Le travail (par Roger Belbéoch)

Un texte ini­tia­le­ment publié dans la revue Sur­vivre… et Vivre n° 16, prin­temps-été 1973, p. 16–22.


Le tra­vail est la pré­oc­cu­pa­tion majeure de tous, soit que l’on y consacre toute son éner­gie, comme la morale le vou­drait, soit que l’on veuille y échap­per, car c’est une acti­vi­té fati­gante et chiante. L’en­fant, depuis quelques dizaines d’an­nées, a été reti­ré du cir­cuit pro­duc­tif, mais ce n’est pas pour autant qu’il reste étran­ger au tra­vail. Toute l’éducation n’est fina­le­ment qu’un appren­tis­sage à son rôle de futur pro­duc­teur. La pré­oc­cu­pa­tion domi­nante des parents, c’est de savoir quelle place il tien­dra dans la pro­duc­tion, sans se sou­cier beau­coup de l’état dans lequel il y arri­ve­ra. C’est donc par rap­port au tra­vail qu’il faut, pour nous, juger une socié­té ou un pro­jet de trans­for­ma­tion sociale.

La pre­mière remarque qu’il faut faire, c’est sur les mots eux-mêmes. Dans toutes les socié­tés qui nous sont proches, on dis­pose de mots nom­breux pour dési­gner ce genre d’activité : faire, pro­duire, tra­vailler, construire, etc. Par­fois on y ajoute le nom de l’objet trans­for­mé, mais ce n’est pas tou­jours néces­saire. C’est d’ailleurs de moins en moins néces­saire au fur et à mesure que nos socié­tés se déve­loppent, l’activité seule sem­blant avoir un inté­rêt ou un sens. Au niveau du lan­gage, déjà, la sépa­ra­tion est totale entre le tra­vail, le tra­vailleur et l’objet tra­vaillé. Nous n’avons que très peu de mots dési­gnant à la fois l’activité de trans­for­ma­tion et l’objet trans­for­mé, et ces mots ont de plus ten­dance à dis­pa­raître du lan­gage. La struc­ture ana­ly­tique de notre lan­gage reflète et ren­force la sépa­ra­tion du tra­vail, elle nous main­tient dans un mode de pen­sée où cette sépa­ra­tion est consi­dé­rée (quand elle n’est pas tout sim­ple­ment incons­ciente) comme une don­née natu­relle, presque bio­lo­gique, du genre humain. Il nous est donc très dif­fi­cile d’échapper à ce cadre et d’imaginer une socié­té où cette sépa­ra­tion n’existerait pas. Pour­tant, cette sépa­ra­tion n’a rien de natu­rel. Cer­taines socié­tés ne l’ont pas adop­tée comme fon­de­ment de leurs struc­tures. On n’y trouve pas ces mots géné­raux qui dési­gnent l’activité pro­duc­trice indé­pen­dam­ment des objets pro­duits. Leur lan­gage reflète une vie où pro­duc­tion et pro­duits ne sont pas sépa­rés. Bien sûr, ces socié­tés sont dites pri­mi­tives. Il ne s’agit pas de prendre telle ou telle tri­bu indienne ou afri­caine comme modèle social par­fait. Il s’agit, quand on les évoque, de se rendre compte que les hommes ont créé un grand nombre de struc­tures sociales très diverses. On n’est donc pas limi­té par des lois natu­relles fondamentales.

