Mardi soir, mon éditeur m’a chargé d’aller au cinéma. Il faut bien avouer que cette fois, je n’étais pas motivé.
Rejet de l’anthropo-centrisme avec Jane Goodall (« nous sommes des animaux »), images chocs de cadavres et sévices d’animaux, rappels des chiffres sur l’extinction de masse, assimilation de l’agriculture à la déforestation et du progrès à un « cancer », appel au « réensauvagement » avec Baptiste Morizot, dénonciation de la « démocratie » bourgeoise où les riches décident des lois…
Étonnamment, Cyril Dion semble se radicaliser. Trop lentement, il nous rattrape, nous copie.
Nous donne raison.
Le réalisateur, dédiant son métrage à Bernard Stiegler, va même jusqu’à affirmer l’inutilité des grèves pour le climat : « nous avons besoin d’une nouvelle stratégie ». Mais pas celle d’une Full Spectrum Resistance. Alors, laquelle ?
Faire confiance aux scientifiques et ne plus prendre l’avion. Ramasser les déchets sur les plages. Consommer moins de plastique. Recycler. Favoriser la « transition ». Faire du lobbying au Parlement européen avec les ONGs et Claire Nouvian. Donner l’exemple individuel, démarcher les gens chez eux, élire de bons réformateurs de la société civile qui voteront de bonnes lois. « Agir plutôt que parler ». Prioriser la lutte contre le réchauffement climatique. Salarier davantage de femmes.
Critiquer la surconsommation (pas l’économie), l’élevage en batterie (pas la domestication). Critiquer la paysannerie (pas le rentabilisme qui l’asservit et liquide la campagne).
Croire. Militer pour le « changement politique », même si « personne ne sait comment » — même si les écologistes du spectre radical savent.

Renvoyer dos à dos croissance et décroissance (qui serait une « croissance négative ») en « favorisant la santé » via « les pouvoirs publiques » (Éloi Laurent). Vive l’État. « Au Costa Rica, ils ont l’air heureux, et toute leur électricité est issue du renouvelable. C’est si vert ». Tout le starter pack écologiste™ est fourni. Permaculture. Devenez végans. Mais le véganisme n’est pas la solution. Mais devenez végans. Et marchez pour le climat, quand même.
Oui et non, ni pour ni contre, en même temps, peut-être, on ne sait pas. Aucune colonne vertébrale idéologique.
Réformer, réformer, réformer… la société techno-industrielle n’a qu’à bien se tenir !
Tout se passe comme si l’ensemble des problèmes soulevés par Cyril Dion n’avaient aucun lien entre eux, ne faisaient pas système, n’incarnaient aucun phénomène dénoncé depuis le 18e siècle par Karl Marx. Rien n’a changé depuis Demain, le docu’ mondain de 2015 qui n’a rien changé non plus : « l’origine de nos problèmes » viendrait « de l’intérieur de nous-mêmes, de nos têtes, de nos névroses, de nos blessures ». Une vision non-neutre, idéologique, libérale de la société (où seules des actions d’individus atomisés, égoïstes par nature, permettraient le changement collectif).
Ce film a nécessité plusieurs voyages en avion. Ce film a coûté plus de 2 millions à produire.
Ce film sera un argumentaire de plus que nous devrons affronter, même si le temps presse, même si aucune banque ne nous finance. Parce que mal nommer les choses, c’est rajouter du malheur au monde. Et parce que, meilleur cinéaste que penseur, naïf comme ses adolescents, Dion est moins intéressant dans ce qu’il montre que dans ce qu’il ne montre pas : l’existence d’intellectuels et de mouvements révolutionnaires en France et ailleurs ; la critique de l’emprise technologique ou de notre dépendance au tout-électrique ; la proposition d’un dépassement réel du Capital, sans obligation d’être massif ou légal ; la mention du sabotage comme alternative ou des coûts environnementaux pour fabriquer éoliennes et panneaux solaires), etc[1].
Même en tant que produit artistique, il y a ruptures de tons, défaut de direction : est-ce un documentaire militant ou un film mettant en scène les voyages de deux gamins d’YFC, le parti thunbergien ? Si la photographie est splendide, si le plan-séquence à Bruxelles fait rire jaune, le dernier tiers est inutile, sans message, convenu. Quel apport à la réflexion ? Quel objectif ? Quelle stratégie ?
En un mot, l’inefficacité.
A. A.
- Ainsi que « les armes nucléaires, l’accumulation des déchets nucléaires, la diminution de la couche d’ozone, la dégradation du patrimoine génétique humain, les risques liés aux expériences biotechnologiques […] ».— Ted Kaczynski, L’Esclavage Technologique (à paraître aux Éditions Libre en 2022) ↑
Sur le livre éponyme, Animal (Actes Sud, 2021)
Nicolas Casaux
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Addendum (28 avril 2022) : L’écologie de la croisette
J’ai eu la chance de visionner, hier, le dernier film documentaire de Cyril Dion, Animal, sponsorisé par France Télévisions, Orange et UGC — film qu’il était allé présenter sous le feu des projecteurs sur la croisette (au glorieux festival de Cannes) l’an dernier. C’était aussi mauvais que je l’imaginais. D’abord, l’utilisation de jeunes ou d’enfants pour promouvoir des projets commerciaux ou des causes. Un classique de cette époque, qui garantit, en général, que l’on ne parviendra pas à une analyse sérieuse des tenants et aboutissants des problèmes discutés, que la discussion se limitera à des simplismes (pour enfants). C’est le cas dans le dernier film de Dion.
