Catastrophe — Endgame Vol. 1 : Le problème de la civilisation (par Derrick Jensen)

Le texte qui suit est une tra­duc­tion du cha­pitre inti­tu­lé « Catas­trophe » du livre « End­game volume 1 » écrit par Der­rick Jen­sen, et publié en 2006.


CATASTROPHE

L’homme moderne a la pré­ten­tion de pen­ser éveillé. Mais cette pen­sée éveillée nous a conduits par les cor­ri­dors sinueux d’un cau­che­mar, où les miroirs de la rai­son mul­ti­plient les chambres de tor­ture. Quand nous nous réveille­rons, nous décou­vri­rons peut-être que nous rêvions les yeux ouverts, et que les songes de la rai­son sont into­lé­rables. Et alors, peut-être recom­men­ce­rons-nous à rêver les yeux fermés.

Octa­vio Paz

 

Il est d’u­sage, lorsque l’on écrit, de gar­der pour soi ses pos­tu­lats. On espère que les lec­teurs se laissent por­ter par le récit et, trans­por­tés par les mots, qu’ils abou­tissent fina­le­ment aux mêmes conclu­sions que l’au­teur, sans s’a­per­ce­voir que, le plus sou­vent, le point de départ non spé­ci­fié est d’une impor­tance bien plus cru­ciale pour par­ve­nir à la conclu­sion que les argu­ments en eux-mêmes. Par exemple, vous enten­dez un expert deman­der, à la télé­vi­sion : « Com­ment allons-nous garan­tir la crois­sance éco­no­mique des États-Unis ? » Pre­mière pré­misse : Nous sou­hai­tons que l’é­co­no­mie amé­ri­caine croisse. Seconde pré­misse : Nous vou­lons que l’é­co­no­mie amé­ri­caine existe. Troi­sième pré­misse : Mais qui diable est donc ce nous ?

Je vais essayer de ne pas vous impo­ser de pré­misses insi­dieu­se­ment. Je veux les expo­ser aus­si clai­re­ment que pos­sible, afin que vous puis­siez les accep­ter ou les reje­ter. L’une des rai­sons qui m’y pousse, c’est que les ques­tions que j’ex­plore au sujet de la civi­li­sa­tion sont les plus impor­tantes que nous ayons jamais été contraints d’af­fron­ter, à la fois en tant que culture qu’en tant qu’in­di­vi­dus. Je ne veux pas tri­cher. Je ne sou­haite convaincre per­sonne, ni vous, ni moi-même, de manière abu­sive (pas davan­tage, d’ailleurs, que je ne désire convaincre qui que ce soit), mais je cherche plu­tôt à nous aider à com­prendre ce qu’il faut faire (ou pas) et com­ment (ou pour­quoi pas).

J’es­saie­rai de ser­vir cet objec­tif de la façon la plus trans­pa­rente — et hon­nête — possible.

Cer­taines des affir­ma­tions sur les­quelles ce livre s’ap­puie sont évi­dentes en elles-mêmes, cer­taines ont déjà été démon­trées ailleurs, cer­taines seront déve­lop­pées ici. Bien évi­dem­ment, je ne peux pas réper­to­rier l’in­té­gra­li­té de mes pré­misses, puisque beau­coup d’entre elles me sont à moi-même incon­nues, ou, plus fon­da­men­ta­le­ment, sont inhé­rentes à la langue anglaise, ou à l’é­cri­ture (les livres, par exemple, impliquent un début, un milieu et une fin). Quoi qu’il en soit, je ferai de mon mieux.

La pre­mière pré­misse que je sou­haite évo­quer est tel­le­ment évi­dente que je suis embar­ras­sé de devoir l’é­crire ; c’est aus­si ridi­cule que de devoir pré­ci­ser que l’air pur ou l’eau potable sont des choses bonnes et néces­saires, et aus­si irré­fu­table que la pol­lu­tion de l’air et de l’eau que nous res­pi­rons et buvons. Mais notre capa­ci­té et notre pro­pen­sion à nous leur­rer — ain­si, bien sûr, que la néces­si­té de cet aveu­gle­ment qui per­met la pro­pa­ga­tion de cette culture — me poussent à être expli­cite. La pre­mière pré­misse est : la civi­li­sa­tion n’est pas et ne sera jamais sou­te­nable. D’autant moins la civi­li­sa­tion industrielle.

Il y a quelques années, j’ai eu une conver­sa­tion inté­res­sante, tan­dis que j’é­tais en voi­ture avec mon ami et cama­rade mili­tant George Draf­fan. Il a influen­cé ma pen­sée plus que qui­conque. C’é­tait par une chaude jour­née à Spo­kane. Le tra­fic était lent. Une longue file de véhi­cules atten­dait au feu. Je lui ai deman­dé, « Si tu pou­vais choi­sir de vivre à un niveau tech­no­lo­gique don­né, lequel choisirais-tu ? »

En plus d’être un ami et un acti­viste, George est aus­si un râleur. Il était de cette humeur à ce moment-là. Il m’a répon­du, « C’est une ques­tion stu­pide. On peut rêver de vivre d’une manière ou d’une autre, mais le seul niveau de tech­no­lo­gie sou­te­nable, c’est l’âge de pierre. Ce que nous expé­ri­men­tons main­te­nant n’est qu’un tout petit écart de par­cours — nous sommes l’une des six ou sept géné­ra­tions à avoir jamais eu à sup­por­ter le bruit atroce des moteurs à com­bus­tion interne (en par­ti­cu­lier à deux-temps) — et nous retour­ne­rons fina­le­ment au mode de vie que les humains connurent pen­dant la plus grande par­tie de leur exis­tence. Dans quelques cen­taines d’an­nées tout au plus. La seule ques­tion est de savoir ce qui res­te­ra encore du monde à ce moment-là. »

Il a rai­son, évi­dem­ment. Inutile d’être un scien­ti­fique de génie pour com­prendre que tout sys­tème social repo­sant sur l’u­sage de res­sources non-renou­ve­lables, par défi­ni­tion, n’est pas durable : d’ailleurs, tout le monde est en mesure de le com­prendre sauf les scien­ti­fiques de génie. L’es­poir de ceux qui sou­haitent per­pé­tuer cette culture réside dans ce que l’on appelle les « res­sources de sub­sti­tu­tion » ; ain­si, lors­qu’une res­source est tarie, une autre la rem­place (j’i­ma­gine qu’il y a au moins un autre espoir plus répan­du encore, celui qu’en igno­rant les consé­quences de nos actions, on puisse les évi­ter). Évi­dem­ment, sur une pla­nète finie, cela ne fait que repous­ser l’i­né­vi­table, en occul­tant les des­truc­tions cau­sées entre-temps, et cela sou­lève la ques­tion de ce qu’il res­te­ra de vivant lorsque le der­nier rem­pla­ce­ment aura eu lieu. Ques­tion : lorsque le pétrole sera épui­sé, quelle res­source lui sera sub­sti­tuée pour faire tour­ner l’é­co­no­mie indus­trielle ? Pré­misses non men­tion­nées : a) des sub­sti­tuts de ren­de­ment équi­valent existent ; b) nous vou­lons que l’économie indus­trielle conti­nue à tour­ner ; c) la gar­der en fonc­tion­ne­ment a plus d’im­por­tance pour nous (ou plu­tôt pour ceux qui prennent les déci­sions) que les vies humaines et non-humaines anéan­ties par l’ex­trac­tion, la trans­for­ma­tion, et l’u­ti­li­sa­tion de cette ressource.

