QUI EST THOMAS BERRY? Thomas Berry est né en 1914 et mort en 2009 à Greensboro, en Caroline du Nord. Thomas Berry fut l’une des premières voix (après Rachel Carson) à déclarer vigoureusement que l’impact de l’activité humaine mettait en danger l’avenir de la vie sur la planète au point de causer la plus grande extinction des espèces depuis le temps des dinosaures alors que 90% de toutes les espèces avaient été détruites.
La période « matricentrique », pré-patriarcale, s’est étendue en Europe d’environ 6500 av. J.-C. jusqu’aux invasions aryennes d’environ 3500 av. JC. Pendant les dernières 5500 années, le patriarcat — un schéma archétypique de domination masculine oppressive — a été la caractéristique principale de la civilisation occidentale. Que cela signifie-t-il, et pas simplement pour l’accomplissement personnel des femmes, mais pour la destinée de la terre et la viabilité de l’espèce humaine ?
Le patriarcat, l’histoire occidentale & la destinée de la terre
Quand le succès apparent de la précédente période matricentrique est comparé à la dévastation de la terre résultant de l’ordre civilisationnel qui s’ensuivit, on obtient une critique complète du processus occidental de civilisation que nous n’avons d’ailleurs probablement jamais dépassé. Nous sommes confrontés à une inversion profonde de valeurs. Le déroulement complet de la civilisation occidentale apparaît comme vicié par le patriarcat — la domination masculine agressive, et le pillage de notre société.
Si nous cherchons à comprendre les éléments moteurs qui ont donné naissance à cette réévaluation critique de la civilisation occidentale, nous pouvons distinguer la conscience croissante réémergente des femmes et le saccage de toutes les formes de vie fondamentales de la planète Terre, qui a lieu actuellement, conséquences des régimes à domination masculine qui ont existé durant cette période. Le nouveau mode de conscience écologique émergeant actuellement perçoit la nouvelle ère de la communauté terrestre comme ayant un aspect élémentaire plus proche des caractéristiques traditionnelles féminines que masculines. Il y a en effet des raisons religieuses, cosmologiques, biologiques et historiques de considérer le féminin comme ayant un rôle spécial dans notre pensée de la Terre.
L’illustration la plus frappante du règne masculin sur la famille tribale étendue se retrouve dans la période patriarcale des premiers récits bibliques, avant que soient établis des rôles distincts pour prêtre et prophète. Plus important encore, le patria potestas dans la loi romaine. Durant cette période le père avait des droits absolus sur la famille entière, dont le droit d’imposer la peine capitale. La famille étendue était une possession totale. Le père possédait tout et décidait de tout… Lorsqu’elle se combina (plus tard) aux idéaux héroïques de commandement des peuples barbares, la tradition de domination par des personnalités guerrières masculines était déjà bien établie dans le monde européen.
Ecclésiastiquement, le patriarcat désigne les centres suprêmes de prestige de l’église [chrétienne]. Les quatre grands patriarcats de l’église chrétienne d’Orient sont Constantinople, Jérusalem, Alexandrie et Antioche. En Occident le patriarcat suprême est basé à Rome. Le fait que l’autorité religieuse en Occident ait toujours été exercée par un clergé masculin et qu’elle ait toujours requis une acceptation totale et immédiate de la communauté croyante a aussi puissamment contribué au sentiment de responsabilité patriarcale qui caractérise l’histoire occidentale.
À partir de ces prémisses, le terme de patriarcat a été mis en avant comme un moyen d’indiquer les origines les plus profondes de la responsabilité concernant le sort non seulement des femmes, mais aussi de la structure civilisationnelle complète de notre société, ainsi que de la planète elle-même. La logique du patriarcat est aujourd’hui devenue un schéma archétypal de gouvernance oppressive par les hommes, se souciant peu du bien-être ou de l’épanouissement des femmes, des valeurs humaines les plus importantes, et de la destinée de la Terre elle-même.

La pathologie élémentaire de la civilisation occidentale
Le choix du terme patriarcat pour définir la pathologie élémentaire de la civilisation occidentale est confirmé par des preuves historiques d’une période civilisationnelle plus ancienne, plus douce, une période matriarcale, matricentrique ou matrifocale. Judy Chicago conclut que « toutes les preuves archéologiques indiquent que ces cultures matriarcales étaient égalitaires, démocratiques, paisibles. Mais les sociétés agricoles structurées autour de la femme ont progressivement laissé place à un état politique à domination masculine dans lequel la spécialisation du travail, le commerce, la stratification sociale et le militarisme se sont développés ».
