« Avant le déluge » : la confirmation de la catastrophe & l’apologie des illusions vertes

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« L’extinction finale vers laquelle nous entraîne la per­pé­tua­tion de la socié­té indus­trielle est deve­nue en très peu d’années notre ave­nir offi­ciel. Qu’elle soit consi­dé­rée sous l’angle de la pénu­rie éner­gé­tique, du dérè­gle­ment cli­ma­tique, de la démo­gra­phie, des mou­ve­ments de popu­la­tions, de l’empoisonnement ou de la sté­ri­li­sa­tion du milieu, de l’artificialisation des êtres vivants, sous tous ceux-là à la fois ou sous d’autres encore, car les rubriques du catas­tro­phisme ne manquent pas, la réa­li­té du désastre en cours, ou du moins des risques et des dan­gers que com­porte le cours des choses, n’est plus seule­ment admise du bout des lèvres, elle est désor­mais détaillée en per­ma­nence par les pro­pa­gandes éta­tiques et média­tiques. Quant à nous, qu’on a sou­vent taxés de com­plai­sance apo­ca­lyp­tique pour avoir pris ces phé­no­mènes au sérieux ou de « pas­séisme » pour avoir dit l’impossibilité de trier par­mi les réa­li­sa­tions et les pro­messes de la socié­té indus­trielle de masse, pré­ve­nons tout de suite que nous n’entendons rien ajou­ter ici aux épou­van­tables tableaux d’une crise éco­lo­gique totale que brossent sous les angles les plus variés tant d’experts infor­més, dans tant de rap­ports, d’articles, d’émissions, de films et d’ouvrages dont les don­nées chif­frées sont dili­gem­ment mises à jour par les agences gou­ver­ne­men­tales ou inter­na­tio­nales et les ONG com­pé­tentes. Ces élo­quentes mises en garde, quand elles en arrivent au cha­pitre des réponses à appor­ter devant des menaces aus­si pres­santes, s’adressent en géné­ral à « l’humanité » pour la conju­rer de « chan­ger radi­ca­le­ment ses aspi­ra­tions et son mode de vie » avant qu’il ne soit trop tard. On aura remar­qué que ces injonc­tions s’adressent en fait, si l’on veut bien tra­duire leur pathos mora­li­sant en un lan­gage un peu moins éthé­ré, aux diri­geants des États, aux ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, ou encore à un hypo­thé­tique « gou­ver­ne­ment mon­dial » qu’imposeraient les cir­cons­tances. Car la socié­té de masse (c’est-à-dire ceux qu’elle a inté­gra­le­ment for­més, quelles que soient leurs illu­sions là-des­sus) ne pose jamais les pro­blèmes qu’elle pré­tend « gérer » que dans les termes qui font de son main­tien une condi­tion sine qua non. On n’y peut donc, dans le cours de l’effondrement, qu’envisager de retar­der aus­si long­temps que pos­sible la dis­lo­ca­tion de l’agrégat de déses­poirs et de folies qu’elle est deve­nue ; et on n’imagine y par­ve­nir, quoi qu’on en dise, qu’en ren­for­çant toutes les coer­ci­tions et en asser­vis­sant plus pro­fon­dé­ment les indi­vi­dus à la col­lec­ti­vi­té. Tel est le sens véri­table de tous ces appels à une « huma­ni­té » abs­traite, vieux dégui­se­ment de l’idole sociale, même si ceux qui les lancent, forts de leur expé­rience dans l’Université, l’industrie ou l’expertise (c’est, comme on s’en féli­cite, la même chose), sont pour la plu­part mus par des ambi­tions moins éle­vées et rêvent seule­ment d’être nom­més à la tête d’institutions ad hoc ; tan­dis que des frac­tions signi­fi­ca­tives des popu­la­tions se découvrent toutes dis­po­sées à s’atteler béné­vo­le­ment aux basses œuvres de la dépol­lu­tion ou de la sécu­ri­sa­tion des per­sonnes et des biens. »

— Jaime Sem­prun & René Rie­sel, « Catas­tro­phisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion durable » (Édi­tions de l’Ency­clo­pé­die des Nui­sances, 2008)

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AVANT LE DÉLUGE

Du brainwashing au greenwashing

Leo­nar­do DiCa­prio, star inter­na­tio­nale, icône de mode et idole inter­gé­né­ra­tion­nelle, vient de pro­duire un docu­men­taire (« Avant le déluge ») mon­dia­le­ment relayé, sur le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et ses consé­quences pour la socié­té indus­trielle, ses membres, et, acces­soi­re­ment, pour la pla­nète et ce qui reste de ses autres habitants.

Comme son titre nous l’in­dique, ce film a pour ambi­tion de pré­pa­rer les popu­la­tions du monde qui s’industrialise — et qui ne compte pas s’arrêter en si bon che­min — aux contre­coups du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, désor­mais pré­sen­té comme iné­luc­table, induit par les colos­sales émis­sions de gaz à effet de serre qu’engendrent les diverses acti­vi­tés de l’humanité civi­li­sée.

Pour com­prendre le mes­sage dif­fu­sé à tra­vers ce docu­men­taire, il convient de rap­pe­ler que le mar­di 16 sep­tembre 2014, le Secré­taire géné­ral des Nations Unies, Ban Ki-moon, a nom­mé Mes­sa­ger de la Paix sur la ques­tion des chan­ge­ments cli­ma­tiques l’acteur amé­ri­cain Leo­nar­do DiCa­prio, et que ce choix n’était pas fortuit.

« M. DiCa­prio est une voix cré­dible du mou­ve­ment envi­ron­ne­men­ta­liste et il dis­pose d’une pla­te­forme consi­dé­rable pour se faire entendre. Je suis heu­reux qu’il ait choi­si de mettre sa voix au ser­vice des efforts de l’ONU pour plai­der en faveur de mesures urgentes de lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques », a décla­ré le Secré­taire géné­ral des Nations Unies dans un com­mu­ni­qué de presse.

Pré­ci­sons éga­le­ment que par­mi les pro­duc­teurs du film figure James Packer, sep­tième for­tune de l’Australie (pre­mière il y a quelques temps), qui pos­sède de nom­breux médias, et l’une des plus grandes entre­prises de jeux et de diver­tis­se­ment du pays (« Crown Resorts », de nom­breux hôtels et casi­nos dans le monde entier).

