Un extrait de l’excellent livre de François Jarrige Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014.
Qu’y a‑t-il de commun entre les ouvriers et les artisans brisant des machines à l’aube de l’ère industrielle, les dénonciations romantiques de certains poètes du XIXe siècle, les nombreuses déplorations antimachinistes de l’entre-deux-guerres, et les contestations des dernières réalisations des technosciences ? Apparemment rien, sinon le rejet de trajectoires perçues comme néfastes et destructrices, l’opposition à l’égard de dispositifs techniques accusés d’appauvrir, d’aliéner et d’hypothéquer l’avenir. L’historiographie progressiste des techniques a eu tendance à entériner le point de vue des vainqueurs, naturalisant les mutations du passé comme inexorables et inéluctables, rendant invisibles les alternatives comme les points de vue des victimes et des dominés. Repousser les discours et résistances évoqués dans ce livre comme de simples attitudes technophobes serait pourtant un grave contresens. L’archéologie de ces actions et paroles dispersées et oubliées montre au contraire que ce sont souvent les techniciens, ceux qui savaient manier les outils et qui possédaient des savoir-faire complexes, qui prirent la parole et protestèrent. C’est bien souvent parce qu’ils comprenaient les techniques qu’ils s’y opposaient. D’ailleurs, leurs critiques étaient souvent fondées : les oppositions au chemin de fer, à la grande production de masse mécanisée, à la technologisation du quotidien, au gigantisme nucléaire, ou à la généralisation des OGM, reposent souvent sur de très « bonnes raisons », rendues invisibles après coup, une fois les controverses refermées et les contestations résorbées.
L’hostilité à l’égard des techniques présentée au fil de cet essai ne recouvre pas de simples réactions conservatrices liées à la peur instinctive que l’homme aurait de sa fragilité et de sa finitude. Elle est plutôt la réponse légitime de certains groupes à l’égard des bouleversements qui remettent en cause l’ordre du monde. L’intensité des plaintes a varié selon les ressources dont disposaient les acteurs et les idéologies dominantes dans lesquelles ils baignaient. Les soupçons, largement partagés à l’aube de l’ère industrielle, lorsque l’impératif d’efficacité n’était pas hégémonique, ont laissé la place à une confiance accrue dans la technique et son pouvoir émancipateur à l’âge de l’industrialisme triomphant. L’imposition de la société industrielle au XIXe siècle a marginalisé pour un temps les résistances qui s’exprimaient sous des formes variées. Le capitalisme industriel a triomphé en construisant un accord généralisé sur la question des machines, c’est-à-dire en l’excluant du champ politique et de l’espace démocratique. La critique des technologies a dès lors été résorbée comme une attitude fondamentalement réactionnaire et, en tant que telle, condamnable à l’heure où dominait l’idéologie du « progrès ». Se moulant dans le confort de la rhétorique modernisatrice d’après 1945, l’historiographie a souvent présenté les critiques du « progrès technique » comme des régressions antihumanistes, des tentations stériles d’un « retour à la terre » qui auraient préparé le terrain des fascismes. Cette représentation continue parfois de modeler certains jugements ; elle permet de discréditer à bon compte toute opinion protestataire alors même que les régimes fascistes et autoritaires du XXe siècle furent profondément technocratiques et modernisateurs, et que les critiques de la société technicienne furent souvent énoncées au nom d’idéaux égalitaires et émancipateurs.
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« Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.
Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.
Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.
Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?
Transportée dans l’ordre de l’imagination, l’idée du progrès (il y a eu des audacieux et des enragés de logique qui ont tenté de le faire) se dresse avec une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu’à l’épouvantable. La thèse n’est plus soutenable. Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et l’affrontent avec imperturbabilité. »
— Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Exposition universelle, 1855.
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Depuis deux siècles, mais avec un rythme de plus en plus soutenu depuis 1945, le consumérisme technologique s’est imposé comme le ciment des sociétés. À travers le déferlement des publicités et des discours futuristes, la technique semble être devenue notre destin et notre seul horizon. Pourtant, le consensus a toujours été fragile et les sociétés contemporaines n’ont cessé d’entretenir un rapport profondément ambivalent à l’égard du déferlement des techniques. L’histoire longue des technocritiques montre la persistance des mêmes mots, des mêmes craintes, la répétition des mêmes mises en garde, des mêmes attitudes de refus, en dépit de l’évolution des régimes de production et des milieux techniques.