La mutation, de cette période plus ancienne à des types de processus civilisationnels dominés par le patriarcat, s’est déroulée dans l’ancienne Europe, apparemment avec les invasions des peuples aryens indo-européens, à partir d’environ 4500 ans avant J.-C., une période où l’on retrouve les traces les plus profondes des déterminants de notre mode de conscience occidental. Selon les propos de Marija Gimbutas, « la civilisation européenne ancienne fut sauvagement détruite par l’élément patriarcal, et ne s’en est jamais remise, mais son héritage a persisté dans le substrat qui a nourri le développement culturel européen qui s’ensuivit ». Ceux qui proposent cette inversion de valeurs n’argumentent pas seulement sur une base de principes philosophiques, mais à partir de réalités historiques, à partir du péril qui menace notre planète, et depuis les royaumes les plus impénétrables de la psyché humaine.
L’être humain n’est pas viable dans son mode actuel de patriarcat
La mission historique du présent est d’introduire une période de développement terrestre plus intégrale, une période où une relation humain-terre mutuellement enrichissante pourrait être établie — si l’humain s’avère effectivement une espèce viable sur une planète viable. Que l’humain dans son mode de fonctionnement patriarcal actuel ne soit pas viable semble assez clair.
Même dans cette période de dominance patriarcale, l’héritage de la phase matricentrique précédente a perduré comme courant sous-jacent au sein des traditions culturelles occidentales. Les manières matricentriques de penser et les rituels associés semblent faire partie des éléments constitutifs de nos traditions culturelles submergées. Elles transportent une sagesse ancienne associée à l’alchimie, à l’astrologie, aux rituels païens naturels, et aux enseignements hermétiques. Ces traditions cachées, considérées comme destructrices et inacceptables au sein des traditions humanistes-religieuses de la société occidentale, doivent être reconsidérées en ce qu’elles contribuent à notre compréhension de l’univers, de ses modes de fonctionnements profonds, et de la véritable place de l’humain.
Elles transportent certains des aspects les plus créatifs de notre civilisation. Dans leur mode symbolique d’expression, particulièrement, elles nous permettent d’aller au-delà des processus rationnels dérivant des philosophes classiques et de nos théologies plus récentes. À travers ces traditions nous avons retrouvé notre compréhension du monde archétypal de l’inconscient.
En examinant le processus occidental historique, nous pouvons identifier quatre institutions patriarcales ayant contrôlé l’histoire occidentale à travers les siècles. Aussi anodine que soit notre vision de ces institutions ou aussi brillants qu’elles aient été dans certains de leurs accomplissements, nous devons nous rendre compte qu’elles sont progressivement devenus virulentes dans leurs pouvoirs de destruction, jusqu’à menacer actuellement tous les systèmes de supports de vie fondamentaux de la planète.
Ces quatre institutions sont : les empires classiques, l’institution ecclésiastique, l’État-nation, et la corporation moderne. Les quatre sont à domination exclusivement masculine et principalement destinées à la satisfaction de l’humain tel que le conçoivent les hommes. Les femmes ont eu un rôle minimal, si existant, dans la direction de ces institutions.
Première institution patriarcale : les empires classiques
Ces empires sont apparus à la suite des souverains sacrés du Sumer et d’Égypte il y a environ 5000 ans. Ils furent identifiés par Karl Wittfogel comme « l’expression la plus brutale du pouvoir total ». Lorsque nous observons la grandeur de ces civilisations, et celle de leurs successeurs en Assyrie et à Babylone, on ne peut que s’interroger quant à tant d’oppression, coexistant avec des accomplissements aussi remarquables… En termes de règne politique complètement organisé sur une association diverse de peuples, le plus ancien des empires fut l’empire persan sous Cyrus, au sixième siècle avant JC. Puis vint l’empire macédonien d’Alexandre et l’empire romain du monde occidental. En Orient, la série d’empires chinois… En Inde le processus impérial produisit Asoka au troisième siècle avant J.-C., un des grands souverains les plus bienveillants de cette période.