Reve­nons-en au film. Nous sommes d’accord avec une de ses obser­va­tions, sa recon­nais­sance de la réa­li­té du réchauf­fe­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique. Ain­si qu’avec un constat rapi­de­ment men­tion­né, lorsque DiCa­prio explique qu’il avait com­pris, grâce au docu­men­taire d’Al Gore, Une véri­té qui dérange, que « Tous nos moyens de trans­port : bateaux, trains, avions, voi­tures, l’a­gro-ali­men­taire, les construc­tions… Tout relâ­chait du dioxyde de car­bone ». Voi­là pour ce qu’on lui accorde.

Venons-en aux men­songes et aux omis­sions atten­dus que se devait de pré­sen­ter un tel docu­men­taire, et qui sont en liens avec l’attribution à Leo­nar­do DiCa­prio du rôle de Mes­sa­ger de la paix onusien.

L’ONU est une ins­ti­tu­tion agis­sant au nom de —  et créée par — la coa­li­tion des inté­rêts des états-nations modernes, autre­ment dit, de ceux qui dirigent et encou­ragent l’industrialisation encore en cours (et de ceux qui la veulent infi­nie, sans limites) du monde, ou pour le dire encore autre­ment, des élites diri­geant l’humanité civi­li­sée, la civi­li­sa­tion indus­trielle. Nous devrions tous être à peu près d’accord sur ce point. L’ONU ne repré­sente pas les inté­rêts des peuples indi­gènes, pas non plus ceux des innom­brables autres espèces ani­males et végé­tales dis­pa­rues, ni ceux de celles qui sont actuel­le­ment mena­cées, sur­ex­ploi­tées, et/ou tuées à tra­vers le globe, par le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle. L’ONU, par défi­ni­tion, struc­tu­rel­le­ment, ne pour­ra jamais ni conce­voir ni encou­ra­ger son propre déman­tè­le­ment, pas plus que celui de la culture mon­dia­li­sée qui lui a don­né nais­sance. Et puisque c’est elle qui, à tra­vers la voix et l’image d’une des célé­bri­tés les plus appré­ciées par les habi­tants des états-nations modernes, pro­pose des solu­tions pour que l’humanité indus­trielle puisse encais­ser le choc du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, « qui s’opposerait au main­tien de l’organisation sociale qui per­met­tra de sau­ver l’humanité […] ? » (Jaime Sem­prun & René Rie­sel, ibid). Peu importe que ce pro­blème (et bien d’autres, très peu men­tion­nés, voire pas du tout, dans ce docu­men­taire) ait été direc­te­ment cau­sé par cette même orga­ni­sa­tion sociale. Ain­si, la manière de pré­sen­ter et de dis­cu­ter du (seul) pro­blème grave dont traite ce docu­men­taire, y est direc­te­ment biai­sée par le cadre struc­tu­rel limi­té dont parlent Jaime Sem­prun et René Rie­sel dans la cita­tion intro­duc­tive de ce texte :

« Car la socié­té de masse (c’est-à-dire ceux qu’elle a inté­gra­le­ment for­més, quelles que soient leurs illu­sions là-des­sus) ne pose jamais les pro­blèmes qu’elle pré­tend « gérer » que dans les termes qui font de son main­tien une condi­tion sine qua non ».

Nous com­pre­nons que, pour beau­coup — et sur­tout pour ceux qui vivent dans le meilleur des mondes, où leur pays est une démo­cra­tie, leur pré­sident le repré­sen­tant légi­time du peuple (obéis­sant à sa stricte volon­té éclai­rée), où le pro­grès tech­no­lo­gique est une réa­li­sa­tion mer­veilleuse et un but ines­ti­mable, où le pas­sé est infé­rieur au pré­sent, lui-même infé­rieur au futur (comme le sau­vage est infé­rieur au civi­li­sé, ou en retard par rap­port à lui, puisque la civi­li­sa­tion est de toute évi­dence une bonne chose et un pro­grès humain en elle-même) — cela puisse paraître obs­cure. Développons.

Il y a 10 ans, en 2006, sor­tait le film d’Al Gore, Une véri­té qui dérange, qui trai­tait du même sujet que le nou­veau docu­men­taire de Leo­nard DiCa­prio. Il pre­nait fin en indi­quant que si des mesures appro­priées étaient prises rapi­de­ment, le réchauf­fe­ment cli­ma­tique pour­rait être inver­sé. 10 ans plus tard, l’échec est pro­bant, ce qui n’a rien d’étonnant. Pourquoi ?

Parce que toutes les soi-disant solu­tions prô­nées dans le film docu­men­taire d’Al Gore (ou dans celui de DiCa­prio) ne sont abso­lu­ment pas en mesure de stop­per quoi que ce soit, encore moins d’inverser les ten­dances catas­tro­phiques que nous connais­sons. Pourquoi ?

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Parce qu’elles sont autant de men­songes tech­no­lo­giques. Les soi-disant éner­gies renou­ve­lables (solaire et éolien, mais pas seule­ment, puisque l’hydroélectrique est à lui seul plus impor­tant que les deux pre­miers réunis) ne pour­ront jamais rem­pla­cer les com­bus­tibles fos­siles et le nucléaire, et d’abord parce qu’elles en dépendent lar­ge­ment, pour plu­sieurs étapes de leur pro­duc­tion, mais aus­si parce qu’elles ne pour­ront jamais four­nir assez d’énergie pour répondre aux besoins pré­sents de la socié­té indus­trielle (et donc, encore moins à ceux du futur, crois­sance oblige), même si, oui, l’ADEME a publié un rap­port, ou Stan­ford, ou n’importe quel agence d’Etat ou cor­po­ra­tiste (si tant est qu’il y ait une dif­fé­rence), qui nous assure un futur 100% renou­ve­lable, tout droit sor­ti de rai­son­ne­ments fan­tai­sistes et déjà décons­truits par plu­sieurs esprits rela­ti­ve­ment plus prag­ma­tiques, même au sein des médias grand public ; éga­le­ment parce que leur uti­li­sa­tion demeure pol­luante et des­truc­trice des milieux natu­rels, quoi qu’il en soit (avez-vous remar­qué l’énorme socle en béton néces­saire à chaque éolienne indus­trielle ? Le mat de l’éolienne néces­site éga­le­ment toutes sortes de res­sources, et toutes néces­sitent un ache­mi­ne­ment com­plexe. Les sur­faces sur les­quelles elles sont ins­tal­lées sont autant de par­celles de la pla­nète que l’on sacri­fie, pour ne faire que quelques remarques, bien d’autres existent, qui ne sont sim­ple­ment pas prises en compte, volon­tai­re­ment ou pas). Mais il y a pire, et plus ridi­cule encore ; ces soi-disant éner­gies renou­ve­lables ser­vi­raient à four­nir de l’électricité aux smart­phones, aux ordi­na­teurs por­tables, etc., et fina­le­ment aux usines qui fabriquent tous les objets pol­luants et consom­ma­teurs de res­sources non-renou­ve­lables qui défi­nissent la civi­li­sa­tion indus­trielle ; elles ser­vi­raient à main­te­nir en vie l’organisation sociale non-seule­ment des­truc­trice du vivant (à l’origine du réchauf­fe­ment cli­ma­tique), mais aus­si inique, alié­nante et dépri­mante dans laquelle la majo­ri­té des humains s’entassent désormais.

