L’affaire Sacco et Vanzetti (Par Howard Zinn)

Intervention [d’Howard Zinn] à la Northeastern University, Boston (Massachusetts), 9 octobre 1997

Ce qui nous vient aujourd’hui de l’affaire des immi­grés ita­liens Sac­co et Van­zet­ti, ce n’est pas sim­ple­ment une tra­gé­die, c’est une ins­pi­ra­tion. Leur anglais n’était pas par­fait, mais quand ils par­laient, c’était une espèce de poésie.

Combien d’entre vous savent quelque chose de l’affaire Sacco et Vanzetti ?

Com­bien d’entre vous savent quelque chose de l’affaire Sac­co et Van­zet­ti ? Com­bien d’entre vous ne savent rien de l’affaire Sac­co et Van­zet­ti ? Et puis, il y a ceux qui connaissent l’affaire Sac­co et Van­zet­ti sans la connaître. Au moment où je suis entré dans l’âge adulte et où je me suis poli­ti­sé, l’affaire Sac­co et Van­zet­ti m’est appa­rue comme l’un des évé­ne­ments les plus dra­ma­tiques de l’histoire amé­ri­caine. Elle joue dans l’histoire des États- Unis un rôle que tant d’autres évé­ne­ments ont joué, ces moments très par­ti­cu­liers de l’histoire qui marquent toute une géné­ra­tion. Il existe une liste clas­sique des faits qu’on tient pour des évé­ne­ments his­to­riques impor­tants, comme la bataille de Bun­ker Hill. Mais il y a un autre genre de liste, une liste alter­na­tive, celle d’événements qui ont fait beau­coup pour l’éveil de la conscience poli­tique des gens. L’affaire de Hay­mar­ket en 1886 a été l’un de ceux-là. Si vous n’en savez pas grand-chose, ren­sei­gnez- vous. Au moment de cette affaire, Emma Gold­man, qui appar­te­nait à une famille ouvrière tra­vaillant dans une usine de Roches­ter, était ado­les­cente. L’arrestation, la condam­na­tion et l’exécution d’un groupe d’anarchistes à Chi­ca­go, au cours d’une lutte pour la jour­née de huit heures — quand Emma en a enten­du par­ler, ça a chan­gé sa vie. Pour cer­tains, il en va de même avec l’affaire Sac­co et Van­zet­ti, et pour d’autres avec l’affaire Rosen­berg. Qui sait quel effet l’affaire Mumia Abu-Jamal aura sur les géné­ra­tions futures ?

Quand nous avons eu, il y a vingt ans, le cin­quan­tième anni­ver­saire de l’exécution de Sac­co et Van­zet­ti, le gou­verneur du Mas­sa­chu­setts Michael Duka­kis a mis en place une com­mis­sion. On a beau­coup par­lé des excuses de l’État du Mas­sa­chu­setts et de faire quelque chose à pro­pos de l’exécution de ces deux hommes. Les gou­ver­ne­ments font ça de temps en temps, ils pré­sentent des excuses. Khroucht­chev s’est excu­sé : « Oui, déso­lé, nous avons tué un cer­tain nombre de gens. » Clin­ton a pré­sen­té ses excuses pour l’esclavage. Je ne veux pas me moquer de ces excuses — oui, d’accord, c’est ce que je fais. Je dois rendre jus­tice à Duka­kis : il a mis en place une com­mis­sion pour reve­nir sur l’affaire Sac­co et Van­zet­ti et ça a abou­ti à un rap­port qui a décla­ré que le pro­cès n’avait pas été équi­table. Il y a eu aus­si des gens qui ont dit que Duka­kis devrait réha­bi­li­ter Sac­co et Van­zet­ti. Il a esti­mé que c’était un peu tard. Ils avaient été exé­cu­tés en 1927 et on était en 1977. Mais sa com­mis­sion a four­ni un rap­port qui disait que Sac­co et Van­zet­ti n’avaient pas eu droit à un pro­cès équi­table. C’était un euphémisme.

