Des mots chargés ! L’écriture comme discipline de combat (par Derrick Jensen)

Derrick Jensen (né le 19 décembre 1960) est un écrivain et activiste écologique américain, partisan du sabotage environnemental, vivant en Californie. Il a publié plusieurs livres très critiques à l'égard de la société contemporaine et de ses valeurs culturelles, parmi lesquels The Culture of Make Believe (2002) Endgame Vol1&2 (2006) et A Language Older Than Words (2000). Il est un des membres fondateurs de Deep Green Resistance.
Plus de renseignements sur l'organisation Deep Green Resistance et leurs analyses dans cet excellent documentaire qu'est END:CIV, disponible en version originale sous-titrée français en cliquant ici.
Article source: https://orionmagazine.org/article/loaded-words/

Des mots chargés

L’écriture comme discipline de combat

Récem­ment, j’ai repen­sé à ce que j’ai écrit il y a de ça qua­torze ans, et qui est deve­nu un de mes pas­sages les plus cités : « Chaque matin, lorsque je me réveille, je me demande si je devrais écrire ou faire sau­ter un bar­rage. » Bien que j’aie foi en mon tra­vail d’é­cri­vain, je savais que ce n’é­tait pas un manque de mots qui tuait les sau­mons dans le Paci­fique Nord-ouest, mais la pré­sence de barrages.

Depuis lors, les choses se sont beau­coup aggra­vées pour les sau­mons, comme pour presque tout ce qui vit sur terre. Aujourd’hui, nous connais­sons tous les sta­tis­tiques, ou nous devrions. 200 espèces s’éteignent chaque jour, 90% des grands pois­sons dans les océans ont dis­pa­ru, plus de 98% des forêts natives ont été détruites, 99% des prai­ries, et ain­si de suite. Les indi­ca­teurs bio­lo­giques tendent pra­ti­que­ment tous dans la mau­vaise direc­tion. Les com­mu­nau­tés natives – humaines et non-humaines – sont atta­quées. Là où je vis, les popu­la­tions de gre­nouilles se sont effon­drées, comme celles des tri­tons, celles des papillons, celles des cou­sins, des libel­lules, des limaces, et celles des oiseaux chan­teurs. Les popu­la­tions de cor­beaux se sont effon­drées. Celles des chauves-sou­ris. Celles des ours lai­neux, des papillons de nuit, des bour­dons et des abeilles sau­vages. & il ne s’agit que des espèces dont j’ai remar­qué l’effondrement. Les sau­mons, bien sûr, conti­nuent à dis­pa­raître. À ce rythme-là je leur donne 15 ans. Si nous pou­vons faire effon­drer la civi­li­sa­tion indus­trielle dans les 15 pro­chaines années, je pense qu’ils pour­raient s’en sor­tir. Plus long­temps, ils n’y sur­vi­vraient pas.

Où, alors, l’écriture trouve-t-elle sa place ? Bien trop d’entre nous ont oublié, ou n’ont jamais su, que les mots peuvent ser­vir d’armes au ser­vice de nos com­mu­nau­tés. Bien trop d’entre nous ont oublié, ou n’ont jamais su, que les mots devraient être uti­li­sés comme des armes au ser­vice de nos com­mu­nau­tés. Depuis bien trop long­temps, trop de cri­tiques et pro­fes­seurs nous disent que la lit­té­ra­ture devrait être apo­li­tique (comme si c’était pos­sible), et que même les essais et les œuvres jour­na­lis­tiques devraient être « neutres » ou « objec­tifs » (comme si, encore une fois, c’était pos­sible). Si vous vou­lez envoyer un mes­sage, nous ont-ils dit, uti­li­sez Wes­tern Union. Il m’est arri­vé de dis­cu­ter avec un écri­vain bio­lo­giste ayant refu­sé d’accoler son nom à une cam­pagne de pro­tec­tion d’une espèce à laquelle il avait consa­cré un ouvrage, et qui affir­mait, pour se jus­ti­fier : « Je suis un écri­vain. Je dois res­ter neutre. »

Tan­dis que le monde est en train d’être assas­si­né, une telle pos­ture est inex­cu­sable. C’est immo­ral. & cela témoigne d’une immense igno­rance quant au rôle de l’é­cri­vain. Ces gens-là n’ont-ils donc jamais enten­du par­ler de Stein­beck, Dickens, Crane ou de Vic­tor Hugo ? De Char­lotte Per­kins Gil­man ? De Rachel Car­son ? De Fre­de­rick Dou­glass ? Har­riet Bee­cher Stowe ? Alexan­dra Kol­lon­tai ? George Eliot ? Katha­rine Bur­de­kin ? Zora Neale Hurs­ton ? Andrea Dwor­kin ? B. Tra­ven ? Upton Sin­clair ? Tolstoï ?

Je ne serais pas qui je suis, et je n’écrirais pas ce que j’écris, si je n’avais appris de mes pré­dé­ces­seurs ayant refu­sé de croire que les écri­vains doivent être apo­li­tiques, neutres ou objec­tifs. La véri­té est plus impor­tante, disent-ils. Plus impor­tante que l’argent. Plus impor­tante que la célé­bri­té. Plus impor­tante que votre car­rière. Plus impor­tante que vos pré­ju­gés. Sui­vez la véri­té – sui­vez les mots et les idées – par­tout où ils vous entraînent. Les mots comptent, disent-ils. L’art compte. La lit­té­ra­ture compte. Les mots, la lit­té­ra­ture et l’art peuvent chan­ger les vies, et l’Histoire. Assu­rez-vous que vos mots, votre art et votre lit­té­ra­ture orientent les gens, indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment, vers la jus­tice et la sou­te­na­bi­li­té. Ils nous ont dit que la lit­té­ra­ture qui sou­tient le capi­ta­lisme est immo­rale. Que la lit­té­ra­ture qui sou­tient le sys­tème patriar­cal est immo­rale. Que la lit­té­ra­ture qui ne résiste pas contre l’oppression est immo­rale. Mais éga­le­ment que vous pou­viez aider à la créa­tion d’une lit­té­ra­ture de morale et de résis­tance, et tout comme chaque nou­velle géné­ra­tion doit créer cette lit­té­ra­ture, avec l’aide des géné­ra­tions l’ayant pré­cé­dée, main dans la main, ceux qui vien­dront après auront besoin des vôtres.

