Une traduction d’un article initialement publié (en anglais) le 14 janvier 2017, à cette adresse.
Je ne me souviens pas de la première fois où le visage de ma mère m’est apparu, même si je sais qu’elle se souvient de la première fois où le mien lui est apparu. C’était au tout début de ma vie, à ma naissance. Je ne me souviens pas de la première fois où le visage de ma mère m’est apparu, mais je me souviens de la première fois où j’ai vu le visage de ma mère à un moment qui aurait pu marquer la fin de ma vie, après ma tentative de suicide.
C’est à cela que mes pensées me ramènent pendant que mon neveu Thomas, un bébé de quinze mois, s’endort dans mes bras.
La chambre est baignée d’une douce obscurité. Les rideaux sont tirés de chaque côté de l’unique fenêtre de la pièce où la nuit se répand. Une neige fondue illuminée par les étoiles tombe en une bruine grise et argentée. Quelques nuits nous séparent de la pleine lune et l’astre est resplendissant. Sous la fenêtre, des ombres dansent sur le sol. Dehors, le murmure d’un pin se fait entendre lorsque le vent balaie la poudre de ses branches.
Sa tête repose entre ma poitrine et mon épaule. Je suis confortablement installé dans un grand fauteuil, veillant à ce que mon coude ne heurte pas l’accoudoir et fasse bouger la petite tête de Thomas dont les yeux sont encore ouverts. Nous regardons la neige tomber ensemble. Entre les nuages, on aperçoit le bleu profond du ciel que la lueur de la lune atténue délicatement afin qu’il se mélange à la couleur des yeux de Thomas.
La neige fait naître une atmosphère contemplative. A mesure que les flocons grossissent et que la neige ralentit, les paupières de Thomas s’alourdissent jusqu’à ce que ses yeux se ferment. Je ne parviens pas à déterminer si le repos le plus paisible est celui de Thomas ou celui de la neige. Dans le silence immobile, en serrant Thomas contre moi, je perçois deux battements de cœurs. Le mien est plus lent et plus pesant tandis que celui de Thomas est plus léger, plus rapide. De temps à autre, nos cœurs battent à l’unisson et j’ai la sensation qu’un accord joué dans le lointain nous atteint gentiment, pénètre en nous puis se répercute à l’infini.
A l’extérieur, la buée qui se forme aux coins de la fenêtre nous indique une baisse de la température. A l’intérieur, je ressens la chaleur familière qui envahit ma poitrine à chaque fois que je serre Thomas dans mes bras. Il ne s’agit pas seulement de la chaleur qui émane du petit corps de Thomas, traverse son pyjama puis sa couverture préférée et se propage en moi.
Il s’agit d’une chaleur qui naît de la gratitude. En le tenant ainsi, en écoutant son souffle imperceptible et son battement de cœur léger, je réalise à quel point la survie de Thomas dépend totalement de ceux qui l’aiment. Dans un premier temps, son corps a été nourri pendant neuf mois dans le corps de sa mère. Après sa naissance, il lui fallait le lait de sa mère pour subsister. En grandissant, il a besoin de sa mère, de son père et de tous ceux qui l’aiment pour le nourrir, le vêtir et le baigner, pour l’abriter, pour le soigner des éventuelles maladies qui pourraient l’affecter et pour veiller à ce qu’il ait des mains pour le retenir maintenant qu’il escalade tout ce que sa force lui permet d’escalader. En ce moment même, il a besoin de moi pour son biberon du soir, pour le tenir solidement dans mes bras pendant qu’il s’endort, avant de le déposer dans son berceau.
Thomas m’instruit sur ma propre dépendance. La chaleur que je ressens lorsqu’il est dans mes bras me relie à lui. Ce lien fait que ce qui menace son bien-être menace le mien. S’il souffre, je souffrirai aussi. En ressentant cette chaleur et en prenant conscience du lien qui est en train de se former, j’ai l’impression de prendre part à un rituel émotionnel ancestral. Un des cercles de la vie se complète au cours de cette expérience. Je sais maintenant ce que ma mère a dû ressentir en me tenant contre elle. L’humilité qu’inspire cette sensation me sidère.