Quand le rap­port a été publié, ça a pro­vo­qué des réac­tions chez des gens qui défen­daient les auto­ri­tés du Mas­sachusetts. Après tout, les auto­ri­tés étaient impli­quées, les juri­dic­tions infé­rieures et les juri­dic­tions supé­rieures et le gou­ver­neur du Mas­sa­chu­setts, Alvan Ful­ler. En 1977 Peter Ful­ler, le fils du gou­ver­neur, était vivant et habi­tait à Bos­ton. Il ne se conten­tait pas d’y vivre. En fait, il était le patron d’une conces­sion Cadillac à Bos­ton, 11 a écrit une lettre au Bos­ton Globe. On le connais­sait pour plu­sieurs choses, pas seule­ment comme prin­ci­pal ven­deur de Cadillac à Bos­ton, mais aus­si comme éle­veur de pur-sang. Il était aus­si membre du conseil d’administration de la Bos­ton Uni­ver­si­ty. Il a trou­vé scan­da­leuse la décla­ra­tion de Duka­kis disant que Sac­co et Van­zet­ti n’avaient pas eu un pro­cès équi­table. Il a dit que c’était « une ten­ta­tive pour ter­nir la répu­ta­tion de quelqu’un en qui nous croyons, que nous aimons et dont nous ché­ris­sons la mémoire ». Et il a ajou­té : « Nous sié­geons ici dans le der­nier édi­fice construit par mon père, la plus belle agence de loca­tion de voi­tures de la côte Est et peut-être des États-Unis. » Je ne vois pas bien ce que cela avait à voir avec l’affaire Sac­co et Vanzetti.

La ques­tion est d’actualité, parce que la ques­tion de la jus­tice est tou­jours d’ac­tua­li­té, la ques­tion du droit, et pas seule­ment celle de la peine de mort mais de tout le sys­tème judi­ciaire. Bref rap­pel des faits. Cela com­mence au prin­temps 1920, peu après la fin de la Pre­mière Guerre mon­diale. Il y a un cam­brio­lage et un meurtre. C’est vrai­ment une affaire du Mas­sa­chu­setts. Il y a un cam­brio­lage dans une usine de chaus­sures à South Brain­tree, Mas­sa­chu­setts, pas loin d’ici. Le cais­sier est tué ain­si qu’un garde. Deux per­sonnes sont tuées. On ne sait pas exac­te­ment qui a fait cela. Il y a des gens qui pré­tendent avoir été des témoins ocu­laires. En tout cas, peu de temps après, Sac­co et Van­zet­ti, Nico­la Sac­co et Bar­to­lo­meo Van­zet­ti, sont inter­pel­lés à bord d’un tram­way qui va de Brid­ge­wa­ter à Brock­ton. Ils portent des armes, des revol­vers. Ils sont arrê­tés pour le cam­brio­lage et le meurtre. C’est le début de l’affaire Sac­co et Vanzetti.


zinnHoward Zinn


Ce qui suit, ce sont des années de pro­cès et d’appels. Il faut que je dise quelque chose des cir­cons­tances de l’époque, 1920. Pour­quoi Sac­co et Van­zet­ti ? Y avait-il une preuve qui menait à eux ? C’est dif­fi­cile à dire, Dans cette affaire, les témoi­gnages sont tel­le­ment confus et embrouillés qu’aujourd’hui encore les gens ne sont pas d’accord sur la ques­tion de savoir si Sac­co et Van­zet­ti étaient cou­pables. Il y en a qui disent : abso­lu­ment pas. Et d’autres, oui, abso­lu­ment. Il y en a qui disent que Sac­co était cou­pable et Van­zet­ti inno­cent, un com­pro­mis libé­ral je pré­sume. Mais en tout cas, ce qu’ il y a à ce moment- là, c’est que Sac­co et Van­zet­ti sont des anar­chistes. Ce ne sont pas des indi­vi­dus quel­conques qu’on aurait trou­vés dans un tram­way avec des armes sur eux. Ils figu­raient sur des listes. Ils étaient connus de la police et du Bureau of Inves­ti­ga­tion (Bureau d’enquête), l’ancêtre du FBI. Ils n’ont pas de casier judi­ciaire, mais ils ont un casier poli­tique, ils ont sou­te­nu acti­ve­ment des grèves, ils ont par­ti­ci­pé à des piquets de grève, ils ont dis­tri­bué des tracts, ils appar­tiennent au mou­ve­ment anar­chiste de la côte Est. Il y avait un mou­ve­ment anar­chiste ita­lien par­ti­cu­lier. Ils étaient amis avec Lui­gi Gal­lea­ni, le rédac­teur d’une publi­ca­tion anar­chiste, Cro­na­ca Sov­ver­si­va.

