Manifeste écosocialiste paru il y a environ deux semaines, La Vie large a été promu par un certain nombre de médias grand public (France 5, Radio France, Paris Match, etc.). Son auteur, Paul Magnette, est un homme politique belge francophone membre du Parti socialiste, qui a tour à tour été « ministre wallon de la Santé », puis « ministre fédéral du Climat et de l’Énergie », puis « ministre fédéral des Entreprises publiques, de la Politique scientifique et de la Coopération au développement », etc.
La Vie large n’apporte pas grand-chose de nouveau à la réflexion écosocialiste. Si on y trouve de justes critiques du capitalisme, de la finance, de certaines industries (fossiles notamment), la critique du capitalisme qu’il propose est assez partielle. Principalement parce que le capitalisme, selon Paul Magnette, désigne essentiellement « les multinationales des énergies fossiles, de la chimie et de l’agro-alimentaire, la finance, les institutions internationales porteuses de l’idéologie néolibérale ». Magnette prétend pourtant « s’attaquer radicalement aux fondements de nos modes de production et de consommation ».
En réalité, il se contente, comme toute le monde, de promouvoir une transition (technologique, économique, politique, sociale, etc.) en direction d’une civilisation techno-industrielle prétendument durable. D’un côté, il nous faut « arrêter d’extraire, de raffiner et de brûler les énergies fossiles ; mettre fin à la déforestation et à l’extraction massive d’autres ressources naturelles, et cesser de fabriquer des produits jetables », il faut que « les déplacements en voiture individuelle, en avion et en bateau, la consommation de données digitales ou de protéines animales » diminuent « dans les pays les plus prospères » afin que les autres puissent « continuer à se développer ».
D’un autre côté, « nombre d’autres secteurs peuvent et même doivent voir leur activité continuer de croître si l’on veut réussir la transition. C’est le cas notamment de la fabrication de véhicules électriques légers, du développement et de la maintenance des sources d’énergie renouvelable, du maraîchage, de l’agriculture et de l’élevage agroécologiques, de la production de matériaux de construction et d’isolation renouvelables, et de l’ensemble des activités de recyclage associées à ces productions… C’est le cas aussi de l’aménagement des bâtiments et des espaces publics, et du développement des transports en commun, ce qui suppose de continuer à produire de l’acier, du verre et du ciment, des composants électriques et électroniques… »
Sur le plan écologique, la vision écosocialiste est a minima très douteuse. L’industrialisation modérée, durable, qu’elle prône, semble davantage relever du vœu pieux que d’une réflexion sérieuse. Paul Magnette fait l’éloge du « potentiel de l’éolien », qui « est deux fois supérieur à nos besoins, et celui du solaire vingt fois supérieur », et souligne que « dans moins de dix ans, ces énergies renouvelables pourront concurrencer les énergies fossiles dans des secteurs couvrant plus des deux tiers des émissions mondiales ». Il reconnait cependant que « se procurer les immenses quantités de métaux et de minéraux, fer, plomb, cuivre, zinc, aluminium… nécessaires pour accomplir cette transition constitue un réel défi ». Euphémisme — en outre, « se procurer les immenses quantités de métaux et de minéraux, fer, plomb, cuivre, zinc, aluminium… nécessaires pour accomplir cette transition » semble assez peu compatible avec « mettre fin à […] l’extraction massive d’autres ressources naturelles ».
Non seulement le développement des technologies et des industries de production d’énergie prétendument renouvelable, verte, propre, etc., implique des dégradations écologiques massives, mais tout le reste aussi. Toutes les industries impliquent des dégradations et des pollutions. Et le recyclage — énergivore, jamais parfait — est loin d’être une recette magique permettant de conserver un mode de vie industriel pour l’éternité. L’idée selon laquelle la société industrielle pourrait être rendue soutenable, durable, écologique, grâce au passage au 100% renouvelables et grâce à des « coopératives de recyclage », des « ateliers de réparation de vélos et d’appareils ménagers », et d’autres choses de ce genre, comme le souhaite Paul Magnette, est donc, encore une fois, très douteuse.