Je souhaite que rien ne vienne jamais troubler cette petite créature endormie dans mes bras. Je souhaite qu’il puisse passer sa vie entière à rire comme il le fait lorsque ses mains découvrent une nouvelle texture qu’elles n’avaient jamais touchée auparavant. Je souhaite que sa vie entière s’apparente à la danse totalement décomplexée à laquelle il se livre dès qu’il perçoit de la musique. Je souhaite que tout au long de sa vie, il puisse être convaincu qu’un être cher l’enveloppera dans une étreinte sincère à chaque fois qu’il en ressentira le besoin.
Mes souhaits ne vont pas sans un certain effroi. Je ne connais personne qui ait assuré la sécurité absolue d’un enfant en l’aimant. Au contraire, dans ce monde où nous empoisonnons notre eau, où nous rendons notre air pratiquement irrespirable, où nous brûlons notre sol à un rythme effréné et où nous modifions le climat de manière irréversible, les enfants nés aujourd’hui pourraient trouver leur habitat invivable lorsqu’ils auront atteint mon âge. En fait, des générations d’enfants nés dans les colonies et dans des zones sacrifiées trouvent déjà leur habitat invivable.
Je repense aux deux jours les plus terribles de ma vie. Il ne s’agissait pas des deux jours où j’ai tenté de me suicider. Il s’agissait des deux jours qui ont suivi, où, assis en face de ma mère, tentant de capter le bleu crépusculaire de son regard, j’expliquais à la femme qui avait tant sacrifié pour me donner la vie, pourquoi elle n’aurait rien pu faire de plus pour empêcher que je ne tente de me l’ôter.
Tandis que je tiens Thomas dans mes bras, je ne peux m’empêcher de visualiser son avenir. Avec l’amour que j’éprouve pour lui en ce moment-même, il m’est difficile d’imaginer la peine que je ressentirais s’il était assis en face de moi, la tête courbée sous le poids invisible du désespoir, en train de m’expliquer que je n’aurais rien pu faire pour endiguer la dépression majeure dont il souffre. C’est en évoquant ma mère et l’avenir éventuel de Thomas que la vérité s’impose à moi : même si nous parvenons à protéger nos enfants physiquement, en ces temps d’effondrement écologique nous ne pouvons pas soustraire leur âme aux effets psychologiques de la destruction.
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Nous vivons dans un enfer où même notre expérience est détruite.
L’écopsychologie était censée nous extraire de cet enfer. Elle devait le faire en réunissant l’écologie et la psychologie afin de battre en brèche l’illusion qui nous fait croire que nous sommes fondamentalement isolés les uns des autres, du monde naturel et de nous-mêmes. Theodore Roszak cite comme un des événements majeurs du mouvement naissant de l’écopsychologie, une conférence qui s’est tenue en 1990 au Center for Psychology and Social Change (Centre pour la psychologie et le changement social) de Harvard et qui s’intitulait « Psychology as if the Whole Earth Mattered » (La psychologie comme si la planète entière importait). Les écopsychologues qui s’y étaient rassemblés avaient résumé ainsi l’un des objectifs fondamentaux de l’écopsychologie : « Si le moi est élargi de façon à inclure le monde naturel, les comportements qui causent la destruction de ce monde seront perçus comme de l’auto-destruction ».
Quelques années plus tard, en 1995, le terme « écopsychologie » se popularisait à la suite de la publication d’un recueil intitulé Ecopsychology : Restoring the Earth, Healing the Mind (Ecopsychologie : Restaurer la terre, guérir l’esprit) rédigé par des psychologues, des écologistes radicaux et des activistes environnementaux. Dans ce qui allait devenir un texte fondateur de l’écopsychologie, Lester R. Brown, auteur et fondateur du « Worldwatch Institute » et du « Earth Policy Institute », présentait un article d’introduction : « Ecopsychology and the Environmental Revolution : An Environmental Foreword » (L’écopsychologie et la révolution environnementale : avant-propos environnemental).