Ce qu’il y a à cette époque, après la Pre­mière Guerre, c’est qu’il y a dans le pays une vague d’hystérie anti­radicaux, anti-étran­gers. Ça com­mence pen­dant la guerre. Pen­dant la guerre, on voit se déve­lop­per l’hostilité à l’é­gard des radi­caux, de ceux qui s’opposent à la guerre. Le Congrès vote les lois sur l’espionnage et sur la sédi­tion, et la Cour suprême recon­naît la consti­tu­tion­na­li­té de ces lois, qui punissent les gens qui s’opposent à la guerre. Eugene Debs, le diri­geant socia­liste, est condam­né à dix ans de pri­son pour avoir pro­non­cé un dis­cours contre la guerre. Une femme est condam­née à plu­sieurs années de pri­son pour avoir dit (quelqu’un d’autre l’avait enten­due) que les chaus­settes que les gens étaient cen­sés tri­co­ter pour les sol­dats outre­mer, en fait elles ne leur arri­vaient pas. On confisque un film et on intente un pro­cès à son auteur pour vio­la­tion de la loi sur l’espionnage parce que c’est un film sur la guerre d’indépendance. Dans cette guerre, l’ennemi c’était l’Angleterre, or l’Angleterre est main­te­nant notre alliée. Donc quelqu’un qui fait un film dans lequel l’Angleterre est l’ennemi alors qu’en fait elle est notre alliée ne sait évi­dem­ment pas qui sont nos enne­mis et qui sont nos alliés, et quelqu’un comme ça mérite des pour­suites. Le titre du film était The Spi­rit of 76, le pro­cès s’est donc inti­tu­lé : U.S. v. Spi­rit of 76, Les États-Unis contre l’esprit de 1776.

C’est le genre de choses qui sont arri­vées. Quand la guerre a été finie, il y a eu un atten­tat à la bombe. Atten­tion, je ne veux pas repré­sen­ter les anar­chistes de cette époque comme des paci­fistes, du genre Mar­tin Luther King, des non-vio­lents. Non, il y avait des anar­chistes qui croyaient à l’usage de la vio­lence contre l’ennemi de classe et des anar­chistes qui n’y croyaient pas. Mais le fait qu’il y en avait cer­tains qui y croyaient ne signi­fiait pas que, quand il y avait une action vio­lente, ce devait être les anar­chistes qui en étaient res­pon­sables. Mais c’est ce qui s’est pas­sé dans l’affaire de Hay­mar­ket Square, où per­sonne ne savait qui était res­pon­sable de l’explosion d’une bombe au milieu des poli­ciers, en 1886, mais puisqu’il y avait des anar­chistes à Chi­ca­go et que cer­tains avaient écrit des textes qui prô­naient la vio­lence, il était logique de pen­ser que ce devait être eux les res­pon­sables et que par consé­quent ils méri­taient d’être exécutés.

Une bombe a écla­té devant la rési­dence du pro­cu­reur géné­ral Pal­mer, le pro­cu­reur géné­ral de Woo­drow Wil­son. Cela a pro­vo­qué une grande émo­tion et a déclen­ché une chasse aux radi­caux, aux lan­ceurs de bombes, aux anar­chistes. C’est-à-dire qu’on est entré de force dans les mai­sons des étran­gers et dans les endroits où ils se réunis­saient, en par­tant de l’idée que c’était là qu on avait le plus de chances de trou­ver des lan­ceurs de bombes et des agi­ta­teurs. Il y a eu des mil­liers d’arrestations de ces gens-là, avec refus de mise en liber­té sous cau­tion, déten­tion sans com­pa­ru­tion, mise au secret et, pour beau­coup, expul­sion. Deux des expul­sés étaient Emma Gold­man, l’anarchiste fémi­niste, et son ami Alexan­der Berk­man. Voi­là ce qui se pas­sait. Le rédac­teur de Cro­na­ca Sov­ver­sia, Lui­gi Gal­lea­ni, a été expul­sé. Un autre anar­chiste, nom­mé Sal­se­do, a été embar­qué et rete­nu pen­dant six semaines au Bureau d’enquête, dans un bureau au qua­tor­zième étage d’un immeuble de Man­hat­tan, sans avoir le droit de contac­ter un avo­cat ni de par­ler à qui que ce soit. Ils l’ont inter­ro­gé pen­dant six semaines. À la fin de ces six semaines, on a retrou­vé son corps sur le trot­toir au pied de ce bureau du qua­tor­zième étage. Le Bureau d’enquête a décla­ré qu’il avait sau­té. Per­sonne ne sait. Est-ce qu’il a sau­té ? Peut-être. Est-ce qu’on l’a pous­sé ? Qui sait ? Est-ce qu’il a sau­té parce que les gens du Bureau d’enquête l’avaient ren­du fou ? Parce qu’il se sen­tait cou­pable, étant un anar­chiste ? Qui sait ?