Cette série d’empires fut suivie en Occident par l’Empire byzantin, le Saint-Empire romain en Europe, puis les empires plus récents avec une présence dominante espagnole, portugaise, néerlandaise, française et britannique — en outre-mer — tandis que les Russes étendaient leur empire à travers le continent eurasien.
Les triomphes des personnalités impériales furent glorifiées dans la poésie épique comme les épopées homériques de l’Iliade et l’Odyssée et l’Énéide de Virgile… Ces histoires épiques devinrent la source d’inspiration des générations suivantes. Douter de ces idéaux ou manquer d’enthousiasme pour ces guerres, de défense ou de conquête, aurait été équivalent non seulement à douter du processus humain, mais aussi de la disposition divine de l’univers.
Seconde institution patriarcale : la chrétienté ecclésiastique
Dans les écrits sacrés de la Bible nous trouvons une déité belligérante et des idéaux guerriers. Si un enseignement plus paisible avait émergé des gospels, il n’a pas survécu au défi qui s’est présenté les siècles suivants lorsque le conflit est apparu comme moyen de survie. À l’âge de la chevalerie, des efforts furent fournis afin de mitiger la violence par un sentiment de dévouement de la force au service des faibles assaillis par les brutes. Une fois les mondes naturels et humains envisagés comme intrinsèquement sujets à la lutte pour le pouvoir, la voie de la paix et du pacifisme ne fut plus une option. Comme pour toute addiction, cela ne pouvait qu’empirer. La pathologie était trop profonde et trop universelle pour être éradiquée à l’époque. Elle ne pouvait que continuer jusqu’à ce que des bombes soient larguées sur Hiroshima et Nagasaki et que les nations industrielles se mettent à construire des têtes nucléaires suffisamment puissantes pour exterminer toutes les formes de vie sur la planète.
L’église fut l’unique autorité intégrale transnationale du monde occidental pendant plus d’un millier d’années. Le déterminant principal de la réalité et de la valeur, dans la civilisation occidentale, était exprimé à travers les structures des croyances qu’elle présentait… Voilà le support et la source la plus profonde de la tradition patriarcale de la civilisation occidentale. Il s’agit aussi du défi le plus profond en termes de renversement de notre compréhension de la réalité et de la valeur. Le sentiment du sacré dans toute civilisation est précisément ce qui ne peut être remis en question, car le sentiment du sacré est la réponse indiscutable à toutes les questions.
La tradition biblique commence avec le récit de la création dans lequel la déesse mère de la Méditerranée orientale est abandonnée en faveur du Père transcendant des cieux. La relation entre l’humain et le divin sera ensuite constitué en termes de convention entre un peuple élu et une déité Père personnelle transcendante et créatrice. Ceci devint le contexte dans lequel les affaires humain-divin furent traitées pendant les siècles qui s’ensuivirent. Le monde naturel n’est plus le lieu de rencontre du divin et de l’humain. Une subtile aversion se développe à l’encontre du monde naturel, un sentiment que les humains dans les profondeurs de leurs êtres n’appartiennent pas vraiment à la communauté de vie terrienne, mais à une communauté céleste. Comme si nous étions présentement exilés de notre véritable pays.
Dans l’histoire de la Bible, la femme devient l’instrument de l’entrée du mal dans le monde et de la rupture des relations humain-divin. Il n’y a que dans un sens dérivé, à travers leur association avec les hommes, que les femmes ont une fonction dans la vie publique de leur communauté sacrée. Plus tard, afin d’expliquer les qualités moindres de l’être féminin, les femmes sont perçues comme les conséquences biologiques d’un manque de vigueur dans le composant masculin de leur processus de conception, puisqu’à pleine puissance la conception devrait produire un enfant mâle. Dans ce contexte la globalité de l’existence féminine est profondément diminuée comme mode d’être personnel.