Pareille­ment, toute culture repo­sant sur une uti­li­sa­tion non-renou­ve­lable de res­sources renou­ve­lables est tout aus­si insou­te­nable : si, année après année, de moins en moins de sau­mons repa­raissent, tôt ou tard, aucun ne repa­raî­tra. Si, année après année, de moins en moins de forêts anciennes se dressent, tôt ou tard, il n’y en aura plus aucune. D’au­cuns disent que la sub­sti­tu­tion de res­sources à celles épui­sées sau­ve­ra la civi­li­sa­tion une jour­née de plus. Dans le meilleur des cas, cela ne fait que repous­ser l’é­chéance tout en infli­geant davan­tage de dégâts à la pla­nète. C’est ce que nous obser­vons, par exemple, à tra­vers l’ef­fon­dre­ment des réserves halieu­tiques du monde, les unes après les autres : il y a long­temps que nous avons pêché les pois­sons les plus ren­tables éco­no­mi­que­ment ; désor­mais même les soi-disant « pois­sons de rebut » sont mena­cés. Ils dis­pa­raissent, englou­tis par l’ap­pé­tit lit­té­ra­le­ment insa­tiable de la civilisation.

Autre­ment dit, n’im­porte quel groupe d’êtres vivants (humains ou non-humains, végé­tal ou ani­mal) qui prend plus de son envi­ron­ne­ment que ce qu’il donne en retour épui­se­ra son envi­ron­ne­ment, après quoi il devra se dépla­cer, ou bien sa popu­la­tion s’ef­fon­dre­ra (ce qui, d’ailleurs, est la preuve en une seule phrase que la notion de com­pé­ti­tion ne guide pas la sélec­tion natu­relle : si vous sur­ex­ploi­tez votre envi­ron­ne­ment, vous l’é­pui­se­rez et mour­rez ; la seule façon se sur­vivre sur le long terme est de don­ner davan­tage que vous ne pre­nez). Cette culture — la civi­li­sa­tion occi­den­tale — a épui­sé son envi­ron­ne­ment pen­dant six mille ans, en com­men­çant par le Moyen-Orient, et elle s’est main­te­nant pro­pa­gée sur l’en­semble de la pla­nète. A votre avis, quelle autre motif aurait-elle de conti­nuer son expan­sion ? Et pour­quoi pen­sez-vous qu’elle a déve­lop­pé, en paral­lèle, une rhé­to­rique — une série d’his­toires qui nous enseignent com­ment vivre — ren­dant mani­feste non seule­ment la néces­si­té mais le carac­tère dési­rable et même moral de l’ex­pan­sion per­pé­tuelle — nous pous­sant har­di­ment à nous rendre où nul homme n’é­tait allé avant — à tra­vers une pré­misse tel­le­ment fon­da­men­tale qu’elle en est imper­cep­tible ? Les villes, élé­ments carac­té­ris­tiques de la civi­li­sa­tion, ont tou­jours été dépen­dantes du pré­lè­ve­ment des res­sources des cam­pagnes envi­ron­nantes, ce qui signi­fie, d’une part, qu’au­cune ville n’a jamais été ou ne sera jamais sou­te­nable en elle-même, et que d’autre part, dans le but de conti­nuer leur expan­sion per­pé­tuelle, les villes devront conti­nuel­le­ment étendre le ter­ri­toire dont elles requièrent l’in­ces­sante sur­ex­ploi­ta­tion. Je suis cer­tain que vous per­ce­vez les pro­blèmes que cela pose et le dénoue­ment à pré­voir sur une pla­nète finie. Si vous ne pou­vez ou ne vou­lez pas voir ces pro­blèmes, je ne peux que vous sou­hai­ter bonne chance dans votre car­rière en poli­tique ou dans les affaires. Étant don­nées les consé­quences, notre refus col­lec­tif — étu­dié jus­qu’à l’ob­ses­sion — de recon­naître l’i­né­luc­ta­bi­li­té de ce dénoue­ment et d’a­gir en fonc­tion est bien plus qu’étrange.

On peut éga­le­ment expri­mer l’in­sou­te­na­bi­li­té de ce mode de vie en sou­li­gnant que le soleil consti­tue la seule vraie source d’éner­gie de la pla­nète (l’éner­gie sto­ckée dans le pétrole, par exemple, est venue du soleil il y a bien long­temps ; et j’ex­clus l’éner­gie nucléaire de toute consi­dé­ra­tion ici car seul un fou fabri­que­rait et/ou raf­fi­ne­rait inten­tion­nel­le­ment des maté­riaux qui seront mor­tel­le­ment toxiques pen­dant des dizaines de mil­liers d’an­nées, par­ti­cu­liè­re­ment pour les usages fri­voles, tri­viaux et mor­ti­fères aux­quels est des­ti­née l’élec­tri­ci­té : pen­sez aux toits rétrac­tables des stades, aux col­li­sion­neurs de par­ti­cules, et aux canettes de bière en alu­mi­nium), tout mode de vie uti­li­sant plus d’éner­gie que ce qui nous par­vient du soleil à chaque ins­tant ne dure­ra pas, parce que l’éner­gie dif­fé­rée — celle conte­nue dans le pétrole que l’on peut brû­ler, dans les arbres, que l’on pour­rait brû­ler (et pour­quoi pas dans les corps humains que l’on pour­rait brû­ler) — sera tôt ou tard épui­sée. CQFD.

