Traduction de la 13ème publication du CELDF (Community Environmental Legal Defense Fund, en français Fonds de défense de l'environnement des communautés), en date du 9 juin 2016, initialement publiée à l'adresse suivante.
“Et puis, nous avons pleuré”.
Tels furent les mots du professeur Terry Hughes, le dirigeant du centre d’excellence pour les études des récifs coralliens de l’université James Cook dans le Queensland, en Australie. Hughes faisait référence aux récentes découvertes du centre selon lesquelles plus de 90% de la grande barrière de corail blanchissaient, et selon lesquelles les parcelles du Nord du récif étaient à moitié mortes.
Bien sûr, la Grande Barrière de corail n’est pas le premier écosystème de l’océan à être frappé par les effets du réchauffement climatique – des morts massives de coraux autour de l’île-nation du Pacifique des Kiribati furent rapportées plus tôt en 2016, et de nouvelles études confirment qu’elles font partie d’un phénomène massif de morts de coraux dans les océans.
Ceux qui sont étonnés par les résultats de ces études – qui documentent l’agonie des écosystèmes de la planète – ne s’étaient simplement jamais intéressés au sujet.
Même aux yeux des observateurs les plus désinvoltes, il est désormais clair que notre petit orbe bleu souffre beaucoup et depuis longtemps des effets de l’occupation humaine. Ce qui surprend n’est pas de constater aujourd’hui les effets de cette occupation, mais que la planète ait été capable de les supporter pendant si longtemps.
Rien qu’aux États-Unis, 1,8 milliards de kg de produits chimiques toxiques – dont 33 millions de kg de carcinogènes avérés – sont relâchés dans l’atmosphère chaque année par 20 000 pollueurs industriels. 907 milliards de kg de déchets d’élevage – bourrés d’antibiotiques, d’hormones et de produits chimiques en tous genres – sont déversés dans les cours d’eau et sur les terres. 11 millions de personnes vivent à moins d’1 kilomètre d’un site de stockage de déchets dangereux. 80 000 produits chimiques industriels sont actuellement utilisés, et plus de 700 de ces produits sont présents dans chaque corps d’être humain. 1800 nouveaux produits chimiques sont introduits annuellement.
Si quelque chose devait nous étonner au point où nous en sommes, peut-être serait-ce d’apprendre que 40 ans après que la promulgation des principales lois états-uniennes sur l’environnement, l’état de l’environnement est pire que jamais. 40 % de nos cours d’eau échouent à passer les tests les plus basiques imposés par les lois sur l’eau saine fédérales et étatiques, 90% des forêts du pays ont été déforestées, et la moitié des espèces animales de la Terre ont été supprimées.
Nous avons cassé la planète.
Et nous ne sommes pas au bout de nos peines. Un nombre croissant de climatologues s’accordent aujourd’hui sur le fait que les pires prédictions sur les conséquences du réchauffement climatique paraissent franchement optimistes ;
L’arrogance de la race humaine – qui nous fait croire que l’on peut continuer à épuiser la planète qui nous a offert la vie tout en évitant toute conséquence nuisible pour notre propre survie – est à la base de notre tragédie actuelle. La croyance selon laquelle une croissance économique infinie est non seulement possible, mais aussi nécessaire pour nos vies, sert de fondation pour les systèmes économiques et judiciaires qui précipitent le monde vers l’abîme.
Pour être clair, la déforestation, la pollution, la fracturation, et les pratiques similaires ne sont pas ce qui détruit la planète ; il s’agit plutôt du système de croyance maniaque selon lequel nous pouvons faire ces choses sans en payer le prix, selon lequel la race humaine a été placée au-dessus des lois élémentaires de la nature. Il s’agit d’un aveuglement des plus prononcés, et comme Icare brûlant ses ailes de cire au soleil, nous avons également entamé notre chute.
En attendant Godot
Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre des systèmes dominants qu’ils changent et que cela affecte les prises de décisions de ceux au pouvoir. Nous devons plutôt, comme le dit Mary Geddry, « abroger notre consentement à être gouvernés ».
