Ci-après, deux extrait de l’excellent livre Défense et illustration de la novlangue française écrit par Jaime Semprun et publié en 2005 aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.
« Même si l’homme devient pour les machines ce que le chien et le chat sont pour nous, il continuera pourtant à vivre et se trouvera probablement mieux à l’état domestique sous la domination bienfaisante des machines, que dans l’état sauvage où il se trouve actuellement. […] Il y a lieu de croire que les machines nous traiteront avec bienveillance, car leur existence dépendra, pour bien des choses, de la nôtre. Elles nous mèneront avec une verge de fer, mais elles ne nous mangeront pas. »
— Samuel Butler, Erewhon, 1870 ; ch. Le livre des machines.
I.
Les robinsonnades numériques qui nous sont habituellement proposées en guise de descriptions de la société de l’information nous présentent un individu isolé faisant face à la luxuriance de la jungle virtuelle, à l’immensité de ses possibles. Équipé de moteurs de recherche, il se fraye un chemin, grimpe aux arborescences, surfe sur le réseau de chats en chats. Inutile d’insister sur cette idylle interactive, que nul ne peut ignorer.
Décrire les choses ainsi, en adoptant le point de vue de l’internaute particulier, avide de satisfaire tel ou tel besoin ou curiosité, ou simplement de dériver, permet aussi peu de comprendre le fonctionnement global du système informatique que ne le permettrait, dans le cas du capitalisme, une description adoptant le point de vue du consommateur particulier, et partant de son besoin d’acheter des chaussures ou du jambon. De même que le but premier du système marchand n’est assurément pas de satisfaire les besoins des consommateurs, mais de réaliser des profits, de même celui du système informatique mondial n’est pas d’informer ou de divertir les cybercitoyens de la société programmée : il est de faire communiquer des machines avec d’autres machines, dans un langage de signaux binaires qui leur est propre.
Les machines tendaient en effet depuis longtemps à se relier entre elles directement, sans plus passer par le truchement de faillibles humains. Mais elles manquaient pour ce faire d’un langage commun, qui leur permît d’enregistrer des connaissances et de se les transmettre, d’acquérir donc une mémoire collective. C’est à ce besoin qu’a répondu l’informatisation. Quand, en 1872, Samuel Butler envisageait l’hypothèse que les machines de son époque fussent à celles de l’avenir ce que les premiers sauriens avaient été à l’homme, il ne pouvait encore qu’imaginer très confusément ce que serait un jour leur langage. Cependant il voyait bien dans les premiers vagissements poussés par les machines, dans les divers signaux, sonnettes ou sirènes d’alarme, par lesquels elles faisaient connaître leurs besoins à leurs conducteurs et mécaniciens, l’embryon d’un langage élaboré, exactement comme le cri, pour mettre en garde ou ordonner, a été la, première forme de langage humain. Selon lui il était inévitable qu’à partir de là le peuple des machines n’en arrive un jour ou l’autre à accéder à un stade supérieur d’évolution, jusqu’à former une société organisée et, pensait-il même, à déclarer son indépendance.
Butler prenait soin de réfuter les arguments contraires à sa thèse ; arguments qui se ramènent à peu près à dire que les machines, quels que soient leurs progrès, n’en restent pas moins à notre service, ne possèdent aucune espèce de libre arbitre et ne peuvent même pas se reproduire entre elles sans notre concours. A tout cela, il répondait à très bon escient que nous en jugerions plus sainement si, plutôt que de raisonner à partir de l’existence de chaque machine prise séparément, nous les considérions toutes ensemble comme une collectivité déjà organisée. Alors nous les verrions collaborer pour se reproduire et se perfectionner, et nous constaterions que si elles ont besoin des hommes pour se reproduire, c’est un peu à la façon dont beaucoup de plantes ont besoin d’insectes dans le même but. Mais tandis que les insectes remplissent cette fonction sans en avoir conscience, nous sommes quant à nous pleinement conscients, et même fiers, de servir ainsi le développement des machines.
Il convient d’ailleurs de noter que l’argument selon lequel les machines ne se reproduisent pas entre elles sans notre concours peut désormais être exactement retourné : car même lorsque nous n’avons pas recours aux méthodes de fécondation in vitro, nous ne nous reproduisons plus que grâce à l’assistance de diverses machines ou dispositifs techniques, à commencer par l’indispensable échographie. Et les futurologues les plus confiants prévoient pour très bientôt des naissances sécurisées dans des utérus artificiels entièrement pilotés par ordinateur.
Pour appuyer sa thèse, Butler relevait en outre deux faits qui sont aujourd’hui beaucoup plus marquants encore qu’à son époque. Le premier est que notre prétendu libre arbitre est un leurre, puisque nous ne saurions survivre plus de six semaines si nous étions brutalement privés des machines dont nous sommes devenus dépendants, tant moralement que matériellement. Le second, c’est qu’alors même qu’elles semblent être exclusivement à notre service, ce sont elles qui nous dictent leurs conditions et nous imposent un mode de vie conforme à l’optimisation de leur fonctionnement. Ce qui revient à dire qu’elles nous ont domestiqués, que nous les servons bien plus qu’elles ne nous servent. J’ajouterai que cette dernière affirmation n’est pas du tout infirmée par le fait que de nos jours les machines aient de moins en moins besoin de serviteurs humains, comme c’est le cas avec l’automation. En effet, cela prouve seulement qu’elles sont devenues plus indépendantes encore, qu’elles ont moins besoin de notre aide, bref qu’elles sont bel et bien sorties de l’enfance, comme l’avait annoncé Butler.
