Technocritiques — Conclusion : L’impasse industrielle (par François Jarrige)

Un extrait de l’ex­cellent livre de Fran­çois Jar­rige Tech­no­cri­tiques : Du refus des machines à la contes­ta­tion des tech­nos­ciences, La Décou­verte, 2014.


Qu’y a‑t-il de com­mun entre les ouvriers et les arti­sans bri­sant des machines à l’aube de l’ère indus­trielle, les dénon­cia­tions roman­tiques de cer­tains poètes du XIXe siècle, les nom­breuses déplo­ra­tions anti­ma­chi­nistes de l’entre-deux-guerres, et les contes­ta­tions des der­nières réa­li­sa­tions des tech­nos­ciences ? Appa­rem­ment rien, sinon le rejet de tra­jec­toires per­çues comme néfastes et des­truc­trices, l’op­po­si­tion à l’é­gard de dis­po­si­tifs tech­niques accu­sés d’ap­pau­vrir, d’a­lié­ner et d’hy­po­thé­quer l’a­ve­nir. L’his­to­rio­gra­phie pro­gres­siste des tech­niques a eu ten­dance à enté­ri­ner le point de vue des vain­queurs, natu­ra­li­sant les muta­tions du pas­sé comme inexo­rables et iné­luc­tables, ren­dant invi­sibles les alter­na­tives comme les points de vue des vic­times et des domi­nés. Repous­ser les dis­cours et résis­tances évo­qués dans ce livre comme de simples atti­tudes tech­no­phobes serait pour­tant un grave contre­sens. L’ar­chéo­lo­gie de ces actions et paroles dis­per­sées et oubliées montre au contraire que ce sont sou­vent les tech­ni­ciens, ceux qui savaient manier les outils et qui pos­sé­daient des savoir-faire com­plexes, qui prirent la parole et pro­tes­tèrent. C’est bien sou­vent parce qu’ils com­pre­naient les tech­niques qu’ils s’y oppo­saient. D’ailleurs, leurs cri­tiques étaient sou­vent fon­dées : les oppo­si­tions au che­min de fer, à la grande pro­duc­tion de masse méca­ni­sée, à la tech­no­lo­gi­sa­tion du quo­ti­dien, au gigan­tisme nucléaire, ou à la géné­ra­li­sa­tion des OGM, reposent sou­vent sur de très « bonnes rai­sons », ren­dues invi­sibles après coup, une fois les contro­verses refer­mées et les contes­ta­tions résorbées.

L’hos­ti­li­té à l’é­gard des tech­niques pré­sen­tée au fil de cet essai ne recouvre pas de simples réac­tions conser­va­trices liées à la peur ins­tinc­tive que l’homme aurait de sa fra­gi­li­té et de sa fini­tude. Elle est plu­tôt la réponse légi­time de cer­tains groupes à l’é­gard des bou­le­ver­se­ments qui remettent en cause l’ordre du monde. L’in­ten­si­té des plaintes a varié selon les res­sources dont dis­po­saient les acteurs et les idéo­lo­gies domi­nantes dans les­quelles ils bai­gnaient. Les soup­çons, lar­ge­ment par­ta­gés à l’aube de l’ère indus­trielle, lorsque l’im­pé­ra­tif d’ef­fi­ca­ci­té n’é­tait pas hégé­mo­nique, ont lais­sé la place à une confiance accrue dans la tech­nique et son pou­voir éman­ci­pa­teur à l’âge de l’in­dus­tria­lisme triom­phant. L’im­po­si­tion de la socié­té indus­trielle au XIXe siècle a mar­gi­na­li­sé pour un temps les résis­tances qui s’ex­pri­maient sous des formes variées. Le capi­ta­lisme indus­triel a triom­phé en construi­sant un accord géné­ra­li­sé sur la ques­tion des machines, c’est-à-dire en l’ex­cluant du champ poli­tique et de l’es­pace démo­cra­tique. La cri­tique des tech­no­lo­gies a dès lors été résor­bée comme une atti­tude fon­da­men­ta­le­ment réac­tion­naire et, en tant que telle, condam­nable à l’heure où domi­nait l’i­déo­lo­gie du « pro­grès ». Se mou­lant dans le confort de la rhé­to­rique moder­ni­sa­trice d’a­près 1945, l’his­to­rio­gra­phie a sou­vent pré­sen­té les cri­tiques du « pro­grès tech­nique » comme des régres­sions anti­hu­ma­nistes, des ten­ta­tions sté­riles d’un « retour à la terre » qui auraient pré­pa­ré le ter­rain des fas­cismes. Cette repré­sen­ta­tion conti­nue par­fois de mode­ler cer­tains juge­ments ; elle per­met de dis­cré­di­ter à bon compte toute opi­nion pro­tes­ta­taire alors même que les régimes fas­cistes et auto­ri­taires du XXe siècle furent pro­fon­dé­ment tech­no­cra­tiques et moder­ni­sa­teurs, et que les cri­tiques de la socié­té tech­ni­cienne furent sou­vent énon­cées au nom d’i­déaux éga­li­taires et émancipateurs.

