Nous ne devrions pas exister — La philosophie de l’antinatalisme (par David Benatar)

Le texte qui suit, tra­duit par nos soins (article ori­gi­nal en anglais à cette adresse), nous semble poser des ques­tions et des remarques inté­res­santes (peu ou jamais dis­cu­tées). Cela dit, celles-ci semblent plus cor­res­pondre à l’être humain indus­triel civi­li­sé qu’à l’indigène/autochtone inci­vi­li­sé, vivant de et avec l’écosystème dont il fait par­tie. En effet, en ce qui concerne les souf­frances de la vie dont parle David Bena­tar, liées par exemple aux mala­dies dégé­né­ra­tives, entre autres, celles-ci sont le plus sou­vent des mala­dies dites de « civi­li­sa­tion » ; à pro­pos de la « des­truc­ti­vi­té » inhé­rente à l’homme, qu’il men­tionne, ce com­por­te­ment semble carac­té­ri­ser une fois de plus l’être humain indus­triel civi­li­sé et pas l’indigène/autochtone inci­vi­li­sé, dont la culture lui a par­fois per­mis (et lui per­met encore dans quelques cas) de vivre en har­mo­nie, pen­dant des mil­liers d’années, sur un ter­ri­toire, sans le détruire.


La philosophie de l’antinatalisme

Par le professeur David Benatar (Université du Cap, Afrique du Sud)

15 juillet 2015

Aupa­ra­vant, il était rare que mes élèves me demandent si j’avais vu un épi­sode par­ti­cu­lier d’une série télé­vi­sée. Cela a chan­gé lorsque True Detec­tive a été dif­fu­sée et lorsque les élèves se sont mis à me deman­der si j’avais vu cette série. Ce qui a sou­le­vé ces ques­tions, ai-je fini par apprendre, c’étaient les remarques anti­na­ta­listes du détec­tive Rus­tin Cohle, ain­si que le fait que Nic Piz­zo­lat­to, le scé­na­riste, ait recon­nu dans une inter­view que mon livre anti­na­ta­liste, Bet­ter Never to Have Been (« Mieux vau­drait ne pas exis­ter ») [1], fai­sait par­tie des tra­vaux ayant ins­pi­ré la vision du monde de Rust Cohle [2].

Cela m’a for­te­ment sur­pris, ain­si que d’autres, qu’une “telle série télé­vi­sée dif­fuse de façon si fla­grante une phi­lo­so­phie sombre … [l’antinatalisme]…  qui sug­gère que nous devrions ces­ser de nous repro­duire” [3]. Une large audience a alors pris connais­sance de cette morose vision du monde.

Le risque, cepen­dant, c’est que l’antinatalisme soit étroi­te­ment asso­cié au per­son­nage de Rust Cohle par ceux dont la seule expo­si­tion à cette vision du monde se fait par le biais de True Detec­tive. L’antinatalisme ris­que­rait alors d’être confon­du ou asso­cié à d’autres sombres carac­té­ris­tiques du per­son­nage de Rust Cohle, dont le nihi­lisme, la vio­lence et l’alcoolisme.

L’antinatalisme est le point de vue selon lequel nous devrions ces­ser de pro­créer – qu’il est mau­vais d’avoir des enfants. Plu­sieurs routes mènent à cette conclu­sion. Cer­taines d’entre elles pour­raient être qua­li­fiées de « phi­lan­thro­piques ». Elles émanent de pré­oc­cu­pa­tions pour les humains qui seront ame­nés à exis­ter si nous pro­créons. Selon ces argu­ments, la vie est pleine de souf­france et nous ne devrions pas en rajou­ter. Beau­coup de pro­na­ta­listes réfutent cette affir­ma­tion et pré­tendent, au moins, que dans la vie le bon l’emporte sur le mau­vais. Ils devraient se sou­ve­nir de ce qui suit.

Tout d’abord, de nom­breuses preuves issues de recherches psy­cho­lo­giques sug­gèrent que les gens (la plu­part) ont ten­dance à faire preuve d’un opti­misme biai­sé et sont sou­mis à d’autres traits psy­cho­lo­giques les pous­sant à sous-esti­mer la part de mal­heur dans leur vie [4]. Nous avons donc une excel­lente rai­son de ne pas faire confiance au constat enjoué que la plu­part des gens font de leur vie.

