Au-delà du patriarcat — La destinée de la Terre et de l’humain (Thomas Berry)

QUI EST THOMAS BERRY?
Thomas Berry est né en 1914 et mort en 2009 à Greensboro, en Caroline du Nord.
Thomas Berry fut l’une des premières voix (après Rachel Carson) à déclarer vigoureusement que l’impact de l’activité humaine mettait en danger l’avenir de la vie sur la planète au point de causer la plus grande extinction des espèces depuis le temps des dinosaures alors que 90% de toutes les espèces avaient été détruites.

La période « matri­cen­trique », pré-patriar­cale, s’est éten­due en Europe d’en­vi­ron 6500 av. J.-C. jus­qu’aux inva­sions aryennes d’en­vi­ron 3500 av. JC. Pen­dant les der­nières 5500 années, le patriar­cat — un sché­ma arché­ty­pique de domi­na­tion mas­cu­line oppres­sive — a été la carac­té­ris­tique prin­ci­pale de la civi­li­sa­tion occi­den­tale. Que cela signi­fie-t-il, et pas sim­ple­ment pour l’ac­com­plis­se­ment per­son­nel des femmes, mais pour la des­ti­née de la terre et la via­bi­li­té de l’es­pèce humaine ?

Le patriarcat, l’histoire occidentale & la destinée de la terre

Quand le suc­cès appa­rent de la pré­cé­dente période matri­cen­trique est com­pa­ré à la dévas­ta­tion de la terre résul­tant de l’ordre civi­li­sa­tion­nel qui s’en­sui­vit, on obtient une cri­tique com­plète du pro­ces­sus occi­den­tal de civi­li­sa­tion que nous n’a­vons d’ailleurs pro­ba­ble­ment jamais dépas­sé. Nous sommes confron­tés à une inver­sion pro­fonde de valeurs. Le dérou­le­ment com­plet de la civi­li­sa­tion occi­den­tale appa­raît comme vicié par le patriar­cat — la domi­na­tion mas­cu­line agres­sive, et le pillage de notre société.

Si nous cher­chons à com­prendre les élé­ments moteurs qui ont don­né nais­sance à cette rééva­lua­tion cri­tique de la civi­li­sa­tion occi­den­tale, nous pou­vons dis­tin­guer la conscience crois­sante réémer­gente des femmes et le sac­cage de toutes les formes de vie fon­da­men­tales de la pla­nète Terre, qui a lieu actuel­le­ment, consé­quences des régimes à domi­na­tion mas­cu­line qui ont exis­té durant cette période. Le nou­veau mode de conscience éco­lo­gique émer­geant actuel­le­ment per­çoit la nou­velle ère de la com­mu­nau­té ter­restre comme ayant un aspect élé­men­taire plus proche des carac­té­ris­tiques tra­di­tion­nelles fémi­nines que mas­cu­lines. Il y a en effet des rai­sons reli­gieuses, cos­mo­lo­giques, bio­lo­giques et his­to­riques de consi­dé­rer le fémi­nin comme ayant un rôle spé­cial dans notre pen­sée de la Terre.

L’illus­tra­tion la plus frap­pante du règne mas­cu­lin sur la famille tri­bale éten­due se retrouve dans la période patriar­cale des pre­miers récits bibliques, avant que soient éta­blis des rôles dis­tincts pour prêtre et pro­phète. Plus impor­tant encore, le patria potes­tas dans la loi romaine. Durant cette période le père avait des droits abso­lus sur la famille entière, dont le droit d’im­po­ser la peine capi­tale. La famille éten­due était une pos­ses­sion totale. Le père pos­sé­dait tout et déci­dait de tout… Lors­qu’elle se com­bi­na (plus tard) aux idéaux héroïques de com­man­de­ment des peuples bar­bares, la tra­di­tion de domi­na­tion par des per­son­na­li­tés guer­rières mas­cu­lines était déjà bien éta­blie dans le monde européen.

Ecclé­sias­ti­que­ment, le patriar­cat désigne les centres suprêmes de pres­tige de l’é­glise [chré­tienne]. Les quatre grands patriar­cats de l’é­glise chré­tienne d’O­rient sont Constan­ti­nople, Jéru­sa­lem, Alexan­drie et Antioche. En Occi­dent le patriar­cat suprême est basé à Rome. Le fait que l’au­to­ri­té reli­gieuse en Occi­dent ait tou­jours été exer­cée par un cler­gé mas­cu­lin et qu’elle ait tou­jours requis une accep­ta­tion totale et immé­diate de la com­mu­nau­té croyante a aus­si puis­sam­ment contri­bué au sen­ti­ment de res­pon­sa­bi­li­té patriar­cale qui carac­té­rise l’his­toire occidentale.