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« Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me gar­der comme de l’enfer. — Je veux par­ler de l’idée du pro­grès. Ce fanal obs­cur, inven­tion du phi­lo­so­phisme actuel, bre­ve­té sans garan­tie de la Nature ou de la Divi­ni­té, cette lan­terne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connais­sance ; la liber­té s’évanouit, le châ­ti­ment dis­pa­raît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal per­fide. Cette idée gro­tesque, qui a fleu­ri sur le ter­rain pour­ri de la fatui­té moderne, a déchar­gé cha­cun de son devoir, déli­vré toute âme de sa res­pon­sa­bi­li­té, déga­gé la volon­té de tous les liens que lui impo­sait l’amour du beau : et les races amoin­dries, si cette navrante folie dure long­temps, s’endormiront sur l’oreiller de la fata­li­té dans le som­meil rado­teur de la décré­pi­tude. Cette infa­tua­tion est le diag­nos­tic d’une déca­dence déjà trop visible.

Deman­dez à tout bon Fran­çais qui lit tous les jours son jour­nal dans son esta­mi­net ce qu’il entend par pro­grès, il répon­dra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles incon­nus aux Romains, et que ces décou­vertes témoignent plei­ne­ment de notre supé­rio­ri­té sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce mal­heu­reux cer­veau et tant les choses de l’ordre maté­riel et de l’ordre spi­ri­tuel s’y sont si bizar­re­ment confon­dues ! Le pauvre homme est tel­le­ment amé­ri­ca­ni­sé par ses phi­lo­sophes zoo­crates et indus­triels qu’il a per­du la notion des dif­fé­rences qui carac­té­risent les phé­no­mènes du monde phy­sique et du monde moral, du natu­rel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la ques­tion morale dans un sens plus déli­cat qu’on ne l’entendait dans le siècle pré­cé­dent, il y a pro­grès ; cela est clair. Si un artiste pro­duit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force ima­gi­na­tive qu’il n’en a mon­tré l’année der­nière, il est cer­tain qu’il a pro­gres­sé. Si les den­rées sont aujourd’hui de meilleure qua­li­té et à meilleur mar­ché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre maté­riel un pro­grès incon­tes­table. Mais où est, je vous prie, la garan­tie du pro­grès pour le len­de­main ? Car les dis­ciples des phi­lo­sophes de la vapeur et des allu­mettes chi­miques l’entendent ain­si : le pro­grès ne leur appa­raît que sous la forme d’une série indé­fi­nie. Où est cette garan­tie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre cré­du­li­té et votre fatuité.

Je laisse de côté la ques­tion de savoir si, déli­ca­ti­sant l’humanité en pro­por­tion des jouis­sances nou­velles qu’il lui apporte, le pro­grès indé­fi­ni ne serait pas sa plus ingé­nieuse et sa plus cruelle tor­ture ; si, pro­cé­dant par une opi­niâtre néga­tion de lui-même, il ne serait pas un mode de sui­cide inces­sam­ment renou­ve­lé, et si, enfer­mé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne res­sem­ble­rait pas au scor­pion qui se perce lui-même avec sa ter­rible queue, cet éter­nel desi­de­ra­tum qui fait son éter­nel désespoir ?

Trans­por­tée dans l’ordre de l’imagination, l’idée du pro­grès (il y a eu des auda­cieux et des enra­gés de logique qui ont ten­té de le faire) se dresse avec une absur­di­té gigan­tesque, une gro­tes­que­rie qui monte jusqu’à l’épouvantable. La thèse n’est plus sou­te­nable. Les faits sont trop pal­pables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et l’affrontent avec imperturbabilité. »

— Charles Bau­de­laire, Curio­si­tés esthé­tiques, Expo­si­tion uni­ver­selle, 1855.