Troisième institution patriarcale : l’État-nation
La prochaine institution patriarcale qui doit être considérée est l’État-nation… L’état-nation peut être considérée comme l’institution la plus puissante qui ait jamais été inventée pour l’organisation des sociétés humaines. Par-dessus tout, le concept de souveraineté nationale vit le jour. Ce concept peut être considéré comme l’expression suprême du patriarcat, l’utilisation agressive du pouvoir à la poursuite des valeurs masculines de conquête et de domination… Les divers peuples occidentaux se sont systématiquement faits la guerre durant ces quelques derniers siècles, afin de défendre leur honneur national et dans un effort vain de sécurité nationale. Ceci a alors entraîné les armées de citoyens, et la conscription universelle à des fins militaires. Ces armées des temps modernes sont une invention de l’État-nation…
Au-delà du concept de guerre totale on retrouve le concept de guerre mondiale. Ces guerres sont devenues si endémiques, les instruments de guerre si destructeurs, et les coûts financiers des activités militaires si épuisants que nous devrions nous demander combien de temps ces conflits, et les menaces de tels conflits, pourront durer. Elles émergent manifestement du plus profond de nos pathologies de civilisation, qui émergent, comme tant de pathologies, de quelque sentiment déformé du sacré.
Il en est de même pour les empires anciens et l’institution ecclésiastique que pour l’État-nation ; c’était une affaire menée par des hommes et pour les idéaux des hommes. Les femmes étaient impuissantes dans le domaine public, dans ses valeurs, ou dans son fonctionnement. Les femmes évoluaient dans des secteurs marginalisés de la vie publique de la société : au foyer, avec les enfants, au service des hommes… Les femmes n’ont pas pris part au processus électoral états-unien avant 1920, et 1928 pour la Grande-Bretagne.
Aussi tard qu’en 1987, il n’y avait que deux femmes parmi les 100 membres du Sénat US, 24 parmi les 411 membres de la chambre des représentants. La première femme membre de la cour suprême fut nommée en 1981. Ce type de déséquilibre n’était plus acceptable pour les femmes, qui représentaient plus de la moitié de la population. Elles n’étaient plus disposées à accepter un tel contrôle sur leurs vies, ou sur la vie publique de la société, ou sur le fonctionnement intégral de la Terre. Le mouvement féministe devint une influence importante dans la société.

« Pensez à elle comme à votre mère ».
Quatrième institution patriarcale : la corporation
Qu’elle soit industrielle, financière, ou commerciale, la corporation est considérée comme le premier instrument du « progrès », même si ce que signifie le mot progrès n’est jamais très clair. L’hypothèse semble être que plus la dévastation du monde naturel — à travers la construction d’autoroutes, d’aéroports, le développement de projets, de centres commerciaux, de supermarchés et de sièges d’entreprise — est importante, plus nous nous rapprochons de l’accomplissement du rêve américain. C’est précisément à travers cette vision rêvée d’un Nouveau-Monde-merveilleux-humainement-créé que l’industrie publicitaire fait naître ce niveau accru de consommation dont dépendent les corporations afin de toujours plus contrôler notre société et leurs profits. À travers la publicité, la corporation prend le contrôle des médias publics. À travers les médias publics la corporation contrôle la psyché profonde de l’humain et donc la force physique la plus puissante de la planète.
Parce que la corporation industrialo-commerciale est au centre de l’existence contemporaine, notre programme d’éducation est subordonné à son contrôle. Les étudiants de lycée et d’université doivent se préparer à l’emploi dans ce cadre industrialo-commercial. Ce contexte industriel de la vie américaine peut se concevoir comme une bulle inclusive. Hors de la bulle il n’y a ni vie, ni joie, ni aucun accomplissement humain décent. Au sein de la bulle nous pouvons vivre et travailler et gagner de l’argent et profiter du flot de programmes toujours plus fascinants de nos écrans de télévision. Pour soutenir ce processus, nos instituts de recherche scientifique — ceux des universités et des écoles techniques et ceux au sein des établissements industriels — sont constamment affairés à inventer une multitude de produits allant des instruments de guerre nucléaire aux produits frivoles n’ayant d’autres objectifs que de faire gagner un peu d’argent à quelque entrepreneur entreprenant.
Depuis les années 1880 nous vivons l’ère des ingénieurs, des gens au génie créatif combinant connaissances scientifiques et capacités technologiques, particulièrement dans les industries électroniques et pétrochimiques. Avec cette connaissance et ces talents nos ingénieurs peuvent construire ces immenses barrages hydroélectriques qui détruisent nos rivières ; noyer nos sols avec leurs engrais chimiques, pesticides et herbicides ; envoyer des satellites dans l’espace jusqu’à ce que leurs débris commencent à polluer les cieux ; et inventer des millions de variétés d’objets plastiques éparpillés sur terre comme en mer. Ils peuvent faire tout cela, mais ils ne semblent pas avoir la moindre idée de comment établir un mode de présence humaine sur Terre mutuellement enrichissant. Ils ne font de l’humain qu’une présence létale et intolérable sur la planète.