Tout cela parut assez osé, et aujourd’hui encore on se récriera en donnant tel ou tel exemple des services que nous rendent les machines, sans aucune contrepartie ; et de citer, qui le lave-vaisselle, qui le téléphone mobile, etc. Mais c’est chaque fois en répétant l’erreur de jugement réfutée par Butler : en ne voyant qu’un objet isolé, tel que son utilité ponctuelle le fait passer pour bénin et de peu de conséquences. En revanche, dès qu’on le considère comme partie intégrante d’un ensemble, tout change. Et ainsi l’automobile, machine on ne peut plus triviale et presque archaïque, que chacun s’accorde à trouver bien utile et même indispensable à notre liberté de déplacement, devient tout autre chose si on la replace dans la société des machines, dans l’organisation générale dont elle est un simple élément, un rouage. On voit alors tout un système complexe, un gigantesque organisme composé de routes et d’autoroutes, de champs pétrolifères et d’oléoducs, de stations-service et de motels, de voyages organisés en cars et de grandes surfaces avec leurs parkings, d’échangeurs et de rocades, de chaînes de montage et de bureaux de « recherche et développement » ; mais aussi de surveillance policière, de signalisation, de codes, de réglementations, de normes, de soins chirurgicaux spécialisés, de « lutte contre la pollution », de montagnes de pneus usés, de batteries à recycler, de tôles à compresser. Et dans tout cela, tels des parasites vivant en symbiose avec l’organisme hôte, d’affectueux aphidiens chatouilleurs de machines, des hommes s’affairant pour les soigner, les entretenir, les alimenter, et les servant encore quand ils croient circuler à leur propre initiative, puisqu’il faut qu’elles soient ainsi usées et détruites au rythme prescrit pour que ne s’interrompe pas un instant leur reproduction, le fonctionnement du système général des machines.
Il me paraît inutile d’appliquer maintenant la même analyse à des machines beaucoup plus modernes, dont l’imbrication est si bien connue qu’elle a reçu le nom d’interconnexion. Ce sont en effet pour la plupart de simples extensions du système nerveux des machines, des organes sensitifs, des sortes d’antennes ou de terminaux qui servent à s’assurer que leurs porteurs humains se conforment docilement aux injonctions de la vie mécanique. Les exemples mêmes que ceux-ci donnent de l’usage qu’ils en ont illustrent bien cette fonction : on a besoin de chacune de ces machines pour mieux répondre aux exigences de toutes les autres. Et le fait que ce système nerveux, avec ses satellites géostationnaires et son réseau informatique, connaisse à chaque instant la position de chacune de ces terminaisons, ce qu’elles enregistrent, les informations qu’elles se transmettent, qu’il s’agisse de cartes de crédit ou de téléphones mobiles, suffit à prouver qu’il s’agit effectivement d’un seul et même organisme, même si sa morphologie ne correspond pas à l’idée que nous nous faisons d’un organisme vivant.
Pour finir de compléter la démonstration de Butler par des exemples contemporains, il me faut encore évoquer deux faits particulièrement significatifs. Tout d’abord que les hommes ont aujourd’hui si bien admis être au service des machines, de leur reproduction et de leur perfectionnement, qu’en toutes circonstances ils font passer les intérêts de celles-ci avant les leurs. Non seulement il n’est pas d’incommodité qu’ils ne soient prêts à endurer si elle se trouve justifiée à leurs yeux par des impératifs techniques, mais c’est jusqu’à leur simple survie qu’ils mettent tranquillement en péril pour ne gêner en rien le développement de la société des machines. En ce domaine, rien ne leur fait peur : le bouleversement du climat, la radioactivité, l’action imprévisible de molécules chimiques toujours plus nombreuses, etc., quels qu’en soient les effets reconnus sur leur santé, étant d’une manière ou d’une autre nécessaires à la bonne marche du monde mécanisé, sont acceptés de bonne grâce. Et le prestige des machines n’en est pas affecté.
II.
Une défense de la novlangue ne saurait omettre de mentionner, au moins de façon succincte, comment son essor simplifie définitivement les délicats problèmes jusqu’ici posés à l’art de traduire. Ainsi qu’il arrive souvent, c’est d’abord sous une forme des plus naïves qu’on s’est représenté par avance cette simplification quand, il y a un demi-siècle, les premiers succès dans le traitement électronique du langage ont amené à concevoir le projet d’une traduction automatique. Liée au développement des technologies de la télécommunication, l’étude scientifique de la transmission de signaux venait d’aboutir à une théorie mathématique de la communication, selon laquelle toute traduction pouvait se ramener à transférer une information d’une langue dans une autre. « Mon gosier de métal parle toutes les langues », avait dit l’horloge dans le poème de Baudelaire : la régularité mécanique pouvant à meilleur droit encore être mise au crédit des calculatrices autour desquelles s’affairaient linguistes, logiciens et théoriciens de l’information, ceux-ci se prirent à rêver d’une Pentecôte électronique qui mettrait fin à la confusion babélienne des langues en faisant descendre sur nous l’esprit exact des machines.