Deuxiè­me­ment, une étude minu­tieuse nous montre toute la souf­france que l’on y trouve. Consi­dé­rez, par exemple, les mil­lions qui vivent dans la pau­vre­té, et souffrent donc de la vio­lence ou de sa menace. La détresse et le trouble psy­cho­lo­giques sont très répan­dus. Les taux de dépres­sion sont éle­vés. Tout le monde souffre de frus­tra­tions et de deuils. La vie est sou­vent ponc­tuée par des périodes de mau­vaise san­té. Cer­taines pas­se­ront sans effet durable mais d’autres lais­se­ront des séquelles à vie. Dans les plus pauvres endroits du monde, les mala­dies infec­tieuses repré­sentent la majeure par­tie du far­deau des mala­dies. Cepen­dant, ceux du monde déve­lop­pé ne sont pas épar­gnés par ces dou­lou­reuses mala­dies. Ils souffrent de crises car­diaques, de diverses mala­dies dégé­né­ra­tives et de cancer.

Troi­siè­me­ment, même si l’on pense que le meilleur des vies humaines est (assez) bon, pro­créer c’est infli­ger, à l’être que vous créez, des risques inac­cep­tables de souf­frances gro­tesques, même si cela ne se pro­duit qu’en fin de vie. Par exemple, 40% des hommes et 37% des femmes, en Grande-Bre­tagne, déve­lop­pe­ront un can­cer durant leur exis­tence. Ce sont des sta­tis­tiques ter­ribles. Infli­ger cela à une autre per­sonne en la met­tant au monde est irres­pon­sable. Rust Cohle exprime cette idée lorsqu’il dit pen­ser à « l’hubris qu’il faut pour extir­per une âme du néant et la plon­ger là-dedans… la pro­je­ter à tra­vers cette broyeuse… » [5] (sa réfé­rence aux âmes doit mani­fes­te­ment être consi­dé­rée comme une métaphore).

Une autre voie menant à l’antinatalisme résulte d’un argu­ment que je qua­li­fie de “misan­thrope”. Selon cet argu­ment les humains sont une espèce pro­fon­dé­ment mau­vaise et des­truc­trice, res­pon­sable de la souf­france et de la mort de mil­liards d’animaux humains et non-humains. [6] Si ce niveau de des­truc­tion était le fait d’une autre espèce, nous recom­man­de­rions rapi­de­ment que ses nou­veaux membres ne voient pas le jour.

Bien que Rus­tin Cohle n’emploie pas expli­ci­te­ment la misan­thro­pie pour sou­te­nir son anti­na­ta­lisme, il l’est cer­tai­ne­ment. Il observe par exemple, à juste titre, que « les gens qui ne sont pas sujets à la culpa­bi­li­té passent géné­ra­le­ment un bon moment ». [7] Ses infé­rences misan­thropes ne sont pas néces­sai­re­ment celles qu’un anti­na­ta­liste sou­tien­drait. Par exemple, pour jus­ti­fier sa propre vio­lence (« noble »), il dit que « le monde a besoin d’hommes mau­vais. Nous le pro­té­geons des autres hommes mau­vais ». [8] Les anti­na­ta­listes ne s’accordent pas quant à savoir si ou quand la vio­lence est ou non jus­ti­fiée. L’antinatalisme n’est pas une théo­rie morale com­plète, seule­ment un point de vue sur la mora­li­té de la pro­créa­tion. Cepen­dant, il est peu pro­bable que la vio­lence jus­ti­cière, dans laquelle s’engagent Rus­tin Cohle et son par­te­naire Mar­tin Hart, puisse être jus­ti­fiée si des consi­dé­ra­tions morales per­ti­nentes étaient utilisées.

L’antinatalisme n’implique pas non plus le recours à l’alcoolisme. Consom­mé en excès, l’alcool tend à faire empi­rer et non pas à amé­lio­rer la vie – à la fois pour ceux qui le boivent et pour ceux qui sont en contacts avec ceux qui com­mettent ces abus.

Une ten­dance com­mune asso­cie les anti­na­ta­listes aux nihi­listes. Rust Cohle pré­tend être un nihi­liste. Cepen­dant, en dépit de ses affir­ma­tions, comme Nic Piz­zo­lat­to lui-même le sou­ligne, Rust n’est pas un nihi­liste. [9] Les nihi­listes (de la valeur) pensent que rien n’importe, mais Rust, et les anti­na­ta­listes en géné­ral, pensent que beau­coup de choses importent. La souf­france des gens, par exemple, importe. L’antinatalisme se fonde sur une pro­fonde pré­oc­cu­pa­tion quant à la valeur plu­tôt qu’à son absence.

Ce ne sont pas que les humains, mais aus­si les autres ani­maux, ou au moins les ani­maux sen­sibles, qui se retrouvent lésés lorsqu’amenés à exis­ter. La malé­dic­tion élé­men­taire de la conscience accable tous les êtres vivants. Néan­moins, beau­coup d’antinatalistes se concentrent sur les humains. Les rai­sons sont mul­tiples. Par­mi elles, le fait que les humains (nor­maux, en bonne san­té, adultes) feraient face à la malé­dic­tion d’une conscience de soi plus pous­sée. Pour des rai­sons simi­laires, la plu­part des humains sont, au moins en prin­cipe, capables de se poser des ques­tions sur le fait de procréer.