L’engouement de Brown était tel qu’il prédisait « une révolution environnementale à venir » et qu’il écrivit : « Les écopsychologues… pensent qu’il est temps que le mouvement environnemental soumette ‘une analyse des impacts psychologiques’. Concrètement et politiquement parlant cela revient à demander : sommes-nous efficaces ? Bien évidemment, nous devons poser cette question par rapport à notre impact sur le public dont nous voulons conquérir le cœur et l’esprit. Les enjeux sont considérables et le temps presse. »
Si nous prenons la conférence de 1990 comme point de départ, l’écopsychologie a disposé de 27 années pour enseigner « la psychologie comme si la planète entière importait ». Elle a disposé de 27 années pour répondre à la question de Brown : « sommes-nous efficaces ? » Elle a disposé de 27 années pour conquérir le cœur et l’esprit du public. Et pourtant les enjeux sont encore plus considérables et le temps presse plus que jamais.
L’écopsychologie a échoué. Sur le plan écologique, la diversité biologique à l’échelle planétaire se porte de plus en plus mal avec un taux d’extinction des espèces qui n’a cessé d’augmenter ces dernières années. Sur le plan psychologique, le taux des maladies mentales est encore pire que celui des années 90. Et qu’en est-il du « cœur et de l’esprit » du public ? Eh bien, près de 63 millions d’états-uniens viennent d’élire un climato-sceptique au poste politique le plus puissant du monde.
L’échec de l’écopsychologie résulte d’un refus d’aller au bout de la logique des répercussions notables que les écopsychologues ont formulées à travers leurs observations. Ces observations peuvent être résumées en quelques prémisses éloquentes.
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I. L’esprit humain naît de ses expériences relationnelles avec l’environnement. En d’autres termes, l’esprit humain est constitué d’expériences de l’environnement.
Qu’entends-je par « environnement » ? En ce qui me concerne, l’environnement est la somme de toutes les relations, conscientes et inconscientes, physiques, émotionnelles et spirituelles dont notre vie résulte.
Certaines de ces relations sont aussi évidentes que la chaleur du soleil, l’attraction lunaire et les mystères des étoiles. Certaines de ces relations ne nécessitent pas d’explications : la proximité du corps de l’être aimé, la saveur des mûres gorgées de sucre, le brâme du wapiti qui retentit au crépuscule sur la ligne de crête d’à côté. Certaines de ces relations font l’objet d’études approfondies, comme notre dépendance au corps de notre mère aux premiers stades de notre développement, comme l’emprise des bourreaux sur leurs victimes et comme l’influence de la publicité moderne sur nos désirs. Certaines de ces relations — comme celles que nous avons perdues avec la disparition quotidienne de centaines d’espèces, comme la désintégration des connexions qui nous reliaient à nos ancêtres, comme l’incapacité d’interpréter nos rêves — sont ignorées par la culture dominante depuis bien trop longtemps.
Une des caractéristiques fondamentales de l’écopsychologie est le rejet de la formule de Descartes « je pense donc je suis ». L’écologie, qui juge que la vie n’est rendue possible que grâce aux innombrables connexions reliant les êtres vivants entre eux, substitue à l’affirmation de Descartes le principe suivant : « nous sommes reliés donc nous sommes ». James Hillman définit ce rejet comme une preuve du « caractère arbitraire de la séparation entre le moi et le non-moi » qui a dominé la pensée civilisée tout au long des quatre derniers siècles.
De ce rejet naît la nécessité de ce qu’Anita Burrows appelle une « vision élargie du moi ». En s’appuyant sur son expérience clinique acquise auprès d’enfants, A. Burrows explique, dans son essai The ecopsychology of Child Development (L’écopsychologie du développement de l’enfant) que « si nous considérons l’enfant comme étant inextricablement lié non seulement à sa famille mais à tout le vivant et à la Terre elle-même, la conception que nous avons de lui comme individu ainsi que la conception du système familial et social dans lesquels il se trouve, devra alors être élargie ».
C’est ici qu’apparaissent les implications que l’écopsychologie s’est révélée peu disposée à affronter. Que découvrons-nous lorsque nous élargissons notre vision du moi de manière à y inclure « tout le vivant et la Terre elle-même » ? Nous découvrons que tout le vivant subit des agressions et que la Terre est menacée d’un effondrement total.