En fait, sauf à borner son ambition à une simple mise en mémoire des dictionnaires bilingues existants, la tentative d’automatiser la traduction présupposait qu’entre deux langues naturelles il existe un truchement, un troisième terme, c’est-à-dire que chaque langue particulière puisse être rapportée à une langue idéale, métalangage logique ou grammaire universelle, qui les contiendrait toutes. Cela revenait donc à ressusciter la vieille idée de la langue parfaite, dont le fantôme n’avait d’ailleurs jamais cessé de hanter les spéculations plus ou moins mystiques sur la traduction ; mais cette fois revêtue des habits scientifiques tout neufs que lui avaient confectionnés d’éminents linguistes. Pourtant le seul résultat vraiment décisif enregistré par les recherches menées à grands frais autour de la traduction automatique fut de projeter la lumière la plus crue sur le fait que l’infinie complexité des archéolangues, où se mêlent inextricablement le rationnel et l’irrationnel, défiait toute formalisation, et par là toute modélisation mathématique ou informatique.
Après avoir cru que la traduction automatique était chose aisée, on est donc revenu de cette erreur pour tomber dans celle, inverse, consistant à croire qu’elle était impossible, et que jamais on ne parviendrait à plier le langage aux rigueurs d’un automatisme. Or, c’est précisément ce qu’on voit s’accomplir avec la rationalisation technique de la vie : le domaine où l’automatisation du passage d’une langue à une autre peut être opérée sans déperdition dommageable d’information est désormais en extension permanente. Il recouvre peu à peu l’ensemble des textes techniques et scientifiques, le langage médiatique dans sa quasi-totalité, les rapports d’experts et écrits divers émanant des institutions internationales comme plus généralement de toutes les équipes de gestionnaires, qu’elles soient gouvernementales ou non. Les mêmes traits sont chaque fois présents : syntaxe élémentaire, grande fréquence d’expressions toutes faites, termes abstraits n’appelant l’évocation d’aucun contexte précis ou au contraire étroitement déterminés, spécifiques et univoques.
La langue positive de l’information se répand aussi vite que l’obligation de gérer techniquement notre biotope terrestre. Le monde entier est maintenant comme cette banquise arctique où les Inuits en sont arrivés à dépendre, pour suivre au jour le jour les effets du réchauffement climatique sur leurs territoires de chasse traditionnels, des renseignements fournis par des satellites ; tout comme ils dépendent ensuite d’autres analyses scientifiques pour suivre la progression des concentrations de polluants organiques persistants dans le gibier dont ils se nourrissent et dans leur sang ; la valeur proprement culturelle de leur alimentation traditionnelle, ainsi mieux cernée et comprise, se trouvant de son côté pleinement reconnue, et diligemment inscrite à l’inventaire en cours du patrimoine immatériel de l’humanité. On ne respire plus innocemment, et nous sommes tous devenus très savants en fait de nappes phréatiques, de couche d’ozone, de perturbateurs hormonaux, de radicaux libres, d’acides gras insaturés, etc. Jusque dans nos relations les plus intimes, nous avons recours aux connaissances des spécialistes, qui nous aident à nous adapter aux effets de la modernisation. La part de la communication qui demeure indéterminée, équivoque, et par là réfractaire au traitement par les procédures automatiques de traduction, se réduit donc à la parole qui n’est pas informée par les connaissances techniques ou calquée sur les explications médiatiques. On voit, ou plutôt on entend chaque jour, combien cela est négligeable.
Jaime Semprun
la technologie tuera l’homme comme elle l’a déjà fait dans le passé semble t’il .. à des époques lointaines .. mais sans cela les machines que nous avons actuellement pour la plupart sont obsolètes et l’oligarchie actuelle nous empêche de vivre sereinement de ces technologies .. nous avons un monde basé sur le pétrole et des énergies sales comme le nucléaire et le charbon ou les éoliennes qui sont le reflet du miroir du monde limité dans lequel nous vivons .. alors que l’énergie est présente partout autour de nous .. que l’anti gravité est surement maitrisée depuis longtemps .. que nombreux chercheurs ont prouvé que la terre et le soleil suffisent amplement à créer l’énergie suffisante pour chacun sans en passer par des usines polluantes qui exploitent leurs salariés .. des pays sont 100 % énergie solaire pendant que d’autres continuent à persister… voila notre époque d’hypocrisie et de théorie du hasard selon certains ou cela mène .. mais bien sur n’oubliez pas votre petite pupuce sous la peau , comme un bon toutou
Les ENR sont une illusion stupide : https://partage-le.com/2017/07/letrange-logique-derriere-la-quete-denergies-renouvelables-par-nicolas-casaux/