Je suis presque tou­jours sur­pris par le nombre de gens intel­li­gents et sen­sés qui invoquent des moyens magiques dans le but de main­te­nir ce mode de vie décon­nec­té. Pas plus tard qu’­hier, j’ai reçu un e‑mail d’une femme très intel­li­gente qui écri­vait, « Je ne pense pas que l’on puisse retour­ner en arrière. Je ne crois pas au retour à la vie de chas­seur-cueilleur. Mais est-il pos­sible d’a­van­cer dans un sens qui nous mène­rait à nou­veau vers la soutenabilité ? »

Cela témoigne du niveau du dys­fonc­tion­ne­ment de la civi­li­sa­tion : de moins en moins de gens intègres croient que nous pou­vons ou devrions conti­nuer dans cette voie en rai­son des bons ser­vices qu’elle offre ; au lieu de cela, le plus com­mun des argu­ments en sa faveur (et c’est aus­si vrai pour beau­coup de ses mani­fes­ta­tions par­ti­cu­lières, comme l’é­co­no­mie glo­bale ou les hautes tech­no­lo­gies) semble être que puisque nous sommes pris dedans, autant tirer par­tie de cette très mau­vaise situa­tion. « Nous en sommes là, nous avons per­du la sou­te­na­bi­li­té et la san­té, désor­mais nous n’a­vons plus d’autre choix que de conti­nuer sur ce che­min auto-des­truc­teur (et des­truc­teur des autres). » Comme si, sous pré­texte que nous étions déjà mon­tés à bord du train pour Tre­blin­ka, nous ferions alors aus­si bien d’y res­ter pour la pro­me­nade. Peut-être que par chance ou par choix (celui de quel­qu’un d’autre) nous fini­rons mal­gré tout par évi­ter les chambres à gaz.

Quoi qu’il en soit, la bonne nou­velle, c’est que nous n’a­vons pas besoin de « retour­ner en arrière », puisque les humains et leurs pré­dé­ces­seurs immé­diats dans l’é­vo­lu­tion ont vécu de manière sou­te­nable pen­dant un mil­lion d’an­nées au mini­mum (reti­rez l’ad­jec­tif immé­diats et nous pou­vons revoir l’estimation en mil­liards). Ce n’est pas dans « la nature humaine » de détruire son milieu. Si c’é­tait le cas, nous l’au­rions fait depuis bien long­temps, et nous aurions dis­pa­rus depuis. Ce n’est pas non plus la stu­pi­di­té qui a empê­ché (et qui empêche) les non-civi­li­sés d’o­rien­ter leurs vies de manière à détruire leur envi­ron­ne­ment, ou de déve­lop­per des tech­no­lo­gies (par exemple des raf­fi­ne­ries, des réseaux élec­triques et des usines) qui faci­litent cette entre­prise. En réa­li­té, si l’on essayait d’é­ta­blir une com­pa­rai­son inter-cultu­relle de l’in­tel­li­gence, la pré­ser­va­tion du milieu me sem­ble­rait être un fac­teur de pre­mier plan. Quoi qu’il en soit, lorsque les civi­li­sés sont arri­vés en Amé­rique du Nord, le conti­nent était riche de popu­la­tions humaines et non-humaines, vivant en équi­libre et de manière sou­te­nable. J’en ai déjà par­lé ailleurs, comme bien d’autres l’ont fait, notam­ment les Indiens eux-mêmes.

Nous n’a­vons pas fon­da­men­ta­le­ment chan­gé en tant qu’es­pèce au cours de ces quelques der­niers mil­liers d’an­nées ; dès lors, depuis bien avant l’aube de la civi­li­sa­tion, chaque enfant qui naît est tou­jours un être humain avec le poten­tiel de deve­nir un adulte capable de vivre de manière sou­te­nable dans un lieu déter­mi­né. Il suf­fit de per­mettre à l’en­fant de gran­dir dans une culture qui vit de manière sou­te­nable, qui valo­rise et récom­pense la sou­te­na­bi­li­té, dont les membres se racontent des his­toires qui la ren­force, et au sein de laquelle est for­mel­le­ment inter­dit le genre d’ex­ploi­ta­tion qui mène­rait à l’in­sou­te­na­bi­li­té. C’est natu­rel. Voi­là qui nous sommes.

Pour que nous conti­nuions à « avan­cer », chaque enfant doit être façon­né afin qu’il oublie ce qu’être humain signi­fie, et, à la place, qu’il apprenne ce qu’être civi­li­sé signi­fie. Comme l’ex­plique le psy­chiatre et phi­lo­sophe R. D. Laing, « Dès la nais­sance, lorsque le bébé de l’âge de pierre se retrouve face à la mère du 20e siècle, il est sou­mis à ces forces vio­lentes… comme l’ont été sa mère et son père, et leurs parents, et les parents de leurs parents. Ces forces se pré­oc­cupent prin­ci­pa­le­ment de détruire la plus grande part de son poten­tiel, et dans l’en­semble, cette entre­prise est cou­ron­née de suc­cès. Lorsque ce nou­vel être humain atteint l’âge de quinze ans, on se trouve face à un être qui nous res­semble, une créa­ture à moi­tié folle, plus ou moins adap­tée à un monde insen­sé. Il s’a­git de la nor­ma­li­té de notre époque. »

L’idée que nous ne pou­vons ni aban­don­ner ni éli­mi­ner la civi­li­sa­tion, sous pré­texte que ce serait reve­nir en arrière, pose un autre pro­blème, en ceci qu’elle émerge de la croyance selon laquelle l’histoire est un concept natu­rel — à l’instar de l’eau qui s’écoule vers l’aval, ou du prin­temps qui suit l’hiver — et le « pro­grès » social (et tech­no­lo­gique) aus­si inévi­table que le fait de vieillir. Cepen­dant, l’histoire est le pro­duit d’une manière spé­ci­fique de voir le monde, une manière qui est éga­le­ment influen­cée, entre autres choses, par la dégra­da­tion de l’environnement.

J’é­tais sou­vent cho­qué par les cours d’his­toire mon­diale à l’é­cole, qui sem­blaient presque bibliques dans leur manière de pré­tendre que le monde avait débu­té il y a six mille ans. Bien sûr, les pro­fes­seurs et les auteurs des livres évo­quaient vague­ment l’é­poque des dino­saures, puis avan­çaient rapi­de­ment — en une phrase ou deux, lit­té­ra­le­ment— en négli­geant les dizaines ou cen­taines de mil­liers d’an­nées de l’exis­tence humaine for­mant la « pré­his­toire », ce qui leur per­met­tait d’é­vi­ter d’a­bor­der de tels sujets, mani­fes­te­ment morts. Ces quelques moments n’é­taient tou­jours qu’un court pré­lude à la seule saga humaine ayant jamais réel­le­ment comp­té : la civi­li­sa­tion occi­den­tale. De la même façon, on taillait des rac­cour­cis dans les cultures qui avaient exis­té (ou existent tou­jours) paral­lè­le­ment à la civi­li­sa­tion occi­den­tale, tan­dis que d’autres civi­li­sa­tions telles que les Aztèques, les Incas, les Chi­nois, et ain­si de suite, n’a­vaient droit qu’à un signe de tête fami­lier, et que les cultures ahis­to­riques n’é­taient men­tion­nées qu’au moment où leurs membres étaient réduits en escla­vage ou exter­mi­nés. Il a tou­jours été clair que l’ac­tion débu­tait réel­le­ment au Moyen-Orient avec « l’a­vè­ne­ment » de la civi­li­sa­tion, qui s’é­tait ensuite dépla­cée à tra­vers le bas­sin médi­ter­ra­néen, en Europe du Nord et de l’Ouest, avait navi­gué sur le bleu de l’o­céan avec Chris­tophe Colomb et son équi­page, et qui brillait désor­mais entre les deux villes frap­pées par les attaques du 11 sep­tembre 2001 : New-York et Washing­ton DC (et dans une moindre mesure, Tin­sel­town [Hol­ly­wood]). Tout autre chose, per­sonne, et lieu n’a d’in­té­rêt que s’il est lié à cette his­toire principale.