Ceux qui ont une vision éco­lo­gique assez hon­nête et assez glo­bale du monde dans lequel nous vivons doivent com­prendre que la sur­vie de la civi­li­sa­tion indus­trielle n’est pas sou­hai­table. Pour les autres, conti­nuons à développer.

Dans « Avant le déluge », lorsqu’Elon Musk pré­tend que 100 de ses Giga­fac­to­ry pour­raient suf­fire à cou­vrir tous les besoins éner­gé­tiques de la civi­li­sa­tion indus­trielle, il s’agit d’un men­songe colos­sal, appuyé par rien du tout, une asser­tion gra­tuite qu’il se per­met — qu’il se doit — d’avancer, en tant que PDG d’une entre­prise à but lucra­tif, qui cherche à vendre ses pro­duits et à faire du pro­fit ; lorsque Johan Rocks­trom affirme : « Une fois qu’on inves­tit dans le solaire et l’éolien, on a de l’énergie infi­nie pour tou­jours », c’en est un autre, mais plus gro­tesque encore, qui s’adresse aux plus naïfs par­mi les naïfs. Des ingé­nieurs man­da­tés par Google concluaient en 2007 que les éner­gies renou­ve­lables n’entraineraient aucune réduc­tion d’émissions de gaz à effet de serre — sachant que leur étude com­por­tait de nom­breux angles morts, d’aspects pro­blé­ma­tiques qu’ils ne prennent pas en compte, au niveau éco­lo­gique comme au niveau de l’éthique, supré­ma­cisme humain oblige. Pablo Ser­vigne et Raphael Ste­vens par­viennent à cette même conclu­sion dans leur livre « Com­ment tout peut s’effondrer », publié en 2015 aux édi­tions du Seuil :

« En résu­mé, les éner­gies renou­ve­lables n’ont pas assez de puis­sance pour com­pen­ser le déclin des éner­gies fos­siles, et il n’y a pas assez d’énergies fos­siles (et de mine­rais) pour déve­lop­per mas­si­ve­ment les éner­gies renou­ve­lables de façon à com­pen­ser le déclin annon­cé des éner­gies fos­siles. Comme le résume Gail Tver­berg, actuaire et spé­cia­liste de l’économie de l’énergie, « on nous dit que les renou­ve­lables vont nous sau­ver, mais c’est un men­songe. L’éolien et le solaire pho­to­vol­taïque font autant par­tie de notre sys­tème basé sur les éner­gies fos­siles que n’importe quelle autre source d’électricité ». »

 A l’instar de Phi­lippe Bihouix, qui a publié « L’Âge des low tech », éga­le­ment aux édi­tions du Seuil, en 2014 :

« En réa­li­té, le déve­lop­pe­ment des éner­gies renou­ve­lables ne per­met pas, et ne per­met­tra pas, de main­te­nir notre niveau effa­rant de dépense éner­gé­tique et d’absorber la crois­sance conti­nue de notre consom­ma­tion matérielle.

Il est insen­sé de croire que l’on peut réduire les émis­sions de gaz à effet de serre signi­fi­ca­ti­ve­ment sans réduire mas­si­ve­ment notre consom­ma­tion éner­gé­tique. De ce point de vue, la « crois­sance verte », qui élude la ques­tion de nos modes de vie, est une mys­ti­fi­ca­tion abso­lue. Les chiffres le montrent aisément. »

&, aux États-Unis, du cher­cheur Ozzie Zeh­ner, qui a publié en 2012 un excellent livre, dans lequel il cri­tique la manière dont les éner­gies renou­ve­lables sont dis­cu­tées, inti­tu­lé Green Illu­sions : The Dir­ty Secrets of Clean Ener­gy and the Future of Envi­ron­men­ta­lism (en fran­çais : « Les illu­sions vertes : les sales secrets de l’énergie propre et le futur de l’environnementalisme ») :

« Il y a cette impres­sion de choix entre com­bus­tibles fos­siles et tech­no­lo­gies éner­gé­tiques propres comme les pan­neaux solaires et les éoliennes. Ce choix est une illu­sion. Ces tech­no­lo­gies alter­na­tives reposent, à tous leurs stades de pro­duc­tion, sur les com­bus­tibles fos­siles. Les tech­no­lo­gies alter­na­tives dépendent des com­bus­tibles fos­siles lors des opé­ra­tions d’extractions, dans les usines de fabri­ca­tions, pour l’installation, la main­te­nance, et le déman­tè­le­ment. En plus, à cause de l’irrégularité de pro­duc­tion du solaire et de l’éolien, ces tech­no­lo­gies requièrent des cen­trales à com­bus­tibles fos­siles opé­ra­tion­nelles en paral­lèle et en per­ma­nence. Et, plus signi­fi­ca­tif encore, le finan­ce­ment des éner­gies alter­na­tives dépend du type de crois­sance sou­te­nu par les com­bus­tibles fossiles. »

Pré­sen­ter le fait de man­ger du pou­let plu­tôt que du bœuf comme une solu­tion à la catas­trophe qui se pro­file relève éga­le­ment du men­songe, à la dif­fé­rence près que celui-ci per­met de rire un coup.