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Depuis deux siècles, mais avec un rythme de plus en plus sou­te­nu depuis 1945, le consu­mé­risme tech­no­lo­gique s’est impo­sé comme le ciment des socié­tés. À tra­vers le défer­le­ment des publi­ci­tés et des dis­cours futu­ristes, la tech­nique semble être deve­nue notre des­tin et notre seul hori­zon. Pour­tant, le consen­sus a tou­jours été fra­gile et les socié­tés contem­po­raines n’ont ces­sé d’en­tre­te­nir un rap­port pro­fon­dé­ment ambi­va­lent à l’é­gard du défer­le­ment des tech­niques. L’his­toire longue des tech­no­cri­tiques montre la per­sis­tance des mêmes mots, des mêmes craintes, la répé­ti­tion des mêmes mises en garde, des mêmes atti­tudes de refus, en dépit de l’é­vo­lu­tion des régimes de pro­duc­tion et des milieux techniques.

Depuis le XVIIIe siècle, les impasses du pro­grès tech­nique ont été dénon­cées mille fois, la condam­na­tion des effets délé­tères de telle ou telle inno­va­tion a été for­mu­lée dans une mul­ti­tude d’é­crits et de dis­cours, d’ac­tions indi­vi­duelles et de mou­ve­ments col­lec­tifs. Trois types d’ar­gu­ments resur­gissent pério­di­que­ment pour contes­ter vagir tech­nique moderne : la cri­tique morale, fon­dée sur la défense de la liber­té et la quête d’au­to­no­mie ; la cri­tique sociale, pour­fen­dant l’i­né­ga­li­té crois­sante entre les hommes ; le dis­cours envi­ron­ne­men­tal, enfin, qui voit dans le gigan­tisme tech­ni­cien une cause de dégra­da­tion de la Terre et de ses équi­libres éco­lo­giques. Ces trois types d’ar­gu­ments ne sont pas appa­rus suc­ces­si­ve­ment, ils coexistent sans cesse, ils se com­binent et par­fois se contre­disent. Ces dis­cours ont par­fois pu se ren­con­trer et s’a­gen­cer, comme dans les années 1970, acqué­rant alors une inten­si­té et une légi­ti­mi­té inégalées.

Comme les cri­tiques du capi­ta­lisme, celles des tech­niques se sont par ailleurs déployées dans une grande diver­si­té de posi­tions qui alternent entre deux pôles prin­ci­paux : la cri­tique artiste d’une part – la tech­nique comme source de désen­chan­te­ment, d’i­nau­then­ti­ci­té, d’at­teinte à la liber­té et l’au­to­no­mie –, et la cri­tique sociale de l’autre – la tech­nique comme source de misère, d’i­né­ga­li­té, d’é­goïsme des­truc­teur des soli­da­ri­tés ou des envi­ron­ne­ments. La pre­mière est por­tée par les intel­lec­tuels et les artistes qui se veulent libres de toute attache et dont les figures de Bloy, de Ber­na­nos ou d’Or­well sont des illus­tra­tions. La seconde est davan­tage celle des mondes popu­laires et de cer­tains mou­ve­ments sociaux, sou­cieux de dénon­cer les atteintes à la condi­tion des tra­vailleurs, voyant dans la tech­nique une source de ravages sociaux et envi­ron­ne­men­taux, d’in­jus­tices et d’i­né­ga­li­tés. Mais, dans ce domaine, les sim­pli­fi­ca­tions et les typo­lo­gies trop tran­chées seraient fausses car des argu­ments et des moti­va­tions très divers coexistent au sein d’un même groupe ou d’un même individu.