Geddry, une leader communautaire de la Baie de Coos, dans l’Oregon, tente actuellement d’éviter qu’un nouveau pipeline de gaz vienne perturber sa communauté. Elle explique qu’afin de faire advenir des vrais changements, nous devons retirer la permission que d’autres nous gouvernent en assumant nous-mêmes la tâche de notre propre gouvernance.
Les gens comme Geddry souhaitent que nous connaissions une époque similaire à celle des états-uniens prenant le contrôle des colonies de Grande-Bretagne ; à celle des soulèvements d’esclaves en Haïti ; à celle des abolitionnistes et des révoltes d’esclaves au Royaume-Uni et aux USA ; à celle des suffragettes forçant leur chemin jusqu’aux urnes ; à celles des fermiers se rassemblant à la fin des années 1800s afin de défier les banques et les corporations ferroviaires ; & à celle où les manifestants pour les droits civiques eurent l’audace d’organiser des grandes marches.
Au cours des 100 dernières années, environ, notre « consentement à être gouverné » par d’autres a fait de nous des tampons de validation automatique au service de l’alliance contre-nature de professionnels – politiciens à vie, grosses corporations, et petite élite de décideurs politiques qui profitent de leur mainmise sur celles-ci, sur l’économie, et sur notre système législatif.
Notre “consentement” a été tellement détourné et ridiculisé que nous en sommes venus à croire que nous étions incapables de nous gouverner nous-mêmes. En effet, nous pensons que nous serions perdus sans ces professionnels qui gèrent notre complexe politique, économique et nos systèmes judiciaires.
C’est cette croyance en notre propre dépendance qui nous rend si vulnérables à la manipulation. C’est cette croyance qui fait qu’il est si simple de nous présenter des choix superficiels, qui n’en sont absolument pas en réalité (les primaires de l’élection présidentielle de 2016 illustrent brillamment ce point). Et pourtant, nous croyons sincèrement décider pour nous-mêmes. Un peu comme si le choix entre sac en papier ou sac en plastique avait contaminé toutes les facettes de nos vies. Bien loin d’être aux commandes, nous sommes de plus en plus éloignés des prises de décisions qui affectent réellement notre survie.
Oser qualifier tout cela de démocratie est une farce.
La première étape, la plus difficile à entreprendre, consiste à purger nos cerveaux de tout ce qui y a été inséré par gavage – comme des champignons dans le noir, ayant été fertilisés par de la merde – et à comprendre que nous sommes non seulement les plus qualifiés pour prendre des décisions concernant le futur, mais que nous sommes aussi les seuls à pouvoir le faire.
En résumé, nous devons commencer à croire que nous sommes non seulement capables de nous emparer du pouvoir de prise de décisions cruciales pour le futur, mais aussi que nous les prendrions mieux que ceux qui sont actuellement au pouvoir.
Changer le cours des choses pour nous sauver nous-mêmes
Il y a presque une décennie, les gens de la municipalité de Tamaqua, en Pennsylvanie, une petite enclave de 7000 habitants, dans la partie rurale de la rivière Schuylkill de l’état, ont commencé à croire.
Face au plan de l’état de déverser des matériaux extraits des rivières, chargés de PCB, dans des mines profondes abandonnées, et face aux nombreux autres projets qui, au cours de ce dernier siècle, ont transformé une partie de leur canton en zone d’épidémie de cancer, les gens de Tamaqua ont perdu tout espoir. Ils ont perdu l’espoir que l’état et les organismes environnementaux fédéraux les protègent, ou celui que leur gouvernement d’état travaille dans leur intérêt. Ils ont abandonné l’espoir que l’alliance contre-nature de ceux qui les gouvernent actuellement se soucie de ce qui arrive aux habitants et à l’environnement de Tamaqua.
Les habitants de Tamaqua ont alors fait ce que peuples et communautés ont toujours fait à travers l’histoire lorsqu’ils faisaient face à des gouvernements qui échouaient à les aider – ils ont abrogé leur consentement à être gouvernés et ont commencé à se gouverner eux-mêmes.