Si les solu­tions pré­sen­tées, qui n’en sont pas vrai­ment, sont autant de men­songes, elles ne sont pas les seuls du docu­men­taire, et découlent des nom­breuses omis­sions qu’on y relève aus­si. A com­men­cer par celle qui pré­tend que tous les humains du monde rêvent de béné­fi­cier du mode de vie de l’américain moyen. Ce qui n’est pas dis­cu­té, c’est le pour­quoi et le com­ment. Les mil­liards d’êtres humains qui peuplent les états modernes ne se sont pas spon­ta­né­ment réveillés un matin avec l’envie pres­sante de boire du Coca-Cola, de man­ger chez McDo­nalds, de pos­sé­der un smart­phone, un écran plat, une PlayS­ta­tion et de conduire un 4x4. Un fas­ti­dieux tra­vail sécu­laire de condi­tion­ne­ment, de mar­ke­ting, de publi­ci­té, de colo­nia­lisme, de des­truc­tions cultu­relles, d’acculturations, de coer­ci­tions éta­tiques, de matra­quage média­tique et de fabri­ca­tion du consen­te­ment, a été néces­saire pour qu’ils en arrivent là. Ce tra­vail, que l’on pour­rait ima­gi­ner inver­ser (mais qui ne peut pas l’être, par défi­ni­tion) afin de vendre un rêve de décrois­sance, n’est évi­dem­ment pas mentionné.

« Un cli­ché rebat­tu, qui pré­tend résu­mer de manière frap­pante les « impasses du déve­lop­pe­ment », et appe­ler à la contri­tion, affirme que pour assu­rer le mode de vie d’un Amé­ri­cain moyen à l’ensemble de la popu­la­tion mon­diale, il nous fau­drait dis­po­ser de six ou sept pla­nètes comme la nôtre. Le désastre est évi­dem­ment bien plu­tôt qu’un tel « mode de vie » – en réa­li­té une vie para­si­taire, hon­teuse et dégra­dante dont les stig­mates si visibles sur ceux qui la mènent se com­plètent des cor­rec­tions de la chi­rur­gie esthé­tique – semble dési­rable et soit effec­ti­ve­ment dési­ré par l’immense majo­ri­té de la popu­la­tion mon­diale. (Et c’est pour­quoi la vul­ga­ri­té des nan­tis peut s’exhiber avec une telle com­plai­sance, sans plus rien conser­ver de la rete­nue et de la dis­cré­tion bour­geoises : ils sus­citent l’envie – il leur faut tout de même des gardes du corps – mais pas la haine et le mépris qui pré­pa­raient les révolutions.) »

— Jaime Sem­prun & René Rie­sel, « Catas­tro­phisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion durable » (Édi­tions de l’Ency­clo­pé­die des Nui­sances, 2008)

Un autre men­songe impor­tant (un des plus signi­fi­ca­tifs du docu­men­taire, et de la pro­pa­gande média­tique en géné­ral) explique peut-être pour­quoi rien de tout ça n’est dis­cu­té ou à peine men­tion­né : durant tout le docu­men­taire, une idée répan­due mais (ou donc) fausse, est dis­til­lée, selon laquelle les états-nations modernes sont des démo­cra­ties fonc­tion­nelles. Leo­nar­do DiCa­prio qua­li­fie, par exemple — selon une bien­séance de mise — le pré­sident des Etats-Unis d’Amérique, Barack Oba­ma, de « lea­der du monde libre ». Gre­go­ry Man­kiw, un pres­ti­gieux éco­no­miste états-unien (Prin­ce­ton-Har­vard-MIT), et ancien conseiller éco­no­mique de George W. Bush — qui a d’ailleurs publié un article à son sujet, au moment des élec­tions états-unienne de 2000, inti­tu­lé « Bush is a Lea­der The Eco­no­my Can Trust », en fran­çais « Bush est un diri­geant auquel l’économie peut faire confiance », dans lequel il expli­quait pour­quoi il vote­rait pour Bush plu­tôt que pour Al Gore, Ô iro­nie — inter­viewé dans le film, nous y explique que les hommes poli­tiques « font ce que le peuple veut qu’ils fassent », que « Les hommes poli­tiques sont des élus et ils suivent leurs élec­teurs ». Nous ne pen­sons pas néces­saire d’expliquer en quoi tout ça est gro­tesque. Nous ne vivons pas en démo­cra­tie. Par manque de place, pour évi­ter une trop longue digres­sion, nous ne détaille­rons pas plus, nous nous conten­te­rons de sug­gé­rer à ceux qui ne le com­prennent pas, d’arrêter de ron­fler et d’ouvrir les yeux.

A sou­li­gner éga­le­ment, l’hypocrisie de pas­ser 15 minutes à expli­quer en quoi le lob­by des indus­triels des com­bus­tibles fos­siles orga­nise finan­ciè­re­ment la confu­sion autour du réchauf­fe­ment cli­ma­tique et de sa réa­li­té (ce qui est tout à fait exact, le lob­by de l’industrie des com­bus­tibles fos­siles essaie encore aujourd’hui de lais­ser pla­ner un cer­tain doute), mais de se deman­der pour­quoi, très étran­ge­ment, les gou­ver­ne­ments ne font rien contre les indus­triels de l’huile de palme. Le méchant lob­by de l’industrie des com­bus­tibles fos­siles est fus­ti­gé tout au long du docu­men­taire, tan­dis que tous les autres lob­bys inhé­rents à la civi­li­sa­tion indus­trielle, dont celui du mar­ke­ting de la démo­cra­tie, ou celui de n’importe quel sec­teur indus­triel, ne sont pas même mentionnés.

Nous ne nous attar­de­rons pas sur la soi-disant « solu­tion » consis­tant à faire en sorte que le grand public ait accès aux rele­vés des émis­sions de gaz à effet de serre (ou d’autres types de pol­lu­tions, l’idée serait la même) en temps réel — « sur leur télé­phone » por­table, cette inven­tion for­mi­dable — des cen­trales (ou d’usines, quelles qu’elles soient), afin que « les gens » puissent « exi­ger que ces usines arrêtent leurs infrac­tions ». On ne va pas vous faire l’insulte de vous rap­pe­ler qu’il ne faut pas comp­ter sur les péti­tions — les lettres au pré­sident, ou au PDG, au séna­teur, aux aliens, à Dieu, à qui ou quoi que ce soit — pour « chan­ger le monde », ou sim­ple­ment pour déman­te­ler la civi­li­sa­tion indus­trielle de croissance.

