Que reste-t-il du Lieu ? (par Samantha Krop)

Tra­duc­tion d’un article ini­tia­le­ment publié (en anglais) sur Coun­ter­punch, à l’a­dresse sui­vante, le 30 décembre 2016.


J’ai récem­ment ren­du visite à ma famille, en Flo­ride, l’État dont je suis ori­gi­naire. Ma mère nous a fait faire, à ma sœur, mon copain et moi-même, un tour de la ville dans laquelle elle a gran­di, un endroit appe­lé Lake Worth, le long de la côte Sud. Ori­gi­nel­le­ment, la tri­bu des Jae­ga y vivait. Lake Worth tire son nom d’un offi­cier de l’armée des USA ayant glo­rieu­se­ment éli­mi­né les natifs de leur terre durant les Guerres sémi­noles. Depuis qu’elle est deve­nue une ville, Lake Worth attire un nombre crois­sant de gens à la recherche d’un ter­rain en bord de mer et d’un cli­mat tro­pi­cal. Elle fait désor­mais par­tie de la région la plus peu­plée de Flo­ride et se déve­loppe de manière expo­nen­tielle. Lake Worth était autre­fois un pay­sage d’arbres tro­pi­caux, de man­grove, de cyprès et de grues du Cana­da, mais aujourd’hui, ces espèces natives n’existent que sous la forme de ves­tiges d’un endroit menacé.

Ma mère n’a l’opportunité d’y reve­nir qu’une fois toutes les quelques années, et j’ai rare­ment l’opportunité de l’accompagner. J’étais enthou­siaste tan­dis que nous nous diri­gions vers la mai­son où elle a gran­di, l’endroit où elle est née et a vécu ses années pré-uni­ver­si­taires. Quand j’é­tais plus jeune, elle me racon­tait des his­toires de son enfance. Allon­gée dans mon lit, je l’écoutais en essayant de m’i­ma­gi­ner ces scènes. Ses his­toires men­tion­naient de sinueux che­mins à tra­vers une dense forêt de pins et de cyprès qui s’étendait jusque dans son jar­din, les col­lines d’herbacées qu’elle déva­lait, et les grands ficus où elle grim­pait pour se cacher de ma grand-mère lorsqu’elle était dans le pétrin. Le monde de l’enfance de ma mère était fait de cachettes et de che­mins magiques menant à des forêts inter­dites, d’al­li­ga­tors, de lacs et d’or­teils ensa­blés, et c’était un endroit par­fait pour grandir.

Sur le che­min de la mai­son d’enfance de ma mère, nous avons lon­gé la côte. Il fai­sait chaud, même pour la Flo­ride. Au pas­sage, nous avons réa­li­sé à quel point l’océan vorace consu­mait le lit­to­ral, ne lais­sant qu’une fine bande de sable là où, aupa­ra­vant, se trou­vait une grande plage. Au cours de la vie de ma mère, la plage de Lake Worth a per­du la majeure par­tie de sa sur­face. Aujourd’hui, seuls quelques cen­ti­mètres de sable appa­raissent à marée basse.

Une grande par­tie de ce qu’il reste de plage est désor­mais ren­due inac­ces­sible par les pro­prié­tés pri­vées et les hôtels. Bien que la loi sti­pule que les plages de Flo­ride sont publiques, on ne compte qu’une poi­gnée d’accès libres le long de l’étalement côtier, ce qui fait que la plage soi-disant publique se retrouve der­rière d’interminables clo­tures et d’impénétrables struc­tures pri­vées. Tout en condui­sant, ma mère nous a dési­gné ces quelques accès, comme pour nous assu­rer qu’il était encore pos­sible d’aller tou­cher le sable de son enfance. Je n’ai pas pu m’empêcher de me deman­der com­ment une plage inac­ces­sible pou­vait être consi­dé­rée comme publique, tan­dis que je fai­sais mes adieux à cette peau de chagrin.