Leur première action fut d’adopter une loi qui bannissait le déversement de déblais chargés de PCB. La loi comprenait une déclaration des droits locale, qui comprenait un droit à un air et à une eau propres. En plus de cela, elle réaffirmait leur droit à se gouverner eux-mêmes en tant que communauté, et élevait ce droit au-dessus des droits revendiqués par les corporations de gestion de déchets et par le gouvernement d’état à déverser de force des déblais toxiques dans leur communauté.
En s’emparant de pouvoirs que le système de lois actuel ne leur accorde pas, les habitants de Tamaqua ont compris que s’ils n’exerçaient pas ces pouvoirs, ils allaient inéluctablement recevoir ces déchets toxiques. Ils ont également compris qu’il n’y a qu’en dirigeant eux-mêmes leur propre municipalité afin d’affronter les corporations et le gouvernement d’état – dans un immense jeu de la poule mouillée – qu’ils avaient une chance que leur commune ne redevienne pas une décharge.
Ce fut un coup de tonnerre.
Mais ils ne s’arrêtèrent pas en si bon chemin. Comprenant que la protection des habitants de Tamaqua exigeait la protection de l’environnement naturel dont l’espèce humaine dépend, ils adoptèrent une loi qui reconnaissait que les écosystèmes de la région – les eaux souterraines, les cours d’eau, et les rivières, en particulier – bénéficiaient de droits indépendants, comme celui de ne pas être pollués par des déblais toxiques.
Leur loi réfutait ouvertement et directement une des règles les plus fondamentales du système qui nous a menés là – celle qui voudrait que la nature ne bénéficie pas de droits qui lui soient propres – où les écosystèmes peuvent être utilisés et exploités par quiconque les possède, ou par quiconque est autorisé à les polluer, et possède un permis.
Plusieurs années après que Tamaqua ait adopté sa loi, le peuple d’Équateur en arriverait à une conclusion similaire – en votant pour adopter une nouvelle constitution nationale reconnaissant que tous les écosystèmes d’Équateur devaient bénéficier de droits élémentaires – le droit d’exister, de prospérer et d’évoluer naturellement.
La première poursuite intentée, en Équateur, relative à ces dispositions constitutionnelles – La rivière Vilcabamba v. la province de Loja – a résulté en une décision de justice confirmant les droits constitutionnels de la rivière à couler, contre la volonté d’un gouvernement local de déverser des débris routiers dans la rivière. Depuis, les droits constitutionnels de la nature ont été invoqué plusieurs fois, y compris par le gouvernement national lui-même lors d’actions visant à stopper les exploitations aurifères illégales.
Les droits de la Nature – l’écologie de la libération
Dans les années 1950s, un nouveau type de catholicisme a vu le jour en opposition aux gouvernements dictatoriaux et à la pauvreté extrême de l’Amérique Latine. Appelé la « théologie de la libération », les prêtres présentaient Jésus comme une figure politique et révolutionnaire, souhaitant libérer les pauvres d’une élite gouvernementale oppressive. Les prêtres décentralisèrent la pratique du Christianisme, transformant les communautés dépossédées et passives recevant l’enseignement de l’église, en interprètes directs de la Bible et en concepteurs de leurs propres services de culte (ou messes).
La théologie de la libération devint une menace pour l’église en critiquant les structures économiques et sociales sur lesquelles elle reposait. En réponse, le Vatican ordonna une épuration des prêtres catholiques, afin de supprimer cette doctrine.
Le mouvement pour les droits des communautés, émergeant aux États-Unis, a énormément de points communs avec les thèmes majeurs de la théologie de la libération, en ce qu’il cherche à décentraliser la prise de décision et l’autorité en les rendant aux communautés, et en ce qu’il affirme que le rôle premier de la loi est la protection des communautés humaines et naturelles, plutôt que la protection de l’élite dirigeante.
Sa critique est plus ou moins la même – celle d’une alliance contre-nature d’élites gouvernementales et corporatistes qui exploite les communautés, qui oblige les gens à se soumettre à la fracturation et aux autres projets corporatistes, permettant ainsi à cette élite d’étendre son pouvoir sur les gens et la nature.