La difficulté avec notre monde merveilleux industriel, c’est que ses produits sont éphémères et qu’ils engendrent un monde pollué et toxique dans lequel toutes les générations futures et nous-mêmes sommes condamnés à vivre pour une période indéfinie. Comme avec l’illusion d’un magicien, on ne nous présente que le moment bienheureux de l’utilisation de ces inventions sans nous indiquer leur sombre face cachée. Les productions humaines ne se renouvellent pas constamment à la manière des formes naturelles. Le gobelet de polystyrène utilisé momentanément dans quelque établissement de fast-food finira dans une montagne d’ordures ou relâchera ses composés toxiques dans l’environnement une fois détruit. Il en est de même pour l’équipement hospitalier et les couches en plastique. Étiqueter de tels produits comme « jetables » c’est falsifier la réalité. Dans le monde naturel il n’existe pas de problème de gestion des déchets de ce type. Les sous-produits d’une forme de vie sont l’alimentation d’une autre. Nous, d’un autre côté, créons un monde de déchets universels et d’entropie maximale.
Comme l’a remarqué Elizabeth Dodson Gray, cette incapacité à gérer les sous-produits est un échec typique du masculin dans notre société. Les tâches de nettoyage ont systématiquement été déléguées aux femmes. Tout comme les hommes ont rarement partagé les tâches associées à leurs enfants biologiques, ils révèlent de même leur incompétence et leur manque d’intérêt pour les tâches d’entretien associées à leurs progénitures industriels. Dans ce cas, cependant, les conséquences sont un désastre géologique, biologique et finalement humain.
Tel est le pouvoir. Le pouvoir des hommes. Le pouvoir de profondément déranger les fonctionnements les plus importants de la Terre. Les femmes ont une présence minimale, sauf quand leur aide était requise pour des positions de service. À cet égard, à travers les générations, les femmes ont été systématiquement exploitées par une multitude de processus commerciaux. Durant les débuts de l’industrie textile, les femmes étaient employées comme main-d’œuvre bon marché afin de développer les systèmes de fabrique dans les grandes villes de l’Est. Dans diverses entreprises commerciales les femmes s’occupaient du travail de secrétariat. Elles étaient les préposés, les dactylos, les serveuses, les chargés de nettoyage. Des rôles plus professionnels se retrouvaient dans l’infirmerie, le travail social, l’enseignement et l’écriture. Certaines femmes avaient des carrières brillantes dans les arts du spectacle : musique, chanson, danse et théâtre.
Il ne s’agissait cependant pas des positions de pouvoir nécessaires afin de modifier les directions globales empruntées par notre société. Ces positions sont toujours contrôlées par les hommes, et pour les hommes. Si des mixités sont apparues, elles n’ont servi qu’à rendre les processus industriels plus acceptables… comme une tendance à constamment modifier le système existant sans jamais changer son schéma élémentaire de fonctionnement. Ce dont nous avons besoin c’est d’une altération profonde de ce schéma, pas d’une simple modification. Pour accomplir cela, le principe de base de toute révolution significative doit être affirmé : le rejet des solutions partielles… La douleur engendrée par le changement doit être considérée comme une douleur moindre en comparaison de celle qu’aurait engendrée la poursuite du cours actuel des choses.
Une pathologie au-delà de toute description ou compréhension adéquates
Ces quatre institutions patriarcales ont créé un monde qui porte en lui un certain pathos. Assurément il y a de la grandeur dans nombre de ses accomplissements. Des quantités énormes d’énergie ont été dépensées dans ce que l’on croyait bénéficier au processus humain global. Réaliser soudainement qu’une grande partie a été mal dirigée, aliénée, et destructrice au-delà de tout ce qu’on ait jamais connu dans l’histoire de l’humanité ne va pas sans une certaine amertume.… Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que les dimensions immenses de nos pathologies culturelles et institutionnelles se sont clarifiées.