À par­tir de ces pré­misses, le terme de patriar­cat a été mis en avant comme un moyen d’in­di­quer les ori­gines les plus pro­fondes de la res­pon­sa­bi­li­té concer­nant le sort non seule­ment des femmes, mais aus­si de la struc­ture civi­li­sa­tion­nelle com­plète de notre socié­té, ain­si que de la pla­nète elle-même. La logique du patriar­cat est aujourd’­hui deve­nue un sché­ma arché­ty­pal de gou­ver­nance oppres­sive par les hommes, se sou­ciant peu du bien-être ou de l’é­pa­nouis­se­ment des femmes, des valeurs humaines les plus impor­tantes, et de la des­ti­née de la Terre elle-même.

La Vénus de Brassempouy, une figurine d'ivoire fragmentaire du paléolithique supérieur, vieille de 25 000 ans, l'une des premières représentations réalistes d'un visage de femme.
La Vénus de Bras­sem­pouy, une figu­rine d’i­voire frag­men­taire du paléo­li­thique supé­rieur, vieille de 25 000 ans, l’une des pre­mières repré­sen­ta­tions réa­listes d’un visage de femme.

La pathologie élémentaire de la civilisation occidentale

Le choix du terme patriar­cat pour défi­nir la patho­lo­gie élé­men­taire de la civi­li­sa­tion occi­den­tale est confir­mé par des preuves his­to­riques d’une période civi­li­sa­tion­nelle plus ancienne, plus douce, une période matriar­cale, matri­cen­trique ou matri­fo­cale. Judy Chi­ca­go conclut que « toutes les preuves archéo­lo­giques indiquent que ces cultures matriar­cales étaient éga­li­taires, démo­cra­tiques, pai­sibles. Mais les socié­tés agri­coles struc­tu­rées autour de la femme ont pro­gres­si­ve­ment lais­sé place à un état poli­tique à domi­na­tion mas­cu­line dans lequel la spé­cia­li­sa­tion du tra­vail, le com­merce, la stra­ti­fi­ca­tion sociale et le mili­ta­risme se sont déve­lop­pés ».

La muta­tion, de cette période plus ancienne à des types de pro­ces­sus civi­li­sa­tion­nels domi­nés par le patriar­cat, s’est dérou­lée dans l’an­cienne Europe, appa­rem­ment avec les inva­sions des peuples aryens indo-euro­péens, à par­tir d’en­vi­ron 4500 ans avant J.-C., une période où l’on retrouve les traces les plus pro­fondes des déter­mi­nants de notre mode de conscience occi­den­tal. Selon les pro­pos de Mari­ja Gim­bu­tas, « la civi­li­sa­tion euro­péenne ancienne fut sau­va­ge­ment détruite par l’élé­ment patriar­cal, et ne s’en est jamais remise, mais son héri­tage a per­sis­té dans le sub­strat qui a nour­ri le déve­lop­pe­ment cultu­rel euro­péen qui s’en­sui­vit ». Ceux qui pro­posent cette inver­sion de valeurs n’ar­gu­mentent pas seule­ment sur une base de prin­cipes phi­lo­so­phiques, mais à par­tir de réa­li­tés his­to­riques, à par­tir du péril qui menace notre pla­nète, et depuis les royaumes les plus impé­né­trables de la psy­ché humaine.

L’être humain n’est pas viable dans son  mode actuel de patriarcat

La mis­sion his­to­rique du pré­sent est d’in­tro­duire une période de déve­lop­pe­ment ter­restre plus inté­grale, une période où une rela­tion humain-terre mutuel­le­ment enri­chis­sante pour­rait être éta­blie — si l’hu­main s’a­vère effec­ti­ve­ment une espèce viable sur une pla­nète viable. Que l’hu­main dans son mode de fonc­tion­ne­ment patriar­cal actuel ne soit pas viable semble assez clair.

Même dans cette période de domi­nance patriar­cale, l’hé­ri­tage de la phase matri­cen­trique pré­cé­dente a per­du­ré comme cou­rant sous-jacent au sein des tra­di­tions cultu­relles occi­den­tales. Les manières matri­cen­triques de pen­ser et les rituels asso­ciés semblent faire par­tie des élé­ments consti­tu­tifs de nos tra­di­tions cultu­relles sub­mer­gées. Elles trans­portent une sagesse ancienne asso­ciée à l’al­chi­mie, à l’as­tro­lo­gie, aux rituels païens natu­rels, et aux ensei­gne­ments her­mé­tiques. Ces tra­di­tions cachées, consi­dé­rées comme des­truc­trices et inac­cep­tables au sein des tra­di­tions huma­nistes-reli­gieuses de la socié­té occi­den­tale, doivent être recon­si­dé­rées en ce qu’elles contri­buent à notre com­pré­hen­sion de l’u­ni­vers, de ses modes de fonc­tion­ne­ments pro­fonds, et de la véri­table place de l’humain.