nicola-sacco-bartolomeo-vanzettiSac­co et Vanzetti


Je vous parle de ces évé­ne­ments parce qu’ils ont tous eu un impact sur la façon de pen­ser de la com­mu­nau­té anar­chiste et des anar­chistes nés à l’étranger comme Sac­co et Van­zet­ti. Ça explique, et c’est comme ça qu’ils l’expliquaient, et ça paraît rai­son­nable, pour­quoi ils por­taient des armes. Tous, quels qu’ils soient, s’attendaient à une des­cente de police chez eux, à être arrê­tés, inter­ro­gés, expul­sés. Ils por­taient des armes. Est-ce que ça explique qu’ils por­taient des armes ? je ne sais pas. Je ne sais pas si Sac­co et Van­zet­ti étaient cou­pables. Ce n’est pas ça qui m’intéresse le plus. Qu’ils aient été cou­pables ou inno­cents, cela implique des ques­tions plus géné­rales concer­nant la jus­tice, la nature de la jus­tice et la façon dont elle est ren­due dans notre socié­té, et le fait que cette jus­tice n’a pas grand-chose à voir avec la ques­tion de savoir si des gens sont inno­cents ou cou­pables d’un crime pré­cis. Elle a beau­coup plus à voir avec ce que sont les gens, ce qu’ils repré­sentent, ce qu’ils font dans leur vie et quelles menaces ils font peser non sur tel ou tel indi­vi­du, mais sur la struc­ture sociale exis­tante. Il était enten­du les anar­chistes fai­saient peser une menace sur la struc­ture sociale en place aux États-Unis. Quand on les a arrê­tés, le pro­cès-ver­bal d’interrogatoire ne donne pas l’im­pres­sion que la police se pré­oc­cu­pait beau­coup de savoir s’ils avaient com­mis le cambrio­lage et le meurtre. Voi­ci quelques ques­tions posées par les policiers.

Un poli­cier à Sac­co : « Êtes-vous citoyen amé­ri­cain ? » Sac­co : « Non. » Le poli­cier : « Êtes-vous com­mu­niste ? » Sac­co : « Non. » « Anar­chiste ? » Sac­co : « Non. » Il ment. Pour­quoi quelqu’un men­ti­rait à la police, cela me dépasse. Mais il a choi­si de men­tir à la police. La ques­tion est de savoir ce qui les inté­res­sait. Savoir s’il était com­mu­niste ou anar­chiste ? Quel rap­port cela a‑t-il avec la ques­tion de savoir s’il était cou­pable de ce cam­brio­lage et de ce meurtre ? L’affaire tout entière est noyée sous le patrio­tisme et les appels au drapeau.

C’est ça, l’atmo­sphère dans laquelle l’affaire s’est dérou­lée. Au tout début du pro­cès, le juge, le juge Webs­ter Thayer, a décla­ré au jury : « Mes­sieurs (il n’y avait pas de femmes dans le jury), je vous demande d’accomplir la mis­sion à laquelle vous avez été appe­lés, avec le même esprit de patrio­tisme, de cou­rage et de dévoue­ment dont nos sol­dats ont fait preuve de l’autre côté de l’Océan. » Éton­nante espèce de far­deau impo­sé aux jurés, les met­tant dans la même situa­tion que des sol­dats en train d’accomplir un devoir patrio­tique, en par­ti­cu­lier si l’on sait que Sac­co et Van­zet­ti avaient quit­té ce pays et étaient pas­sés au Mexique pour évi­ter la conscrip­tion. C’étaient des réfrac­taires. Ils n’avaient pas rem­pli leur devoir patrio­tique. Main­te­nant, c’était le jury qui allait rem­plir son devoir patriotique.