Son point de départ, tel que ses deux principaux protagonistes, Bella et Vipulan (deux adolescents), le formulent, c’est que « le » problème, c’est le changement climatique. Partant de là, il s’agit, nous dit-on, d’en comprendre les causes profondes. Mais ensuite, plutôt que de rechercher ou de discuter ces causes, le film dérive sur l’extinction des espèces. Celle-ci, nous rappellent-ils, procède de cinq causes principales (la destruction de leurs habitats, la surexploitation, le réchauffement climatique, la pollution et les espèces invasives).
Ensuite, le film propose une brève et très mauvaise discussion du problème de notre système économique. Eloi Laurent, éminent économiste français, chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, titulaire d’un doctorat en économie de l’IEP de paris (2006), ayant travaillé deux années au cabinet du Premier ministre Lionel Jospin, et donné des cours à Stanford et à Harvard (toute ce catalogue pour dire son prestige, combien il sait ce qu’il dit, fait autorité), affirme que croissance/décroissance est un faux débat, et qu’il faut simplement recourir à d’autres indicateurs économiques, et notamment la santé. Il affirme même qu’en 2019, quatre pays « ont décidé de sortir de la croissance » : la Nouvelle-Zélande, la Finlande, l’Islande et l’Écosse.
Seulement, pas du tout. Prenons le cas de la Nouvelle-Zélande. Elle n’est absolument pas « sorti de la croissance », elle a simplement (et, formellement) décentré le PIB comme unique indicateur d’orientation de ses mesures politiques. Ainsi que le rapporte un article du magazine Forbes : « Toutes les nouvelles dépenses doivent faire progresser l’une des cinq priorités du gouvernement : améliorer la santé mentale, réduire la pauvreté des enfants, lutter contre les inégalités dont souffrent les Maoris et les insulaires du Pacifique, prospérer à l’ère numérique et transitionner vers une économie durable à faibles émissions de carbone. » Essentiellement du vent, donc (du réformisme à la noix). Les entreprises, en Nouvelle-Zélande comme ailleurs, doivent toujours faire du profit pour fonctionner. Et on retrouve là toutes les inepties habituelles d’une économie durable, de la décarbonation du système techno-industriel, etc. Car bien entendu, Eloi Laurent ne voit rien de problématique dans l’État (en tant que système de dépossession politique), dans la technologie, la propriété privée, l’argent, la marchandise, etc.
Bref, après cette très mauvaise discussion des problèmes que pose le système économique mondialisé (le capitalisme), le film discute (toujours très superficiellement) de la question philosophique de la place de l’être humain dans le monde, de la question du rapport à la nature, aux autres espèces vivantes. Pour cela, Bella et Vipulan font un tour dans une réserve au Kenya puis au Costa Rica, ce petit paradis écologique modèle (où la nature prospère merveilleusement), ainsi que le pays est régulièrement présenté dans les médias de masse. Fin du film.
Partir du principe que le problème de notre temps, c’est le réchauffement climatique, c’est une mauvaise prémisse. Le réchauffement ou dérèglement climatique est un des nombreux symptômes problématiques (un des nombreux effets problématiques) du système socio-techno-économique planétaire. Le problème, c’est donc l’existence de ce système. Pour le comprendre, il importe d’examiner ses autres effets et son fonctionnement, ses caractéristiques. La concentration exclusive sur la destruction de la nature, la maltraitance des autres animaux dans l’élevage industriel, est une manie typique de l’écologisme médiatique, superficiel. La destruction de la nature et la maltraitance des autres animaux découlent de la destruction de la liberté humaine, de la dépossession radicale et généralisée des êtres humains, de l’élevage industriel (de l’exploitation industrielle) des humains par l’État et le capitalisme dans le cadre de la civilisation industrielle. Nombre des précurseurs du mouvement écologiste en France (de Bernard Charbonneau à Pierre Fournier) le comprenaient et l’exprimaient ouvertement. La réduction de l’écologie au changement climatique, c’est l’œuvre de la récupération et cooptation de l’écologie par le capitalisme, par la Société du Spectacle.