On m’a aus­si appris que l’art pou­vait être, était, et, pour être moral, devait être, une dis­ci­pline de combat.

Recon­naître que l’art peut être une dis­ci­pline de com­bat fait par­tie du pro­ces­sus néces­saire au chan­ge­ment social, mais cela ne fait pas tout. Si trop peu d’entre nous se sou­viennent que les mots peuvent être des armes, encore moins se sou­viennent que, comme armes, les mots ne sont pas capables de se battre seuls. Les mots seuls ne détrônent pas les dic­ta­teurs, ils ne stoppent pas le capi­ta­lisme, l’op­pres­sion, l’ex­tinc­tion des espèces, le réchauf­fe­ment pla­né­taire, ils n’éliminent pas les bar­rages. Fina­le­ment, quelqu’un doit véri­ta­ble­ment faire quelque chose. Vient un moment où quelqu’un doit phy­si­que­ment déman­te­ler les infra­struc­tures per­met­tant la méta­stase capi­ta­liste, l’op­pres­sion, l’ex­tinc­tion des espèces et l’accélération du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, le main­tien des dic­ta­teurs et des barrages.

Cette tâche nous incombe à tous.

Un ami et men­tor m’a un jour deman­dé : « Quels sont les pro­blèmes les plus vastes, les plus pres­sants, que tu peux aider à résoudre en uti­li­sant les dons qui te sont propres dans cet uni­vers ? » Cette ques­tion expose pré­ci­sé­ment là où j’ai réus­si en tant qu’é­cri­vain et être humain, et pré­ci­sé­ment là où j’ai échoué.

Par bien des aspects, on pour­rait consi­dé­rer mon acti­vi­té d’écrivain comme étant un suc­cès dépas­sant tout ce dont je rêvais quand j’étais jeune. J’ai écrit 20 livres. Les gens semblent appré­cier les lire et se rendre à mes confé­rences, ce qui m’honore plus que tout. Mal­gré la véri­té du bon vieux cli­ché sur l’écriture, comme quoi c’est un ter­rible moyen de gagner sa vie mais une excel­lente façon de vivre sa vie, écrire m’a au moins per­mis de sub­sis­ter finan­ciè­re­ment ces der­nières années. Plus impor­tant que tout ça, cepen­dant, j’ai été fidèle envers ma muse, et j’ai au moins essayé de dire la véri­té telle que j’en suis venu à la com­prendre. J’ai par­fois réus­si à arti­cu­ler cer­taines de ces choses vraies gra­vées au fond de mon cœur, et par là-même j’en ai aidé d’autres, je l’espère, à arti­cu­ler cer­taines de ces choses vraies qu’ils ont au fond des leurs.

C’est tout, en ce qui concerne le côté posi­tif. Mais le fait est que si nous jugeons mon ouvrage, ou celui de qui que ce soit, selon le cri­tère le plus impor­tant de tous, en fait selon le seul qui compte vrai­ment, c’est-à-dire la san­té de la pla­nète, mon ouvrage (et celui des autres) est un échec total. Parce que mon ouvrage n’a pas arrê­té le meurtre de la pla­nète. Ni, d’ailleurs, celui de qui que ce soit. Nous n’a­vons même pas réus­si à le ralen­tir. Il est embar­ras­sant de devoir expli­quer pour­quoi c’est là le seul cri­tère qui importe réel­le­ment, mais, au point où nous en sommes, l’embarras est le der­nier de nos sou­cis. La san­té de la pla­nète est le seul cri­tère qui importe réel­le­ment parce que sans une pla­nète vivante plus rien n’im­porte, puisque plus rien n’existe. Com­pa­ré à cela, le nombre de livres qu’on peut publier ne compte pas. S’as­su­mer finan­ciè­re­ment ne compte pas. La vie en elle-même est plus impor­tante que ce que l’on crée.

Ces jours-ci, au réveil, je suis encore moins cer­tain de ce que ma déci­sion d’é­crire soit la bonne. Je sais qu’une culture de résis­tance a besoin de toutes formes d’ac­tions, de l’é­cri­ture à la mani­fes­ta­tion, jusqu’au déman­tè­le­ment phy­sique de toutes ces infra­struc­tures des­truc­trices. & que trop peu de gens incitent à entre­prendre des actions à la mesure de ce qui menace la pla­nète. Ain­si, pour le meilleur et pour le pire, la plu­part des matins, arti­cu­ler la véri­té, la défendre et inci­ter d’autres à la défendre à leur manière est la méthode de com­bat que j’ai choisie.

Le temps de l’at­tente est pas­sé depuis déjà long­temps. Il est temps de stop­per cette culture qui détruit la vie sur terre. Alors pre­nez ma main. Pre­nez la main de tous ceux qui sont venus avant nous. Mais gar­dez une main libre, pour un poing levé ou pour prendre la plume. La san­té des océans, des forêts, des rivières, des sau­mons, des estur­geons et des oiseaux migra­teurs est bien plus impor­tante que nos indi­vi­dua­li­tés ou que nos suc­cès per­son­nels. Leur san­té sera la mesure de notre réussite.

Der­rick Jensen


Tra­duc­tion : Nico­las CASAUX

 

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