Nous sommes fina­le­ment arri­vés devant une mai­son ano­dine à un seul étage, dans un quar­tier oublié, et ma mère a cou­pé le moteur. Il s’agissait de la mai­son de son enfance, du décor de ses his­toires. Le quar­tier est aujourd’hui en sor­tie immé­diate d’une auto­route majeure, mais à l’intérieur, il est calme et immo­bile. Les mai­sons sont typi­que­ment flo­ri­diennes, à un étage et ron­gées par le sel, avec des jar­dins car­rés et des sola­riums. Plus un seul arbre dans le jar­din de devant, mais une pelouse de digi­taire et quelques buis­sons délais­sés. Le jar­din arrière, clô­tu­ré, ne jouxte plus une forêt, mais plu­sieurs entre­pôts appar­te­nant à une entre­prise s’é­tant ins­tal­lée là.

D’ailleurs, la forêt a entiè­re­ment dis­pa­ru. On ne trouve plus le dédale des che­mins d’en­fants menant de la clô­ture à la petite plage d’à côté. Plus aucun enfant tur­bu­lent ne dévale les col­lines envi­ron­nantes ni n’enfourche son vélo pour se rendre au lac voi­sin. Plus de ficus pour se cacher.

Entre le moment où ma mère l’a quit­tée et aujourd’­hui, la com­mune est deve­nue ville. L’im­mense auto­route I‑95 a été construite en plein milieu de Lake Worth, per­met­tant l’arrivée de bien plus de gens, d’entreprises et de déve­lop­pe­ment immo­bi­lier. Ces routes du pro­grès ouvertes, les forêts ont per­du leur place. Ma mère s’est lamen­tée de ce que les entre­prises, les trans­ports, les bar­rières et les pro­jets de déve­lop­pe­ment aient englou­ti le pay­sage, mais nous savions tous que si ça n’avait pas été ici, ç’aurait été ailleurs, au pays des mer­veilles de quelqu’un d’autre.

Cette mai­son flo­ri­dienne que nous obser­vions, ma mère la contem­plait comme un cime­tière. Quand la voi­ture s’est arrê­tée, elle a com­men­cé à nous racon­ter des aven­tures de son enfance, et je n’ai pas pu m’empêcher de res­sen­tir qu’elle essayait de revivre ces moments, de faire reve­nir la forêt, et tout le reste, à l’aide de ses mots. Nous sommes res­tés là plu­sieurs minutes, endeuillés, tâchant de rame­ner les morts à la vie par le sou­ve­nir, tout en rete­nant nos larmes.

En tant qu’êtres humains vivant au cœur de la civi­li­sa­tion indus­trielle et, par consé­quent, au cœur de la sixième extinc­tion de masse, ce genre de peine ne nous est pas incon­nu. Ce deuil d’endroits dis­pa­rus est quelque chose que la plu­part d’entre nous avons connu, nous qui avons gran­di dans cette culture fon­dée sur un impé­ra­tif d’expansion. Le chêne auquel je grim­pais a été cou­pé, ain­si que la forêt der­rière ma mai­son d’enfance, où je péchais et jouais dans la boue. Il ne reste que des souches et des par­celles béton­nées et clô­tu­rées, que j’ai regar­dées de la manière dont ma mère regar­dait sa vieille mai­son — bri­sée, avec un pro­fond et insa­tiable désir de leur redon­ner vie.

Nous avons tous un endroit comme ça. Cha­cun de nous a une his­toire sur cette forêt, ou ce lac, ou cette clai­rière, ou ce che­min qui était, et qui n’est plus. Cha­cun de nous connaît la peine qui accom­pagne la perte d’un lieu, et chaque jour qui passe, un autre lieu est pris que quelqu’un [humain ou non-humain, NdT] aimait.

Les lieux font plus que nous four­nir le décor dans lequel se jouent les scènes de notre quo­ti­dien. Nous entrons en rela­tion avec eux, ils tissent nos sou­ve­nirs avec une cer­taine géo­gra­phie et nous apprennent à vivre. Pen­dant des siècles, avant que la civi­li­sa­tion indus­trielle ne s’empare de la pla­nète, les cultures indi­gènes consi­dé­raient les lieux comme les socles de leurs his­toires, de leurs éthiques et de leurs tra­di­tions. La majeure par­tie de la culture humaine a été conçue en lien avec des endroits. Les mon­tagnes, le sol, les forêts et les rivières fai­saient tous par­tie de la fabrique de l’existence humaine. La perte que nous res­sen­tons lorsque nous assis­tons à la des­truc­tion d’un endroit, c’est notre corps qui se rap­pelle com­ment nous avons vécu et qui s’inquiète de ce qu’il per­çoit comme un grave problème.