Le tra­vail, sous la forme que nous connais­sons, est indis­pen­sable au « bon » fonc­tion­ne­ment de notre socié­té. L’idéologie, quels qu’en soient ses aspects, tend à nous convaincre de la nor­ma­li­té de cette acti­vi­té. Elle a de plus en plus de mal à rem­plir son rôle, car au fur et à mesure que notre socié­té « amé­liore » et ratio­na­lise cette acti­vi­té, la réac­tion nor­male des indi­vi­dus est de la reje­ter. Pen­dant long­temps, on a essayé de convaincre les gens que le tra­vail était le fon­de­ment de la ver­tu, de l’honnêteté, de la res­pec­ta­bi­li­té, de l’équilibre. Il était et est de plus en plus impi­toya­ble­ment sépa­ré du plai­sir. L’énorme désir que les enfants ont en eux de décou­vrir, de connaître, de s’intégrer par tous leurs sens aux objets qui les entourent, de lier leur acti­vi­té uti­li­taire à la tota­li­té de leur vie quo­ti­dienne, ce désir, il faut vite le cas­ser. L’école s’en charge, si les parents ne l’ont pas déjà fait. Mais en ce moment les résul­tats ne sont pas très fameux et les déchets sont de plus en plus encom­brants ; la socié­té risque de man­quer de pou­belles pour y four­rer tous ses dés­équi­li­brés. Cepen­dant, la révolte, bien qu’elle soit de plus en plus vio­lente, ne peut quand même pas se débar­ras­ser faci­le­ment du cadre idéo­lo­gique que pen­dant des siècles nous avons dû sup­por­ter. Elle est prête à s’a­dap­ter à l’illusion tech­no­cra­tique, pour­vu que celle-ci y mette un peu de bonne volonté.

La jouis­sance que nous pro­cure le tra­vail dans toutes les socié­tés indus­trielles ou qui aspirent à le deve­nir ne peut exis­ter que par l’intermédiaire de l’argent. Le tra­vailleur ne pro­fite jamais direc­te­ment de son tra­vail, il ne peut pro­fi­ter que des mar­chan­dises qu’il achète avec son argent. Plus la socié­té se per­fec­tionne, plus le cir­cuit entre la jouis­sance et l’acte pro­duc­teur est com­pli­qué et incom­pré­hen­sible. L’artisanat, avec son cir­cuit court, tend à disparaître.

La jouis­sance est tou­jours dif­fé­rée. Le pré­sent a de moins en moins d’intérêt, seul le futur compte. La vie est de plus en plus tron­çon­née en ins­tants dont le seul lien est l’argent. Dans cette socié­té jouir plus veut dire tra­vailler plus, c’est-à-dire se faire chier encore plus dans le pré­sent, pour jouir plus tard, mais ce plus tard ne peut exis­ter. Dans ces condi­tions, la réac­tion nor­male et saine est de refu­ser tout tra­vail, au pro­fit de jouis­sances immé­diates, qui excluent tout effort pro­duc­teur. C’est la mar­gi­na­li­sa­tion totale ou par­tielle vis-à-vis du tra­vail. Plus d’effort pro­duc­teur. Tout d’abord, il faut remar­quer que ce n’est pas une atti­tude nou­velle. C’est fina­le­ment la men­ta­li­té des ren­tiers qui, rédui­sant leurs besoins, éco­no­mi­saient au maxi­mum afin de pas­ser une par­tie de leur vie sans travailler.

La mar­gi­na­li­sa­tion par­tielle vis-à-vis du tra­vail s’accompagne géné­ra­le­ment d’une idéo­lo­gie qui déve­loppe la croyance que, dans notre socié­té (indus­trielle), on pour­rait vivre en tra­vaillant beau­coup moins, en rédui­sant mas­si­ve­ment le gâchis et sup­pri­mant les acti­vi­tés non néces­saires (gad­gets mili­taires ou non). Cer­tains ima­ginent que les machines fonc­tion­ne­raient sans inter­ven­tion humaine sous le contrôle d’ordinateurs, mais c’est une vision ultra tech­no­cra­tique du monde qui fait écho à ces scien­ti­fiques qui, comme des came­lots sans bagout, réclament quelques sous sup­plé­men­taires en pro­met­tant de mon­trer ce qu’ils savent faire. C’est le pro­gramme de tous les par­tis poli­tiques de gauche : déve­lop­per sans contrainte la tech­nique (ils pren­dront quelques pré­cau­tions pour ne pas détruire l’en­vi­ron­ne­ment, ils sont modernes et connaissent les pro­blèmes éco­lo­giques !) et réduire le temps de travail.

