Appel à tous les fanatiques (par Derrick Jensen)

Der­rick Jen­sen (né le 19 décembre 1960) est un écri­vain et acti­viste éco­lo­gique amé­ri­cain, par­ti­san du sabo­tage envi­ron­ne­men­tal, vivant en Cali­for­nie. Il a publié plu­sieurs livres très cri­tiques à l’é­gard de la socié­té contem­po­raine et de ses valeurs cultu­relles, par­mi les­quels The Culture of Make Believe (2002) End­game Vol1&2 (2006) et A Lan­guage Older Than Words (2000). Il est un des membres fon­da­teurs de Deep Green Resis­tance. Article ini­tia­le­ment publié en anglais, le 1er juillet 2010, à l’a­dresse sui­vante.


J’ai tou­jours détes­té, d’une cer­taine façon, cette cita­tion d’Ed­ward Abbey à pro­pos d’être un fana­tique en demi-teinte (« étant don­né ce que je suis — un enthou­siaste réti­cent… un croi­sé à mi-temps, un fana­tique en demi-teinte »). Pas tant en rai­son de la miso­gy­nie qui carac­té­rise une par­tie de son tra­vail. Et pas en rai­son de la cita­tion elle-même. Mais plu­tôt en rai­son du détour­ne­ment de cette cita­tion par les gens, qui insistent trop sur le côté demi-teinte, et pas assez sur le côté fanatique.

La véri­té fon­da­men­tale de notre époque, c’est que la culture humaine domi­nante est en train de détruire la pla­nète. Nous pou­vons ergo­ter tant que nous vou­lons — ce que beau­coup trop font — pour essayer de déter­mi­ner si elle détruit la pla­nète ou si elle ne fait que cau­ser l’une des six ou sept extinc­tions de masse de ces der­niers mil­liards d’an­nées, mais aucune per­sonne rai­son­nable ne peut pré­tendre que la civi­li­sa­tion indus­trielle n’en­dom­mage pas gra­ve­ment la vie sur Terre.

Cela étant, on aurait ten­dance à pen­ser que la plu­part des gens feraient tout ce qu’ils peuvent pour pro­té­ger la vie sur cette pla­nète — la seule vie, à notre connais­sance, de l’u­ni­vers. Mal­heu­reu­se­ment, on aurait tort.

Je pense sou­vent à cette phrase du psy­chiatre R.D. Laing, « Peu de livres, aujourd’­hui, sont par­don­nables ». Il a écrit cela, je pense, en rai­son de la pro­fon­deur de notre alié­na­tion vis-à-vis de notre propre expé­rience, de qui nous sommes, et parce qu’é­tant don­né la des­truc­ti­vi­té — vis-à-vis des autres comme de nous-mêmes — de cette alié­na­tion, nous ferions mieux de contem­pler des pages blanches plu­tôt qu’un livre ne la consi­dé­rant pas comme pos­tu­lat de départ et n’œuvrant pas à la rec­ti­fier. Mieux, de faire l’ex­pé­rience de quelque chose (ou de quel­qu’un). Mieux encore, nous devrions entrer, comme aurait pu l’é­crire Mar­tin Buber, en rela­tion avec quelque chose ou quelqu’un.

Je suis d’ac­cord avec Laing, peu de livres (et la même chose est vraie des films, des tableaux, des chan­sons, des rela­tions, des vies, et ain­si de suite) sont aujourd’­hui par­don­nables, et ce pour les rai­sons que j’ai men­tion­nées. Mais il y a une autre rai­son pour laquelle je pense que bien peu de livres (films, tableaux, chan­sons, rela­tions, vies, et ain­si de suite) sont par­don­nables. Ce petit fait tenace qui nous rap­pelle que cette culture est en train de détruire la pla­nète. Tout livre (ou film, ou tableau, ou toute chan­son, rela­tion, vie, et ain­si de suite) qui ne se base pas sur cette pro­blé­ma­tique élé­men­taire — le fait que cette culture soit en train de détruire la pla­nète (en par­tie à cause de cette alié­na­tion, à son tour ali­men­tée et ren­for­cée par cette des­truc­tion) — et qui ne cherche pas à la rec­ti­fier, est impar­don­nable, pour une infi­ni­té de rai­sons, dont le fait que sans pla­nète vivante, aucun livre n’existe. Aucun tableau, aucune chan­son, aucune rela­tion, aucune vie, et ain­si de suite. Sans pla­nète vivante, rien n’existe.

Le bio­lo­giste spé­cia­liste de la conser­va­tion Reed Noss qua­li­fie son domaine de « dis­ci­pline de com­bat » : nous sommes en crise, et nos atti­tudes et actions doivent le reflé­ter. J’es­saie donc par­fois d’ap­pli­quer la cita­tion d’Ed­ward Abbey au tra­vail d’un pom­pier. Si vous étiez pris au piège dans un bâti­ment en feu, vou­driez-vous que les pom­piers soient des enthou­siastes réti­cents, des croi­sés à mi-temps, des fana­tiques en demi-teinte ? La mère d’un enfant très malade devrait-elle être réti­cente ou en demi-teinte vis-à-vis de la défense de cet enfant ?

Je ne dis pas que nous n’a­vons pas besoin de récréa­tion. Je ne dis pas que nous n’a­vons pas besoin d’a­mu­se­ment. J’ai d’ailleurs trois romans poli­ciers dans mon sac à dos en ce moment. Je ne dis pas qu’un pom­pier n’a pas besoin de repos — ayant extir­pé sept per­sonnes incons­cientes d’un bâti­ment en flammes, nous pour­rions dif­fi­ci­le­ment blâ­mer un pom­pier pour avoir bu un verre ou pour prendre un jour de repos de temps en temps ; je ne dis pas qu’une mère n’a pas besoin de repos ou de s’é­loi­gner de temps en temps du stress lié à la défense et au soin de son enfant. Nous avons tous occa­sion­nel­le­ment besoin d’é­va­sion, ou d’in­dul­gence. Mais nous devons être capables d’en­tre­prendre ces éva­sions et de consi­dé­rer cette indul­gence tout en gar­dant à l’es­prit le fait que d’autres se pré­ci­pitent dans le bâti­ment en flammes, que d’autres ont pris en charge la défense de ce qui est néces­saire au soin de cet enfant.