Aujourd’hui, par­tout, des endroits sont trans­for­més en struc­tures inertes, en ter­rains vagues, en pro­prié­tés pri­vées aux­quelles per­sonne n’a accès. La terre qui était autre­fois par­ta­gée — bien com­mun — dis­pa­raît plus vite que jamais et, en résul­tat, il nous reste de moins en moins d’endroits où aller. Les lieux diver­si­fiés qui étaient nos jar­dins sont rapi­de­ment rem­pla­cés par des construc­tions cultu­rel­le­ment homo­gènes. En consé­quence, nous nous décon­nec­tons de la com­plexi­té du monde vivant dont nous fai­sons par­tie. Les parcs ne sont que de pathé­tiques ersatz de nature — de cette nature ouverte et acces­sible à tous, sans voi­ture et sans docu­ment d’État.

J’ai la chance d’avoir été édu­quée par les pois­sons de mon jar­din, par les chênes, par la mousse espa­gnole et par les mocas­sins d’eau. Ils m’ont appris à être patiente, à écou­ter atten­ti­ve­ment et à mar­cher len­te­ment. Ils m’ont appris à recon­naître les mou­ve­ments sub­tils, à sen­tir venir la tem­pête et à regar­der où je marche. Et avant tout, ils m’ont appris que je fai­sais par­tie de quelque chose qui me dépasse.

Tan­dis que j’observe la des­truc­tion sys­té­ma­tique des endroits vivants du monde, je me demande quelles leçons les humains du futur rece­vront du béton et du ciment. Que peuvent bien nous ensei­gner les devan­tures de super­mar­chés et les maga­sins d’automobiles à pro­pos de la vie ? Que nous arri­ve­ra-t-il lorsque les endroits aux­quels nous appar­te­nons auront tous dis­pa­ru ? Quelles seront les his­toires que nous racon­te­rons à nos enfants quand il ne nous res­te­ra plus que des trot­toirs et des par­kings ? Qu’est-ce que la « réa­li­té aug­men­tée » sug­gère à nos enfants, et à quel point ces mes­sages sont-ils dif­fé­rents de ceux que nous mur­murent le vent et la pluie ?

La plu­part des endroits qui m’ont édu­quée ont dis­pa­ru, mais je ne les oublie­rai jamais. En obser­vant le maga­sin de voi­tures près de mon ancienne mai­son, je me sou­viens de l’orangerie à laquelle je me ren­dais pour boire des jus frais les jours chauds. Aujourd’hui encore, sur ces construc­tions de métaux brillants, je peux par­fois sen­tir le citron et la dou­ceur des fruits en train de pour­rir. Les endroits per­dus nous hantent aus­si sûre­ment que les esprits non apai­sés, et nous les pleu­rons comme des proches dis­pa­rus. La peine que l’on res­sent pour les lieux est peut-être la plus récente des peines que nous connais­sons en tant qu’espèce ; elle s’enracine pro­fon­dé­ment en nous, elle agace nos jambes et tour­mente nos esprits. Nous sommes, après tout, des créa­tures d’un endroit, et sans feu ni lieu nos corps res­sentent tous le cha­grin que ma mère res­sen­tait en regar­dant sa vieille maison.

Mais en tant qu’espèce [que culture, plu­tôt, NdT] res­pon­sable de la sixième extinc­tion de masse, nous devons faire plus que por­ter le deuil. Les endroits que nous aimons sont uniques, et à tra­vers la peine qu’ils nous com­mu­niquent, ils nous incitent à agir. Tan­dis que j’écris, un immense pipe­line de gaz natu­rel est en train d’être construit en Flo­ride, à tra­vers d’anciennes sources, d’anciennes zones humides, d’anciennes col­lines, à tra­vers l’habitat de la tor­tue gau­frée et sous des rivières plus anciennes que l’esprit humain. Le pipe­line de Sabal Trail garan­tit la des­truc­tion d’un nombre incal­cu­lable de jar­dins-ensei­gnants, d’aventures d’enfance, de rela­tions non humaines, et menace l’eau dont dépendent des mil­liers d’humains et de non-humains.