L’his­toire de ces contes­ta­tions montre aus­si que la cri­tique ne suit pas un mou­ve­ment linéaire et ascen­dant, pas plus qu’elle ne naît d’une prise de conscience sou­daine à l’é­gard des risques et apo­ries du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. La cri­tique semble plu­tôt consub­stan­tielle à la moder­ni­sa­tion tech­nique des deux der­niers siècles ; elle la suit et la modèle en per­ma­nence. Les oppo­si­tions et résis­tances suivent un rythme cyclique et dis­con­ti­nu, elles accom­pagnent chaque phase de recon­fi­gu­ra­tion du monde indus­triel, s’in­ten­si­fient dans les moments de crise, refluent dans les périodes de cadrages moder­ni­sa­teurs comme le furent les années 1850, 1920 et, sur­tout, l’a­près-Seconde Guerre mon­diale. Ain­si, la tech­no­cri­tique est intense dans les années 1810–1820, lorsque sur­gissent la « révo­lu­tion indus­trielle » et ses méca­niques, puis à chaque phase de réagen­ce­ment du capi­ta­lisme et de son appa­reillage tech­nique. À chaque moment de crise et de trans­for­ma­tion, les cri­tiques et les mou­ve­ments de résis­tance s’ac­cen­tuent, que ce soit lors du Prin­temps des peuples de 1848, lors des graves crises du capi­ta­lisme des années 1880 et 1930, ou durant la phase de radi­ca­li­té et de bouillon­ne­ment intel­lec­tuel des années 1970.

Agbog­blo­shie, Accra, Ghana

Plu­sieurs inter­pré­ta­tions de ces contes­ta­tions et posi­tions tech­no­cri­tiques coexistent aujourd’­hui. Les plus opti­mistes y voient des formes de par­ti­ci­pa­tion au pro­ces­sus dyna­mique de chan­ge­ment tech­nique. Les cri­tiques seraient des modes d’ap­pro­pria­tion socio­cul­tu­rels des trans­for­ma­tions indus­trielles et tech­no­lo­giques, des manières de négo­cier le chan­ge­ment. Les contes­ta­tions par­ti­ci­pe­raient à la construc­tion des dis­po­si­tifs tech­niques en contrai­gnant les Ingé­nieurs et les grandes firmes à inté­grer les oppo­si­tions dans le façon­ne­ment des tra­jec­toires. Plu­tôt que les actes de bar­ba­rie et d’i­gno­rance tant dénon­cés, les résis­tances et pro­tes­ta­tions pour­raient alors être décrites comme le pôle le plus radi­cal des négo­cia­tions socio­tech­niques qui façonnent en per­ma­nence la dyna­mique des inno­va­tions. Pour de nom­breux socio­logues et expé­ri­men­ta­teurs de ter­rain, les cri­tiques sont d’a­bord des appels pour faire entrer les tech­niques en démo­cra­tie en deman­dant la prise en compte de tous les acteurs et de leurs inté­rêts. Elles seraient dès lors l’une des facettes de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive et dia­lo­gique, des invi­ta­tions à la mise en œuvre d’un façon­ne­ment démo­cra­tique des tech­niques pour que celles-ci, au lieu d’être des ins­tru­ments de pou­voir et de domi­na­tion, deviennent le pro­duit d’une créa­ti­vi­té col­lec­tive contrô­lée et à taille humaine. Les cri­tiques seraient d’a­bord des lan­ceurs d’a­lerte, dont on pour­rait défendre la légi­ti­mi­té en affir­mant, à la suite de Hans Jonas, que « la pro­phé­tie de mal­heur est faite pour évi­ter qu’elle ne se réa­lise ; et se gaus­ser ulté­rieu­re­ment d’é­ven­tuels son­neurs d’a­larme en leur rap­pe­lant que le pire ne s’est pas réa­li­sé serait le comble de l’in­jus­tice : il se peut que leur impair soit leur mérite ».

Une autre inter­pré­ta­tion, plus pes­si­miste, insiste à l’in­verse sur le carac­tère vain de ces cri­tiques, sur l’i­so­le­ment de ces mou­ve­ments et de ces dis­cours, sur leur inces­sante mar­gi­na­li­sa­tion par les pou­voirs en place. La cri­tique ne serait rien de plus qu’une manière de faire croire qu’il existe un dia­logue, un pro­ces­sus par­ti­ci­pa­tif, alors que les pos­si­bi­li­tés de négo­cier les muta­tions en cours ne cessent de se réduire au fur et à mesure de la tech­no­lo­gi­sa­tion du monde et du dés­équi­libre de puis­sance entre les acteurs, les col­lec­tifs auto­nomes et le capi­ta­lisme des grandes firmes et de la big science. Les tech­no­cri­tiques ne seraient alors rien de plus que les cris, vains et déses­pé­rés, d’ac­teurs dés­œu­vrés et iso­lés, vain­cus ou en cours de mar­gi­na­li­sa­tion. Aujourd’­hui, la plu­part de nos contem­po­rains se satis­font en effet plei­ne­ment de la colo­ni­sa­tion du quo­ti­dien par les objets tech­niques et les gad­gets high-tech rapi­de­ment frap­pés d’ob­so­les­cence. En dépit des mises en garde et des lan­ceurs d’a­lerte, il ne semble pas y avoir de salut en dehors d’eux. Comme l’é­crivent dans leur beau texte Mathieu Amiech et Julien Mat­tern, les objets tech­niques semblent de plus en plus avoir « pour fonc­tion de com­pen­ser illu­soi­re­ment l’ap­pau­vris­se­ment de la vie. Un appau­vris­se­ment auquel ils par­ti­cipent d’ailleurs en favo­ri­sant sou­vent un rap­port au monde fon­dé sur des fan­tasmes d’im­mé­dia­te­té et de toute-puis­sance ».