Le documentaire de Dion, emblématique de cet écologisme tronqué, superficiel, est un condensé de simplismes et de tromperies. Prenons un autre exemple, le Costa Rica. Présenter ce pays comme un merveilleux petit paradis écologique est extrêmement insidieux. Paradis du tourisme de riche (nord-américain notamment), le Costa Rica est un pays dans lequel les inégalités de revenus sont « beaucoup plus élevée que la moyenne de l’OCDE et élevée par rapport aux normes d’Amérique latine », comme le stipule un rapport de l’OCDE. Les inégalités y sont aussi croissantes (comme un peu partout). De riches étrangers se construisent de belles villas le long de ses côtes, où les prix augmentent, au détriment des locaux. Les peuples indigènes du Costa Rica, qui constituent la population la plus pauvre du pays, sont méprisés, régulièrement spoliés de leur territoire originel (des indigènes se font régulièrement tirer dessus, dans une relative impunité), y compris par le développement de projets de production d’énergie dite verte (propre ou renouvelable ou décarbonée) :
« Les groupes autochtones du Costa Rica continuent de s’opposer au projet hydroélectrique El Diquis que l’Institut costaricien de l’électricité (ICE) prévoit de construire dans la province méridionale de Puntarenas. Le projet, que le gouvernement du Costa Rica a récemment déclaré “d’intérêt national”, inondera les terres traditionnelles des nations Terraba et Chinakicha. Il aura également un effet indirect sur les peuples Curre, Boruca, Guaymi, Bribi, Ujarras, Cabagra et Salitre, qui représentent ensemble près de la moitié de la population indigène du Costa Rica. En plus de provoquer des déplacements forcés, le projet est susceptible de compromettre et de porter atteinte aux croyances et aux cultures indigènes. Il existe plus de 200 sites historiques, dont des ruines anciennes et des lieux sacrés avec des zones d’inhumation, qui seraient tous détruits par les réservoirs des barrages. » (Minority Rights)
Sachant que les barrages hydroélectriques impliquent de nombreuses dégradations écologiques (perturbations voire destructions des écosystèmes en amont et en aval, émissions de gaz à effet de serre, notamment dans les régions tropicales, etc.), que l’énergie électrique produite sert à alimenter d’autres machines en électricité, machines qu’il faut construire (extractions de matériaux, etc.). Rien de vert, propre ou renouvelable dans tout ça.
Le Costa Rica est aussi un pays relativement minier (314 mines répertoriées), avec les problèmes écologiques que cela implique. L’état des cours d’eau du pays laisse à désirer : il possède le fleuve le plus pollué de toute l’Amérique centrale et même de toute l’Amérique du Nord, le Tarcolès. Outre la pollution plastique, les cours d’eau du Costa Rica sont également contaminés par d’autres déchets, comme les résidus de produits pharmaceutiques. En octobre 2021, un article publié sur le site de France TV info soulignait qu’au Costa Rica, des forêts sont menacées par l’expansion des plantations de café. En outre, le Costa Rica a l’une des intensités d’utilisation de pesticides les plus élevées au monde, avec une moyenne de plus de 25 kg appliqués par hectare de terre cultivée, selon le Pesticide Action Network. L’utilisation de pesticides y est particulièrement élevée pour d’importantes cultures d’exportation, notamment les ananas. Accessoirement, le Costa Rica est récemment devenu l’une des principales plaques tournantes du trafic de cocaïne, non seulement à destination des États-Unis mais aussi de l’Europe.
Certes, en comparaison du reste du monde, la nature y demeure assez sinon très bien préservée. Mais cela est notamment dû au fait que l’économie y dépende largement du tourisme. Dans l’ensemble, le Costa Rica ne représente aucune « solution ». Comme partout ailleurs, la nature y est de plus en plus polluée et soumise à diverses pressions. & outre sa dépendance à l’industrie (largement insoutenable, elle-même dépendante de bien d’autres industries) du tourisme, son économie s’inscrit dans le cadre du capitalisme mondialisé (les gens y sont tous, comme ailleurs, contraints de s’entr’exploiter, de se vendre sur le « marché du travail », etc.) ; le pays est (toujours plus) endetté, et le développement (en général, celui de la civilisation industrielle) menace de s’attaquer à l’environnement bien préservé du pays. Nous présenter le Costa Rica comme un merveilleux exemple à suivre est absurde.
Il est bien plus facile de duper les gens en leur affirmant des simplismes mensongers mais rassurants que de leur exposer des vérités complexes et difficiles. L’écologisme des Dion choisit la première option. Cela va-t-il nous aider à endiguer le désastre social et écologique en cours ? Non.
Nicolas Casaux
Du temps de DEMAIN, beaucoup de gens n’étaient pas sensibles à l’écologie.
Du temps d’ANIMAL, la plupart des gens ont dépassé Dion depuis belle lurette.
Il s’inscrit dans la défense d’un systeme qui produit les occasions de faire des films à l’infini, tant que rien ne change.
On est entré dans l’ère de la commercialisation de la catastrophe. C’est comme ca que le capital à toujours fait, et fera toujours. Si on a décidé de ne rien négocier, alors on peut se faire un salaire dans la narration du désastre. C’est l’option de beaucoup de gens qui y ont trouvé une voie, et de beaucoup d’acteurs commerciaux qui vont flatter ce désir au nom de leur besoin d’en vivre à travers eux. Ca donne Actes Sud.