Elles trans­portent cer­tains des aspects les plus créa­tifs de notre civi­li­sa­tion. Dans leur mode sym­bo­lique d’ex­pres­sion, par­ti­cu­liè­re­ment, elles nous per­mettent d’al­ler au-delà des pro­ces­sus ration­nels déri­vant des phi­lo­sophes clas­siques et de nos théo­lo­gies plus récentes. À tra­vers ces tra­di­tions nous avons retrou­vé notre com­pré­hen­sion du monde arché­ty­pal de l’inconscient.

En exa­mi­nant le pro­ces­sus occi­den­tal his­to­rique, nous pou­vons iden­ti­fier quatre ins­ti­tu­tions patriar­cales ayant contrô­lé l’his­toire occi­den­tale à tra­vers les siècles. Aus­si ano­dine que soit notre vision de ces ins­ti­tu­tions ou aus­si brillants qu’elles aient été dans cer­tains de leurs accom­plis­se­ments, nous devons nous rendre compte qu’elles sont pro­gres­si­ve­ment deve­nus viru­lentes dans leurs pou­voirs de des­truc­tion, jus­qu’à mena­cer actuel­le­ment tous les sys­tèmes de sup­ports de vie fon­da­men­taux de la planète.

Ces quatre ins­ti­tu­tions sont : les empires clas­siques, l’ins­ti­tu­tion ecclé­sias­tique, l’É­tat-nation, et la cor­po­ra­tion moderne. Les quatre sont à domi­na­tion exclu­si­ve­ment mas­cu­line et prin­ci­pa­le­ment des­ti­nées à la satis­fac­tion de l’hu­main tel que le conçoivent les hommes. Les femmes ont eu un rôle mini­mal, si exis­tant, dans la direc­tion de ces institutions.

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Première institution patriarcale : les empires classiques 

Ces empires sont appa­rus à la suite des sou­ve­rains sacrés du Sumer et d’É­gypte il y a envi­ron 5000 ans. Ils furent iden­ti­fiés par Karl Witt­fo­gel comme « l’ex­pres­sion la plus bru­tale du pou­voir total ». Lorsque nous obser­vons la gran­deur de ces civi­li­sa­tions, et celle de leurs suc­ces­seurs en Assy­rie et à Baby­lone, on ne peut que s’in­ter­ro­ger quant à tant d’op­pres­sion, coexis­tant avec des accom­plis­se­ments aus­si remar­quables… En termes de règne poli­tique com­plè­te­ment orga­ni­sé sur une asso­cia­tion diverse de peuples, le plus ancien des empires fut l’empire per­san sous Cyrus, au sixième siècle avant JC. Puis vint l’empire macé­do­nien d’A­lexandre et l’empire romain du monde occi­den­tal. En Orient, la série d’empires chi­nois… En Inde le pro­ces­sus impé­rial pro­dui­sit Aso­ka au troi­sième siècle avant J.-C., un des grands sou­ve­rains les plus bien­veillants de cette période.

Cette série d’empires fut sui­vie en Occi­dent par l’Em­pire byzan­tin, le Saint-Empire romain en Europe, puis les empires plus récents avec une pré­sence domi­nante espa­gnole, por­tu­gaise, néer­lan­daise, fran­çaise et bri­tan­nique — en outre-mer — tan­dis que les Russes éten­daient leur empire à tra­vers le conti­nent eurasien.

Les triomphes des per­son­na­li­tés impé­riales furent glo­ri­fiées dans la poé­sie épique comme les épo­pées homé­riques de l’I­liade et l’O­dys­sée et l’É­néide de Vir­gile… Ces his­toires épiques devinrent la source d’ins­pi­ra­tion des géné­ra­tions sui­vantes. Dou­ter de ces idéaux ou man­quer d’en­thou­siasme pour ces guerres, de défense ou de conquête, aurait été équi­valent non seule­ment à dou­ter du pro­ces­sus humain, mais aus­si de la dis­po­si­tion divine de l’univers.

