Paul Magnette et la mystification écosocialiste (par Nicolas Casaux)

Mani­feste éco­so­cia­liste paru il y a envi­ron deux semaines, La Vie large a été pro­mu par un cer­tain nombre de médias grand public (France 5, Radio France, Paris Match, etc.). Son auteur, Paul Magnette, est un homme poli­tique belge fran­co­phone membre du Par­ti socia­liste, qui a tour à tour été « ministre wal­lon de la San­té », puis « ministre fédé­ral du Cli­mat et de l’Éner­gie », puis « ministre fédé­ral des Entre­prises publiques, de la Poli­tique scien­ti­fique et de la Coopé­ra­tion au déve­lop­pe­ment », etc.

La Vie large n’apporte pas grand-chose de nou­veau à la réflexion éco­so­cia­liste. Si on y trouve de justes cri­tiques du capi­ta­lisme, de la finance, de cer­taines indus­tries (fos­siles notam­ment), la cri­tique du capi­ta­lisme qu’il pro­pose est assez par­tielle. Prin­ci­pa­le­ment parce que le capi­ta­lisme, selon Paul Magnette, désigne essen­tiel­le­ment « les mul­ti­na­tio­nales des éner­gies fos­siles, de la chi­mie et de l’agro-alimentaire, la finance, les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales por­teuses de l’idéologie néo­li­bé­rale ». Magnette pré­tend pour­tant « s’attaquer radi­ca­le­ment aux fon­de­ments de nos modes de pro­duc­tion et de consommation ».

En réa­li­té, il se contente, comme toute le monde, de pro­mou­voir une tran­si­tion (tech­no­lo­gique, éco­no­mique, poli­tique, sociale, etc.) en direc­tion d’une civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle pré­ten­du­ment durable. D’un côté, il nous faut « arrê­ter d’extraire, de raf­fi­ner et de brû­ler les éner­gies fos­siles ; mettre fin à la défo­res­ta­tion et à l’extraction mas­sive d’autres res­sources natu­relles, et ces­ser de fabri­quer des pro­duits jetables », il faut que « les dépla­ce­ments en voi­ture indi­vi­duelle, en avion et en bateau, la consom­ma­tion de don­nées digi­tales ou de pro­téines ani­males » dimi­nuent « dans les pays les plus pros­pères » afin que les autres puissent « conti­nuer à se développer ».

D’un autre côté, « nombre d’autres sec­teurs peuvent et même doivent voir leur acti­vi­té conti­nuer de croître si l’on veut réus­sir la tran­si­tion. C’est le cas notam­ment de la fabri­ca­tion de véhi­cules élec­triques légers, du déve­lop­pe­ment et de la main­te­nance des sources d’énergie renou­ve­lable, du maraî­chage, de l’agriculture et de l’élevage agroé­co­lo­giques, de la pro­duc­tion de maté­riaux de construc­tion et d’isolation renou­ve­lables, et de l’ensemble des acti­vi­tés de recy­clage asso­ciées à ces pro­duc­tions… C’est le cas aus­si de l’aménagement des bâti­ments et des espaces publics, et du déve­lop­pe­ment des trans­ports en com­mun, ce qui sup­pose de conti­nuer à pro­duire de l’acier, du verre et du ciment, des com­po­sants élec­triques et électroniques… »

