar­quaient Orwell : « La fina­li­té ultime du pro­grès méca­nique est donc d’aboutir à un monde entiè­re­ment auto­ma­ti­sé — c’est-à-dire, peut-être, un monde peu­plé d’automates. […] Méca­ni­sez le monde à outrance, et par­tout où vous irez vous bute­rez sur une machine qui vous bar­re­ra toute pos­si­bi­li­té de tra­vail — c’est-à-dire de vie. […] Le pro­grès méca­nique tend ain­si à lais­ser insa­tis­fait le besoin d’effort et de créa­tion pré­sent en l’homme. Il rend inutile, voire impos­sible, l’activité de l’œil et de la main. […] l’aboutissement logique du pro­grès méca­nique est de réduire l’être humain à quelque chose qui tien­drait du cer­veau enfer­mé dans un bocal » ; et Jaime Sem­prun (qui était d’ailleurs un des tra­duc­teurs d’Orwell) dans son excellent livre L’Abîme se repeuple : « Par­mi les choses que les gens n’ont pas envie d’en­tendre, qu’ils ne veulent pas voir alors même qu’elles s’é­talent sous leurs yeux, il y a celles-ci : que tous ces per­fec­tion­ne­ments tech­niques, qui leur ont si bien sim­pli­fié la vie qu’il n’y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civi­li­sa­tion ; que la bar­ba­rie jaillit comme de source de cette vie sim­pli­fiée, méca­ni­sée, sans esprit […]. »

(Par sou­ci de conci­sion, et parce que je l’ai déjà fait ailleurs[9], je ne m’étendrai pas plus ici sur le détail de la catas­trophe en cours. Je me conten­te­rai de sou­li­gner un des der­niers accom­plis­se­ments du mer­veilleux pro­grès : nous, êtres humains, chions désor­mais du plas­tique[10].)

Cela dit, si, dans l’ensemble, la pers­pec­tive des Pin­ker, Gates, Ros­ling, etc., est un men­songe, il est impor­tant de noter que le pas­sé n’est pas non plus à consi­dé­rer en bloc comme un éden dis­pa­ru. Avant la conso­li­da­tion de la civi­li­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée, il a exis­té toutes sortes de socié­tés, plus ou moins popu­leuses, plus ou moins auto­ri­taires, plus ou moins démo­cra­tiques, plus ou moins viables — il a exis­té d’autres civi­li­sa­tions[11], éga­le­ment insou­te­nables (des­truc­trices du monde natu­rel), comme toutes les civilisations.

Mais le fait est que les choses ne vont pas de mieux en mieux, que la civi­li­sa­tion indus­trielle ne rend pas l’humain plus libre, ni plus heu­reux. Sauf à recou­rir à une défi­ni­tion absurde de la liber­té et à confondre le bon­heur avec cet indi­ca­teur de l’aliénation et de l’industrialisation de la vie qu’est l’IDH. Le fait est qu’il a exis­té des socié­tés humaines heu­reuses et véri­ta­ble­ment sou­te­nables, et qu’il n’en reste presque plus. Le fait est que la dépres­sion, et l’éventail tou­jours plus vaste de troubles psy­cho­lo­giques dont elle fait par­tie, et toutes les mala­dies dites « de civi­li­sa­tion », désor­mais épi­dé­miques, et toutes sortes de vio­lences et d’injustices à l’égard des femmes, des non-Blancs, de nom­breuses mino­ri­tés, et des humains et des non-humains en géné­ral, et l’aliénation qui découle d’une absence de démo­cra­tie, d’une orga­ni­sa­tion sociale auto­ri­taire, sont autant de carac­té­ris­tiques de la civi­li­sa­tion industrielle.

La pré­ten­tion du Pro­grès est un men­songe qui devient plus gro­tesque et plus abject chaque seconde, à mesure que les pro­blèmes sociaux et éco­lo­giques empirent et que cette mono­cul­ture, qui n’a jamais eu d’avenir, s’en rap­proche inexorablement.