Ce qui m’exas­pé­rait, ce n’é­tait pas seule­ment le nar­cis­sisme et l’ar­ro­gance mani­festes de relé­guer toutes ces autres his­toires à la péri­phé­rie (j’ai­me­rais par­ler de racisme autant que d’ar­ro­gance, mais les indi­gènes blancs d’Eu­rope sont écar­tés de ces his­toires aus­si net­te­ment que les autres), ou la stu­pi­di­té et l’in­sou­te­na­bi­li­té éga­le­ment remar­quables de ne pas faire de l’en­vi­ron­ne­ment la figure cen­trale de son his­toire, c’é­tait le lan­gage en lui-même. L’his­toire, m’a-t-on répé­té, en cours et dans les livres, a débu­té il y a six mille ans. Avant ça, il n’y avait pas d’his­toire. C’é­tait la préhis­toire. Rien de très inté­res­sant ne s’est pas­sé pen­dant cette longue et sombre période où les gens gro­gnaient dans des cavernes (fai­sons fi du fait que les langues indi­gènes encore exis­tantes sont sou­vent plus riches, plus sub­tiles et plus com­plexes que l’anglais).

Pour­tant, l’his­toire a véri­ta­ble­ment com­men­cé il y a six mille ans. Avant cela, il y avait des his­toires per­son­nelles, mais il n’y avait pas d’his­toires sociales notables dans le sens que nous lui don­nons, en par­ti­cu­lier parce que les cultures étaient cycliques (basées sur les cycles de la nature) et pas linéaires (basées sur les chan­ge­ments appor­tés par tel groupe social sur le monde qui l’entoure).

Je dois admettre que je n’aime tou­jours pas le mot préhis­toire, car il confère à l’his­toire ce carac­tère inévi­table qui ne lui sied pas. En véri­té, l’his­toire n’a­vait rien d’i­né­luc­table. Je ne suis pas sim­ple­ment en train de dire que chaque his­toire par­ti­cu­lière n’est pas inévi­table, mais plu­tôt que l’his­toire en elle-même — l’exis­tence de toute his­toire sociale quelle qu’elle soit — n’a pas tou­jours été inévi­table. Elle est inévi­table pour le moment, mais il fut un temps où elle n’exis­tait pas, et vien­dra le jour où elle ces­se­ra d’exister.

L’his­toire repose sur au moins deux aspects, le pre­mier est phy­sique, le second, per­cep­tuel. Comme tou­jours, ces deux aspects sont étroi­te­ment liés. En ce qui concerne le pre­mier, l’his­toire est mar­quée par le chan­ge­ment. L’his­toire d’un indi­vi­du peut être per­çue comme une série d’ac­cueils et de salu­ta­tions, une crois­sance de la sta­ture phy­sique et des capa­ci­tés, sui­vie par une dimi­nu­tion, un échange pro­gres­sif de ces capa­ci­tés de mémoire, d’ex­pé­rience, et de sagesse. Des élé­ments de mon his­toire. Je suis allé à l’u­ni­ver­si­té. Je pra­ti­quais le saut en hau­teur. Je me sou­viens de la sen­sa­tion d’une dou­ceur mys­té­rieuse et éro­tique au moment de pas­ser la barre, pla­cée plus haute que ma tête. J’ai per­du ma sou­plesse en appro­chant la tren­taine. Je cou­rais encore vite, et lorsque je frap­pais une balle cho­pée vers l’ar­rêt-court, je devan­çais le lan­cer à chaque fois. Au cours de ma tren­taine, l’ar­thrite m’a fait perdre ma rapi­di­té, et main­te­nant je cours comme un entraî­neur de lan­ceur, ou comme un figu­rant dans un film d’A­ki­ra Kuro­sa­wa. Il y a vingt ans, j’é­tais ingé­nieur. Il y a dix-huit ans, api­cul­teur. Il y a seize ans, je suis deve­nu acti­viste envi­ron­ne­men­tal. En ce moment, j’é­cris un livre sur le pro­blème de la civi­li­sa­tion. Je ne sais pas de quoi la suite de mon his­toire sera faite.

Les his­toires sociales sont éga­le­ment mar­quées par le chan­ge­ment. La défo­res­ta­tion du Moyen-Orient pour construire les pre­mières villes. Les pre­mières lois écrites de la civi­li­sa­tion, qui concer­naient la pro­prié­té des humains et les esclaves non-humains. La fabri­ca­tion du bronze, puis du fer, les mine­rais extraits par les esclaves, les métaux uti­li­sés pour la conquête. Les pre­miers empires. La Grèce et ses ten­ta­tives de s’ar­ro­ger le contrôle du monde. Rome et ses ten­ta­tives. La conquête de l’Eu­rope. La conquête de l’A­frique. La conquête des Amé­riques. La conquête de l’Aus­tra­lie, de l’Inde et d’une grande par­tie de l’A­sie. La défo­res­ta­tion de la planète.

Comme dans le cas de ma propre his­toire, je ne sais pas de quoi l’a­ve­nir de l’his­toire de notre socié­té, ou de la terre sous ses pieds, sera fait. Je ne sais pas quand le bar­rage de Grand Cou­lee s’ef­fon­dre­ra, et si les sau­mons seront tou­jours là pour réin­té­grer le haut Colum­bia. Je ne sais pas quand le fleuve Colo­ra­do attein­dra à nou­veau la mer, ou si la civi­li­sa­tion se sera effon­drée avant que les grizz­lys ne s’é­teignent, ou les chiens de prai­rie, les gorilles, les thons, les grands requins blancs, les tor­tues de mer, les chim­pan­zés, les orang-outans, les chouettes tache­tées, les gre­nouilles à pattes rouges de Cali­for­nie, les sala­mandres tigrées, les tigres, les pan­das, les koa­las, les ormeaux, et bien d’autres espèces au bord de l’extinction.

L’im­por­tant est de com­prendre que l’his­toire est mar­quée par le chan­ge­ment. Pas de chan­ge­ment, pas d’histoire.