Ces concep­tions partent du prin­cipe que tout tra­vail, tout effort pro­duc­teur est chiant (notre nature est satis­faite), qu’on ne peut pro­duire ce dont on a besoin que d’une façon indus­trielle (les fon­de­ments de notre socié­té sont main­te­nus). L’équilibre est mer­veilleux. Comme on ne peut sup­pri­mer com­plè­te­ment le tra­vail, on le rédui­ra, on essaie­ra même de le rendre un peu moins chiant par des tech­niques de rota­tion des tâches. Mais on gar­de­ra l’es­sen­tiel de la struc­ture indus­trielle actuelle, mieux, on la déve­lop­pe­ra sans entraves (il n’y aura plus de lutte de classes). Ceci sup­pose que le mal ne vient pas du tra­vail (indus­triel) lui-même, mais de son orga­ni­sa­tion et de sa fina­li­té (les arme­ments, c’est mau­vais ; les mino­te­ries, les ordi­na­teurs, le télé­phone, ça peut être bon). Et si notre mal pro­ve­nait du tra­vail (indus­triel) lui-même ? Dans ce cas, les révo­lu­tions que l’on nous pro­pose met­traient fin à la période d’incubation de notre mala­die ; on peut être sûr alors, qu’après ces révo­lu­tions, notre mala­die se déve­lop­pe­rait d’une façon fou­droyante. Il y aurait de beaux jours pour des gué­ris­seurs en tous genres !

Fina­le­ment, ce qui est chiant dans notre tra­vail, ce n’est pas l’effort phy­sique ou intel­lec­tuel qu’il implique, mais nos rela­tions avec cet effort. Lorsqu’on en tire une jouis­sance immé­diate, sans que l’argent y soit mêlé, s’il est inti­me­ment lié à nos autres jouis­sances par tous nos sens, si on uti­lise ce qu’on pro­duit au fur et à mesure, on ne dit pas que l’on tra­vaille. Si ce que l’on pro­duit n’est pas direc­te­ment absor­bé par notre vie, mais échan­gé au cours de rela­tions sociales directes et agréables, alors l’échange n’a rien à voir avec l’achat ou la vente de mar­chan­dises dans un maga­sin (où seul l’argent a de l’importance). La solu­tion radi­cale à nos maux, ce n’est donc pas la réduc­tion de la durée de tra­vail, mais son chan­ge­ment. Ce chan­ge­ment ne peut s’envisager dans une socié­té fon­dée sur la tech­nique indus­trielle quelle qu’en soit la forme, car elle implique tou­jours une divi­sion des acti­vi­tés (qu’on pousse ou non cette divi­sion jusqu’à l’absurde peut lui don­ner divers aspects sans chan­ger fon­da­men­ta­le­ment les consé­quences). Dans tous les cas, la divi­sion du tra­vail et sa sépa­ra­tion de la vie néces­sitent des moyens de mesure de l’ac­ti­vi­té pro­duc­trice (l’argent est le plus simple) qui ne sont pas les jouis­sances que le pro­duc­teur tire des pro­duits, ce qui sépare inexo­ra­ble­ment le pro­duc­teur de ses pro­duits, les hommes des objets.

Les tech­niques douces, si elles sont inté­res­santes, ce n’est pas parce qu’elles ne pol­luent pas, mais parce qu’elles peuvent être à l’échelle des connais­sances, du savoir-faire, des pos­si­bi­li­tés d’un indi­vi­du ou d’un petit groupe d’individus liés par des rap­ports sociaux sym­pa­thiques. Si une tech­no­lo­gie, dite douce, néces­site l’arrivée de spé­cia­listes pour mon­ter l’installation ou en amé­lio­rer le ren­de­ment par des moyens que la com­mu­nau­té n’a pu conce­voir, si ces spé­cia­listes dis­pa­raissent une fois que l’installation fonc­tionne, alors elle n’a pas plus d’intérêt qu’un filtre pla­cé sur une che­mi­née d’usine pour évi­ter de sub­mer­ger de pous­sières les popu­la­tions du voi­si­nage. On peut faci­le­ment ima­gi­ner que notre socié­té indus­trielle, arri­vée à épui­se­ment de ses res­sources en éner­gie (pétrole, char­bon, ura­nium, etc.) ins­talle de gigan­tesques usines de gaz de paille (ou d’énergie solaire), amé­liore le ren­de­ment de ces usines par des déve­lop­pe­ments de plus en plus com­plexes, après des études de plus en plus mor­ce­lées. Si l’a­gro­bio­lo­gie se contente de pro­duire de la nour­ri­ture sans épui­ser le sol et sans détruire l’environnement (le cadre tou­ris­tique est une com­pen­sa­tion néces­saire pour évi­ter un dés­équi­libre trop bru­tal dans notre vie de cons), elle sera vite absor­bée par notre socié­té. Les hommes tra­vaille­ront à la chaîne dans des usines de pro­duits bio­lo­giques, au lieu de tra­vailler à la chaîne dans des usines de pro­duits chi­miques. La bio­lo­gie (ou le bio­lo­gique) n’a rien de mira­cu­leux. Conçue de cette façon, elle est le pro­lon­ge­ment de l’attitude scien­ti­fique et tech­nique qui, ayant épui­sé les charmes de la phy­sique et de la chi­mie, est prête à s’adapter pour écu­mer d’autres domaines. La vie pour­rait être plus « saine » mais tout aus­si chiante.