Nico­las Casaux

***

P.S. : Le der­nier livre de Ste­ven Pin­ker, Enligh­ten­ment Now, qui paraî­tra en novembre aux édi­tions Les Arènes sous le titre « Le Triomphe des lumières », raconte, encore une fois, « que nous, êtres humains, ne nous sommes jamais aus­si bien por­tés ». Et croyez-le ou pas mais, sur sa cou­ver­ture, on retrouve une cita­tion élo­gieuse de… notre cher Bill Gates, encore lui, qui affirme qu’il s’agit de son « nou­veau livre pré­fé­ré de tous les temps ». Les cons.


Notes

  1. https://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/PATOU_MATHIS/53204
  2. https://partage-le.com/2017/09/une-breve-contre-histoire-du-progres-et-de-ses-effets-sur-la-sante-de-letre-humain/
  3. https://partage-le.com/2016/03/les-chasseurs-cueilleurs-beneficiaient-de-vies-longues-et-saines-rewild/
  4. https://partage-le.com/2018/08/aux-origines-des-civilisations-une-fiction-au-service-de-lelite-par-ana-minski/
  5. https://www.youtube.com/watch?v=144xKbgv8iI & https://www.youtube.com/watch?v=gLr_FDfZc_8
  6. https://partage-le.com/2015/01/la-standardisation-du-monde-james-c-scott/
  7. Cette ques­tion de la taille, cru­ciale, est entre autres dis­cu­tée dans le livre Une ques­tion de taille d’Olivier Rey.
  8. https://partage-le.com/2018/08/de-la-royaute-aux-democraties-modernes-un-continuum-antidemocratique-par-nicolas-casaux/
  9. Notam­ment ici : https://partage-le.com/2017/12/8414/
  10. https://www.lemonde.fr/pollution/article/2018/10/23/des-microplastiques-detectes-dans-les-excrements-humains_5373101_1652666.html
  11. https://partage-le.com/2015/02/1084/
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6 comments
  1. Bon­jour Nicolas,

    juste avant de lire cet article — en dégus­tant mon café mati­nal agré­men­té d’une part de tatin — j’ai décou­vert le blog « avis de tem­pête, bul­le­tin anar­chiste pour la guerre sociale », par­ta­gé par une amie de Diaspora*.
    Je tente de poser le lien ici pour les éven­tuels curieux.

  2. Très bon article, comme sou­vent, qui fait réflé­chir, comme toujours… 

    Même impres­sion que dans d’autres billets néan­moins : une cer­taine idéa­li­sa­tion, dans le pro­pos, des socié­tés ou tri­bus de chas­seurs-cueilleurs. Or ceux-ci ont aus­si cau­sé des ravages dans tous les éco­sys­tèmes ter­restres au fur et à mesure de l’ex­pan­sion d’Ho­mo Sapiens. Je ne cache pas que je suis en train de lire « Sapiens » d’Ha­ra­ri 🙂 . Je cite : « Ne croyez pas les éco­los qui pré­tendent que nos ancêtres vivaient en har­mo­nie avec la nature. Bien avant la Révo­lu­tion indus­trielle, Homo Sapiens dépas­sait tous les autres orga­nismes pour avoir pous­sé le plus d’es­pèces ani­males et végé­tales à l’extinction. »