Et un jour, l’his­toire s’ar­rê­te­ra. Lorsque le der­nier mor­ceau de fer rouillé du der­nier gratte-ciel sera par­ti en pous­sière, quand fina­le­ment la terre et les humains sur la terre (en ima­gi­nant que nous sur­vi­vions) auront trou­vé un nou­vel équi­libre dyna­mique, il n’y aura plus aucune his­toire. Les peuples vivront à nou­veau dans les cycles de la terre, les cycles du soleil et de la lune, les sai­sons. Et aus­si dans de plus longs cycles, celui des pois­sons qui glissent vers la mer puis remontent les rivières, emplis de vie nou­velle, celui des insectes qui dorment pen­dant des années pour se réveiller par une chaude après-midi d’é­té, celui des martres qui ne migrent mas­si­ve­ment qu’une fois en plu­sieurs géné­ra­tions humaines, celui de l’aug­men­ta­tion puis du déclin des popu­la­tions de lièvres d’A­mé­rique et des lynx qui les mangent. Et des cycles encore plus longs, la nais­sance, la crois­sance, la mort et la décom­po­si­tion des grands arbres, l’os­cil­la­tion des par­cours des rivières, l’as­cen­sion et la chute des mon­tagnes. Tous ces cycles, ces cercles grands et petits.

Il s’a­git de l’his­toire d’une pers­pec­tive éco­lo­gique. D’un point de vue social et per­cep­tuel, l’his­toire a com­men­cé quand cer­tains groupes ou cer­taines classes, pour quelque rai­son, ont acquis le pou­voir de racon­ter ce qui se pas­sait. Mono­po­li­ser l’his­toire leur a per­mis d’ins­tau­rer une vision du monde à laquelle ils pou­vaient ensuite faire adhé­rer d’autres gens. L’his­toire est tou­jours racon­tée par les per­sonnes qui sont en situa­tion de contrôle. Les classes infé­rieures — et les autres espèces — peuvent sous­crire ou non à la ver­sion aca­dé­mique des faits, pré­sen­tée par les classes supé­rieures ; mais glo­ba­le­ment, la plu­part d’entre nous l’acceptons.

Cette accep­ta­tion engendre une série de consé­quences per­cep­tuelles, dont l’une, et pas des moindres, est l’in­ca­pa­ci­té de s’i­ma­gi­ner vivre de manière ahis­to­rique, c’est-à-dire sou­te­na­ble­ment — puis­qu’un mode de vie sou­te­nable ne serait évi­dem­ment pas défi­ni par des chan­ge­ments dans le pay­sage plus vaste. Autre­ment dit, pen­ser que l’his­toire est inévi­table ou natu­relle, c’est rendre impen­sable l’i­dée qu’un « retour » à une vie non-indus­tria­li­sée, et bien sûr non-civi­li­sée, est pos­sible, et c’est rendre incon­ce­vable que l’un ou l’autre de ces choix n’est pas du tout, au sens plus large, un retour en arrière. Per­ce­voir l’his­toire comme inévi­table, c’est garan­tir l’im­pos­si­bi­li­té de la sou­te­na­bi­li­té. L’in­verse est éga­le­ment vrai. Si nous par­ve­nons à nous libé­rer de la pers­pec­tive his­to­rique qui nous tient cap­tifs afin de retour­ner aux sché­mas cycliques qui carac­té­risent le monde natu­rel — y com­pris les com­mu­nau­tés humaines natu­relles — nous décou­vri­rons que les notions de marche en avant ou de retour en arrière per­dront aus­si leur pré­va­lence. A ce moment, nous pour­rons à nou­veau vivre, sim­ple­ment. Nous appren­drons à ne pas lais­ser ces marques sur la terre qui engendrent l’his­toire, ces marques de dégra­da­tion envi­ron­ne­men­tale, et nous pour­rons enfin pous­ser un grand sou­pir de sou­la­ge­ment avec le reste du monde.

***

Il y a quelques années, j’ai eu une conver­sa­tion inté­res­sante avec George Draf­fan. Nous débat­tions autour de la civi­li­sa­tion, du pou­voir, de l’his­toire, du dis­cours public, de la pro­pa­gande, et nous nous deman­dions pour­quoi et com­ment nous accep­tons tous ce sys­tème insou­te­nable dans lequel nous vivons. George m’a confié qu’il aimait beau­coup le modèle social et poli­tique appe­lé « les trois facettes du pou­voir » : « La pre­mière facette est le mythe de la démo­cra­tie amé­ri­caine, qui affirme que chaque indi­vi­du a un pou­voir égal, et que la socié­té, ou la poli­tique, est sim­ple­ment l’é­change mutuel de dif­fé­rents groupes d’in­té­rêts qui se réunissent et par­ti­cipent, où l’emportent les meilleures idées et les par­ti­ci­pants les plus actifs. Cette facette consi­dère gros­so-modo que ceux qui perdent sont des fai­néants. La seconde facette admet que c’est plus com­plexe que cela, que cer­tains groupes ont plus de pou­voir que d’autres, et qu’ils contrôlent en réa­li­té l’a­gen­da poli­tique, de manière à ce que cer­tains sujets, comme la dis­tri­bu­tion de la pro­prié­té, ne soient jamais abor­dés. La troi­sième facette du pou­voir se met en marche lorsque nous ne remar­quons plus que cer­tains sujets ne sont jamais à l’ordre du jour, et com­men­çons à pen­ser que l’i­né­ga­li­té dans le pou­voir, la famine, et cer­taines déci­sions éco­no­miques et sociales ne sont pas des déci­sions, mais seule­ment ‘les choses telles qu’elles sont’. Dès lors, même les plus dému­nis per­çoivent l’in­jus­tice sociale comme étant l’ordre natu­rel. » Il a mar­qué une pause, puis a pro­non­cé ces mots qui me hantent depuis : « La conspi­ra­tion est inutile quand tout le monde pense la même chose. »

***

George a éga­le­ment ajou­té : « Les trois facettes du pou­voir ont été déve­lop­pées comme des des­crip­tions contra­dic­toires de la réa­li­té, mais je com­mence à les envi­sa­ger comme une pro­gres­sion dans le temps, comme l’his­toire de notre histoire.

Il fut un temps où nous étions égaux. Les struc­tures sociales de beau­coup de cultures indi­gènes ont été mises en place pour garan­tir la flui­di­té du pou­voir. Mais dans cer­taines cultures, lorsque le pou­voir s’est cen­tra­li­sé, les puis­sants ont créé un dis­cours — à tra­vers la reli­gion, la phi­lo­so­phie, la science ou l’é­co­no­mie — qui a ratio­na­li­sé l’in­jus­tice et l’a ins­ti­tu­tion­na­li­sée dans la per­cep­tion d’un groupe. Au début, les plus faibles n’ont sûre­ment pas adhé­ré à ce dis­cours, mais désor­mais, plu­sieurs mil­liers d’an­nées plus tard, nous nous sommes tous plus ou moins faits leur­rer et nous croyons que ces dif­fé­rences de pou­voir sont natu­relles. Cer­tains d’entre nous vou­draient chan­ger un peu l’a­gen­da poli­tique, mais sans qu’il y ait une com­pré­hen­sion glo­bale de la matrice. Le pou­voir, comme la pro­prié­té, comme la terre et l’eau, a été pri­va­ti­sé et concen­tré. Et c’est le cas depuis si long­temps, et nous y croyons à un tel point, que nous ima­gi­nons que c’est dans l’ordre natu­rel des choses. »

***

Ça ne l’est pas.