Seconde institution patriarcale : la chrétienté ecclésiastique

Dans les écrits sacrés de la Bible nous trou­vons une déi­té bel­li­gé­rante et des idéaux guer­riers. Si un ensei­gne­ment plus pai­sible avait émer­gé des gos­pels, il n’a pas sur­vé­cu au défi qui s’est pré­sen­té les siècles sui­vants lorsque le conflit est appa­ru comme moyen de sur­vie. À l’âge de la che­va­le­rie, des efforts furent four­nis afin de miti­ger la vio­lence par un sen­ti­ment de dévoue­ment de la force au ser­vice des faibles assaillis par les brutes. Une fois les mondes natu­rels et humains envi­sa­gés comme intrin­sè­que­ment sujets à la lutte pour le pou­voir, la voie de la paix et du paci­fisme ne fut plus une option. Comme pour toute addic­tion, cela ne pou­vait qu’empirer. La patho­lo­gie était trop pro­fonde et trop uni­ver­selle pour être éra­di­quée à l’é­poque. Elle ne pou­vait que conti­nuer jus­qu’à ce que des bombes soient lar­guées sur Hiro­shi­ma et Naga­sa­ki et que les nations indus­trielles se mettent à construire des têtes nucléaires suf­fi­sam­ment puis­santes pour exter­mi­ner toutes les formes de vie sur la planète.

L’é­glise fut l’u­nique auto­ri­té inté­grale trans­na­tio­nale du monde occi­den­tal pen­dant plus d’un mil­lier d’an­nées. Le déter­mi­nant prin­ci­pal de la réa­li­té et de la valeur, dans la civi­li­sa­tion occi­den­tale, était expri­mé à tra­vers les struc­tures des croyances qu’elle pré­sen­tait… Voi­là le sup­port et la source la plus pro­fonde de la tra­di­tion patriar­cale de la civi­li­sa­tion occi­den­tale. Il s’a­git aus­si du défi le plus pro­fond en termes de ren­ver­se­ment de notre com­pré­hen­sion de la réa­li­té et de la valeur. Le sen­ti­ment du sacré dans toute civi­li­sa­tion est pré­ci­sé­ment ce qui ne peut être remis en ques­tion, car le sen­ti­ment du sacré est la réponse indis­cu­table à toutes les questions.

La tra­di­tion biblique com­mence avec le récit de la créa­tion dans lequel la déesse mère de la Médi­ter­ra­née orien­tale est aban­don­née en faveur du Père trans­cen­dant des cieux. La rela­tion entre l’hu­main et le divin sera ensuite consti­tué en termes de conven­tion entre un peuple élu et une déi­té Père per­son­nelle trans­cen­dante et créa­trice. Ceci devint le contexte dans lequel les affaires humain-divin furent trai­tées pen­dant les siècles qui s’en­sui­virent. Le monde natu­rel n’est plus le lieu de ren­contre du divin et de l’hu­main. Une sub­tile aver­sion se déve­loppe à l’en­contre du monde natu­rel, un sen­ti­ment que les humains dans les pro­fon­deurs de leurs êtres n’ap­par­tiennent pas vrai­ment à la com­mu­nau­té de vie ter­rienne, mais à une com­mu­nau­té céleste. Comme si nous étions pré­sen­te­ment exi­lés de notre véri­table pays.

Dans l’his­toire de la Bible, la femme devient l’ins­tru­ment de l’en­trée du mal dans le monde et de la rup­ture des rela­tions humain-divin. Il n’y a que dans un sens déri­vé, à tra­vers leur asso­cia­tion avec les hommes, que les femmes ont une fonc­tion dans la vie publique de leur com­mu­nau­té sacrée. Plus tard, afin d’ex­pli­quer les qua­li­tés moindres de l’être fémi­nin, les femmes sont per­çues comme les consé­quences bio­lo­giques d’un manque de vigueur dans le com­po­sant mas­cu­lin de leur pro­ces­sus de concep­tion, puis­qu’à pleine puis­sance la concep­tion devrait pro­duire un enfant mâle. Dans ce contexte la glo­ba­li­té de l’exis­tence fémi­nine est pro­fon­dé­ment dimi­nuée comme mode d’être personnel.