En outre, tout le docu­men­taire a été réa­li­sé selon une vision du monde abso­lu­ment anthro­po­cen­trée (ce qui, à nou­veau, n’a rien d’étonnant). Les humains (civi­li­sés) gèrent la pla­nète, sur laquelle il se trouve que d’autres espèces (et d’autres cultures humaines inci­vi­li­sées, même si de moins en moins) résident aus­si, seule­ment, celles-ci consti­tuent le décor de la gran­diose aven­ture humaine que l’on appelle civi­li­sa­tion, c’est pour­quoi la pers­pec­tive du chan­ge­ment cli­ma­tique n’est envi­sa­gé que sous l’angle des consé­quences pour les humains (civi­li­sés) — « Com­ment assu­rer un futur pros­père pour l’humanité ? » s’inquiète Johan Rocks­trom, ou, plus expli­cite encore, pour la « pré­ser­va­tion de l’ordre mon­dial exis­tant », dixit Oba­ma. Le moment du docu­men­taire qui s’attarde le plus sur le sort d’autres ani­maux nous incite à man­ger du pou­let plu­tôt que du bœuf. Voi­là pour nos esclaves amis les ani­maux. Peu importe que la sur­ex­ploi­ta­tion, ain­si que l’étalement urbain, autre­ment dit l’accaparement d’une sur­face de plus en plus impor­tante de la pla­nète, par la civi­li­sa­tion indus­trielle de crois­sance, figurent par­mi les prin­ci­paux fac­teurs pré­ci­pi­tant les autres espèces vers l’extinction.

La myriade de pro­blèmes que pose l’existence de la civi­li­sa­tion indus­trielle pour la conti­nua­tion, la diver­si­té, et la pros­pé­ri­té de la vie sur Terre, qui devrait être connue de cha­cun de nous, et que nous rap­pe­lons briè­ve­ment dans l’à pro­pos de ce site,

« Du côté de la vie non-humaine : les forêts du monde sont dans un état désas­treux (en ce qui concerne les vraies forêts, pas les plan­ta­tions ou mono­cul­tures modernes ; il n’en res­te­rait que deux) et qui ne cesse d’empirer. La plu­part des éco­sys­tèmes ori­gi­nels ont été modi­fiés (détruits, ou détra­qués), d’une façon ou d’une autre (25% des fleuves n’atteignent plus l’océan ; depuis moins de 60 ans, 90% des grands pois­sons, 70% des oiseaux marins et, plus géné­ra­le­ment, 52% des ani­maux sau­vages, ont dis­pa­ru ; depuis moins de 40 ans, le nombre d’animaux marins, dans l’ensemble, a été divi­sé par deux). Les scien­ti­fiques estiment que nous vivons aujourd’hui la sixième extinc­tion de masse. Sachant que les déclins en popu­la­tions ani­males et végé­tales ne datent pas d’hier, et qu’une dimi­nu­tion par rap­port à il y a 60 ou 70 ans masque en réa­li­té des pertes bien pires encore (cf. l’amnésie éco­lo­gique). On estime que d’ici 2048 les océans n’abriteront plus aucun pois­son. D’autres pro­jec­tions estiment que d’ici 2050, il y aura plus de plas­tiques que de pois­sons dans les océans. On estime éga­le­ment que d’ici à 2050, la qua­si-tota­li­té des oiseaux marins auront ingé­ré du plas­tique. La plu­part des biomes de la pla­nète ont été conta­mi­nés par dif­fé­rents pro­duits chi­miques toxiques de syn­thèse (cf. l’empoisonnement uni­ver­sel de Nico­li­no). L’air que nous res­pi­rons est désor­mais clas­sé can­cé­ri­gène par l’OMS. Les espèces ani­males et végé­tales dis­pa­raissent (sont tuées) au rythme de 200 par jour (esti­ma­tion de l’ONU). Les dérè­gle­ments cli­ma­tiques aux­quels la pla­nète est d’ores et déjà condam­née pro­mettent d’effroyables conséquences.) »

en est réduite, dans ce docu­men­taire, à la menace que consti­tue le réchauf­fe­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique (plus pré­ci­sé­ment, d’origine civi­li­sée), pour la per­pé­tua­tion de la civi­li­sa­tion industrielle.

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Confor­mé­ment aux vœux de Jeff Bezos, PDG d’Amazon, qui a récem­ment décla­ré — énon­çant ain­si ouver­te­ment ce que pensent tout bas la grande majo­ri­té des PDG de cor­po­ra­tions et des diri­geants poli­tiques (encore une fois, si tant est qu’il y ait une dif­fé­rence) — que,

« Nous ne vou­lons pas vivre dans un monde rétro­grade. Nous ne vou­lons pas vivre sur une Terre où nous devrions geler la crois­sance de la popu­la­tion et réduire l’utilisation d’énergie. Nous pro­fi­tons d’une civi­li­sa­tion extra­or­di­naire, ali­men­tée par de l’énergie, et par la popu­la­tion. […] Nous vou­lons que la popu­la­tion conti­nue à croître sur cette pla­nète. Nous vou­lons conti­nuer à uti­li­ser plus d’énergie par personne. »

le docu­men­taire de Leo­nar­do DiCa­prio ne pré­fi­gure en rien une décrois­sance d’aucune sorte, même si cer­tains se débrouille­ront cer­tai­ne­ment pour affir­mer le contraire. En revanche, ce qu’il pré­fi­gure, ce sont les mesures impor­tantes qui seront prises pour gérer les chan­ge­ments que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique impo­se­ra à la socié­té indus­trielle, qui devra s’en accom­mo­der, puisqu’elle ne compte plus vrai­ment l’empêcher, qu’elle le consi­dère désor­mais comme « iné­luc­table » (ce sur quoi nous allons revenir).

Ce qui n’est jamais dis­cu­té donc, et jamais sug­gé­ré comme solu­tion, c’est une dés­in­dus­tria­li­sa­tion, une véri­table décrois­sance, l’abandon des struc­tures sociales et des infra­struc­tures tech­no­lo­giques qui consti­tuent la civi­li­sa­tion indus­trielle ; le renon­ce­ment à l’électricité indus­trielle et à tous les gad­gets issus de l’industrialisme que l’on asso­cie au « pro­grès » (des télé­phones por­tables aux iPods, en pas­sant par les 4x4, les ordi­na­teurs por­tables, les écrans plats, inter­net, et, oui, les réfri­gé­ra­teurs, les fours micro-ondes, les rasoirs élec­triques, les anti­bio­tiques indus­triels, les vac­cins indus­triels, etc.). Cette dés­in­dus­tria­li­sa­tion — ce renon­ce­ment aux mythes asso­ciés au pro­grès tech­no­lo­gique — est cru­ciale, ain­si que le rap­pellent le jour­na­liste éco­lo­giste Fabrice Nico­li­no dans un article récem­ment publié sur son site,

« Quel est le moteur à explo­sion de la crise cli­ma­tique ? La pro­duc­tion mas­sive d’objets inutiles qu’il faut rem­pla­cer au plus vite pour que tourne la machine. Ce qui inclut les télés plas­ma, les trot­ti­nettes élec­triques, les ordi­na­teurs der­nier cri, les bagnoles cli­ma­ti­sées avec appa­reillage élec­tro­nique de bord per­met­tant de se bran­ler sans ralen­tir, les vacances à la mon­tagne et à Bali, l’avion pour aller pis­ser au-des­sus de l’Atlantique, les casques pour se tuer l’oreille, la goû­teuse nour­ri­ture indus­trielle, etc.