Autres ques­tions des poli­ciers. À Sac­co : « Croyez- vous en notre gou­ver­ne­ment ? » Sac­co : « Oui, cer­taines choses j’aimerais qu’elles soient autre­ment. » Réponse très diplo­ma­tique. Il aime­rait vrai­ment que les choses soient autre­ment. Poli­cier : « Êtes-vous abon­né à des publi­ca­tions du par­ti anar­chiste ? » Sac­co : « Il m’arrive de les lire. — Com­ment vous les pro­cu­rez-vous ? Par la poste ? — Un homme m’en a don­né un, à Bos­ton. — Qui était-ce ? ‑Je ne sais pas. » Là encore, les poli­ciers étaient-ils à la recherche de cam­brio­leurs ou de gens abon­nés aux revues anar­chistes ? le pro­cès a com­men­cé immé­dia­te­ment après le Memo­rial Day. On était à peu près un an et demi après la fin de ce défer­le­ment de stu­pi­di­té et de mort qu’a été la Pre­mière Guerre mon­diale. Il y avait encore de la musique mili­taire dans l’air quand le pro­cès s’est ouvert. En fait, douze jours après l’ouverture, la presse a annon­cé que les corps de trois sol­dats étaient rapa­triés de France à Brock­ton. et toute la ville ne s’est plus occu­pée que de la céré­mo­nie patrio­tique. Tout cela le jury le lisait dans la presse. Ils avaient le droit de lire les jour­naux tant que ceux-ci ne ren­daient pas compte du pro­cès. Les articles étaient décou­pés. Au milieu du pro­cès, les jour­naux ont ren­du compte d’un ras­sem­ble­ment, à Ply­mouth, de cinq mille anciens com­bat­tants de la divi­sion Yan­kee. Au pro­cès lui-même, le pro­cu­reur qui mène le contre-inter­ro­ga­toire de Sac­co, c’est Katz­mann. Katz­mann : « Est-ce que vous aimiez ce pays, la der­nière semaine de mai 1917 ? » J’imagine que, quand on passe en revue les jours l’un après l’autre, il y a des jours où on l’aimait et d’autres où on ne l’aimait pas. Sac­co : « C’est assez dif­fi­cile pour moi de répondre d’un mot, M. Katz­mann. » L’anglais de Sac­co était bien meilleur que celui de Van­zet­ti. (Van­zet­ti avait beau­coup plus de dif­fi­cul­tés avec la langue anglaise. Après avoir pas­sé des années en pri­son et avoir étu­dié, il aura une élo­quence, en anglais, abso­lu­ment extra­or­di­naire.) Katz­mann : « Vous pou­vez uti­li­ser deux mots, M. Sac­co : oui ou non. C’est lequel ? » Sac­co : « Oui. » La der­nière semaine de mai 1917, oui, il aimait son pays. Katz­mann : « Pour mon­trer l’amour que vous por­tiez à ces États-Unis quand ils s’apprêtaient à vous appe­ler sous les dra­peaux, vous avez fui au Mexique. »

Telle est l’atmosphère du pro­cès. C’est un jury un juge très anglo-saxons. Les deux accu­sés sont des anar­chistes ita­liens récem­ment arri­vés dans ce pays et qui parlent anglais avec de forts accents ita­liens. Dans ce pro­cès, les divi­sions eth­niques sont très claires. Webs­ter Thayer, le juge, a expres­sé­ment deman­dé au pré­sident du tri­bu­nal d’être char­gé de cette affaire. Il vou­lait ce procès.

Il s’est pas­sé des choses bizarres pen­dant ce pro­cès. Il y a beau­coup de témoins pour qui Sac­co et Van­zet­ti se trou­vaient ailleurs que sur le lieu du crime. Tout un tas de témoins disent qu’ils ont vu Sac­co à Bos­ton. Sac­co dit qu’il était à Bos­ton à ce moment-là, dans le bureau du consul ita­lien, pour essayer d’obtenir un pas­se­port. Tous ces gens-là témoignent qu’ils ont vu Sac­co à Bos­ton. Mais tous ces gens-là ont un accent ita­lien. Tout un tas de gens témoignent qu’au moment où le crime est cen­sé avoir été com­mis, Van­zet­ti ven­dait du pois­son à Ply­mouth. Sac­co était ouvrier dans la chaus­sure, Van­zet­ti mar­chand de pois­son. Mais les paroles de ces gens-là n’at­teignent pas le jury. À l’évidence ce sont des Ita­liens. Ils vont faire bloc avec les accusés.