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II. Le comportement humain naît dans l’esprit humain. Donc le comportement humain naît dans les expériences de l’environnement.
Dire que le comportement humain naît dans l’esprit n’est ni une nouveauté, ni sujet à controverse. Dire que le comportement humain naît dans les expériences de l’environnement est également admis par une grande partie de la psychologie dominante tant que cet environnement se limite à l’interaction humaine sur le plan social.
Le psychologue radical R.D. Laing, dont les travaux décrivent brillamment l’aliénation qui gangrène l’humain occidental, présente brièvement la situation dans son livre La politique de l’expérience. Il explique que « notre comportement est fonction de notre expérience. Nous agissons selon la façon dont nous percevons les choses ». Laing montre l’importance des relations humaines dans notre conception du moi. « Les hommes, dit-il, peuvent détruire et détruisent l’humanité d’autres hommes, et cette possibilité est conditionnée par notre interdépendance. Nous ne sommes pas des monades autonomes qui ne produisent aucun effet les unes sur les autres en dehors de ce que nous reflétons. D’autres agissent sur nous en nous changeant en bien ou en mal, et en même temps nous agissons sur d’autres en les affectant de différentes manières ».
Laing, malgré tout son savoir, n’examine qu’une infime partie de l’environnement qui forge l’esprit humain. Nous pouvons corriger sa vision et parvenir à une compréhension plus poussée de la psyché humaine si nous adhérons à la définition de l’environnement que j’ai citée plus haut. En élargissant sa conception du moi, on peut reformuler l’analyse de Laing comme suit : les humains peuvent détruire et détruisent les relations qui préservent la vie, et c’est l’interdépendance de nos innombrables connexions qui conditionne cette possibilité. C’est la totalité de ces connexions qui agit sur le monde naturel, dont nous faisons partie, et le modifie en bien ou en mal. Notre environnement, qu’il s’agisse d’une communauté naturelle saine ou d’une communauté humaine artificielle, agit sur d’autres en les affectant de différentes manières.
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III. Les changements qui se produisent dans les expériences de l’environnement mènent à des changements dans le comportement humain. Des expériences de l’environnement saines génèrent un comportement sain. Des expériences de l’environnement malsaines génèrent un comportement malsain.
Cette prémisse constitue la thèse de Paul Shepard dans Nature and Madness (Nature et folie). En commençant par la question : « Pour quelle raison la société persiste-t-elle à détruire son habitat ? », Shepard accuse la destruction physique provoquée par la civilisation et la manière dont cette destruction influence l’ontogenèse humaine. La principale force de l’analyse de Shepard réside dans la manière dont il détache la destructivité humaine des notions abstraites comme la cupidité ou le mal pour la replacer dans des processus concrets comme le développement biologique. En procédant ainsi, il prive ceux qui prétendent que la nature humaine est responsable de la destruction de la planète du prétexte qu’ils utilisent pour justifier leur inertie. Il coupe également l’herbe sous les pieds des libéraux qui revendiquent avec ardeur la nécessité de transformer le cœur humain et qui affirment que pour accomplir ces transformations, il n’y a pas mieux que la thérapie, l’éducation et les croisades prônant une révolution intérieure individuelle.
Shepard incrimine les connaissances et l’organisation humaine que la civilisation a développées d’avoir « disloqué les anciens mécanismes sociaux qui limitaient les naissances humaines » et d’avoir « suscité un sentiment nouveau de domination chez l’humain et l’anéantissement de la vie non-humaine ». Ce qui a non seulement donné naissance à des individus psychopathologiques mais aussi à des cultures psychopathologiques. Les cultures psychopathologiques produisent des individus psychopathologiques qui, selon les termes de Shepard, occupent inconsidérément « tous les habitats de la planète, violentent physiquement et chimiquement le sol, l’air et l’eau, provoquent l’extinction et le déplacement de plantes et d’animaux sauvages » et pratiquent « la surcoupe des forêts et le surpâturage des prairies ».