[…] Nul n’envisage de remettre en cause un modèle si exal­tant, et voi­ci pour­quoi tous leurs dis­cours ne sont que daube commerciale. »

et l’auteur états-unien Der­rick Jen­sen,

« Il n’est pas ques­tion d’exterminer les iPads, les iPhones, les tech­no­lo­gies infor­ma­tiques, les toits rétrac­tables de stades, les insec­ti­cides, les OGMs, l’internet (que diable, la por­no­gra­phie sur Inter­net), les véhi­cules tout-ter­rains, les armes nucléaires, les drones pré­da­teurs, l’agriculture indus­trielle, l’électricité indus­trielle, la pro­duc­tion indus­trielle, les béné­fices de l’impérialisme (humains, états-uniens, ou autre).

Nous n’en par­lons pas. Jamais. Pas une seule fois. »

Beau­coup sau­te­ront au pla­fond en lisant cela — en criant à l’obscurantisme, en dénon­çant des vel­léi­tés auto­ri­taires, etc. — les mêmes qui ignorent volon­tiers toutes les formes de coer­ci­tion, d’exploitations humaines et non-humaines, de des­truc­tions envi­ron­ne­men­tales, his­to­riques et actuelles, qui furent et qui sont encore néces­saires à l’industrialisme. Rap­pe­lons donc que la popu­la­tion humaine crois­sait et pros­pé­rait déjà avant la « révo­lu­tion indus­trielle », tan­dis qu’après, la popu­la­tion humaine a com­men­cé à explo­ser de façon incon­trô­lée et incon­si­dé­rée, les popu­la­tions d’espèces non-humaines ont com­men­cé à décli­ner mas­si­ve­ment de manière incon­trô­lée et incon­si­dé­rée, l’environnement pla­né­taire a com­men­cé à être alté­ré, pol­lué, détruit, exploi­té et conta­mi­né de manière incon­trô­lée et inconsidérée.

Cepen­dant, que les choses aient pris une très mau­vaise tour­nure avec la « révo­lu­tion indus­trielle » n’implique pas que la situa­tion pré­in­dus­trielle était excel­lente. Nos pro­blèmes sont plus pro­fonds et plus anciens encore que cette soi-disant « révo­lu­tion » ; citons, à ce pro­pos, un extrait de ce qu’a récem­ment écrit Max Wil­bert (article com­plet ici) :

« Bien que les com­bus­tibles fos­siles ne soient brû­lés à grande échelle que depuis 200 ans, le défri­chage de terre est une carac­té­ris­tique propre aux civi­li­sa­tions — ces cultures fon­dées sur les villes et l’agriculture — depuis leur avè­ne­ment il y a 8000 ans.

Ce défri­chage de terre a un impact sur le cli­mat mon­dial. Lorsqu’un éco­sys­tème fores­tier est rem­pla­cé par de l’agriculture, plus des 2/3 du car­bone qu’il sto­ckait sont relâ­chés, et le car­bone conte­nu dans les sols riches en matières orga­niques conti­nue­ra à s’échapper au fur et à mesure de l’érosion qui s’ensuivra. »

Ou ce suc­cinct résu­mé par Lierre Keith d’une trop ancienne his­toire de destruction :

« L’agriculture engendre un mode de vie que l’on appelle civi­li­sa­tion. La civi­li­sa­tion désigne les regrou­pe­ments humains sous forme de villes. Ce que cela signi­fie : un niveau de besoin qui excède ce que la terre peut offrir. La nour­ri­ture, l’eau, l’énergie doivent venir de quelque part. Peu importe les jolies et paci­fiques valeurs que les gens portent en leurs cœurs. La socié­té est dépen­dante de l’impérialisme et du géno­cide. Parce que per­sonne n’accepte d’abandonner sa terre, son eau, ses arbres. Et parce que la ville a uti­li­sé les siens jusqu’à épui­se­ment, elle doit s’en pro­cu­rer ailleurs. Voi­là les 10 000 der­nières années résu­mées en quelques lignes.

La fin de la civi­li­sa­tion est ins­crite dans son com­men­ce­ment. L’agriculture détruit le monde. Et il ne s’agit pas de l’agriculture lors de ses mau­vais jours. C’est sim­ple­ment ce qu’est l’agriculture. Vous abat­tez les forêts, vous labou­rez les prai­ries, vous drai­nez les zones humides. Et, plus spé­ci­fi­que­ment, vous détrui­sez le sol. Les civi­li­sa­tions durent entre 800 et peut-être 2000 ans — jusqu’à ce que le sol ne puisse plus suivre.

[…] La civi­li­sa­tion est fon­dée sur le pré­lè­ve­ment. Celui-ci s’appuie sur l’impérialisme, la prise de pou­voir sur le voi­si­nage et le pillage de ses terres, mais en fin de compte, même les colo­nies finissent par s’épuiser. Le com­bus­tible fos­sile a été un accé­lé­ra­teur, tout comme le capi­ta­lisme, mais le pro­blème sous-jacent est bien plus impor­tant que l’un ou l’autre. La civi­li­sa­tion requiert l’agriculture, et l’agriculture est une guerre que l’on mène contre le vivant. »