libertaire-sacco-et-vanzettiLa Une du « Liber­taire » du 23 Aout 1927


Il y a un gar­çon dont le témoi­gnage est très sin­gu­lier, très dif­fi­cile à éta­blir de façon par­fai­te­ment claire. Il y a des témoi­gnages pleins d’erreurs, de méprises. Mais on les accepte quand même. On fait venir ce gar­çon qui déclare :
« Nous avons vu les voleurs en train de s’enfuir. »
On lui demande :
« Vous avez vu leur visage ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous pou­vez nous dire de ces voleurs ?
— Je peux dire que c’étaient des étrangers.
— Com­ment avez-vous put le savoir ?
— À leur façon de courir. »
Vous avez déjà vu cou­rir un étran­ger ? Ils sont très drôles à voir cou­rir. Un jour, pen­dant la durée du pro­cès, en allant assis­ter à un match de l’équipe de foot­ball de Dart­mouth, le juge a eu une phrase qui n’est pas pas­sée inaper­çue. Il doit y avoir quelque chose dans un match de l’é­quipe de Dart­mouth qui vous amène à vous lais­ser aller. Vous pen­sez : on peut dire tout ce qu’on veut, pen­dant un match. Mais non, on ne peut pas. Donc, par­lant à un autre ancien de Dart­mouth, qui était au même match, Thayer, qui venait de reje­ter une demande de réou­ver­ture du pro­cès, lui a dit : « Tu as vu ce j’ai fait l’autre jour avec ces salauds d’anarchistes ?» Celui à qui il avait dit ça a lait une décla­ra­tion sur l’honneur là-des­sus. Faites donc bien atten­tion à ce que vous dites aux gens pen­dant un match. C’était ça, Webs­ter Thayer.

Les preuves balis­tiques n’étaient pas claires. Je n’en­trerai pas dans le détail, parce que j’en suis inca­pable. Les dis­cus­sions sur la balis­tique ont duré des années et per­sonne n’a pu arri­ver à une conclu­sion par­fai­te­ment claire sur ce que montrent les preuves balis­tiques. Ce que je veux dire, c’est qu’une chose est sûre : qu’ils aient été ou non cou­pables, étant don­né l’atmosphère de la cour en 1920–1921, il était impos­sible qu’ils aient un pro­cès équi­table. C’était impos­sible dans l’atmosphère patrio­tique de cette cour et avec ce juge et ce jury. Sac­co et Van­zet­ti ont été condam­nés. Je vou­drais plai­der plus pour ce qu’ils étaient que pour tout ce qu’ils avaient effec­ti­ve­ment pu faire. C’est cela qui fait que l’af­faire est impor­tante. C’est lié à tel­le­ment d’autres exemples de la façon dont notre sys­tème judi­ciaire fonc­tionne. En réflé­chis­sant et en étu­diant un peu, on sait qu’il est vrai que ce qui a beau­coup d’importance dans notre sys­tème judi­ciaire, même plus que de savoir si vous avez fait ou pas fait telle ou telle chose, ce qui a beau­coup d’importance, c’est qui vous êtes, com­bien d’argent vous avez, de quelle cou­leur vous êtes, si vous êtes amé­ri­cain ou non et si vous êtes radi­cal. Ils avaient tout ça contre eux, tout comme Mumia Abu-Jamal a ça contre lui II est noir, il est radi­cal, il est pauvre. Est-ce qu’il va avoir un pro­cès équi­table ? Encore une fois il n’y a pas de cer­ti­tude quant à son inno­cence ou sa culpa­bi­li­té. Mais ce dont on est abso­lu­ment sûr, tant que ces fac­teurs sont domi­nants, et ces fac­teurs sont domi­nants dans une socié­té pleine de chau­vi­nisme et d’hostilité envers les étran­gers et d’hostilité envers les noirs et d’hostilité envers les radi­caux, et tant que c’est l’argent qui domine le sys­tème judi­ciaire, alors la ques­tion de savoir si vous avez fait ci ou ça devient secon­daire par rap­port à ces facteurs.