Troisième institution patriarcale : l’État-nation

La pro­chaine ins­ti­tu­tion patriar­cale qui doit être consi­dé­rée est l’É­tat-nation… L’é­tat-nation peut être consi­dé­rée comme l’ins­ti­tu­tion la plus puis­sante qui ait jamais été inven­tée pour l’or­ga­ni­sa­tion des socié­tés humaines. Par-des­sus tout, le concept de sou­ve­rai­ne­té natio­nale vit le jour. Ce concept peut être consi­dé­ré comme l’ex­pres­sion suprême du patriar­cat, l’u­ti­li­sa­tion agres­sive du pou­voir à la pour­suite des valeurs mas­cu­lines de conquête et de domi­na­tion… Les divers peuples occi­den­taux se sont sys­té­ma­ti­que­ment faits la guerre durant ces quelques der­niers siècles, afin de défendre leur hon­neur natio­nal et dans un effort vain de sécu­ri­té natio­nale. Ceci a alors entraî­né les armées de citoyens, et la conscrip­tion uni­ver­selle à des fins mili­taires. Ces armées des temps modernes sont une inven­tion de l’État-nation…

Au-delà du concept de guerre totale on retrouve le concept de guerre mon­diale. Ces guerres sont deve­nues si endé­miques, les ins­tru­ments de guerre si des­truc­teurs, et les coûts finan­ciers des acti­vi­tés mili­taires si épui­sants que nous devrions nous deman­der com­bien de temps ces conflits, et les menaces de tels conflits, pour­ront durer. Elles émergent mani­fes­te­ment du plus pro­fond de nos patho­lo­gies de civi­li­sa­tion, qui émergent, comme tant de patho­lo­gies, de quelque sen­ti­ment défor­mé du sacré.

Il en est de même pour les empires anciens et l’ins­ti­tu­tion ecclé­sias­tique que pour l’É­tat-nation ; c’é­tait une affaire menée par des hommes et pour les idéaux des hommes. Les femmes étaient impuis­santes dans le domaine public, dans ses valeurs, ou dans son fonc­tion­ne­ment. Les femmes évo­luaient dans des sec­teurs mar­gi­na­li­sés de la vie publique de la socié­té : au foyer, avec les enfants, au ser­vice des hommes… Les femmes n’ont pas pris part au pro­ces­sus élec­to­ral états-unien avant 1920, et 1928 pour la Grande-Bretagne.

Aus­si tard qu’en 1987, il n’y avait que deux femmes par­mi les 100 membres du Sénat US, 24 par­mi les 411 membres de la chambre des repré­sen­tants. La pre­mière femme membre de la cour suprême fut nom­mée en 1981. Ce type de dés­équi­libre n’é­tait plus accep­table pour les femmes, qui repré­sen­taient plus de la moi­tié de la popu­la­tion. Elles n’é­taient plus dis­po­sées à accep­ter un tel contrôle sur leurs vies, ou sur la vie publique de la socié­té, ou sur le fonc­tion­ne­ment inté­gral de la Terre. Le mou­ve­ment fémi­niste devint une influence impor­tante dans la société.

La corporation se vend elle-même comme mère érotisée (1970). "Pensez à elle comme à votre mère".
La cor­po­ra­tion se vend elle-même comme mère éro­ti­sée (1970).
« Pen­sez à elle comme à votre mère ».

Quatrième institution patriarcale : la corporation

Qu’elle soit indus­trielle, finan­cière, ou com­mer­ciale, la cor­po­ra­tion est consi­dé­rée comme le pre­mier ins­tru­ment du « pro­grès », même si ce que signi­fie le mot pro­grès n’est jamais très clair. L’hy­po­thèse semble être que plus la dévas­ta­tion du monde natu­rel — à tra­vers la construc­tion d’au­to­routes, d’aé­ro­ports, le déve­lop­pe­ment de pro­jets, de centres com­mer­ciaux, de super­mar­chés et de sièges d’en­tre­prise — est impor­tante, plus nous nous rap­pro­chons de l’ac­com­plis­se­ment du rêve amé­ri­cain. C’est pré­ci­sé­ment à tra­vers cette vision rêvée d’un Nou­veau-Monde-mer­veilleux-humai­ne­ment-créé que l’in­dus­trie publi­ci­taire fait naître ce niveau accru de consom­ma­tion dont dépendent les cor­po­ra­tions afin de tou­jours plus contrô­ler notre socié­té et leurs pro­fits. À tra­vers la publi­ci­té, la cor­po­ra­tion prend le contrôle des médias publics. À tra­vers les médias publics la cor­po­ra­tion contrôle la psy­ché pro­fonde de l’hu­main et donc la force phy­sique la plus puis­sante de la planète.