Écrire l’his­toire de ces plaintes, ce n’est pas désar­mer le pré­sent en mon­trant la vacui­té ou l’é­ter­nel échec de la cri­tique. C’est au contraire pro­po­ser un détour par quelques expé­riences pas­sées, oubliées et mépri­sées, afin d’of­frir des voies pour renou­ve­ler la cri­tique sociale et déco­lo­ni­ser nos ima­gi­naires. Le pas­sé nous apprend en effet que le royaume enchan­té du pro­grès tech­nique ne fut pas tou­jours consi­dé­ré comme le seul et vrai para­dis, que les évi­dences du pré­sent se sont construites en per­ma­nence en dis­qua­li­fiant d’autres tra­jec­toires pos­sibles. Comme la croyance au pro­grès qu’elle accom­pagne et sou­tient, la méca­ni­sa­tion du monde ne s’est pas opé­rée selon un long che­min paci­fique et glo­rieux : elle a sans cesse dû affron­ter des oppo­si­tions et des résis­tances. L’é­cri­ture de l’his­toire est tou­jours tis­sée d’a­mours et de sym­pa­thies, de révoltes et d’in­sa­tis­fac­tions face à l’é­tat du monde. Pro­po­ser un récit du pas­sé implique des choix, qui sont aus­si des enga­ge­ments, ce qui n’empêche ni l’hon­nê­te­té ni la rigueur. Comme l’af­fir­mait Ernest Labrousse, « il n’y a pas d’in­tel­lec­tuel sans for Inté­rieur poli­tique », même si chez beau­coup ce « for inté­rieur » ne se retrouve pas dans leurs écrits et pro­duc­tions aca­dé­miques. Dans ce livre, j’ai ain­si ten­té d’é­crire une his­toire poli­tique des tech­niques, c’est-à-dire de pen­ser la ques­tion des tech­niques à l’aune des pré­oc­cu­pa­tions du pré­sent, d’ex­plo­rer le monde tech­nique en l’ins­cri­vant au cœur des luttes sociales et des aspi­ra­tions contra­dic­toires qu’il a fait naître. Il s’a­git d’une his­toire pleine d’empathie pour ses pro­ta­go­nistes, sou­cieuse de pro­po­ser des modèles d’in­ter­pré­ta­tion géné­raux des socié­tés pas­sées et de leurs muta­tions tech­niques, mais sans jamais perdre de vue la diver­si­té des expé­riences, sans oublier les marges d’au­to­no­mie qui guident les acteurs et leurs représentations.

L’his­toire des socié­tés Indus­trielles a sou­vent été écrite en oubliant les sou­bas­se­ments maté­riels de la vie, en négli­geant à quel point les humains appar­tiennent, comme toute forme de vie, à la nature. L’his­toire et les sciences sociales se sont construites sur un grand par­tage entre nature et culture, elles ont par­ti­ci­pé de la « rhé­to­rique de la moder­ni­té » qui a mis en avant l’au­to­no­mie des socié­tés humaines à l’é­gard de tous les déter­mi­nismes natu­rels, bio­lo­giques ou phy­siques, per­sua­dées que l’hu­ma­ni­té attei­gnait le stade ultime de son évo­lu­tion et pour­rait, grâce à ses tech­niques et à leur expan­sion conti­nue, prendre en charge ion propre des­tin. Mais ce « para­digme de l’ex­cep­tion humaine » fon­dé sur la confiance Inébran­lable dans la neu­tra­li­té et la puis­sance des tech­no­lo­gies se fis­sure aujourd’­hui alors que nous vivons un temps d’ac­cé­lé­ra­tion Inédit qui s’ap­pa­rente de plus en plus à une fuite en avant pro­duite par un capi­ta­lisme cher­chant avant tout â garan­tir ses pro­fits colossaux.