Pour Shepard, nous ne parviendrons donc à un comportement humain sain que par un retour généralisé à des sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs. Nous retournerons ainsi à un mode de vie pour lequel « notre ontogenèse a été conçue par la sélection naturelle, en favorisant la coopération, l’encadrement, un programme de développement mental et l’étude d’un monde mystérieux et merveilleux où les éléments naturels recèlent les indices permettant de comprendre le sens de la vie ».
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IV. Le comportement humain détruit l’environnement. Détruire l’environnement donne lieu à des expériences de l’environnement malsaines qui à leur tour donnent lieu à un comportement humain malsain.
Tout en écrivant, je regarde par la fenêtre d’un café qui me sépare de la réalité de la température de Park City en Utah qui est descendue à ‑22 degrés Celsius. Le thermostat du café affiche +22 degrés.
Je mesure ce qui me permet d’être assis là, bien au chaud, alors que trois mètres plus loin, de l’autre côté de la fenêtre, la peau de mes doigts serait gercée et en sang à cause de l’air glacé. L’énergie requise pour maintenir la chaleur qui règne dans cette pièce est obtenue en brûlant un mélange de gaz naturel pompé du sous-sol où il avait pour rôle essentiel de former l’enveloppe terrestre, et de charbon formé par la décomposition des restes de forêts anciennes arrachées aux plaies béantes de la Terre. La combustion du gaz naturel et du charbon produit une chaleur appréciable mais elle produit aussi des vapeurs toxiques qui capturent la chaleur de la Terre et entraînent la fonte des calottes glaciaires polaires, qui perturbent le régime des précipitations, contribuent à l’extinction des espèces et menacent tout ce qui vit d’un effondrement total.
Le mur de verre, de bois, d’aluminium et d’acier qui se dresse entre la réalité et moi, et retient la chaleur à l’intérieur, me permet aussi de porter mon attention sur la facticité de mon écran d’ordinateur. Pendant presque toute la matinée, mon regard ne s’est pas attardé sur le scintillement doré de la lumière du soleil hivernal s’unissant aux branches gelées des pins. Je n’ai pas vu la pureté cristalline du ciel bleu et froid. Je ne me suis pas réjoui de la magie de l’instant où des gouttelettes d’eau en suspension se figent avant d’être dispersées par la brise en un tourbillon chatoyant.
Je n’ai pas non plus prêté attention à l’avertissement que représente la souffrance provoquée par le froid. Sans le sacrifice du gaz et du charbon, sans le vol du bois et des minéraux nécessaires à la fabrication du verre, il est possible que la voix de l’Hiver s’avère trop austère pour être endurée. Peut-être le froid incarne-t-il une injonction faite aux humains d’abandonner les hauteurs où s’accumulent les eaux pures de la région. Peut-être la rigueur de l’hiver nous dit-elle que nous sommes trop maladroits pour ne pas souiller les eaux qui nourriront tout ce qui vit ici tout au long du printemps, de l’été et de l’automne.
En bref, la destruction qui produit mon confort permet à mon narcissisme de s’épanouir et encourage mon apathie, tandis que je continue à contribuer à la destruction.
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V. Le cycle de la violence se perpétue au fil des générations et s’intensifie à mesure que les expériences malsaines de l’environnement deviennent la norme pour la plupart des humains.
Freud a posé la question suivante : « Si l’évolution de la civilisation présente de telles ressemblances avec celle de l’individu, et que toutes deux usent des mêmes moyens d’action, ne serait-on pas autorisé à proposer le diagnostic suivant : la plupart des civilisations ou des époques culturelles — même l’humanité entière peut-être — ne sont-elles pas devenues ‘névrosées’ sous l’influence des efforts de la civilisation même ? » ( citation extraite de Malaise dans la civilisation — partie VIII, NdT)
Ce n’est pas « l’humanité entière » qui est devenue névrosée puisqu’il existe encore et qu’il a toujours existé des peuples premiers vivant en harmonie avec leur habitat. C’est la civilisation elle-même qui est démentielle. Derrick Jensen définit la civilisation comme « une culture — c’est‑à dire un complexe d’histoires, d’institutions et d’artefacts — qui à la fois mène à et émerge de la croissance de villes qui sont elles-mêmes définies — afin de les distinguer des camps, des villages etc… — comme des lieux où des personnes résident de façon plus ou moins permanente en un seul endroit à une densité telle que cela requiert l’importation quotidienne de nourriture et d’autres produits de première nécessité ».