Depuis le XVIIIe siècle, les impasses du progrès technique ont été dénoncées mille fois, la condamnation des effets délétères de telle ou telle innovation a été formulée dans une multitude d’écrits et de discours, d’actions individuelles et de mouvements collectifs. Trois types d’arguments resurgissent périodiquement pour contester vagir technique moderne : la critique morale, fondée sur la défense de la liberté et la quête d’autonomie ; la critique sociale, pourfendant l’inégalité croissante entre les hommes ; le discours environnemental, enfin, qui voit dans le gigantisme technicien une cause de dégradation de la Terre et de ses équilibres écologiques. Ces trois types d’arguments ne sont pas apparus successivement, ils coexistent sans cesse, ils se combinent et parfois se contredisent. Ces discours ont parfois pu se rencontrer et s’agencer, comme dans les années 1970, acquérant alors une intensité et une légitimité inégalées.
Comme les critiques du capitalisme, celles des techniques se sont par ailleurs déployées dans une grande diversité de positions qui alternent entre deux pôles principaux : la critique artiste d’une part – la technique comme source de désenchantement, d’inauthenticité, d’atteinte à la liberté et l’autonomie –, et la critique sociale de l’autre – la technique comme source de misère, d’inégalité, d’égoïsme destructeur des solidarités ou des environnements. La première est portée par les intellectuels et les artistes qui se veulent libres de toute attache et dont les figures de Bloy, de Bernanos ou d’Orwell sont des illustrations. La seconde est davantage celle des mondes populaires et de certains mouvements sociaux, soucieux de dénoncer les atteintes à la condition des travailleurs, voyant dans la technique une source de ravages sociaux et environnementaux, d’injustices et d’inégalités. Mais, dans ce domaine, les simplifications et les typologies trop tranchées seraient fausses car des arguments et des motivations très divers coexistent au sein d’un même groupe ou d’un même individu.
L’histoire de ces contestations montre aussi que la critique ne suit pas un mouvement linéaire et ascendant, pas plus qu’elle ne naît d’une prise de conscience soudaine à l’égard des risques et apories du développement technologique. La critique semble plutôt consubstantielle à la modernisation technique des deux derniers siècles ; elle la suit et la modèle en permanence. Les oppositions et résistances suivent un rythme cyclique et discontinu, elles accompagnent chaque phase de reconfiguration du monde industriel, s’intensifient dans les moments de crise, refluent dans les périodes de cadrages modernisateurs comme le furent les années 1850, 1920 et, surtout, l’après-Seconde Guerre mondiale. Ainsi, la technocritique est intense dans les années 1810–1820, lorsque surgissent la « révolution industrielle » et ses mécaniques, puis à chaque phase de réagencement du capitalisme et de son appareillage technique. À chaque moment de crise et de transformation, les critiques et les mouvements de résistance s’accentuent, que ce soit lors du Printemps des peuples de 1848, lors des graves crises du capitalisme des années 1880 et 1930, ou durant la phase de radicalité et de bouillonnement intellectuel des années 1970.

Plusieurs interprétations de ces contestations et positions technocritiques coexistent aujourd’hui. Les plus optimistes y voient des formes de participation au processus dynamique de changement technique. Les critiques seraient des modes d’appropriation socioculturels des transformations industrielles et technologiques, des manières de négocier le changement. Les contestations participeraient à la construction des dispositifs techniques en contraignant les Ingénieurs et les grandes firmes à intégrer les oppositions dans le façonnement des trajectoires. Plutôt que les actes de barbarie et d’ignorance tant dénoncés, les résistances et protestations pourraient alors être décrites comme le pôle le plus radical des négociations sociotechniques qui façonnent en permanence la dynamique des innovations. Pour de nombreux sociologues et expérimentateurs de terrain, les critiques sont d’abord des appels pour faire entrer les techniques en démocratie en demandant la prise en compte de tous les acteurs et de leurs intérêts. Elles seraient dès lors l’une des facettes de la démocratie participative et dialogique, des invitations à la mise en œuvre d’un façonnement démocratique des techniques pour que celles-ci, au lieu d’être des instruments de pouvoir et de domination, deviennent le produit d’une créativité collective contrôlée et à taille humaine. Les critiques seraient d’abord des lanceurs d’alerte, dont on pourrait défendre la légitimité en affirmant, à la suite de Hans Jonas, que « la prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite ».
Une autre interprétation, plus pessimiste, insiste à l’inverse sur le caractère vain de ces critiques, sur l’isolement de ces mouvements et de ces discours, sur leur incessante marginalisation par les pouvoirs en place. La critique ne serait rien de plus qu’une manière de faire croire qu’il existe un dialogue, un processus participatif, alors que les possibilités de négocier les mutations en cours ne cessent de se réduire au fur et à mesure de la technologisation du monde et du déséquilibre de puissance entre les acteurs, les collectifs autonomes et le capitalisme des grandes firmes et de la big science. Les technocritiques ne seraient alors rien de plus que les cris, vains et désespérés, d’acteurs désœuvrés et isolés, vaincus ou en cours de marginalisation. Aujourd’hui, la plupart de nos contemporains se satisfont en effet pleinement de la colonisation du quotidien par les objets techniques et les gadgets high-tech rapidement frappés d’obsolescence. En dépit des mises en garde et des lanceurs d’alerte, il ne semble pas y avoir de salut en dehors d’eux. Comme l’écrivent dans leur beau texte Mathieu Amiech et Julien Mattern, les objets techniques semblent de plus en plus avoir « pour fonction de compenser illusoirement l’appauvrissement de la vie. Un appauvrissement auquel ils participent d’ailleurs en favorisant souvent un rapport au monde fondé sur des fantasmes d’immédiateté et de toute-puissance ».