L’essentiel, c’est de conci­lier les dési­rs de l’individu avec l’effort qu’il doit faire pour obte­nir les matières néces­saires à sa vie. Culti­ver d’une autre façon, sans chan­ger les rap­ports de l’individu avec la terre, ne change fina­le­ment pas grand-chose à nos dif­fi­cul­tés. De tout temps et dans toutes les socié­tés (même dans la nôtre) les hommes ont essayé d’avoir des rap­ports de type non pro­duc­tif avec les pro­duits qu’ils fabriquent ou les outils qu’ils uti­lisent. Mais ce genre de rap­ports est un frein pour la pro­duc­ti­vi­té, moteur essen­tiel de toute socié­té tech­nique. Si l’ouvrier méca­ni­cien véri­fie le fini de sa pièce au tou­cher, déve­lop­pant ain­si des rela­tions sen­suelles immé­diates (sans inter­mé­diaire) avec la matière, il perd du temps (et prend de mau­vaises habi­tudes). On lui col­le­ra un engin de mesure : la fini­tion appa­raî­tra sous la forme d’un nombre avec lequel, quelle que soit son ima­gi­na­tion, il n’aura aucune rela­tion concrète. Si le pay­san cherche par le tou­cher, l’odorat, le goût (il ne faut pas oublier que nos sens sont aus­si de puis­sants moyens d’analyse) à éva­luer la qua­li­té de sa terre, il devra s’at­tendre à une pro­duc­ti­vi­té moindre que s’il confie cette opé­ra­tion à un labo­ra­toire d’analyse. Mais, par l’analyse chi­mique (ou bio­lo­gique), il res­te­ra tota­le­ment étran­ger à la terre et aux végé­taux qu’elle pro­duit. Quand un pay­san par­lait autre­fois de « sa » terre, cela ne signi­fiait pas uni­que­ment un rap­port de pro­prié­té pri­vée. Main­te­nant, au lieu d’aller aux champs, il va tra­vailler. Il est deve­nu étran­ger à sa terre, c’est un tra­vailleur comme les autres.

Ce sont les rela­tions sen­suelles qui mettent les hommes dans un rap­port har­mo­nieux avec les objets et les êtres qui les entourent. Ce n’est que par ces rela­tions que nous pou­vons com­prendre le monde exté­rieur, c’est-à-dire prendre conscience de la néces­si­té de cer­taines inter­ac­tions entre les objets (et les êtres) de ce monde. Les « expli­ca­tions » scien­ti­fiques que l’on peut nous don­ner n’expliquent rien, car elles sont abs­traites et ne sont pas per­çues par la tota­li­té de notre corps. Les lois scien­ti­fiques ne peuvent être qu’admises mais jamais com­prises, elles n’ont qu’une valeur opé­ra­tion­nelle entre des objets (ou des êtres) qui nous échappent, la néces­si­té des inter­ac­tions qu’elles veulent tra­duire ne s’imprime pas d’une façon sen­so­rielle dans notre corps. Dès que cette com­pré­hen­sion des objets et des êtres se fait par nos sens, notre atti­tude vis-à-vis d’eux change com­plè­te­ment, nous deve­nons res­pec­tueux envers eux. Il ne s’agit évi­dem­ment pas d’un sen­ti­ment de sou­mis­sion aux objets, aux autres, mais la recon­nais­sance, par nos sens, des pro­prié­tés propres d’un objet ou d’un être. Com­ment peut-on espé­rer res­pec­ter les autres, ne pas être avec eux dans de per­ma­nents rap­ports-de com­pé­ti­tion ou de pro­duc­ti­vi­té, si l’on n’a pas de ces rap­ports de res­pect et d’adaptation avec tes objets qui nous entourent.