Sur le plan éco­lo­gique, la vision éco­so­cia­liste est a mini­ma très dou­teuse. L’industrialisation modé­rée, durable, qu’elle prône, semble davan­tage rele­ver du vœu pieux que d’une réflexion sérieuse. Paul Magnette fait l’éloge du « poten­tiel de l’éolien », qui « est deux fois supé­rieur à nos besoins, et celui du solaire vingt fois supé­rieur », et sou­ligne que « dans moins de dix ans, ces éner­gies renou­ve­lables pour­ront concur­ren­cer les éner­gies fos­siles dans des sec­teurs cou­vrant plus des deux tiers des émis­sions mon­diales ». Il recon­nait cepen­dant que « se pro­cu­rer les immenses quan­ti­tés de métaux et de miné­raux, fer, plomb, cuivre, zinc, alu­mi­nium… néces­saires pour accom­plir cette tran­si­tion consti­tue un réel défi ». Euphé­misme — en outre, « se pro­cu­rer les immenses quan­ti­tés de métaux et de miné­raux, fer, plomb, cuivre, zinc, alu­mi­nium… néces­saires pour accom­plir cette tran­si­tion » semble assez peu com­pa­tible avec « mettre fin à […] l’extraction mas­sive d’autres res­sources naturelles ».

Non seule­ment le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies et des indus­tries de pro­duc­tion d’énergie pré­ten­du­ment renou­ve­lable, verte, propre, etc., implique des dégra­da­tions éco­lo­giques mas­sives, mais tout le reste aus­si. Toutes les indus­tries impliquent des dégra­da­tions et des pol­lu­tions. Et le recy­clage — éner­gi­vore, jamais par­fait — est loin d’être une recette magique per­met­tant de conser­ver un mode de vie indus­triel pour l’éternité. L’idée selon laquelle la socié­té indus­trielle pour­rait être ren­due sou­te­nable, durable, éco­lo­gique, grâce au pas­sage au 100% renou­ve­lables et grâce à des « coopé­ra­tives de recy­clage », des « ate­liers de répa­ra­tion de vélos et d’appareils ména­gers », et d’autres choses de ce genre, comme le sou­haite Paul Magnette, est donc, encore une fois, très douteuse.

Sur le plan social, la vision éco­so­cia­liste paraît tout aus­si dou­teuse. Pour rendre nos pré­ten­dues « démo­cra­ties repré­sen­ta­tives » (que Paul Magnette semble réel­le­ment consi­dé­rer comme telles) davan­tage démo­cra­tiques, Paul Magnette, comme les autres éco­so­cia­listes, pro­pose l’oxymore en vogue de la « pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique ». Cette pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique vien­drait rem­pla­cer l’ancienne, faus­se­ment démo­cra­tique. Mais selon toute pro­ba­bi­li­té, une pla­ni­fi­ca­tion démo­cra­tique, c’est comme un État démo­cra­tique, c’est une chi­mère. Dans l’utopie éco­so­cia­liste, il y a tou­jours des gou­ver­nants et des gou­ver­nés, des pla­ni­fi­ca­teurs et des pla­ni­fiés, mais appa­rem­ment, grâce aux nou­velles « tech­no­lo­gies de l’information », qui « per­mettent de col­lec­ter des don­nées très pré­cises en temps réel et avec de faibles moyens », un dia­logue effi­cace entre pla­ni­fi­ca­teurs et pla­ni­fiés pour­ra s’instaurer, ren­dant la pla­ni­fi­ca­tion (télé-)démocratique. « Il n’est d’ailleurs pas un de ces soi-disant enne­mis de l’unification du monde, jusqu’aux plus gau­chistes, qui ne s’enthousiasme des pos­si­bi­li­tés de télé­dé­mo­cra­tie offertes par les “réseaux” », remar­quait iro­ni­que­ment Jaime Sem­prun il y a 25 ans (L’Abime se repeuple, 1997).