Écrire l’histoire de ces plaintes, ce n’est pas désarmer le présent en montrant la vacuité ou l’éternel échec de la critique. C’est au contraire proposer un détour par quelques expériences passées, oubliées et méprisées, afin d’offrir des voies pour renouveler la critique sociale et décoloniser nos imaginaires. Le passé nous apprend en effet que le royaume enchanté du progrès technique ne fut pas toujours considéré comme le seul et vrai paradis, que les évidences du présent se sont construites en permanence en disqualifiant d’autres trajectoires possibles. Comme la croyance au progrès qu’elle accompagne et soutient, la mécanisation du monde ne s’est pas opérée selon un long chemin pacifique et glorieux : elle a sans cesse dû affronter des oppositions et des résistances. L’écriture de l’histoire est toujours tissée d’amours et de sympathies, de révoltes et d’insatisfactions face à l’état du monde. Proposer un récit du passé implique des choix, qui sont aussi des engagements, ce qui n’empêche ni l’honnêteté ni la rigueur. Comme l’affirmait Ernest Labrousse, « il n’y a pas d’intellectuel sans for Intérieur politique », même si chez beaucoup ce « for intérieur » ne se retrouve pas dans leurs écrits et productions académiques. Dans ce livre, j’ai ainsi tenté d’écrire une histoire politique des techniques, c’est-à-dire de penser la question des techniques à l’aune des préoccupations du présent, d’explorer le monde technique en l’inscrivant au cœur des luttes sociales et des aspirations contradictoires qu’il a fait naître. Il s’agit d’une histoire pleine d’empathie pour ses protagonistes, soucieuse de proposer des modèles d’interprétation généraux des sociétés passées et de leurs mutations techniques, mais sans jamais perdre de vue la diversité des expériences, sans oublier les marges d’autonomie qui guident les acteurs et leurs représentations.

L’histoire des sociétés Industrielles a souvent été écrite en oubliant les soubassements matériels de la vie, en négligeant à quel point les humains appartiennent, comme toute forme de vie, à la nature. L’histoire et les sciences sociales se sont construites sur un grand partage entre nature et culture, elles ont participé de la « rhétorique de la modernité » qui a mis en avant l’autonomie des sociétés humaines à l’égard de tous les déterminismes naturels, biologiques ou physiques, persuadées que l’humanité atteignait le stade ultime de son évolution et pourrait, grâce à ses techniques et à leur expansion continue, prendre en charge ion propre destin. Mais ce « paradigme de l’exception humaine » fondé sur la confiance Inébranlable dans la neutralité et la puissance des technologies se fissure aujourd’hui alors que nous vivons un temps d’accélération Inédit qui s’apparente de plus en plus à une fuite en avant produite par un capitalisme cherchant avant tout â garantir ses profits colossaux.
L’appel â l’innovation reste le principal moteur du progressisme moribond, le seul horizon d’un monde qui semble abandonner ses Idéaux et ses espérances. Le culte de l’Innovation s’est construit peu à peu, au croisement de l’économie et de la croissance, d’une nouvelle manière de concevoir les sociétés, les cultures, et les mondes naturels. Il s’est réifié à un point tel qu’il semble désormais impossible d’en sortir. Plus qu’à aucun autre moment de l’histoire, nous nous en sommes remis aux machines et aux technosciences pour construire nos vies, toute trajectoire alternative et toute bifurcation semblant désormais vaines. Pourtant, beaucoup s’accordent sur le fait que la vie ne saurait se limiter à la possession d’objets inutiles. De plus en plus s’imposent aussi l’urgence et la nécessité de « fabriquer une société plus vivable, plus conviviale, en cessant de placer une confiance absolue dans les grands appareils techniques de la modernité — de moins en moins efficaces et conviviaux, de plus en plus contre-productifs -, en se déprenant de l’espoir que la croissance économique puisse résoudre miraculeusement tous nos problèmes ». Le temps où on pouvait affirmer avec confiance que la croissance économique et son cortège de technologies annonçaient le bien-être universel – malgré les accidents et inégalités qui ponctuaient le chemin – semble bien révolu.