Parce que la cor­po­ra­tion indus­tria­lo-com­mer­ciale est au centre de l’exis­tence contem­po­raine, notre pro­gramme d’é­du­ca­tion est subor­don­né à son contrôle. Les étu­diants de lycée et d’u­ni­ver­si­té doivent se pré­pa­rer à l’emploi dans ce cadre indus­tria­lo-com­mer­cial. Ce contexte indus­triel de la vie amé­ri­caine peut se conce­voir comme une bulle inclu­sive. Hors de la bulle il n’y a ni vie, ni joie, ni aucun accom­plis­se­ment humain décent. Au sein de la bulle nous pou­vons vivre et tra­vailler et gagner de l’argent et pro­fi­ter du flot de pro­grammes tou­jours plus fas­ci­nants de nos écrans de télé­vi­sion. Pour sou­te­nir ce pro­ces­sus, nos ins­ti­tuts de recherche scien­ti­fique — ceux des uni­ver­si­tés et des écoles tech­niques et ceux au sein des éta­blis­se­ments indus­triels — sont constam­ment affai­rés à inven­ter une mul­ti­tude de pro­duits allant des ins­tru­ments de guerre nucléaire aux pro­duits fri­voles n’ayant d’autres objec­tifs que de faire gagner un peu d’argent à quelque entre­pre­neur entreprenant.

Depuis les années 1880 nous vivons l’ère des ingé­nieurs, des gens au génie créa­tif com­bi­nant connais­sances scien­ti­fiques et capa­ci­tés tech­no­lo­giques, par­ti­cu­liè­re­ment dans les indus­tries élec­tro­niques et pétro­chi­miques. Avec cette connais­sance et ces talents nos ingé­nieurs peuvent construire ces immenses bar­rages hydro­élec­triques qui détruisent nos rivières ; noyer nos sols avec leurs engrais chi­miques, pes­ti­cides et her­bi­cides ; envoyer des satel­lites dans l’es­pace jus­qu’à ce que leurs débris com­mencent à pol­luer les cieux ; et inven­ter des mil­lions de varié­tés d’ob­jets plas­tiques épar­pillés sur terre comme en mer. Ils peuvent faire tout cela, mais ils ne semblent pas avoir la moindre idée de com­ment éta­blir un mode de pré­sence humaine sur Terre mutuel­le­ment enri­chis­sant. Ils ne font de l’hu­main qu’une pré­sence létale et into­lé­rable sur la planète.

La dif­fi­cul­té avec notre monde mer­veilleux indus­triel, c’est que ses pro­duits sont éphé­mères et qu’ils engendrent un monde pol­lué et toxique dans lequel toutes les géné­ra­tions futures et nous-mêmes sommes condam­nés à vivre pour une période indé­fi­nie. Comme avec l’illu­sion d’un magi­cien, on ne nous pré­sente que le moment bien­heu­reux de l’u­ti­li­sa­tion de ces inven­tions sans nous indi­quer leur sombre face cachée. Les pro­duc­tions humaines ne se renou­vellent pas constam­ment à la manière des formes natu­relles. Le gobe­let de poly­sty­rène uti­li­sé momen­ta­né­ment dans quelque éta­blis­se­ment de fast-food fini­ra dans une mon­tagne d’or­dures ou relâ­che­ra ses com­po­sés toxiques dans l’en­vi­ron­ne­ment une fois détruit. Il en est de même pour l’é­qui­pe­ment hos­pi­ta­lier et les couches en plas­tique. Éti­que­ter de tels pro­duits comme « jetables » c’est fal­si­fier la réa­li­té. Dans le monde natu­rel il n’existe pas de pro­blème de ges­tion des déchets de ce type. Les sous-pro­duits d’une forme de vie sont l’a­li­men­ta­tion d’une autre. Nous, d’un autre côté, créons un monde de déchets uni­ver­sels et d’en­tro­pie maximale.

Comme l’a remar­qué Eli­za­beth Dod­son Gray, cette inca­pa­ci­té à gérer les sous-pro­duits est un échec typique du mas­cu­lin dans notre socié­té. Les tâches de net­toyage ont sys­té­ma­ti­que­ment été délé­guées aux femmes. Tout comme les hommes ont rare­ment par­ta­gé les tâches asso­ciées à leurs enfants bio­lo­giques, ils révèlent de même leur incom­pé­tence et leur manque d’in­té­rêt pour les tâches d’en­tre­tien asso­ciées à leurs pro­gé­ni­tures indus­triels. Dans ce cas, cepen­dant, les consé­quences sont un désastre géo­lo­gique, bio­lo­gique et fina­le­ment humain.