L’essentiel, ce n’est donc pas de réduire l’effort, mais d’introduire cet effort dans notre vie sen­suelle et psy­cho­lo­gique, sans inter­mé­diaire abs­trait, que ce soit l’argent (ou tout autre moyen de mesure de l’activité pro­duc­trice), les nombres ou des engins dont les méca­nismes sont trop com­plexes pour être appré­hen­dés par les sens d’une seule per­sonne. Ce qui fait l’attrait du vélo, c’est la sim­pli­ci­té extra­or­di­naire de sa concep­tion. Cha­cun sent très sim­ple­ment par ses muscles la sta­bi­li­té de cet engin. La mathé­ma­tique qui « expli­que­rait » cette sta­bi­li­té et la faci­li­té de la conduite est affreu­se­ment com­pli­quée, mais tout le monde s’en fout (sauf les mathé­ma­ti­ciens) car un vélo, c’est direc­te­ment compréhensible.

La tech­nique a sa dyna­mique propre (par l’intermédiaire de ses tech­ni­ciens). Si l’on accepte une tech­no­lo­gie très com­plexe, néces­si­tant un long appren­tis­sage spé­cia­li­sé pour n’en acqué­rir qu’une faible par­tie, il n’est pas ima­gi­nable qu’elle puisse être contrô­lée par l’ensemble de la socié­té, en dehors de rap­ports hié­rar­chiques qui réagi­ront for­te­ment sur l’ensemble des rap­ports sociaux. Elle ne pour­ra donc pas se déve­lop­per en cor­res­pon­dance étroite avec les dési­rs de tous.

Il ne s’agit pas de pro­hi­ber tota­le­ment la tech­nique et de reve­nir à une vie natu­relle dans les cavernes. Mais il faut que les rap­ports des hommes avec la tech­nique changent. Il faut une tech­no­lo­gie sans tech­no­logues, sans savoir spé­cia­li­sé. Une tech­nique ne devrait être déve­lop­pée que si elle est res­sen­tie par la tota­li­té de la com­mu­nau­té avec laquelle elle est en rap­port comme une néces­si­té vitale. Ceci n’est pos­sible, évi­dem­ment, que si tous les indi­vi­dus de la com­mu­nau­té peuvent en contrô­ler tous les aspects. Tous ceux qui par­ti­cipent à l’abrutissement quo­ti­dien et mas­sif des indi­vi­dus, tous ceux qui détruisent ce qu’il y a de vivace chez les enfants pour les réduire à l’état d’animaux domes­tiques, ceux qui n’ont rien d’autre à trans­mettre que des réflexes condi­tion­nés, tous ces gens veulent nous faire croire que les hommes ne peuvent vivre que parce que cer­taines per­sonnes éclai­rées et savantes ont pris en charge la horde de cré­tins et de débiles inca­pables que nous sommes.