Désormais, avec l’effondrement environnemental annoncé, la saturation du monde en marchandises et les rendements décroissants qui surgissent partout – dans l’agriculture, les transports comme la gestion des déchets –, tous les signes d’un essoufflement du monde technologique semblent réunis. Depuis deux siècles, la quête du bonheur a été subsumée sous l’appareillage du quotidien, et repoussée comme une affaire individuelle. La multitude des chemins explorés pour donner un sens à la vie ont été ramenés à l’autoroute de l’efficacité et des plaisirs immédiats et factices. Pourtant, l’amour numérisé et ses rencontres aseptisées peuvent-ils satisfaire notre soif de reconnaissance et notre aspiration à la plénitude ? Les moralistes de notre temps ont raison d’interroger le sens d’un présent technologisé. Sommes-nous dans une nouvelle phase de « crise de la modernité », identique aux précédentes, avec ses prophéties catastrophistes rejouant les éternelles inquiétudes du passé ? Ne sommes-nous pas plutôt à l’aube d’arrangements et d’enjeux inédits qui donnent aux discours passés une nouvelle actualité ? L’enjeu n’est évidemment pas de revenir en arrière : la restauration d’un passé idéalisé et fantasmé est peu souhaitable et n’est d’ailleurs pas possible. L’alternative ne saurait être entre la catastrophe ou le retour en arrière, entre le progrès et la barbarie. Tous les discours et actions explorés dans ce livre montrent à quel point l’emprise croissante des techniques sur nos vies ne saurait être identifiée au « progrès ». Aujourd’hui plus qu’avant, il faut trouver les ressources pour sauver le progrès de ses illusions progressistes, car seul l’horizon d’un progrès peut nous faire agir, mais ce progrès doit être dissocié du changement technique car celui-ci ne peut plus être le seul étalon de mesure du bonheur des sociétés. L’enjeu est d’opérer un détour par le passé pour construire un avenir. Un avenir qui sera nécessairement technique mais qui impliquera aussi une réflexion poussée sur la place des techniques dans nos sociétés et nos vies, sur leurs limites et apories.
Face au déferlement et à l’accélération techniques qui transforment le monde et les rapports sociaux à un rythme inédit, l’une des solutions pourrait être de faire le choix de l’inaction et du ralentissement. Isabelle Stengers en appelle ainsi au ralentissement des sciences et à la civilisation des pratiques scientifiques, c’est-à-dire à leur confrontation avec l’ « extérieur » et ses points de vue contestataires et conflictuels. Civiliser les sciences et les techniques a été l’un des grands enjeux de la modernité : soumettre la fabrication des objets et des produits technoscientifiques à des fins désirables pour tous plutôt qu’au seul impératif du profit maximal demeure sans doute le plus grand défi qui nous attend. Ce défi pourra peut-être être relevé car, contrairement à ce qu’on croit souvent, il est toujours possible de « désinventer ». L’histoire des techniques et de leurs usages montre en effet combien les techniques sont souvent « désinventées », c’est-à-dire abandonnées et reléguées dans l’oubli. L’histoire est remplie de ces machines et inventions célébrées comme révolutionnaires avant d’être totalement oubliées ; même les avions supersoniques, les produits miracles comme l’amiante, le DDT ou les CFC ont été finalement proscrits. Plutôt que de céder au fatalisme, beaucoup de techniques – qu’elles soient numériques, nucléaires ou biotechnologiques – pourraient être arrêtées et stoppées et ces choix en faveur de l’inaction seraient peut-être les plus sages. En 2011, l’historien David Edgerton publiait un article intitulé « Éloge du luddisme » dans la revue scientifique Nature. Il y appelait les scientifiques à cesser les recherches inutiles en rejetant l’ « Impératif technologique ». C’est à cette seule condition, écrivait-il, que nous cesserons de « nous culpabiliser d’être hostiles à l’innovation ou en retard sur notre époque sous prétexte que nous refusons d’adopter une invention ». Au fond, « nous sommes libres de refuser les techniques que nous n’aimons pas, quand bien même des gourous et des gouvernements nous affirment de manière intéressée qu’il est primordial de les accepter ». L’histoire de l’invention n’est pas d’abord « l’histoire d’un futur inéluctable auquel nous devons nous adapter sous peine de disparaître, mais plutôt une histoire de futurs avortés ». L’opposition aux produits imaginés dans les laboratoires et aux innovations techniques est devenue nécessaire, indispensable même, pour éviter les catastrophes qui s’annoncent. La plupart des innovations ont d’ailleurs été des échecs, elles ont été oubliées ; de nombreux dispositifs qui semblaient miraculeux ont été relégués dans les poubelles de l’histoire. Pourquoi ne pas accepter cette possibilité ? Plutôt que d’abdiquer devant l’avenir qui se construit à marche forcée, avec ses prophètes futuristes, ne pourrions-nous pas nous considérer enfin libres de creuser des sillons oubliés en renonçant aux trajectoires qui conduisent si manifestement à des impasses ?
François Jarrige