***

Aujourd’­hui, je suis tom­bé sur un article dans le maga­zine Nature, inti­tu­lé « Des chan­ge­ments catas­tro­phiques dans les éco­sys­tèmes ». La pen­sée scien­ti­fique conven­tion­nelle, semble-t-il, a géné­ra­le­ment consi­dé­ré que les éco­sys­tèmes — les com­mu­nau­tés natu­relles comme les lacs, les océans, les récifs coral­liens, les forêts, des déserts, et ain­si de suite — répon­daient de manière lente et conti­nue au chan­ge­ment cli­ma­tique, à la pol­lu­tion des nutri­ments, à la dégra­da­tion des milieux, et aux nom­breux autres impacts envi­ron­ne­men­taux de la civi­li­sa­tion indus­trielle. A l’in­verse, une nou­velle étude sug­gère que de tels fac­teurs de stress peuvent engen­drer des modi­fi­ca­tions, presque du jour au len­de­main, de condi­tions appa­rem­ment stables vers un état très dif­fé­rent et appau­vri. L’au­teur prin­ci­pal de cette étude, Mar­ten Schef­fer, un envi­ron­ne­men­ta­liste à l’U­ni­ver­si­té de Wage­nin­gen aux Pays-Bas, déclare que : « Les modèles l’a­vaient pré­vu, mais c’est seule­ment depuis quelques années qu’ont été ras­sem­blées suf­fi­sam­ment de preuves nous indi­quant que la rési­lience de beau­coup d’é­co­sys­tèmes impor­tants a été tel­le­ment sapée que la plus petite per­tur­ba­tion peut pro­vo­quer leur effon­dre­ment. »

C’est assez effrayant. Un des co-auteurs de l’é­tude, Jona­than Foley, un cli­ma­to­logue de l’U­ni­ver­si­té de Wis­con­sin-Madi­son, ajoute que : « Lorsque nous abor­dons des ques­tions rela­tives à la défo­res­ta­tion, aux espèces mena­cées, ou au chan­ge­ment cli­ma­tique, nous tra­vaillons avec la pré­misse selon laquelle une once de pol­lu­tion équi­vaut à une once de dégât. Il se trouve que cette asser­tion est com­plè­te­ment erro­née. Les éco­sys­tèmes peuvent sup­por­ter d’être expo­sés à la pol­lu­tion ou au chan­ge­ment cli­ma­tique pen­dant des années sans mon­trer le moindre chan­ge­ment, et sou­dai­ne­ment bas­cu­ler dans un état com­plè­te­ment dif­fé­rent, sans aver­tis­se­ment ou presque. »

Par exemple, il y a six mille ans, de grandes éten­dues de ce qui est main­te­nant le désert du Saha­ra étaient humides, et l’on y trou­vait des lacs et des marais regor­geant de cro­co­diles, d’hip­po­po­tames et de pois­sons. Foley pour­suit : « Les lignes des indices géo­lo­giques et les preuves don­nées par les modèles numé­riques montrent que cette zone plu­tôt humide est subi­te­ment deve­nue une zone plu­tôt sèche. La nature n’est pas linéaire. Par­fois vous pou­vez contraindre un sys­tème et le contraindre encore, et fina­le­ment, vous pose­rez le brin de paille qui brise le dos du cha­meau. » [L’ex­pres­sion anglaise « to break the camel’s back » cor­res­pond en fran­çais à « la goutte d’eau qui fait débor­der le vase », cepen­dant, nous avons choi­si de tra­duire lit­té­ra­le­ment l’an­glais étant don­né que l’a­na­lo­gie, dans ce contexte, est plus par­lante, NdT].

Sou­vent, une fois le dos du cha­meau cas­sé, il ne peut pas gué­rir ou ne recou­vre­ra pas son état originel.

Un autre co-auteur, le lim­no­lo­giste Ste­phen Car­pen­ter, ancien pré­sident de la Socié­té amé­ri­caine d’é­co­lo­gie, sou­ligne que cette com­pré­hen­sion — de la nature dis­con­ti­nue du chan­ge­ment éco­lo­gique — com­mence à se répandre dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique, et ajoute : « Nous réa­li­sons qu’il y a un sché­ma com­mun que nous retrou­vons dans les éco­sys­tèmes autour du monde. Des chan­ge­ments gra­duels de vul­né­ra­bi­li­té s’ac­cu­mulent, et fina­le­ment vous avez un impact sur le sys­tème, une inon­da­tion ou une séche­resse, et boum ! vous bas­cu­lez dans un autre régime. Cela devient un effon­dre­ment auto­nome. »

Après avoir lu l’ar­ticle, j’ai reçu un appel d’une amie, Roianne Ahn, une femme assez intel­li­gente et tenace pour qu’un doc­to­rat en psy­cho­lo­gie ne voile pas sa per­cep­tion de la pen­sée et des actions des gens. « Cela m’é­ton­ne­ra tou­jours », m’a-t-elle dit, « qu’il faille des experts pour nous convaincre de ce que l’on sait déjà. »

Ce n’é­tait pas la réponse à laquelle je m’attendais.

« C’est l’un de mes rôles en tant que thé­ra­peute. J’é­coute et ren­voie sim­ple­ment aux patients ce qu’ils savent déjà mais ne par­viennent pas à croire faute de confiance en eux, jus­qu’à ce qu’il l’en­tendent de la bouche d’un expert », a‑t-elle ajou­té.

« Penses-tu que les gens écou­te­ront ces scientifiques ? »

« Cela dépend de leur niveau de déni. Mais fina­le­ment, ce qu’ils décrivent n’est pas extrê­me­ment sur­pre­nant. C’est ce qui arrive lors­qu’une per­sonne est sou­mise au stress : elle peut seule­ment le sup­por­ter jus­qu’à un cer­tain point avant de s’effondrer. C’est ce qui arrive dans les rela­tions. Cela arrive dans des familles. Cela arrive aux com­mu­nau­tés. Natu­rel­le­ment, c’est éga­le­ment vrai dans ce contexte plus large. »

« Que veux-tu dire ? »

« Nous tra­vaillons aus­si dur que pos­sible, nous nous dépas­sons, même, pour main­te­nir une sta­bi­li­té, et lorsque la pres­sion aug­mente trop, quelque chose doit lâcher. Nous nous effon­drons. Par­fois c’est une bonne chose, par­fois non. »

Il y eut un silence pen­dant lequel j’ai réflé­chi au fait que cer­tains effon­dre­ments ne sont pas néces­saires — celui d’un pri­son­nier sous la tor­ture, la des­truc­tion sys­té­ma­tique de l’es­time de soi sous le régime écra­sant d’un parent ou d’un par­te­naire abu­sif, l’a­po­ca­lypse éco­lo­gique actuelle — tan­dis que d’autres peuvent per­mettre une guérison.