Aucun des autres mouvements révolutionnaires de la civilisation occidentale ne nous a préparé à ce que nous devons maintenant affronter. Très naturellement, cette demande de changement, comme n’importe quel moment de confrontation radicale, est accompagnée d’une intensité psychique exacerbée. Tout est en jeu. Il s’agit de bien plus que d’un ressentiment féminin envers une négligence personnelle ou une oppression. Il s’agit possiblement du renversement de valeur le plus total qui ait vu le jour depuis la période néolithique.
Le fondement étique de notre jugement concernant le bien et le mal est lui-même identifié comme anti-féministe, anti-humain, anti-Terre. Notre système légal apparaît comme propice aux préjugés patriarcaux contre la dimension féminine de l’humain et par conséquent contre l’humain lui-même. Notre système juridique est particulièrement déficient dans son incapacité radicale à gérer les questions de relations humain-Terre. La profession médicale a commis des erreurs choquantes dans son incapacité à gérer les aspects les plus simples du bien-être de la femme et des enfants en bas âge. Elle révèle aussi son incapacité à fonctionner efficacement en tant que profession dans le domaine public en relation avec l’empoisonnement continuel de la biosphère entière. Lorsque que le lait maternel des femmes devient un aliment douteux pour les enfants en raison des contaminations des toxines, on s’attendrait à quelque chose comme des manifestations publiques de la part de la profession médicale, ainsi que de la profession juridique et des moralistes professionnels.
Le plus grand soutien pour le mouvement féministe, anti-patriarcal se trouve dans le mouvement écologique. En ce qui concerne l’intégrité écologique de la Terre, les quatre institutions que nous avons mentionnées sont toutes condamnables car menant à un mode de vie humain non-viable et même un mode de fonctionnement de la Terre non-viable dans ses supports de vie principaux. Comme Norman Myers l’indique, nous sommes en train de créer un « spasme d’extinction » susceptible de produire « le plus important recul en termes d’abondance et de variétés de vies depuis l’apparition de la vie sur Terre il y a quelque 4 milliards d’années ». Que nous soyons actuellement en train de tuer les forêts tropicales au rythme de près de 50 acres par minute est une tragédie irréversible. Particulièrement lorsqu’on considère que ces forêts tropicales contiennent plus de la moitié des espèces vivantes de la planète Terre et qu’elles ont mis près de 65 millions d’années à atteindre leur état actuel ; c’est manifestement une pathologie au-delà de toute description ou compréhension adéquates.
La situation est encore aggravée lorsqu’on considère qu’aucune des institutions que nous avons identifiées comme les quatre institutions élémentaires du patriarcat n’ont ni sérieusement protesté contre la situation ni produit un effort sérieux pour stopper leur implication dans ce processus. En effet, elles nourrissent toujours le pillage industriel de la planète en tant que partie du mythe du progrès dont a découlé la dévastation en premier lieu. Ce qui est devenu progressivement clair c’est l’association du problème féminin et du problème écologique.
Une des principales caractéristiques de la période écologique émergente est la mutation d’une norme de réalité et de valeurs anthropocentrée à une norme biocentrée. Nous ne pouvons exiger de la vie, de la Terre, ou de l’univers qu’ils se conforment aux projets-conceptions humains qui pensent établir comment la vie, la Terre, où l’univers devraient fonctionner. Nous devons intégrer notre pensée et nos actions au sein du processus global. Nous devons évoluer de la démocratie à la biocratie. Nous avons besoin d’Espèces Unies, et non de Nations Unies.
Nous avons vu le jour au sein de la communauté vivante à travers les milliards d’années qui ont donné naissance au monde dans lequel les humains ont pu naître. Il s’agit d’un processus créatif maternel dans l’ensemble, avec toute la violence de la boule de feu primordiale, des explosions de supernova, et des éruptions volcaniques au cœur même de la Terre. Aussi terrifiants qu’aient été ces moments de transition, ils ont systématiquement été des moments de naissance. Nous pourrions espérer que ce que nous vivons actuellement soit un autre temps de naissance, cependant la période patriarcale est trop poignante dans les souvenirs du passé et dans les réalités présentes pour que l’on comprenne complètement ce qui nous arrive ou ce qui va émerger dans les années à venir. Une trop grande partie de ce que nous faisons est irréversible. Ce que nous pouvons dire c’est que la Terre semble se soulever pour se défendre, et défendre ses enfants, après cette longue période de domination patriarcale.
Thomas Berry
Traduction : Nicolas Casaux