Bien que “l’écologie de la libération” ait été utilisée par le passé pour décrire l’autorité des communautés humaines à servir de guides bienveillants pour la planète, elle doit aller plus loin encore – vers une expansion de la prise de décision et de l’édiction de lois communautaire, reconnaissant la nature non pas comme une propriété à utiliser et à conserver à bon escient par les humains, mais comme possédant les droits de protection les plus élevés que notre système de gouvernance puisse attribuer.
Sans un véritable activisme d’écologie de la libération – à travers lequel l’autorité démocratique communautaire se propage afin de permettre aux gens de bannir ce qui nuit aux communautés humaines et naturelles, et afin de commencer à construire un nouveau système garantissant à ces communautés les plus hautes protections judiciaires – la dépendance à l’ancien ordre garantira la destruction de la planète.
Les droits des écosystèmes doivent être appliqués et doivent servir de défense contre ceux qui causent le réchauffement climatique mondial.
La marche à suivre
Qu’il s’agisse du blanchiment de la grande barrière de corail en Australie, de la mort lente du lac Erie et de la baie de Chesapeake aux États-Unis, de la disparition des glaciers à travers le globe, ou de l’absence de glaces dans l’Himalaya, les gens qui font partie de ces écosystèmes agonisants doivent agir en rassemblant leur propre pouvoir de gouvernance afin de les protéger.
Les gens de Toledo et d’autres municipalités dans l’Ohio doivent adopter une déclaration des droits du lac Erie ; les villes d’Australie, les conseils locaux, les conseils municipaux doivent adopter une déclaration des droits de la Grande Barrière de Corail ; les municipalités du littoral de la baie de Chesapeake doivent adopter une déclaration des droits de la baie de Chesapeake ; les gouvernements locaux, au Népal, doivent adopter une déclaration des droits de l’Himalaya.
Comme en Équateur, les habitants de ces endroits – avec l’aide de ceux qui possèdent des ressources et se soucient de la planète – doivent se mettre à la place de ces océans, de ces estuaires, de ces baies, de ces montagnes et des autres écosystèmes afin d’utiliser toutes les institutions existantes, judiciaires, législatives et autres, pour stopper ce qui les menace.
Parce que la santé et le bien-être de ces écosystèmes dépendent d’un climat planétaire qui puissent les soutenir, les droits des écosystèmes doivent également être appliqués et défendus contre les acteurs – privés et gouvernementaux – qui violent ces droits, en alimentant le réchauffement climatique global à travers leurs pratiques. Cela peut nécessiter un défi direct des lois internationales – en se basant sur la juridiction de ces procès communautaires pour créer des « tribunaux climatiques » établis précisément à cet effet.
En défense contre la fracturation, contre les nouveaux pipelines de gaz, et contre les nombreux projets énergétiques, des communautés à travers les États-Unis ont commencé à adopter des lois locales qui reconnaissent un droit au, et un droit du climat d’être protégé et défendu contre les émissions liées aux industries des combustibles fossiles. Ces lois doivent ensuite être utilisées pour intenter des poursuites et créer d’autres lois visant à inverser le changement climatique.
Sans cela, nous dépendrions de ce que ceux qui détruisent la planète choisissent volontairement de ne plus le faire. Cela revient à espérer que les propriétaires d’esclaves des années 1840s aient aboli l’esclavage d’eux-mêmes, ou à espérer que McDonald se désintègre volontairement.
Alors que les Kiribati et d’autres petites îles-nations sont submergées par la mer, alors que les déclins d’espèces marines et terrestres s’accélèrent, nous devons nous demander quelles actions doivent être considérées comme trop radicales pour remédier aux dommages extrêmes infligés à la planète et à nous-mêmes. Les mouvements sociaux du passé se posèrent également ces mêmes questions, et comprirent eux aussi que les institutions qui avaient créé le système existant, et dont elles dépendaient, étaient incapables de – et ne s’intéressaient même pas à – les aider.
Ils construisirent alors des mouvements sociaux massifs afin de changer l’ordre existant. Il est plus que temps que nous fassions de même.
Traduction : Nicolas Casaux