La civilisation est démentielle parce que les civilisés privent les terres sur lesquelles ils vivent de la possibilité de la perpétuation de la vie. A mesure que la civilisation s’étend, elle laisse autour d’elle un cercle de destruction qui ne cesse de s’élargir. Les esprits humains qui se développent au cœur de ce cercle de destruction ont vu leur expérience détruite, et transportent leur destruction avec eux, détruisant toujours plus de terres. Chaque génération subsiste sur des terres toujours plus appauvries que celles des générations précédentes. La catastrophe environnementale à laquelle nous devons faire face est le résultat de ce cycle insensé.
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VI. L’environnement n’est pas infini. Tôt ou tard, les humains détruiront la possibilité d’en vivre.
Les relations qui créent notre vie peuvent être réduites. Ceux que nous aimons meurent, les rivières s’assèchent, les sommets montagneux disparaissent et des espèces s’éteignent à jamais. Tandis que ce processus s’intensifie, la première chose qui se produit est la destruction de la diversité de nos relations. Pour emprunter l’expression de Richard Louv, nous commençons à souffrir d’un « trouble de déficit de nature ». Avec la prolifération des humains qui « occupent inconsidérément tous les habitats de la planète », la plupart des relations humaines deviennent des relations entre humains.
R.D. Laing a écrit : « Si notre expérience est détruite, notre comportement sera destructif. Si notre expérience est détruite, nous avons perdu qui nous sommes ». Si l’on élargit la définition de « l’expérience » de Laing de manière à y inclure les relations non-humaines, alors nous commençons à comprendre que non seulement notre expérience est détruite mais aussi que la possibilité même d’expérience est menacée.
Le monde matériel rend l’expérience possible. Sans la chair dont notre corps et notre cerveau sont constitués, sans l’eau qui apporte des nutriments à notre corps et à notre cerveau, sans les minéraux qui rendent possibles les impulsions électriques, nous ne pourrions faire l’expérience de rien. Tandis que nous détruisons davantage de couches arables, que nous modifions le climat de manière irréversible, que nous empoisonnons les ressources en eau de la planète, nous nous rapprochons de plus en plus du moment où la chair ne pourra plus se régénérer, où l’eau deviendra source de mort au lieu d’être source de vie, où les minéraux seront tous emprisonnés dans des poutres d’acier dévorées par la rouille et gisant là où elles se sont effondrées sous le poids de l’insatiabilité de la civilisation.
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VII. Nous devons changer le comportement humain. Pour changer le comportement humain nous devons changer les expériences humaines de l’environnement.
La médecine nous dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Et l’éradication de la maladie est la meilleure des préventions. L’écopsychologie ouvre la voie à l’éradication de la psychopathologie qui affecte actuellement la culture civilisée. Si nous voulons empêcher cette psychopathologie de contaminer et de détruire les futures générations de vies humaines et non-humaines, nous devons fondamentalement modifier les environnements malades, en voie de disparition et anthropocentriques dans lesquels se forge actuellement l’esprit humain. Nous devons démanteler physiquement la civilisation pour offrir au monde naturel une chance de guérir, et des cultures humaines vraiment soutenables qui fleuriront de nouveau à travers la planète.
J’ai maintenant plusieurs essais à mon actif, destinés à appuyer les arguments que je viens de développer et j’ai reçu de nombreux retours. Peu de personnes sont en désaccord avec moi, mais j’ai éprouvé un certain découragement en découvrant que bon nombre de mes lecteurs voient mon appel à démanteler la civilisation principalement comme un processus intérieur. Certains m’ont écrit que nous devrions « ré-ensauvager nos esprits » (comme si cela était possible sans ré-ensauvager les environnements qui produisent nos esprits) et que nous devrions pleurer la destruction de la planète et des espèces (pendant que nous pleurons, la planète est chaque jour un peu plus détruite et davantage d’espèces disparaissent, qu’il faudra pleurer aussi je suppose, créant ainsi un cycle de lamentations qui n’en finit pas). J’ai même été invité à vivre dans une communauté, hors-réseau, en Amérique du Sud.