Tel est le pou­voir. Le pou­voir des hommes. Le pou­voir de pro­fon­dé­ment déran­ger les fonc­tion­ne­ments les plus impor­tants de la Terre. Les femmes ont une pré­sence mini­male, sauf quand leur aide était requise pour des posi­tions de ser­vice. À cet égard, à tra­vers les géné­ra­tions, les femmes ont été sys­té­ma­ti­que­ment exploi­tées par une mul­ti­tude de pro­ces­sus com­mer­ciaux. Durant les débuts de l’in­dus­trie tex­tile, les femmes étaient employées comme main-d’œuvre bon mar­ché afin de déve­lop­per les sys­tèmes de fabrique dans les grandes villes de l’Est. Dans diverses entre­prises com­mer­ciales les femmes s’oc­cu­paient du tra­vail de secré­ta­riat. Elles étaient les pré­po­sés, les dac­ty­los, les ser­veuses, les char­gés de net­toyage. Des rôles plus pro­fes­sion­nels se retrou­vaient dans l’in­fir­me­rie, le tra­vail social, l’en­sei­gne­ment et l’é­cri­ture. Cer­taines femmes avaient des car­rières brillantes dans les arts du spec­tacle : musique, chan­son, danse et théâtre.

Il ne s’a­gis­sait cepen­dant pas des posi­tions de pou­voir néces­saires afin de modi­fier les direc­tions glo­bales emprun­tées par notre socié­té. Ces posi­tions sont tou­jours contrô­lées par les hommes, et pour les hommes. Si des mixi­tés sont appa­rues, elles n’ont ser­vi qu’à rendre les pro­ces­sus indus­triels plus accep­tables… comme une ten­dance à constam­ment modi­fier le sys­tème exis­tant sans jamais chan­ger son sché­ma élé­men­taire de fonc­tion­ne­ment. Ce dont nous avons besoin c’est d’une alté­ra­tion pro­fonde de ce sché­ma, pas d’une simple modi­fi­ca­tion. Pour accom­plir cela, le prin­cipe de base de toute révo­lu­tion signi­fi­ca­tive doit être affir­mé : le rejet des solu­tions par­tielles… La dou­leur engen­drée par le chan­ge­ment doit être consi­dé­rée comme une dou­leur moindre en com­pa­rai­son de celle qu’au­rait engen­drée la pour­suite du cours actuel des choses.

Une pathologie au-delà de toute description ou compréhension adéquates

Ces quatre ins­ti­tu­tions patriar­cales ont créé un monde qui porte en lui un cer­tain pathos. Assu­ré­ment il y a de la gran­deur dans nombre de ses accom­plis­se­ments. Des quan­ti­tés énormes d’éner­gie ont été dépen­sées dans ce que l’on croyait béné­fi­cier au pro­ces­sus humain glo­bal. Réa­li­ser sou­dai­ne­ment qu’une grande par­tie a été mal diri­gée, alié­née, et des­truc­trice au-delà de tout ce qu’on ait jamais connu dans l’his­toire de l’hu­ma­ni­té ne va pas sans une cer­taine amer­tume.… Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que les dimen­sions immenses de nos patho­lo­gies cultu­relles et ins­ti­tu­tion­nelles se sont clarifiées.

Aucun des autres mou­ve­ments révo­lu­tion­naires de la civi­li­sa­tion occi­den­tale ne nous a pré­pa­ré à ce que nous devons main­te­nant affron­ter. Très natu­rel­le­ment, cette demande de chan­ge­ment, comme n’im­porte quel moment de confron­ta­tion  radi­cale, est accom­pa­gnée d’une inten­si­té psy­chique exa­cer­bée. Tout est en jeu. Il s’a­git de bien plus que d’un res­sen­ti­ment fémi­nin envers une négli­gence per­son­nelle ou une oppres­sion. Il s’a­git pos­si­ble­ment du ren­ver­se­ment de valeur le plus total qui ait vu le jour depuis la période néolithique.

Le fon­de­ment étique de notre juge­ment concer­nant le bien et le mal est lui-même iden­ti­fié comme anti-fémi­niste, anti-humain, anti-Terre. Notre sys­tème légal appa­raît comme pro­pice aux pré­ju­gés patriar­caux contre la dimen­sion fémi­nine de l’hu­main et par consé­quent contre l’hu­main lui-même. Notre sys­tème juri­dique est par­ti­cu­liè­re­ment défi­cient dans son inca­pa­ci­té radi­cale à gérer les ques­tions de rela­tions humain-Terre. La pro­fes­sion médi­cale a com­mis des erreurs cho­quantes dans son inca­pa­ci­té à gérer les aspects les plus simples du bien-être de la femme et des enfants en bas âge. Elle révèle aus­si son inca­pa­ci­té à fonc­tion­ner effi­ca­ce­ment en tant que pro­fes­sion dans le domaine public en rela­tion avec l’empoisonnement conti­nuel de la bio­sphère entière. Lorsque que le lait mater­nel des femmes devient un ali­ment dou­teux pour les enfants en rai­son des conta­mi­na­tions des toxines, on s’at­ten­drait à quelque chose comme des mani­fes­ta­tions publiques de la part de la pro­fes­sion médi­cale, ain­si que de la pro­fes­sion juri­dique et des mora­listes professionnels.