    L’ex­tinc­tion de tous les grands mar­su­piaux d’Aus­tra­lie n’est pas le fait du cli­mat ni de l’a­gri­cul­ture. C’é­tait des chas­seurs-cueilleurs. Idem dans toutes les îles du Paci­fique, Mada­gas­car, etc. Bon, je ne suis que dans la 1re par­tie (Révo­lu­tion cog­ni­tive) du bou­quin, je peux bien ima­gi­ner que ça ne fait que s’empirer par la suite (Révo­lu­tion agri­cole puis indus­trielle). Mais je trouve que sans cesse idéa­li­ser quelques tri­bus qui sembl(ai)ent vivre en auto­no­mie et har­mo­nie avec la nature est contre-pro­duc­tif, en ce sens que ça risque de mas­quer la ten­dance de fond : depuis qu’il s’est his­sé au som­met de la pyra­mide ali­men­taire, Homo Sapiens a direc­te­ment cau­sé l’ex­tinc­tion de mul­tiples espèces ani­males et végé­tales. Oui il y avait sans doute des tri­bus qui vivaient de façon « durable » comme aujourd’­hui il y a des gens qui ont une empreinte éco­lo­gique négli­geable. Mais cela ne masque pas, ni aujourd’­hui ni hier, la des­truc­tion de son envi­ron­ne­ment par l’homme. Encore une fois, bien d’ac­cord évi­dem­ment que ce soit dans des pro­por­tions autre­ment plus inquié­tantes aujourd’­hui, mais tout sim­ple­ment parce que les moyens à notre dis­po­si­tion sont plus puis­sants. Non ?

    1. Non, voir cette tri­bune que j’ai coécrite : https://reporterre.net/Non-l-humanite-n-a-pas-toujours-detruit-l-environnement
      et cet article que j’ai tra­duit : https://partage-le.com/2018/10/des-difficultes-a-percer-les-mysteres-de-lextinction-de-la-megafaune-par-gilbert-j-price-et-coll/
      Hara­ri sim­pli­fie, comme beau­coup, les réa­li­tés his­to­riques, au point de les fal­si­fier. Il est sim­ple­ment faux d’af­fir­mer que nos ancêtres détrui­saient les éco­sys­tèmes où ils vivaient.

      1. Mer­ci pour les liens. 

        Hara­ri sim­pli­fie sans doute beau­coup, j’en­tends bien que le cli­mat a cer­tai­ne­ment joué un rôle, dans cer­taines régions / pour cer­taines espèces. Mais pour les plus récentes colo­ni­sa­tions d’îles par des chas­seurs-cueilleurs il y a peu d’in­cer­ti­tudes en ce qui concerne la méga­faune… Mada­gas­car, mul­tiples îles du Paci­fique, Nou­velle-Zélande… ce sont quand même des réa­li­tés his­to­riques. Dif­fi­cile de nier que les chaînes ali­men­taires et éco­sys­tèmes y ont été bou­le­ver­sés par Homo Sapiens avant la révo­lu­tion agricole. 

        Ce n’est pas tom­ber dans le piège du pseu­do côté intrin­sè­que­ment des­truc­teur de l’hu­main que de dire ça. Pour­quoi refu­ser de dire que par­mi la diver­si­té des socié­tés pré-agri­coles il y en a eu des des­truc­trices ? Qui mal­heu­reu­se­ment ont lais­sé une empreinte plus grande — en ce qui concerne la méga­faune — que toutes les tri­bus qui vivaient de manière sou­te­nable. Ça ne veut pas dire que ces tri­bus _voulaient_ exter­mi­ner cer­taines espèces… mais ça a pu être le résul­tat d’un dés­équi­libre entre le nou­veau super-pré­da­teur et une faune qui avait évo­lué indé­pen­dam­ment. Comme vous ne trou­ve­rez pas grand-monde aujourd’­hui qui affir­me­ra _vouloir_ que les ours polaires, rhi­no­cé­ros, gorilles, etc, disparaissent.

        Je ne trouve pas grand-chose d’in­ter­mé­diaire entre l’i­déa­li­sa­tion pure et dure du pas­sé et l’ex­cès inverse que vous dénon­cez justement.

        1. On ne refuse pas d’ad­mettre qu’il est tout à fait pos­sible que cer­taines ont pu être des­truc­trices. Pas du tout. On dénonce sim­ple­ment l’ex­cès qui consiste à par­ler de « ravages dans tous les éco­sys­tèmes ter­restres au fur et à mesure de l’expansion d’Homo Sapiens ». Pas tous. Et par­ler de réa­li­té est men­son­ger. Tout ce que nous avons ce sont des spé­cu­la­tions sur la base de trou­vailles ou d’ab­sence de trou­vailles archéologiques.

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