« Les rai­sons pour les­quelles les gens essaient de main­te­nir des struc­tures saines qui les rendent heu­reux paraissent évi­dentes. En revanche, il n’est pas tou­jours aisé de com­prendre pour­quoi nous, y com­pris moi-même, sem­blons tra­vailler si dur pour main­te­nir des struc­tures et des sys­tèmes qui nous rendent misé­rables. La notion selon laquelle beau­coup de toxi­co­manes ont besoin de tou­cher le fond avant de chan­ger, même quand leur addic­tion est en train de les tuer, nous est tous fami­lière », a‑t-elle pour­sui­vi.

« Quand penses-tu que cette culture va chan­ger ? », lui ai-je deman­dé.

« Cette culture est clai­re­ment accro à la civi­li­sa­tion ; je pense donc que l’on peut répondre par une autre ques­tion : est-elle encore loin de tou­cher le fond ? »

***

J’ai racon­té tout cela à une autre amie. Il était tard. Dehors, le vent souf­flait. L’or­di­na­teur était éteint. On enten­dait les rafales. Cette amie, une excel­lente pen­seuse et auteure, qui avait long­temps habi­té à New-York, était non seule­ment rela­ti­ve­ment atta­chée à cette grande ville, mais éga­le­ment aux villes en géné­ral. Elle était à la fois sen­sible et exas­pé­rée par les pro­pos que je venais de tenir. Après des heures de dis­cus­sion, elle m’a posé une ques­tion, assez cal­me­ment : « De quel droit penses-tu pou­voir dire aux gens qu’ils ne peuvent pas vivre en ville ? »

« Aucun. Je me fiche tota­le­ment de savoir où vivent les gens. Mais les habi­tants des villes n’ont aucun droit de deman­der — et encore moins de voler — les res­sources de tous les autres. »

« Quel pro­blème cela te pose si les cita­dins les achètent ? »

« Les res­sources ou les gens ? » Je me sou­ve­nais de la cita­tion de Hen­ry Adams : « Nous n’a­vons qu’un seul sys­tème, et dans ce sys­tème, la seule ques­tion est le prix auquel le pro­lé­ta­riat s’a­chète et se vend, le pain et les jeux. »

Ma plai­san­te­rie ne l’a pas fait rire. Elle ne l’a pas trou­vée drôle. Moi non plus, mais sans doute pour une rai­son différente.

« Les ache­ter avec quoi ? », lui ai-je deman­dé.

« Ils nous donnent de la nour­ri­ture, nous leur don­nons de la culture. Ce n’est pas comme ça que cela fonctionne ? »

D’ac­cord, me suis-je dit, elle suit la ligne de pen­sée de Mum­ford. « Et si les gens de la cam­pagne n’aiment pas l’o­pé­ra, ou Oprah, au demeurant ? »

« Ce n’est pas juste l’o­pé­ra. La bonne nour­ri­ture, les bons livres, les idées, tout le ferment cultu­rel. »

« Et si ces per­sonnes aiment leur propre nour­ri­ture, leurs propres idées, leur propre culture ? »

« Ils auront besoin de notre pro­tec­tion. »

« Pour les pro­té­ger de qui ? »

« Des groupes de marau­deurs iti­né­rants. Des ban­dits qui déro­be­ront leur nour­ri­ture. »

« Et si les seuls marau­deurs sont les habi­tants des villes ? »

Elle a hési­té avant de rétor­quer, « Des biens manu­fac­tu­rés, alors. Grâces aux éco­no­mies d’é­chelle, les habi­tants des villes peuvent impor­ter des matières pre­mières en pro­ve­nance de la cam­pagne, les trans­for­mer en objets à l’u­sage des gens, et leur vendre en retour. » Elle avait un diplôme en économie.

« Et si les habi­tants des cam­pagnes ne veulent pas non plus d’ob­jets manufacturés ? »

« Alors la méde­cine moderne. »

« Et s’ils n’en veulent pas ? Je connais beau­coup d’In­diens qui refusent encore à ce jour la méde­cine occi­den­tale. »

Elle a ri, et a iro­ni­sé, « Alors, allons dans le sens oppo­sé : tout le monde veut des Big Macs. »

J’ai hoché la tête, et plus ou moins igno­ré sa plai­san­te­rie, comme elle avait igno­ré la mienne, peut-être pour la même rai­son. « Les gens ne veulent ce genre de chose qu’a­près que leurs propres cultures ont été détruites. »

« Je ne pense pas qu’il soit néces­saire de les détruire. Il vaut mieux les convaincre. La moder­ni­té est une bonne chose. Le déve­lop­pe­ment est une bonne chose. La tech­no­lo­gie est une bonne chose. Le choix des consom­ma­teurs est une bonne chose. A quoi sert à la publi­ci­té, à ton avis ? »

Peut-être qu’­Hen­ry Adams et le satire romain Juve­nal auraient dû faire men­tion de la publi­ci­té autant que du pain et des jeux. Et peut-être auraient-ils aus­si dû évo­quer l’im­por­tance des défi­ni­tions de dic­tion­naires dans le main­tien de l’ordre. J’ai tenu ferme. « Les cultures intactes n’ouvrent géné­ra­le­ment leurs portes aux biens de consom­ma­tion que sous la menace armée. Bien sûr, ils pour­raient choi­sir ce qui leur plaît, mais ce ne serait pas suf­fi­sant pour contre­ba­lan­cer la perte de leurs res­sources. Pense à ce qu’ont engen­dré l’A­LE­NA et l’A­GE­TAC pour les pauvres du Tiers-Monde, ou ceux des États-Unis. Pense à Per­ry et à l’ou­ver­ture du Japon, ou aux guerres de l’o­pium, ou… »

« J’ai sai­si ton point de vue », m’a-t-elle inter­rom­pu. Elle a réflé­chi un moment. « Don­nons-leur de l’argent, plu­tôt que des objets manu­fac­tu­rés. Un prix hon­nête. Sans les escro­quer. Ils pour­ront ache­ter ce qu’ils veulent avec tout leur argent, ou plu­tôt notre argent. »

« Et s’ils ne veulent pas d’argent ? S’ils pré­fèrent avoir accès à leurs res­sources ? S’ils ne sou­haitent pas les vendre parce qu’ils en ont eux-mêmes besoin ? Si l’en­semble de leur mode de vie dépend de ces res­sources, et qu’ils pré­fèrent leur mode de vie — par exemple la cueillette et la chasse — à l’argent ? Ou s’ils ne veulent pas vendre parce qu’ils ne croient pas à l’a­chat et à la vente ? S’ils ne croient pas du tout aux tran­sac­tions com­mer­ciales ? Ou, plus encore, s’ils ne croient pas au concept de ressources ? »

« Ils ne croient pas aux arbres ? Ils ne croient pas à l’exis­tence des pois­sons ? Qu’i­ma­gines-tu qu’ils attrapent lors­qu’ils vont pêcher ? Qu’est-ce que tu racontes ? », s’est-elle énervée.