Cela dit, Paul Magnette est loin d’être un enne­mi de « l’u­ni­fi­ca­tion du monde ». Selon lui, toutes les grandes orga­ni­sa­tions exis­tantes, États, Union euro­péenne, ONU, etc., sont à conser­ver. À l’ins­tar de nombre d’é­co­so­cia­listes, Paul Magnette célèbre le « gou­ver­ne­ment mon­dial qui a com­men­cé à prendre corps avec la Socié­té des Nations puis les Nations unies ». Il place tout son espoir dans l’idée selon laquelle, grâce à ce gou­ver­ne­ment mon­dial « naî­tra un jour une forme encore imper­cep­tible de démo­cra­tie mon­diale » (de télé­dé­mo­cra­tie mon­diale). Mais la réa­li­té semble loin de sug­gé­rer qu’une telle réa­li­sa­tion est pos­sible. Les dyna­miques exis­tantes tendent plu­tôt vers une dépos­ses­sion tou­jours plus pous­sée des indi­vi­dus. L’idée selon laquelle toutes les orga­ni­sa­tions et tous les sys­tèmes de domi­na­tion imper­son­nelle (l’État, les orga­ni­sa­tions supra-éta­tiques, le sys­tème mar­chand, le tra­vail, etc.) pour­raient être ren­dus démo­cra­tiques (grâce aux « tech­no­lo­gies de l’information » et aux diverses réformes et autres « pro­cé­dures hybrides, mêlant repré­sen­ta­tion et par­ti­ci­pa­tion directe » qu’imaginent Paul Magnette, en s’inspirant de divers pen­seurs) est, elle aus­si, hau­te­ment dou­teuse. Si, sur le papier, cela peut sem­bler inté­res­sant, en pra­tique, cela à toutes les chances de ne pas fonc­tion­ner du tout, ou de n’être jamais sérieu­se­ment implémenté.

Les impli­ca­tions sociales de la tech­no­lo­gie et du mode de pro­duc­tion indus­triel (leurs exi­gences en matière de stra­ti­fi­ca­tion sociale, de divi­sion et spé­cia­li­sa­tion du tra­vail, par exemple), ne sont jamais discutées.

Bref, la vision éco­so­cia­liste semble tou­jours aus­si chimérique.

Plu­tôt que d’encourager les pays non-indus­tria­li­sés ou peu indus­tria­li­sés (peu « déve­lop­pés ») à « conti­nuer de se déve­lop­per », comme le pro­pose Paul Magnette, il serait infi­ni­ment plus sou­hai­table, plus intel­li­gent, comme le sug­gé­rait Ivan Illich dans l’introduction de La Convi­via­li­té, d’aider ceux qui « le peuvent encore » à « évi­ter de tra­ver­ser l’âge indus­triel », et à s’orienter « dès à pré­sent » vers « un mode de pro­duc­tion fon­dé sur un équi­libre post­in­dus­triel — celui-là même auquel les nations surin­dus­tria­li­sées vont être accu­lées par la menace du chaos ». Autre­ment dit, ce qui est sou­hai­table (et pos­sible), ce n’est pas que tous les pays du monde se hissent au niveau d’industrialisation du nôtre, mais que toutes les popu­la­tions du monde adoptent des modes de vie post­in­dus­triels (ou, le cas échéant, conservent les modes de vie non-indus­triels qui sont les leurs), orga­ni­sés autour de tech­no­lo­gies démo­cra­tiques, de tech­no­lo­gies douces ou « basses tech­no­lo­gies », dans le cadre de leurs ter­ri­toires écologiques.

Il y a, a mini­ma, des ques­tions impor­tantes à se poser sur les impli­ca­tions (les exi­gences) sociales du mode de vie indus­triel, de la tech­no­lo­gie, sur la rigueur des pré­ten­tions selon les­quelles il est pos­sible d’avoir un mode de vie indus­triel sou­te­nable, éco­lo­gique, grâce aux éner­gies renou­ve­lables, etc. Et mal­heu­reu­se­ment, les éco­so­cia­listes n’encouragent tou­jours pas ces ques­tion­ne­ments (n’envisagent pas un ins­tant qu’afin de consti­tuer des socié­tés réel­le­ment socia­listes, démo­cra­tiques, et éco­lo­giques, il puisse être néces­saire de renon­cer au mode de vie tech­no-indus­triel, aux grandes orga­ni­sa­tions de masse, etc.).

Nico­las Casaux

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