Nos socié­tés semblent avoir renon­cé à cer­taines struc­tures sociales non hié­rar­chi­sées au pro­fit d’un déve­lop­pe­ment rapide et sans pos­si­bi­li­té de contrôle de la tech­no­lo­gie qui, au fur et à mesure qu’elle leur appor­tait cer­taines faci­li­tés, les condui­sait de plus en plus à renon­cer à des rela­tions sociales et à une vie col­lec­tive libres. Mais il a fal­lu bien long­temps pour extir­per la nos­tal­gie de ces rela­tions avec les maté­riaux et les êtres vivants. On trouve encore par­fois (de plus en plus rare­ment) un geste, une atti­tude qui rap­pellent ces rela­tions. Mais ces gestes seraient hau­te­ment sub­ver­sifs s’ils deve­naient conscients. Il faut les vider de tout sens, en les diri­geant sur des acti­vi­tés sépa­rées de la vie quo­ti­dienne : les loi­sirs, le bri­co­lage, le mili­tan­tisme. Cela per­met de main­te­nir chez nous le mini­mum d’équilibre néces­saire à la vie, mais cela ne pré­sente aucun dan­ger pour les struc­tures sociales. Si après l’usine ou le bureau, ils plantent des fleurs, ce sera avec des gants, car la terre, c’est sale ; s’ils fabriquent un meuble, ils recou­vri­ront avec mépris le bois d’un affreux plas­tique. Si l’organisation sociale rend leur vie impos­sible, ils trou­ve­ront de la place dans les par­tis poli­tiques, les syn­di­cats, les groupes orga­ni­sés les plus divers, ils pour­ront s’y agi­ter, mais le seul espoir qu’on leur lais­se­ra c’est de rem­pla­cer un jour les maîtres qui les font chier. Qu’il ne nous vienne sur­tout pas le désir de vivre une vie com­plète, inté­grée à tout ce qui nous entoure, de trou­ver les gestes de res­pect envers les autres. Nous cas­se­rions toutes les machines sauf celles que nous pour­rions res­pec­ter, c’est-à-dire com­prendre. Il n’y aurait plus de robots méca­niques, élec­tro­niques ou humains à notre dis­po­si­tion ; l’effort serait pro­ba­ble­ment plus grand mais nous ne serions plus obli­gés de travailler.

Il est dif­fi­cile d’aborder cette ques­tion du tra­vail, car nous sommes tel­le­ment impré­gnés de la mys­tique du tra­vail que nous cou­rons le risque de faire réap­pa­raître, sous une peau neuve, dans notre révolte, la vieille idéo­lo­gie. C’est peut-être ce qui vient de m’arriver en écri­vant ce papier sous pré­texte de dénon­cer l’illusion tech­no­cra­tique, la ten­ta­tion de faire revivre, sous une forme plus neuve, la ver­tu de l’effort. Méfiance.

Roger Bel­béoch

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  1. Les 3 mamelles de la socié­té indus­trielle, sans doute même de toute civi­li­sa­tion : pro­grès, tra­vail et argent.

    Pro­grès : on com­mence par construire une route, elle amène toutes les nui­sances de la civilisation.

    Argent : il sert à finan­cer la civi­li­sa­tion, et donc la route.

    Tra­vail : il faut des cons qui se tuent à la tâche pour construire la route.

    De là, nous pou­vons affir­mer qu’a­vant l’his­toire comme nous l’ap­pre­nons à l’é­cole, cette his­toire de la civi­li­sa­tion, ce n’est pas la pré-his­toire mais le paradis.

    Ceci per­met de démys­ti­fier le para­dis, ce n’est pas le monde conju­gué au futur hypo­thé­tique de l’in­con­di­tion­nel du plus-que-par­fait mais sim­ple­ment le seul mode de vie durable à notre disposition.

  2. Bon article. Cepen­dant, ce n’est pas tant la com­plexi­té d’une tech­nique qu’il faut com­battre, mais la res­tric­tion de l’ac­cès à la connais­sance (ex : les grandes écoles éli­tistes, un cer­tain savoir se retrouve au mains d’une caste d’élus).

    Une tech­no­lo­gie peut être poin­tue, mais l’ac­cès à la com­pré­hen­sion de celle-ci peut aus­si être par­ta­gée. Un bel exemple est le sys­tème d’ex­ploi­ta­tion Linux, et tout l’é­co­sys­tème du logi­ciel libre / open­source plus généralement.

    Limi­ter un niveau tech­no­lo­gique parce qu’il doit abso­lu­ment être com­pris de tous… bof quoi ! Je fabriques de gui­tares, pour pla­cer cor­rec­te­ment les frettes (pour que l’ins­tru­ment sonne juste), il faut cal­cu­ler une racine car­rée ; on ne peut pas deman­der à tout le monde de savoir cal­cu­ler ; faut-il pour cela aban­don­ner le fait de fabri­quer des guitares ? 😉