On a deman­dé six ou sept fois à Webs­ter Thayer de rou­vrir le pro­cès. On lui a pré­sen­té de nou­velles preuves. Il y a un pri­son­nier qui envoie un mes­sage depuis sa pri­son pour dire qu’il fai­sait par­tie du gang qui a connus le cam­brio­lage et le meurtre. Qui sait ? C’est vrai suf­fi­rait peut-être d’aller voir au moins. Le juge ne veut pas aller voir. Il refuse et refuse encore. Et la Cour suprême du Mas­sa­chu­setts est tou­jours d’accord avec Thayer. Ils n’ont jamais exa­mi­né les faits. C’était une chose très fré­quente dans les cours d’appel de ne pas exa­mi­ner les faits d’une affaire. Ils n’ont à se pro­non­cer que sur des ques­tions de droit. Vous n’avez pas droit à un nou­veau pro­cès. Et c’est comme ça que vous avez ces déci­sions exas­pé­rantes qui viennent de tri­bu­naux dans les­quels c’est la vie d’un homme qui est en jeu et où on vous dit : « Déso­lé, nous ne pou­vons vrai­ment pas nous occu­per des preuves. Ce n’est pas notre travail. »

Ils ont essayé d’en réfé­rer à la Cour suprême des États- Unis pour sus­pendre l’exécution. Ils ont essayé de faire appel à Oli­ver Wen­dell Holmes, un des juges de la Cour suprême, pour sus­pendre l’exécution. Il suf­fit d’un juge. C’est ce qui s’est pro­duit pen­dant un cer­tain temps dans l’affaire Rosen­berg, mais Holmes n’a pas vou­lu sus­pendre l’exécution. De toute façon, Holmes est l’un des juges les plus sur­es­ti­més de l’histoire de la Cour suprême, en ce qui concerne le libé­ra­lisme et les liber­tés civiles. C’est Holmes qui a rédi­gé la déci­sion prise à l’unanimité qui a envoyé Eugène Debs en pri­son. C’est Holmes qui a rédi­gé la déci­sion prise à l’unanimité confir­mant la consti­tu­tion­na­li­té de la loi sur l’espionnage.

Le fait est qu’ils avaient pu s’exprimer devant un tri­bu­nal. C’est ce que disent les gens. « De quoi vous plai­gnez-vous ? Ils sont pas­sés devant les tri­bu­naux. » Toutes les pro­cé­dures ont été res­pec­tées. Ils ont eu un pro­cès. Ils sont allés en appel. C’est allé d’une cour à l’autre. L’appel est allé jusqu’au gou­ver­neur. Le gou­ver­neur a créé une com­mis­sion avec trois membres dis­tin­gués. C’est ce que font les cadres, pour se déchar­ger de leurs res­pon­sa­bi­li­tés. « Créons une com­mis­sion com­po­sée de trois citoyens impor­tants ; qu’ils me conseillent et de la sorte je n’aurai pas à sup­por­ter seul tout le blâme. » Quelle com­mis­sion plus dis­tin­guée aurait-on pu ima­gi­ner. Le gou­ver­neur a choi­si le pré­sident de Har­vard, le pré­sident du MIT et un juge à la retraite. On dirait un échan­tillon de la com­mu­nau­té. Ils exa­minent tout le dos­sier et ils abou­tissent à la conclu­sion que Sac­co et Van­zet­ti ne méri­taient pas un nou­veau procès.

Hey­wood Broun était un grand jour­na­liste de l’époque les années 1920 et 1930, et il tenait une chro­nique dans de grands jour­naux, inti­tu­lée « Il me semble… ». C’était un jour­na­liste qui sor­tait de l’ordinaire, un, parce qu’il était socia­liste, deux, parce que c’était l’un des orga­ni­sa­teurs de l’Ame­ri­can News­pa­per Guild qui est née à peu près à cette époque. Quand les gens disaient : « Nous avons, dans la com­mis­sion, trois des per­son­na­li­tés les plus dis­tin­guées du Mas­sa­chu­setts qui ont exa­mi­né les preuves et disent que ces types sont cou­pables », Broun écri­vait : « Ce n’est pas n’importe quel pri­son­nier qui peut avoir un pré­sident de Har­vard pour lui envoyer le cou­rant… S’il s’a­git d’un lyn­chage, au moins le mar­chand de pois­sons et son ami l’ouvrier d’usine pour­ront-ils se dire qu’ils meurent des mains de mes­sieurs en smo­king ou en toge. »