Et c’est là une par­tie du pro­blème : bien trop peu d’entre nous œuvrent suf­fi­sam­ment ne serait-ce que pour à peine gêner cette culture dans sa des­truc­tion de la pla­nète. Mani­fes­te­ment, autre­ment la san­té de la pla­nète s’a­mé­lio­re­rait au lieu de s’ag­gra­ver tou­jours plus vite. Si plus d’entre nous ten­taient de stop­per cette culture dans sa des­truc­tion de la pla­nète, alors ceux qui se démènent à mort pour cela s’au­to­ri­se­raient peut-être à prendre du repos et n’au­raient pas l’im­pres­sion que les choses s’ef­fon­dre­raient s’ils venaient à esca­la­der quelque mon­tagne ou à ran­don­ner le long de quelque rivière.

« Ce n’est pas assez de lut­ter pour la terre », conti­nue Abbey. « Il est plus impor­tant encore d’en pro­fi­ter. Tant que vous le pou­vez. Tant qu’elle est là ». Cette par­tie de la cita­tion me dérange encore plus, en par­tie en rai­son du fata­lisme, en par­tie parce que nous — les humains — ne sommes pas le sujet. Oui, nous devrions cer­tai­ne­ment appré­cier et com­mu­nier avec, aimer, tou­cher, être avec, absor­ber et être absor­bés par la terre. Oui, nous devrions cer­tai­ne­ment nous asseoir au soleil et res­sen­tir sa cha­leur dans nos os, écou­ter les mur­mures des arbres, et ouvrir nos yeux et nos cœurs aux chants des gre­nouilles. Mais lorsque les forêts sont rasées et les gre­nouilles anéan­ties, les appré­cier ne suf­fit plus. Tant que nous pou­vons faire quelque chose pour les pro­té­ger, leur pro­tec­tion ne devrait-elle pas être plus impor­tante que leur appré­cia­tion ? Parce qu’en­core une fois, nous ne sommes pas le sujet. Les arbres, les gre­nouilles, n’existent pas pour nous. C’est notre culture qui les détruit, et c’est à nous de l’arrêter.

Avez-vous déjà connu la mort (ou un acci­dent grave inat­ten­du) d’un proche aimé, en rai­son d’un acte inutile stu­pide ou violent ? Moi, oui. Et, par la suite, je n’ai jamais regret­té de n’a­voir pas assez pro­fi­té de la per­sonne, mais j’ai plu­tôt regret­té de n’a­voir pas agi dif­fé­rem­ment, de manière à empê­cher ces pertes inutiles.

Comme mon amie artiste et auteure Ste­pha­nie McMil­lan l’a écrit dans son essai « Artistes : Aux Armes ! » :

« Si nous vivions en temps de paix et d’harmonie, alors créer des œuvres-échap­pa­toires et sti­mu­lant la séro­to­nine, de doux amu­se­ments, ne serait pas un crime. Si tout allait bien, un tel art pour­rait agré­men­ter notre exis­tence heu­reuse. Il n’y a rien de mau­vais dans le plai­sir ou l’art déco­ra­tif. Mais à notre époque, pour un artiste, ne pas consa­crer ses talents et ses éner­gies à la créa­tion d’armes de résis­tance cultu­relle est une tra­hi­son de la plus haute magni­tude, un signe de mépris envers la vie elle-même. C’est impardonnable. »

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J’étendrais ses com­men­taires au-delà de l’art : en des temps comme ceux que nous connais­sons actuel­le­ment, pour n’importe qui, ne pas consa­crer ses talents et ses éner­gies à la défense de la pla­nète est une tra­hi­son de la plus haute magni­tude, un signe de mépris envers la vie elle-même. C’est impardonnable. […] 

Les ques­tions sur les­quelles je retombe sont les sui­vantes : à cette époque, alors que d’in­nom­brables humains et non-humains souffrent pour le pro­fit et le luxe d’une poi­gnée, que les extinc­tions d’es­pèces se pro­duisent plus rapi­de­ment que jamais au cours des der­niers mil­lions d’an­nées — alors que l’é­vo­lu­tion des grands ver­té­brés est elle-même entra­vée — de quoi le monde a‑t-il besoin ? En quoi puis-je l’aider ?

Je tiens à être vrai­ment clair : je ne dis abso­lu­ment pas que nous ne devrions pas aimer le monde ou nous aimer les uns les autres (humains ou non-humains). Ou que nous ne devrions pas jouer ou nous amu­ser. Je ne dis pas que nous ne devrions pas nous repo­ser, ran­don­ner, ou lire de bons livres (et Désert Soli­taire est un très bon livre). Je n’ai même pas de pro­blème avec cita­tion d’Ab­bey en tant que telle ; mon prin­ci­pal pro­blème avec cette cita­tion se situe au niveau de son uti­li­sa­tion par des pseu­do-acti­vistes qui l’u­ti­lisent comme une excuse pour l’inaction.

Nous sommes en crise, et nous devons agir en consé­quence. Nous devons por­ter secours à ceux qui sont pié­gés à l’in­té­rieur du bâti­ment en flammes. Nous avons besoin de l’aide de tout le monde.

Der­rick Jensen


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

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