Mais la civilisation ne relève pas du mental. La civilisation est un processus global et physique qui détruit la planète. Tant qu’elle engendrera un changement climatique, l’acidification des océans, des déforestations et des désertifications massives, nous ne serons nulle part à l’abri.
Malheureusement, trop d’étudiants en écopsychologie qui sont conscients de tout cela, au lieu de faire face à la nécessité de démanteler les systèmes qui entraînent cet effondrement, se réfugient souvent derrière l’idée que seule la thérapie personnelle est possible et que la planète ne peut être sauvée qu’en soignant un esprit à la fois.
Comment James Hillman, dont la contribution fut si fructueuse, a‑t-il pu écrire, par exemple, que « la psychologie, qui se consacre tant à l’éveil de la conscience humaine, doit s’éveiller elle-même à l’une des plus anciennes vérités humaines : nous ne pouvons être analysés ou soignés indépendamment de la planète ». Puis écrire littéralement dans la phrase suivante : « Je rédige cet appel pas tant pour ‘sauver la planète’ ni exhorter mes collègues thérapeutes à se reconvertir à l’environnementalisme… Ce qui me préoccupe tout particulièrement est la psychothérapie… » ?
Comment Terrance O’Connor, psychologue praticien, peut-il, en répondant à la question « pourquoi devrions-nous souhaiter des relations matures ? », lors d’une conférence, s’adressant à des personnes divorcées, faire cette déclaration fracassante : « A l’heure actuelle la planète est mourante ! … les relations saines ne constituent pas une finalité ésotérique. Il s’agit de notre survie et de la survie de la majeure partie de la vie sur cette terre » et puis conclure par ces mots : « En quoi consiste la responsabilité d’un thérapeute sur une planète mourante ? Médecin, guéris-toi toi-même » ? (citation biblique, NdT)
La réponse réside dans la puissance de l’idéologie que l’écopsychologie cherche à remettre en question et selon laquelle la destruction planétaire est réduite à un trouble individuel de l’esprit humain. Bien que l’écopsychologie reconnaisse judicieusement que l’esprit humain est formé de relations matérielles et que des menaces physiques pesant sur ces relations sont des menaces physiques pesant sur l’esprit humain, lorsque les écopsychologues se préoccupent avant tout de la psychothérapie, ils ne contribuent que très peu à lutter contre la psychopathologie. La psychothérapie écologique, en tant que pratique destinée à soigner des individus souffrant de troubles mentaux, n’est qu’un pansement sur une blessure par balle.
Le monde naturel n’a nul besoin d’un surcroît d’écothérapeutes, il a besoin d’éco-militants. Il a besoin d’une résistance stratégique et organisée contre la civilisation. Je dis ça en tant que personne dont la vie a été sauvée par l’écothérapie. Ma vie ainsi que celle des rares privilégiés qui ont la chance de pouvoir accéder à l’écothérapie ne sont rien à côté de l’anéantissement de la vie sur Terre. Si nous ne concentrons pas tous nos efforts à renverser physiquement les systèmes qui détruisent la planète, aucune sorte de thérapie ne nous sauvera.
Je me remémore la lumière des étoiles baignant le visage de Thomas, paisiblement endormi. Je ne veux pas que mon neveu contracte les maladies qui poussent quelqu’un à solliciter l’aide d’un thérapeute — qu’il soit écologique ou pas. Je veux qu’il vive dans un monde où la richesse physique de son expérience lui garantira un développement psychologique sain. Je veux qu’il vive dans un monde qui ne soit pas détruit.
Will Falk
Traduction : Héléna Delaunay
Édition : Nicolas Casaux
« Nous devons changer le comportement humain »
Les éveillés ne seront toujours que minoritaire.
Il est peut être possible de changer le comportement d’une minorité mais les minorités n’ont pas les moyens de changer le monde.
L’action est ce qui fait changer les choses mais l’action d’un petit nombre sera toujours associé à du terroriste (éco-terrorisme) et 100 civilisé seront toujours plus fort qu’un éco-militant.
“Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire.”
Albert Einstein