Il faut cepen­dant sou­li­gner que de nom­breux humains ne pensent qua­si­ment pas à leurs actions pro­créa­trices. Peut-être est-ce parce que les humains ne dif­fèrent pas autant qu’ils aiment à le pen­ser des autres ani­maux non-humains. Nous sommes, à l’instar des autres ani­maux, les pro­duits de l’évolution, et pos­sé­dons donc les ins­tincts bio­lo­giques que de tels pro­duits seraient ame­nés à pré­sen­ter. Rust recon­nait cet obs­tacle lorsqu’il dit :

« Je pense que la chose hono­rable que devrait faire notre espèce, c’est renier sa pro­gram­ma­tion, ces­ser sa repro­duc­tion. Mar­cher main dans la main avec l’extinction lors d’une der­nière soi­rée, à minuit. Des frères et sœurs choi­sis­sant de renon­cer à la donne qu’on leur a pré­sen­tée ». [10]

Il est impor­tant de sou­li­gner que l’antinatalisme, bien qu’encourageant l’extinction humaine, est un point de vue sur des moyens par­ti­cu­liers menant à cette extinc­tion – à savoir la non-pro­créa­tion. Les anti­na­ta­listes n’encouragent ni le sui­cide ni le « spé­ci­cide », comme le pré­tendent cer­taines cri­tiques mal­in­ten­tion­nées. Rien n’est per­du lorsqu’on ne vient pas au monde. Au contraire, ces­ser d’exister a un coût. Le sui­cide, en par­ti­cu­lier, est très dif­fi­cile, c’est pour­quoi Rust répond à la ques­tion de Mar­ty « alors à quoi sert de se lever chaque matin » en expli­quant qu’il « n’a pas ce qu’il faut pour com­mettre un sui­cide » [11]. Le meurtre et le spé­ci­cide posent encore plus de pro­blèmes moraux, y com­pris, mais pas seule­ment, la vio­la­tion des droits de ceux qui pré­fè­re­raient ne pas mourir.

Rust Cohle n’est pas un anti­na­ta­liste pré­coce. Il l’est deve­nu trop tard pour épar­gner à sa fille de venir au monde. En effet, il a fal­lu qu’elle meure pour qu’il réa­lise à quel point il est arro­gant d’infliger les risques de l’existence à une pro­gé­ni­ture. Il se trompe alors lorsqu’il dit que « en ce qui concerne ma fille, elle m’a épar­gné le péché d’être père ». [12] Le péché d’être père est le fait de mettre au monde un enfant, pas celui de l’élever. […]

David Bena­tar


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux


Foot­notes & References

[1] David Bena­tar, Bet­ter Never to Have Been : The Harm of Coming into Exis­tence, Oxford : Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2006. [2] Michael Calia, “Wri­ter Nic Piz­zo­lat­to on Tho­mas Ligot­ti and the Weird Secrets of ‘True Detec­tive’, The Wall Street Jour­nal, 2 Februa­ry 2014, http://blogs.wsj.com/speakeasy/2014/02/02/writer-nic-pizzolatto-on-thomas-ligotti-and-the-weird-secrets-of-true-detective/tab/print/ (Acces­sed, 26 Februa­ry 2015). [3] Michael Calia, “The most sho­cking thing about HBO’s ‘True Detec­tive’”, The Wall Street Jour­nal, 30 Janua­ry 2014, http://blogs.wsj.com/speakeasy/2014/01/30/the-most-shocking-thing-about-hbos-true-detective/tab/print/ (Acces­sed, 23 March 2015) [4] I sur­vey some of this evi­dence in Bet­ter Never to Have Been, pp. 64–69. [5] The True Detec­tive, Epi­sode 2. [6] This argu­ment is pre­sen­ted in Chap­ter 4 of David Bena­tar and David Was­ser­man, Deba­ting Pro­crea­tion : Is it Wrong to Repro­duce?, New York : Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2015. [7] The True Detec­tive, Epi­sode 3. [8] The True Detec­tive, Epi­sode 3. [9] Michael Calia, “Wri­ter Nic Piz­zo­lat­to on Tho­mas Ligot­ti and the Weird Secrets of ‘True Detec­tive’”, The Wall Street Jour­nal, 2 Februa­ry 2014, http://blogs.wsj.com/speakeasy/2014/02/02/writer-nic-pizzolatto-on-thomas-ligotti-and-the-weird-secrets-of-true-detective/tab/print/ (Acces­sed, 26 Februa­ry 2015). [10] The True Detec­tive, Epi­sode 1. [11] Ibid. [12] The True Detec­tive, Epi­sode 2.
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