Il ne s’agit là que d’un seul exemple. Dans cha­cun de nos jar­dins se trouvent les der­niers endroits du monde vivant, et ils sont en train d’être détruits.

Je vais donc deman­der ce que d’autres ont deman­dé avant moi : quand allons-nous déci­der d’y mettre un terme ? Com­bien de jar­dins et de lieux mer­veilleux allons-nous sacri­fier ? Allons-nous nous sou­mettre à tou­jours plus de pertes de lieux, de déra­ci­ne­ments, avant d’agir en défense des endroits que l’on aime ?

En tant que créa­tures indis­so­ciables de ces lieux, nous en sommes consti­tuées. Lorsque nous défen­dons les endroits de nature qu’il reste, nous défen­dons ce qu’il reste de vie en nous-mêmes. Les cyprès, les sources et les marais de Flo­ride sont ce qu’il reste de nature en moi, et je ferai ce qu’il faut pour les défendre.

Et vous ?

Saman­tha Krop


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

NdT : J’ai trou­vé ce texte inté­res­sant parce qu’il parle de quelque chose que beau­coup ont du connaître, et que beau­coup vont connaître. Cepen­dant, quelques bémols. D’a­bord, il est écrit de manière rela­ti­ve­ment anthro­po­cen­trée, ensuite, au lieu, ou plu­tôt en plus d’in­ci­ter à défendre les der­niers endroits pré­ser­vés des ravages indus­triels, l’au­teure devrait inci­ter à s’at­ta­quer direc­te­ment à la culture (la civi­li­sa­tion indus­trielle) qui les menace. L’en­jeu ne consiste pas seule­ment à pré­ser­ver des par­celles de plus en plus petites de com­mu­nau­tés natu­relles plus ou moins intactes, mais à déman­te­ler, à détruire, la force des­truc­trice qui s’ap­prête à les englou­tir. Aucun lieu ni aucun endroit n’est tiré d’af­faire tant que la machine tur­bine, tant qu’une mono­cul­ture vio­lente et expan­sion­niste domine la planète.

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  1. C’est avec un cer­tain pin­ce­ment au cœur que j’ai lu cet article …
    Dans la mesure ou les bois ou j’ai gran­dit seront très bien tôt tra­ver­sés par une immonde auto­route . Avec nos­tal­gie je repense sou­vent à cette vertes années, les dimanches après midi d’é­té à jouer avec mes amis dans la rivière, pour finir la soi­rée dans cabanes en branches. Qu’ad­vien­dra t’il des geais, che­vreuils, renards et gre­nouilles ? Tout part en couille.
    La socié­té indus­trielle réduit nos espaces de liber­té comme peau de chagrin.
    Je repense à ce qu’a­vait écrit en son temps Stig Dagerman … :
    « Selon moi, une sorte de liber­té est per­due pour tou­jours ou pour long­temps. C’est la liber­té qui vient de la capa­ci­té de pos­sé­der son propre élé­ment. Le pois­son pos­sède le sien, de même que l’oiseau et que l’animal ter­restre. Tho­reau avait encore la forêt de Wal­den – mais où est main­te­nant la forêt où l’être humain puisse prou­ver qu’il est pos­sible de vivre en liber­té en dehors des formes figées de la société ?
    Je suis obli­gé de répondre : nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort que moi. » Stig Dager­man, Notre besoin de consolation.

    Mon seul espoir aujourd’­hui en est réduit à espé­rer la chute de Baby­lone, la grande purge, l’ef­fon­dre­ment final et iné­luc­table de cette civi­li­sa­tion mortifère.
    En regar­dant les actua­li­tés ce matin, je me dis que peut être cela arri­ve­ra plus vite que prévu.

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