« Ils croient aux arbres et aux pois­sons. Seule­ment, ce ne sont pas des res­sources. »

« Qu’est-ce que c’est, alors ? »

« D’autres êtres. Tu peux les tuer pour man­ger. Cela fait par­tie de la rela­tion. Mais tu ne peux pas les vendre. »

« Comme pen­saient les Indiens », a‑t-elle réalisé.

« Comme ils le pensent tou­jours. Nombre de ceux qui vivent tra­di­tion­nel­le­ment. Et les villes sont désor­mais si grandes — la men­ta­li­té des villes s’est éten­due pour inté­grer l’en­semble de la culture de consom­ma­tion — que les gens des cam­pagnes ne peuvent cer­tai­ne­ment pas tuer suf­fi­sam­ment pour nour­rir la ville sans nuire à leur propre ter­ri­toire. Cela n’a jamais été pos­sible, par défi­ni­tion. Ce qui nous ren­voie à la ques­tion : que se passe-t-il s’ils ne veulent pas vendre ? Est-ce que les cita­dins ont le droit de se sai­sir des res­sources mal­gré tout ? »

« Com­ment feront-ils pour man­ger, autrement ? »

Nous enten­dions le vent au dehors, et la pluie com­men­çait à battre sur les fenêtres. La pluie tombe sou­vent hori­zon­ta­le­ment ici à Cres­cent City, ou Tu’nes [nom indien du lieu, NdT].

« Si j’é­tais res­pon­sable d’une ville, et que mes conci­toyens — mes conci­toyens, c’est une expres­sion inté­res­sante, comme si je les pos­sé­dais — mour­raient de faim, je pren­drais la nour­ri­ture de force », a‑t-elle avoué.

Encore le vent, encore la pluie. « Et si tu as besoin d’es­claves pour faire tour­ner tes indus­tries ? Tu les pren­dras aus­si ? Et si tu n’as pas juste besoin de nour­ri­ture et d’es­claves, mais aus­si de pétrole, le sang de ton éco­no­mie, et de métal, ses os ? Si tu as besoin de tout ce qui se trouve sous le soleil ? Tu vas tout prendre ? », ai-je continué.

« Si j’en ai besoin… »

« Ou si tu as l’im­pres­sion que tu en as besoin… », l’ai-je coupé.

Cela n’a pas eu l’air de la déran­ger. « Oui », a‑t-elle acquies­cé, dans ses pen­sées. Je pou­vais la voir chan­ger d’a­vis. « Et il y a le ter­ri­toire. Les villes endom­magent le ter­ri­toire qu’elles occupent », a‑t-elle obser­vé, après un long silence.

J’ai pen­sé aux dal­lages et à l’as­phalte. A l’a­cier. Aux gratte-ciels. J’ai pen­sé à un chêne vieux de cinq cents ans que j’a­vais vu à New-York, sur une pente qui sur­plom­bait le fleuve Hud­son. J’ai pen­sé à tout ce qu’il avait vécu. Lors­qu’il était un gland, il était tom­bé dans une forêt ancienne — mais à l’é­poque il n’y avait aucune rai­son de qua­li­fier ces forêts d’an­ciennes, ni de les appe­ler autre­ment que mai­son. Il avait ger­mé dans cette com­mu­nau­té hété­ro­gène, avait vu les sau­mons remon­ter le fleuve Hud­son, tel­le­ment gros qu’ils pou­vaient empor­ter les filets de ceux qui les attra­paient ; il avait été témoin de com­mu­nau­tés humaines vivant dans ces forêts, des humains qui ne détrui­saient pas les forêts mais au contraire les ren­for­çaient par leur simple pré­sence, par ce qu’ils don­naient à leur mai­son en retour. Il avait assis­té à l’ar­ri­vée de la civi­li­sa­tion, à la construc­tion d’un vil­lage, d’une cité, d’une métro­pole, et ensuite, comme l’a écrit Mum­ford, la « Para­si­to­pole se trans­forme en Patho­lo­pole, la cité des désordres men­taux, moraux et phy­siques, pour ter­mi­ner fina­le­ment en Nécro­pole, la cité des morts. » Au fur et à mesure, l’arbre a dit adieu au bison des bois, à la tourte voya­geuse, au cour­lis esqui­mau, au grand châ­tai­gnier d’A­mé­rique, au glou­ton qui lon­geait les rives de l’Hud­son. Il a dit adieu (au moins pour un temps) aux modes de vie humains tra­di­tion­nels. Il a dit adieu aux arbres du voi­si­nage, à la forêt où il avait vu le jour. Il a obser­vé les mil­liards de tonnes de béton se répandre, le sur­gis­se­ment d’in­flexibles struc­tures d’a­cier et d’é­di­fices de briques cou­ron­nés de barbelés.

Mal­heu­reu­se­ment, il n’a pas vécu assez long­temps pour assis­ter à l’ef­fon­dre­ment de tout cela. J’ai appris l’an der­nier que l’arbre n’é­tait plus là. Il a été cou­pé par un pro­prié­taire inquiet que ses branches ne tombent sur le toit de sa mai­son. Les éco­lo­gistes — fai­sant ce qu’il semble que nous fas­sions le mieux — se sont recueillis sur sa souche.

Je lui ai racon­té cette histoire.

« Merde… Je com­prends. » Elle a hoché la tête. Une mèche de ses che­veux châ­tains a cou­vert son œil. Elle a fait la moue, comme sou­vent quand elle réflé­chit. Fina­le­ment, elle a juré, « Nom d’un chien ». Puis elle a sou­ri, imper­cep­ti­ble­ment, et je voyais à ses yeux qu’elle était fati­guée. Sou­dain elle a conclu, « Tu sais, si nous allons faire tant de dégâts, le moins que l’on puisse faire c’est de dire la véri­té. »

Der­rick Jensen


Tra­duc­tion : Jes­si­ca Aubin

 

 

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