L’ap­pel â l’in­no­va­tion reste le prin­ci­pal moteur du pro­gres­sisme mori­bond, le seul hori­zon d’un monde qui semble aban­don­ner ses Idéaux et ses espé­rances. Le culte de l’In­no­va­tion s’est construit peu à peu, au croi­se­ment de l’é­co­no­mie et de la crois­sance, d’une nou­velle manière de conce­voir les socié­tés, les cultures, et les mondes natu­rels. Il s’est réi­fié à un point tel qu’il semble désor­mais impos­sible d’en sor­tir. Plus qu’à aucun autre moment de l’his­toire, nous nous en sommes remis aux machines et aux tech­nos­ciences pour construire nos vies, toute tra­jec­toire alter­na­tive et toute bifur­ca­tion sem­blant désor­mais vaines. Pour­tant, beau­coup s’ac­cordent sur le fait que la vie ne sau­rait se limi­ter à la pos­ses­sion d’ob­jets inutiles. De plus en plus s’im­posent aus­si l’ur­gence et la néces­si­té de « fabri­quer une socié­té plus vivable, plus convi­viale, en ces­sant de pla­cer une confiance abso­lue dans les grands appa­reils tech­niques de la moder­ni­té — de moins en moins effi­caces et convi­viaux, de plus en plus contre-pro­duc­tifs -, en se dépre­nant de l’es­poir que la crois­sance éco­no­mique puisse résoudre mira­cu­leu­se­ment tous nos pro­blèmes ». Le temps où on pou­vait affir­mer avec confiance que la crois­sance éco­no­mique et son cor­tège de tech­no­lo­gies annon­çaient le bien-être uni­ver­sel – mal­gré les acci­dents et inéga­li­tés qui ponc­tuaient le che­min – semble bien révolu.

Désor­mais, avec l’ef­fon­dre­ment envi­ron­ne­men­tal annon­cé, la satu­ra­tion du monde en mar­chan­dises et les ren­de­ments décrois­sants qui sur­gissent par­tout – dans l’a­gri­cul­ture, les trans­ports comme la ges­tion des déchets –, tous les signes d’un essouf­fle­ment du monde tech­no­lo­gique semblent réunis. Depuis deux siècles, la quête du bon­heur a été sub­su­mée sous l’ap­pa­reillage du quo­ti­dien, et repous­sée comme une affaire indi­vi­duelle. La mul­ti­tude des che­mins explo­rés pour don­ner un sens à la vie ont été rame­nés à l’au­to­route de l’ef­fi­ca­ci­té et des plai­sirs immé­diats et fac­tices. Pour­tant, l’a­mour numé­ri­sé et ses ren­contres asep­ti­sées peuvent-ils satis­faire notre soif de recon­nais­sance et notre aspi­ra­tion à la plé­ni­tude ? Les mora­listes de notre temps ont rai­son d’in­ter­ro­ger le sens d’un pré­sent tech­no­lo­gi­sé. Sommes-nous dans une nou­velle phase de « crise de la moder­ni­té », iden­tique aux pré­cé­dentes, avec ses pro­phé­ties catas­tro­phistes rejouant les éter­nelles inquié­tudes du pas­sé ? Ne sommes-nous pas plu­tôt à l’aube d’ar­ran­ge­ments et d’en­jeux inédits qui donnent aux dis­cours pas­sés une nou­velle actua­li­té ? L’en­jeu n’est évi­dem­ment pas de reve­nir en arrière : la res­tau­ra­tion d’un pas­sé idéa­li­sé et fan­tas­mé est peu sou­hai­table et n’est d’ailleurs pas pos­sible. L’al­ter­na­tive ne sau­rait être entre la catas­trophe ou le retour en arrière, entre le pro­grès et la bar­ba­rie. Tous les dis­cours et actions explo­rés dans ce livre montrent à quel point l’emprise crois­sante des tech­niques sur nos vies ne sau­rait être iden­ti­fiée au « pro­grès ». Aujourd’­hui plus qu’a­vant, il faut trou­ver les res­sources pour sau­ver le pro­grès de ses illu­sions pro­gres­sistes, car seul l’ho­ri­zon d’un pro­grès peut nous faire agir, mais ce pro­grès doit être dis­so­cié du chan­ge­ment tech­nique car celui-ci ne peut plus être le seul éta­lon de mesure du bon­heur des socié­tés. L’en­jeu est d’o­pé­rer un détour par le pas­sé pour construire un ave­nir. Un ave­nir qui sera néces­sai­re­ment tech­nique mais qui impli­que­ra aus­si une réflexion pous­sée sur la place des tech­niques dans nos socié­tés et nos vies, sur leurs limites et apories.