    1. En fait le pro­blème ce sont ce que néces­sitent les dif­fé­rents types de tech­no­lo­gie. Vous me par­lez de linux et du logi­ciel libre, croyez-vous vrai­ment que la construc­tion d’or­di­na­teurs et autres appa­reils hau­te­ment tech­no­lo­giques de ce genre puisse être le fait d’une socié­té éga­li­taire et démo­cra­tique ? Selon toute pro­ba­bi­li­té, les hautes tech­no­lo­gies de ce genre requièrent par défi­ni­tion une socié­té très hié­rar­chi­sée, avec d’im­por­tantes divi­sion et spé­cia­li­sa­tion du tra­vail, et donc iné­luc­ta­ble­ment des struc­tures sociales rela­ti­ve­ment auto­ri­taires. C’est ce que sou­ligne Lewis Mum­ford en dis­tin­guant des tech­niques auto­ri­taires de tech­niques démo­cra­tiques. Les tech­niques auto­ri­taires sont celles dont la concep­tion et la fabri­ca­tion en gros l’exis­tence requièrent des struc­tures sociales auto­ri­taires, une socié­té non-démo­cra­tique. Et oui, toutes les tech­no­lo­gies auto­ri­taires devraient être aban­don­nées. La construc­tion d’une gui­tare c’est bien dif­fé­rent, nul besoin d’une socié­té très hié­rar­chi­sée, d’une impor­tante divi­sion et spé­cia­li­sa­tion du tra­vail, pour en construire une (et tant pis s’il s’a­git de gui­tares moins par­faites ou per­fec­tion­nées que celles que la socié­té indus­trielle construit aujourd’hui).

    2. Linux pour moi est autre chose. C’est le meilleur exemple que je connaisse qu’a­vec une orga­ni­sa­tion du tra­vail non hié­rar­chique où cha­cun et cha­cune sont lais­sés libres de faire ce qu’ils veulent quand ils veulent, il est pos­sible de faire au moins aus­si bien qu’a­vec une orga­ni­sa­tion hié­rar­chique du tra­vail. Au moins au début de GNU/linux car aujourd’­hui des cor­po­ra­tions comme IBM ou Red­Hat ont une forte influence sur le déve­lop­pe­ment des briques de base de ce système.

      Par contre GNU/linux ne sert qu’à faire tour­ner des machines, de l’or­di­na­teur à la cen­trale nucléaire en pas­sant par l’as­pi­ra­teur qui toutes ont besoin d’une quan­ti­té de tech­no­lo­gies auto­ri­taires pour pou­voir être construites. Je ne pla­ce­rait donc pas GNU/linux dans la caté­go­rie des tech­no­lo­gies démo­cra­tiques mais plu­tôt dans la caté­go­rie des tech­no­lo­gies inutiles car dans une socié­té sans tech­no­lo­gie auto­ri­taire, les machines dont ont a besoin pour uti­li­ser linux n’exis­te­raient sim­ple­ment pas.

      1. Quand à la gui­tare, je suis moi-même musi­cien et je joue entre autre de la gui­tare, mais je ne me fait pas de sou­ci pour ça. L’être humain a tou­jours su faire de la musique.

        Il suf­fit de prendre 2 bouts de bois dur et tu as une clave. à Cuba, ils te construisent des gui­tares pour tou­riste avec des boites de cigares, dans bien des pays non déve­lop­pés, une quan­ti­té incroyable d’ins­tru­ments sont construits avec les moyens du bord et même en Suisse, je connais un musi­cien qui s’est fabri­qué son propre ins­tru­ment, une sorte de harpe déri­vée de la kora africaine.

        Par contre sans tech­nique auto­ri­taire, ce sera impos­sible de fabri­quer des amplis et beau­coup d’ins­tru­ments contem­po­rains. Après ça dépend de ta démarche, je pri­vi­lé­gie le sens par rap­port à l’es­thé­tique, donc j’ar­ri­ve­rai tou­jours à trou­ver ou inven­ter un ins­tru­ment pour m’accompagner.

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Sur les illusions renouvelables (par Nicolas Casaux)

À ma connaissance, dans le paysage littéraire francophone, seuls ces trois livres (Le soleil en face, Les illusions renouvelables et Le sens du vent, photo ci-dessus) discutent de l’absurdité selon laquelle les hautes technologies productrices d’énergies dites « renouvelables » ou « vertes » ou « propres » pourraient nous permettre de sortir de l’impasse socioécologique létale dans laquelle nous nous précipitons (ou sommes précipités, c’est peut-être plus correct). [...]