Le plus grand sou­tien pour le mou­ve­ment fémi­niste, anti-patriar­cal se trouve dans le mou­ve­ment éco­lo­gique. En ce qui concerne l’in­té­gri­té éco­lo­gique de la Terre, les quatre ins­ti­tu­tions que nous avons men­tion­nées sont toutes condam­nables car menant à un mode de vie humain non-viable et même un mode de fonc­tion­ne­ment de la Terre non-viable dans ses sup­ports de vie prin­ci­paux. Comme Nor­man Myers l’in­dique, nous sommes en train de créer un « spasme d’ex­tinc­tion » sus­cep­tible de pro­duire « le plus impor­tant recul en termes d’a­bon­dance et de varié­tés de vies depuis l’ap­pa­ri­tion de la vie sur Terre il y a quelque 4 mil­liards d’an­nées ». Que nous soyons actuel­le­ment en train de tuer les forêts tro­pi­cales au rythme de près de 50 acres par minute est une tra­gé­die irré­ver­sible. Par­ti­cu­liè­re­ment lors­qu’on consi­dère que ces forêts tro­pi­cales contiennent plus de la moi­tié des espèces vivantes de la pla­nète Terre et qu’elles ont mis près de 65 mil­lions d’an­nées à atteindre leur état actuel ; c’est mani­fes­te­ment une patho­lo­gie au-delà de toute des­crip­tion ou com­pré­hen­sion adéquates.

La situa­tion est encore aggra­vée lors­qu’on consi­dère qu’au­cune des ins­ti­tu­tions que nous avons iden­ti­fiées comme les quatre ins­ti­tu­tions élé­men­taires du patriar­cat n’ont ni sérieu­se­ment pro­tes­té contre la situa­tion ni pro­duit un effort sérieux pour stop­per leur impli­ca­tion dans ce pro­ces­sus. En effet, elles nour­rissent tou­jours le pillage indus­triel de la pla­nète en tant que par­tie du mythe du pro­grès dont a décou­lé la dévas­ta­tion en pre­mier lieu. Ce qui est deve­nu pro­gres­si­ve­ment clair c’est l’as­so­cia­tion du pro­blème fémi­nin et du pro­blème écologique.

Une des prin­ci­pales carac­té­ris­tiques de la période éco­lo­gique émer­gente est la muta­tion d’une norme de réa­li­té et de valeurs anthro­po­cen­trée à une norme bio­cen­trée. Nous ne pou­vons exi­ger de la vie, de la Terre, ou de l’u­ni­vers qu’ils se conforment aux pro­jets-concep­tions humains qui pensent éta­blir com­ment la vie, la Terre, où l’u­ni­vers devraient fonc­tion­ner. Nous devons inté­grer notre pen­sée et nos actions au sein du pro­ces­sus glo­bal. Nous devons évo­luer de la démo­cra­tie à la bio­cra­tie. Nous avons besoin d’Es­pèces Unies, et non de Nations Unies.

Nous avons vu le jour au sein de la com­mu­nau­té vivante  à tra­vers les mil­liards d’an­nées qui ont don­né nais­sance au monde dans lequel les humains ont pu naître. Il s’a­git d’un pro­ces­sus créa­tif mater­nel dans l’en­semble, avec toute la vio­lence de la boule de feu pri­mor­diale, des explo­sions de super­no­va, et des érup­tions vol­ca­niques au cœur même de la Terre. Aus­si ter­ri­fiants qu’aient été ces moments de tran­si­tion, ils ont sys­té­ma­ti­que­ment été des moments de nais­sance. Nous pour­rions espé­rer que ce que nous vivons actuel­le­ment soit un autre temps de nais­sance, cepen­dant la période patriar­cale est trop poi­gnante dans les sou­ve­nirs du pas­sé et dans les réa­li­tés pré­sentes pour que l’on com­prenne com­plè­te­ment ce qui nous arrive ou ce qui va émer­ger dans les années à venir. Une trop grande par­tie de ce que nous fai­sons est irré­ver­sible. Ce que nous pou­vons dire c’est que la Terre semble se sou­le­ver pour se défendre, et défendre ses enfants, après cette longue période de domi­na­tion patriarcale.

Tho­mas Berry


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

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