Face au défer­le­ment et à l’ac­cé­lé­ra­tion tech­niques qui trans­forment le monde et les rap­ports sociaux à un rythme inédit, l’une des solu­tions pour­rait être de faire le choix de l’i­nac­tion et du ralen­tis­se­ment. Isa­belle Sten­gers en appelle ain­si au ralen­tis­se­ment des sciences et à la civi­li­sa­tion des pra­tiques scien­ti­fiques, c’est-à-dire à leur confron­ta­tion avec l’ « exté­rieur » et ses points de vue contes­ta­taires et conflic­tuels. Civi­li­ser les sciences et les tech­niques a été l’un des grands enjeux de la moder­ni­té : sou­mettre la fabri­ca­tion des objets et des pro­duits tech­nos­cien­ti­fiques à des fins dési­rables pour tous plu­tôt qu’au seul impé­ra­tif du pro­fit maxi­mal demeure sans doute le plus grand défi qui nous attend. Ce défi pour­ra peut-être être rele­vé car, contrai­re­ment à ce qu’on croit sou­vent, il est tou­jours pos­sible de « dés­in­ven­ter ». L’his­toire des tech­niques et de leurs usages montre en effet com­bien les tech­niques sont sou­vent « dés­in­ven­tées », c’est-à-dire aban­don­nées et relé­guées dans l’ou­bli. L’his­toire est rem­plie de ces machines et inven­tions célé­brées comme révo­lu­tion­naires avant d’être tota­le­ment oubliées ; même les avions super­so­niques, les pro­duits miracles comme l’a­miante, le DDT ou les CFC ont été fina­le­ment pros­crits. Plu­tôt que de céder au fata­lisme, beau­coup de tech­niques – qu’elles soient numé­riques, nucléaires ou bio­tech­no­lo­giques – pour­raient être arrê­tées et stop­pées et ces choix en faveur de l’i­nac­tion seraient peut-être les plus sages. En 2011, l’his­to­rien David Edger­ton publiait un article inti­tu­lé « Éloge du lud­disme » dans la revue scien­ti­fique Nature. Il y appe­lait les scien­ti­fiques à ces­ser les recherches inutiles en reje­tant l’ « Impé­ra­tif tech­no­lo­gique ». C’est à cette seule condi­tion, écri­vait-il, que nous ces­se­rons de « nous culpa­bi­li­ser d’être hos­tiles à l’in­no­va­tion ou en retard sur notre époque sous pré­texte que nous refu­sons d’a­dop­ter une inven­tion ». Au fond, « nous sommes libres de refu­ser les tech­niques que nous n’ai­mons pas, quand bien même des gou­rous et des gou­ver­ne­ments nous affirment de manière inté­res­sée qu’il est pri­mor­dial de les accep­ter ». L’his­toire de l’in­ven­tion n’est pas d’a­bord « l’his­toire d’un futur iné­luc­table auquel nous devons nous adap­ter sous peine de dis­pa­raître, mais plu­tôt une his­toire de futurs avor­tés ». L’op­po­si­tion aux pro­duits ima­gi­nés dans les labo­ra­toires et aux inno­va­tions tech­niques est deve­nue néces­saire, indis­pen­sable même, pour évi­ter les catas­trophes qui s’an­noncent. La plu­part des inno­va­tions ont d’ailleurs été des échecs, elles ont été oubliées ; de nom­breux dis­po­si­tifs qui sem­blaient mira­cu­leux ont été relé­gués dans les pou­belles de l’his­toire. Pour­quoi ne pas accep­ter cette pos­si­bi­li­té ? Plu­tôt que d’ab­di­quer devant l’a­ve­nir qui se construit à marche for­cée, avec ses pro­phètes futu­ristes, ne pour­rions-nous pas nous consi­dé­rer enfin libres de creu­ser des sillons oubliés en renon­çant aux tra­jec­toires qui conduisent si mani­fes­te­ment à des impasses ?

Fran­çois Jarrige

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