Il y a eu des pro­tes­ta­tions dans tout le pays et dans le monde entier, des mani­fes­ta­tions à Bue­nos Aires, à Paris, à Londres. Les avo­cats ont ten­té de faire valoir de nou­velles théo­ries, de nou­velles idées, de nou­veaux élé­ments de preuve. Sac­co leur a dit : « Lais­sez tom­ber. Ça n’a pas d’importance. Ils veulent que nous mou­rions. Peu importent les preuves. » Il y a tou­jours des gens qui pensent : « Si on réus­sit seule­ment à trou­ver le bon type d’argument légal, le sys­tème judi­ciaire en pren­dra connais­sance ». Et Sac­co : « Non, vous vous trom­pez. Étant don­né ce que nous sommes et ce qu’est le sys­tème judi­ciaire, peu importent les conclu­sions que vous pour­rez dépo­ser, ils vont nous condam­ner à mort. » « La seule chose qui pour­rait avoir de l’effet — là c’est Van­zet­ti qui parle — ce serait que des cen­taines de mil­liers, des mil­lions de gens des­cendent dans la rue et qu’il y ait une cla­meur dans ce pays. C’est la seule chose qui pour­rait peut-être les empê­cher de nous tuer ». Il y eu des mani­fes­ta­tions, mais pas assez impor­tantes et qui n’étaient pas à la hau­teur de ce que Van­zet­ti enten­dait par énormes pro­tes­ta­tions et donc le 23 août 1927, à la pri­son de Char­les­town, où était la chaise élec­trique, la foule s’est ras­sem­blée dehors, des mani­fes­tants, des déta­che­ments mili­taires. Il y avait des fusils mitrailleurs ins­tal­lés sur les bâti­ments envi­ron­nants pour conte­nir les mani­fes­tants. Des gens ont été moles­tés et arrê­tés. Quelques grandes figures de la lit­té­ra­ture ont pris part aux mani­fes­ta­tions, Edna St. Vincent Mil­lay et John Dos Pas­sos. Ein­stein avait pro­tes­té contre cela, et des per­son­na­li­tés impor­tantes du monde des arts avaient pro­tes­té contre cela. Et le mou­ve­ment ouvrier, en par­ti­cu­lier le mou­ve­ment ouvrier ita­lien, avait sou­te­nu Sac­co et Van­zet­ti et avait orga­ni­sé des mani­fes­ta­tions, mais ils ont été exécutés.

Je vou­drais vous lire quelque chose que Van­zet­ti avait dans sa poche quand il était dans le tram­way à Brock­ton, le jour où il a été arrê­té. Ce qu’il avait dans sa poche, c’était un tract annon­çant un mee­ting où il allait prendre la parole. Le tract disait : « Vous avez fait toutes les guerres. Vous avez tra­vaillé pour tous les capi­ta­listes. Vous avez par­cou­ru tous les pays. Avez-vous recueilli le fruit de vos labeurs, le prix de vos vic­toires ? Le pas­sé vous récon­forte-t-il ? Le pré­sent vous sou­rit-il ? L’avenir vous pro­met-il quelque chose ? Avez-vous trou­vé un coin de terre où vous puis­siez vivre comme un être humain et mou­rir comme un être humain ? De ces ques­tions, de ce débat, de ce thème, le com­bat pour l’existence, Bar­to­lo­meo Van­zet­ti parlera. »

Évi­dem­ment, il n’a jamais eu l’occasion de pro­non­cer ce dis­cours. Mais il m’a sem­blé qu’il était là, son dis­cours. On ne va pas lais­ser quelqu’un faire un dis­cours comme celui-là. Si on fai­sait ce dis­cours assez sou­vent, s’il y avait assez de gens pour le faire et assez pour l’entendre dans un pays où, pour tant de gens, ce mes­sage a une réso­nance, on pour­rait avoir un for­mi­dable mou­ve­ment pour un chan­ge­ment social. Voi­là ce qu’il y avait der­rière l’af­faire Sac­co et Van­zet­ti et l’affaire Mumia Abu-Jamal et der­rière tant de choses qui conti­nuent de se pro­duire dans notre socié­té et der­rière une bonne par­tie de ce qu’on appelle le sys­tème judi­ciaire. C’est impor­tant, en par­ti­cu­lier dans une facul­té de droit, où il est si facile de se perdre — j’allais dire se salir — dans les sub­ti­li­tés du droit. Der­rière le droit, au-des­sus du droit, il y a de graves ques­tions de classe, de race, de genre et de conflit social. Si nous vou­lons la jus­tice, nous sommes ame­nés, d une cer­taine manière, à prendre par­ti dans ce conflit.

Howard Zinn

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