Sur le plan social, la vision écosocialiste paraît tout aussi douteuse. Pour rendre nos prétendues « démocraties représentatives » (que Paul Magnette semble réellement considérer comme telles) davantage démocratiques, Paul Magnette, comme les autres écosocialistes, propose l’oxymore en vogue de la « planification démocratique ». Cette planification démocratique viendrait remplacer l’ancienne, faussement démocratique. Mais selon toute probabilité, une planification démocratique, c’est comme un État démocratique, c’est une chimère. Dans l’utopie écosocialiste, il y a toujours des gouvernants et des gouvernés, des planificateurs et des planifiés, mais apparemment, grâce aux nouvelles « technologies de l’information », qui « permettent de collecter des données très précises en temps réel et avec de faibles moyens », un dialogue efficace entre planificateurs et planifiés pourra s’instaurer, rendant la planification (télé-)démocratique. « Il n’est d’ailleurs pas un de ces soi-disant ennemis de l’unification du monde, jusqu’aux plus gauchistes, qui ne s’enthousiasme des possibilités de télédémocratie offertes par les “réseaux” », remarquait ironiquement Jaime Semprun il y a 25 ans (L’Abime se repeuple, 1997).
Cela dit, Paul Magnette est loin d’être un ennemi de « l’unification du monde ». Selon lui, toutes les grandes organisations existantes, États, Union européenne, ONU, etc., sont à conserver. À l’instar de nombre d’écosocialistes, Paul Magnette célèbre le « gouvernement mondial qui a commencé à prendre corps avec la Société des Nations puis les Nations unies ». Il place tout son espoir dans l’idée selon laquelle, grâce à ce gouvernement mondial « naîtra un jour une forme encore imperceptible de démocratie mondiale » (de télédémocratie mondiale). Mais la réalité semble loin de suggérer qu’une telle réalisation est possible. Les dynamiques existantes tendent plutôt vers une dépossession toujours plus poussée des individus. L’idée selon laquelle toutes les organisations et tous les systèmes de domination impersonnelle (l’État, les organisations supra-étatiques, le système marchand, le travail, etc.) pourraient être rendus démocratiques (grâce aux « technologies de l’information » et aux diverses réformes et autres « procédures hybrides, mêlant représentation et participation directe » qu’imaginent Paul Magnette, en s’inspirant de divers penseurs) est, elle aussi, hautement douteuse. Si, sur le papier, cela peut sembler intéressant, en pratique, cela à toutes les chances de ne pas fonctionner du tout, ou de n’être jamais sérieusement implémenté.
Les implications sociales de la technologie et du mode de production industriel (leurs exigences en matière de stratification sociale, de division et spécialisation du travail, par exemple), ne sont jamais discutées.
Bref, la vision écosocialiste semble toujours aussi chimérique.
Plutôt que d’encourager les pays non-industrialisés ou peu industrialisés (peu « développés ») à « continuer de se développer », comme le propose Paul Magnette, il serait infiniment plus souhaitable, plus intelligent, comme le suggérait Ivan Illich dans l’introduction de La Convivialité, d’aider ceux qui « le peuvent encore » à « éviter de traverser l’âge industriel », et à s’orienter « dès à présent » vers « un mode de production fondé sur un équilibre postindustriel — celui-là même auquel les nations surindustrialisées vont être acculées par la menace du chaos ». Autrement dit, ce qui est souhaitable (et possible), ce n’est pas que tous les pays du monde se hissent au niveau d’industrialisation du nôtre, mais que toutes les populations du monde adoptent des modes de vie postindustriels (ou, le cas échéant, conservent les modes de vie non-industriels qui sont les leurs), organisés autour de technologies démocratiques, de technologies douces ou « basses technologies », dans le cadre de leurs territoires écologiques.
Il y a, a minima, des questions importantes à se poser sur les implications (les exigences) sociales du mode de vie industriel, de la technologie, sur la rigueur des prétentions selon lesquelles il est possible d’avoir un mode de vie industriel soutenable, écologique, grâce aux énergies renouvelables, etc. Et malheureusement, les écosocialistes n’encouragent toujours pas ces questionnements (n’envisagent pas un instant qu’afin de constituer des sociétés réellement socialistes, démocratiques, et écologiques, il puisse être nécessaire de renoncer au mode de vie techno-industriel, aux grandes organisations de masse, etc.).
Nicolas Casaux