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Mettre fin à la des­truc­tion de la pla­nète par la civi­li­sa­tion indus­trielle (et mettre fin à cette orga­ni­sa­tion sociale pro­fon­dé­ment inéga­li­taire, démente et alié­nante) — que cette des­truc­tion revête la forme du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, de la pol­lu­tion de l’air, de la pol­lu­tion des sols, de la pol­lu­tion des eaux, de la défo­res­ta­tion, de l’anéantissement de l’habitat des autres espèces ani­males ou végé­tales, de leur sur­ex­ploi­ta­tion, du déclin de leurs popu­la­tions et de leurs extinc­tions, ou n’importe quelle autre — exige un chan­ge­ment radi­cal, d’une magni­tude colos­sale et d’une ampleur pla­né­taire, tel qu’il est dif­fi­cile pour qui­conque d’en prendre la mesure. Cela exige, entre autres, un (ré-)approfondissement de nos connais­sances de l’écologie de la pla­nète, de l’histoire (et de la pré­his­toire) de l’humanité (ou des huma­ni­tés), une meilleure com­pré­hen­sion du fonc­tion­ne­ment et des impli­ca­tions sociales et éco­lo­giques de la socié­té indus­trielle ; pour un tel appren­tis­sage, il est évi­dem­ment naïf de comp­ter sur une édu­ca­tion natio­nale (éta­tique), ou, plus géné­ra­le­ment, sur les organes offi­ciels de la culture qui pose pro­blème, puisque ceux-ci ont tout inté­rêt à tron­quer, fil­trer ou cen­su­rer l’information qu’ils dis­til­lent, par inté­rêt (ins­tinct de sur­vie). Nous ne fai­sons pas tant réfé­rence ici à une quel­conque théo­rie du com­plot qu’à des phé­no­mènes de l’ordre de l’inertie et de la dis­so­nance cog­ni­tive, ou au fait que l’histoire est écrite par les vain­queurs. Ce sujet méri­te­rait de biens plus amples déve­lop­pe­ments ; pour évi­ter une autre longue digres­sion, nous nous conten­te­rons de citer un extrait de l’excellent livre « L’Etat » (1949), écrit par Ber­nard Charbonneau :

« Le pro­grès le plus impor­tant accom­pli par l’État au XIXe siècle, le plus lourd de consé­quences pour l’avenir, c’est sa main mise sur l’enseignement. Jusque-là, dans la socié­té occi­den­tale l’enseignement était lais­sé à l’initiative des indi­vi­dus ou des groupes. Le roi pro­té­geait ou sur­veillait, mais même quand il fon­dait le col­lège de France, il ne lui venait pas à l’idée d’instruire. Aujourd’hui, de cette indé­pen­dance de la fonc­tion ensei­gnante, à peu près rien ne reste en France, sauf quelques pri­vi­lèges désuets dans la dis­ci­pline inté­rieure des facul­tés, par exemple le droit pour les doyens de refu­ser l’entrée des bâti­ments uni­ver­si­taires à la police. »

Ce qui est sûr, c’est que les racines de la dégra­da­tion de l’environnement et des injus­tices sociales sont bien plus anciennes que beau­coup ne l’imaginent, et bien plus com­plexes ; que les mirages absurdes éri­gés en solu­tions et ven­dus par les élites de la civi­li­sa­tion domi­nante n’ont pour but que sa per­pé­tua­tion ; que le coût du soi-disant pro­grès tech­no­lo­gique, de l’industrialisme, dépasse lar­ge­ment ses béné­fices, et d’abord parce qu’il s’agit de concepts fon­da­men­ta­le­ment des­truc­teurs du monde natu­rel ; que le mythe des tech­no­lo­gies vertes-renou­ve­lables-ou-propres est aus­si absurde et irréel que la déma­té­ria­li­sa­tion de l’économie ; qu’aucune civi­li­sa­tion n’a jamais été ni viable éco­lo­gi­que­ment, ni juste socia­le­ment (que les socié­tés de masse connaissent iné­luc­ta­ble­ment toutes sortes de pro­blèmes éco­lo­giques et sociaux qui leurs sont inhérents).

Enfin, contrai­re­ment à son pré­dé­ces­seur (Une véri­té qui dérange), le docu­men­taire de Leo­nar­do DiCa­prio baisse d’un ton au niveau des pré­ten­tions opti­mistes, et tend même à insis­ter sur l’inéluctabilité de catas­trophes à venir (ce qui n’est pas néces­sai­re­ment faux, au contraire ; mais qui relève jus­te­ment de ce que le film sous-entend fina­le­ment la conti­nua­tion de la civi­li­sa­tion indus­trielle, à quelques éco-réformes™ et détails durables© près) ; d’où la décla­ra­tion de John Ker­ry, dans le docu­men­taire, à pro­pos de l’accord de la COP 21 : « Cet accord pré­pa­re­ra le monde à l’impact des chan­ge­ments cli­ma­tiques qui se mani­festent déjà et de ceux que nous savons désor­mais inévi­tables », et celle d’Elon Musk, selon qui « nous nous diri­geons iné­luc­ta­ble­ment vers un cer­tain niveau de pro­blèmes ». De leurs parts, de telles vati­ci­na­tions n’ont rien d’étonnant, étant don­né qu’ils par­ti­cipent tous deux à ce que la civi­li­sa­tion indus­trielle conti­nue son expan­sion sans fin (et d’ailleurs, jusqu’à la pla­nète Mars, puisque c’est ce que sou­haite Elon Musk ; un pro­jet fan­tai­siste, tout sauf sou­hai­table, et quoi qu’il en soit abso­lu­ment pas prio­ri­taire, qui sera cer­tai­ne­ment par trop éner­gi­vore et consom­ma­teur en ressources).

« Quand fina­le­ment l’officialisation de la crise éco­lo­gique (en par­ti­cu­lier sous l’appellation de « réchauf­fe­ment cli­ma­tique ») donne lieu à de pré­ten­dus « débats », ceux-ci res­tent étroi­te­ment cir­cons­crits par les repré­sen­ta­tions et les caté­go­ries pla­te­ment pro­gres­sistes que les moins insi­pides des dis­cours catas­tro­phistes annoncent pour­tant vou­loir remettre en cause. Per­sonne ne songe à consi­dé­rer le catas­tro­phisme pour ce qu’il est effec­ti­ve­ment, à le sai­sir dans ce qu’il dit à la fois de la réa­li­té pré­sente, de ses anté­cé­dents et des réa­li­tés aggra­vées qu’il sou­haite anti­ci­per. »

— Jaime Sem­prun & René Rie­sel, « Catas­tro­phisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion durable » (Édi­tions de l’Ency­clo­pé­die des Nui­sances, 2008)

La dis­cus­sion entre Suni­ta Narain (une éco­lo­giste indienne, pro­mo­trice du déve­lop­pe­ment durable) et Leo­nar­do DiCa­prio (37ème minute, envi­ron) est un des moments clés pour com­prendre tout ce qui ne va pas dans ce block­bus­ter docu­men­taire, et dans la façon dont la culture domi­nante, à tra­vers les médias domi­nants, dis­cute des pro­blèmes éco­lo­giques et sociaux de notre temps. Non seule­ment Suni­ta Narain explique-t-elle qu’il est juste et sou­hai­table que toute l’Inde s’industrialise, que tous les indiens aient accès à l’électricité indus­trielle (et donc à la consom­ma­tion indus­trielle, aux écrans plats, aux com­mandes sur Ama­zon, à inter­net, aux smart­phones, aux ordi­na­teurs por­tables, aux consoles de jeux vidéo, etc. — si vous pen­sez que ce n’est pas ce qu’engendre le rac­cor­de­ment et l’intégration de com­mu­nau­tés non-indus­tria­li­sées à la socié­té indus­trielle, voyez vous-mêmes, à tra­vers l’exemple des Toke­lau) ; et donc que le monde entier puisse s’intégrer à la socié­té indus­trielle, ce qui consti­tue une catas­trophe inima­gi­nable, puisque seule une dés­in­dus­tria­li­sa­tion, une sor­tie mas­sive et pla­né­taire de la socié­té indus­trielle, pour­rait faire ces­ser, à terme, les des­truc­tions éco­lo­giques et les inéga­li­tés sociales ; mais il y a pire, Leo­nar­do DiCa­prio y admet que « la ques­tion du mode de vie et de la consom­ma­tion doit être au centre des négo­cia­tions », que « c’est un argu­ment très dif­fi­cile à faire entendre aux Amé­ri­cains », qui devraient « chan­ger leur mode de vie », mais que, finit-il par affir­mer fata­le­ment, « ça n’ar­ri­ve­ra jamais » ; il conti­nue alors en expli­quant qu’il faut comp­ter sur les éner­gies renou­ve­lables pour résoudre tous nos pro­blèmes. Le prin­ci­pal pro­blème, avec ce rai­son­ne­ment, c’est qu’il n’a aucun sens. S’il en a un, c’est un mau­vais sens, un sens létal.

Il s’agit là d’un aveu ter­rible, qui nous dit tout. Le mode de vie hau­te­ment consu­mé­riste des amé­ri­cains (et, plus géné­ra­le­ment, des membres de la socié­té indus­trielle, en France, en Bel­gique, en Chine, en Tur­quie ou au Chi­li, par­fois dans des moindres mesures) ne chan­ge­ra pas. C’est hors de ques­tion, impen­sable, inima­gi­nable. A par­tir de là, les catas­trophes deviennent iné­luc­tables, jusqu’à la catas­trophe finale, la des­truc­tion de la majeure par­tie de la vie qu’héberge encore la pla­nète. Les soi-disant renou­ve­lables, comme nous l’expliquions plus haut, n’y feront rien. Au contraire, elles ajou­te­ront à la pro­duc­tion éner­gé­tique mon­diale et per­met­tront la conti­nua­tion de l’expansion tech­no-indus­trielle. Les 1,2 mil­liards d’humains qui vivent encore en dehors de la socié­té indus­trielle, sans l’électricité — cette béné­dic­tion, ce saint Graal moderne, qui garan­tit, n’est-ce pas, une féli­ci­té et un conten­te­ment suprêmes — ajou­te­ront leurs consom­ma­tions aux nôtres, pour eux aus­si obte­nir le pri­vi­lège de s’aliéner dans les méandres d’un sys­tème tech­no­lo­gique dont la crois­sance iner­tielle, peu importe la manière dont on la pré­sente, qu’elle repose sur les com­bus­tibles fos­siles ou sur leurs déri­vés, les soi-disant renou­ve­lables, ne sera jamais entra­vée par ceux qui le contrôlent et en bénéficient.

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En guise de conclu­sion, repre­nons une par­tie de l’introduction du livre « Deep Green Resis­tance » :

« Com­ment stoppe-t-on un réchauf­fe­ment cli­ma­tique glo­bal cau­sé en grande par­tie par la com­bus­tion de pétrole et de gaz ? La réponse est une évi­dence, que n’importe quel enfant de 7 ans, nor­ma­le­ment consti­tué, devrait être en mesure de vous don­ner. Mais si vous deman­dez à n’importe quelle per­sonne de 35 ans, nor­ma­le­ment consti­tuée, tra­vaillant par exemple dans le déve­lop­pe­ment durable pour une grande mul­ti­na­tio­nale, vous rece­vrez pro­ba­ble­ment une réponse plus à même d’aider la mul­ti­na­tio­nale que le monde réel.

Quand la plu­part des membres de cette culture se demandent, « com­ment arrê­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ? », ils ne demandent pas vrai­ment ce qu’ils pré­tendent deman­der. Ils demandent en réa­li­té, « com­ment arrê­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sans arrê­ter de consom­mer du pétrole et du gaz, sans arrê­ter le déve­lop­pe­ment indus­triel, sans arrê­ter ce sys­tème omni­ci­daire ? ». La réponse est simple : c’est impossible. »

La civi­li­sa­tion indus­trielle est indu­bi­ta­ble­ment insou­te­nable, son exis­tence est des­truc­trice, si bien qu’elle fini­ra imman­qua­ble­ment par s’autodétruire. Nous sou­hai­tons que la décom­po­si­tion inévi­table de la civi­li­sa­tion indus­trielle advienne au plus tôt — pour qu’enfin la pla­nète puisse com­men­cer à recou­vrer la san­té —, et, si pos­sible, qu’elle ne soit pas patiem­ment ou fata­le­ment atten­due (moins elle sera subie, moins ses membres en souf­fri­ront). Il est déjà bien tard, cepen­dant, s’il reste une issue de secours, il s’agit de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion, d’une véri­table décrois­sance, du déman­tè­le­ment des indus­tries et des infra­struc­tures de nos socié­tés tech­no­lo­giques, et cer­tai­ne­ment pas du mal-nom­mé « déve­lop­pe­ment durable » et de ses illu­sions vertes.

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  1. “Even the most ardent envi­ron­men­ta­list doesn’t real­ly want to stop pol­lu­tion. If he thinks about it, and doesn’t just talk about it, he wants to have the right amount of pol­lu­tion. We can’t real­ly afford to eli­mi­nate it — not without aban­do­ning all the bene­fits of tech­no­lo­gy that we not only enjoy but on which we depend.” 

    ― Mil­ton Fried­man, The­re’s No Such Thing as a Free Lunch

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