Révolutions (par Aldous Huxley, 1929)

Note du tra­duc­teur : il y a quelques temps, j’ai décou­vert la cita­tion sui­vante d’Al­dous Hux­ley dans un recueil de pho­to­gra­phies d’Ed­ward Burtynski :

« La colos­sale expan­sion maté­rielle de ces der­nières années a pour des­tin, selon toute pro­ba­bi­li­té, d’être un phé­no­mène tem­po­raire et tran­si­toire. Nous sommes riches parce que nous vivons sur notre capi­tal. Le char­bon, le pétrole, les phos­phates que nous uti­li­sons de façon si inten­sive ne seront jamais rem­pla­cés. Lorsque les réserves seront épui­sées, les hommes devront faire sans… Cela sera res­sen­ti comme une catas­trophe sans pareille. »

Elle est tirée d’un essai qu’il a écrit en 1928, « Pro­gress : How the Achie­ve­ments of Civi­li­za­tion Will Even­tual­ly Ban­krupt the Entire World » (en fran­çais : « Le pro­grès : com­ment les accom­plis­se­ments de la civi­li­sa­tion vont rui­ner le monde entier ») publié dans un vieux numé­ro du maga­zine Vani­ty Fair, pour lequel il écri­vait à l’é­poque. J’ai tout de suite eu envie de lire ce texte, seule­ment, impos­sible de mettre la main sur un numé­ro de Vani­ty Fair US de 1928. Un ami qui vit aux USA s’est ren­du à la biblio­thèque du Congrès à Washing­ton dans l’es­poir de trou­ver ce numé­ro. Ils ne l’a­vaient pas. Cepen­dant, ils en avaient d’autres. Il m’a envoyé par mail un scan (en anglais) de l’es­sai sui­vant d’Al­dous Hux­ley, en date de 1929, et inti­tu­lé « Revo­lu­tions ». Il est inté­res­sant pour plu­sieurs rai­sons para­doxales : parce qu’il expose, d’une part, la luci­di­té d’Al­dous Hux­ley, qui avait bien com­pris l’in­sou­te­na­bi­li­té totale de la civi­li­sa­tion indus­trielle, ain­si que son inhu­ma­ni­té, qui était tout à fait conscient des atro­ci­tés de son his­toire anti-démo­cra­tique, qui avait sen­ti la dis­so­lu­tion, au moins per­cep­tuelle, des fron­tières de classes, et l’a­vè­ne­ment de cette socié­té dans laquelle, l’ex­ploi­ta­tion ayant été adou­cie et asep­ti­sée, et la consom­ma­tion faci­li­tée, les masses se sentent toutes faire par­tie d’une sorte de gigan­tesque classe moyenne ; et d’autre part son éli­tisme insup­por­table, les vel­léi­tés eugé­nistes de la famille Hux­ley (si vous ne voyez pas de quoi je parle, et si vous ne savez pas qui est Julian Hux­ley, le frère d’Al­dous, je vous conseille de faire quelques recherches sur le web, vous devriez vite com­prendre). On remarque aus­si qu’Al­dous Hux­ley se trom­pait sur cer­tains points (notam­ment sur celui des salaires). Voi­ci donc :


« Le pro­lé­ta­riat ». C’est Karl Marx qui a enri­chi le cha­ra­bia mort et infâme des poli­ti­ciens, des jour­na­listes et des gens sérieux (cha­ra­bia qui, dans cer­tains cercles, est super­be­ment qua­li­fié de « lan­gage de l’idéologie moderne ») avec ce mot. « Le pro­lé­ta­riat ». Pour Marx, ces cinq syl­labes dési­gnaient quelque chose d’extrêmement déplai­sant, quelque chose de désho­no­rant pour l’humanité dans son ensemble, et pour la bour­geoi­sie en par­ti­cu­lier. En les pro­non­çant, il fai­sait réfé­rence à la vie dans les villes indus­trielles bri­tan­niques de la pre­mière moi­tié du 19ème siècle. Il pen­sait aux enfants tra­vaillant 216 heures par mois pour un shil­ling. Aux femmes que l’on uti­li­sait — en lieu et place du che­val, plus coû­teux — dans les mines, afin de pous­ser les cha­riots de char­bon. Aux hommes accom­plis­sant à l’infini des tâches à la chaîne dans des envi­ron­ne­ments ignobles, dégra­dants et mal­sains, afin de gagner suf­fi­sam­ment pour que leurs familles ne meurent pas de faim. Il pen­sait à toutes les choses iniques qui avaient été faites au nom du Pro­grès et de la Pros­pé­ri­té Natio­nale. À toutes les atro­ci­tés que tous les bons chré­tiens, hommes et femmes, avaient com­plai­sam­ment accep­tées, et aux­quelles ils avaient par­ti­ci­pé per­son­nel­le­ment, parce qu’elles étaient jugées inévi­tables, autant qu’un lever ou qu’un cou­cher de soleil, parce qu’elles se dérou­laient sup­po­sé­ment en accor­dance avec les lois posi­ti­ve­ment divines et immuables de l’Économie Politique.

Les esclaves sala­riés du début et du milieu du 19ème siècle étaient bien plus mal­trai­tés que les esclaves cap­tifs de l’antiquité et des temps modernes. Fort logi­que­ment ; un esclave cap­tif était un bien pré­cieux, et per­sonne ne détruit sans rai­son un bien pré­cieux. Ce n’est qu’à par­tir du moment où la conquête ren­dit les esclaves extrê­me­ment nom­breux et bon mar­ché que les classes de pro­prié­taires s’autorisèrent à user de leurs res­sources humaines de manière extra­va­gante. Ain­si les Espa­gnols déci­mèrent toute la popu­la­tion abo­ri­gène des Antilles en quelques géné­ra­tions. L’espérance de vie d’un esclave indien dans une mine était d’environ un an. Après l’a­voir tra­vaillé à mort, le pro­prié­taire de la mine ache­tait sim­ple­ment un nou­vel esclave, pour trois fois rien. Les esclaves étaient un pro­duit natu­rel du sol que les Espa­gnols se sen­taient libres de gas­piller et d’épuiser, tout comme les Amé­ri­cains se sentent aujourd’hui libres de gas­piller et d’épuiser le pétrole. Mais en temps nor­mal, lorsque l’approvisionnement en esclaves était limi­té, les pro­prié­taires fai­saient plus atten­tion à leurs pos­ses­sions. L’esclave était alors trai­té avec au moins autant de soin qu’une mule ou un âne. Les indus­triels du 19ème siècle étaient comme des conqué­rants se retrou­vant sou­dai­ne­ment avec des quan­ti­tés énormes d’esclaves à uti­li­ser. La machi­ne­rie avait aug­men­té la pro­duc­tion, des terres plus ou moins vierges four­nis­saient une nour­ri­ture abon­dante et bon mar­ché, tan­dis que des nitrates impor­tés aug­men­taient le ren­de­ment. Tout était en place pour que la popu­la­tion aug­mente, et lorsque tout est en place pour que la popu­la­tion aug­mente, elle le fait, rapi­de­ment, au début, puis, lorsqu’une cer­taine den­si­té est atteinte, sa crois­sance ralen­ti. Les indus­triels du siècle pas­sé vivaient à l’époque d’une aug­men­ta­tion ful­gu­rante de la popu­la­tion. L’approvisionnement en esclaves était infi­ni. Ils pou­vaient donc se per­mettre d’être extra­va­gants et, tout en anes­thé­siant leur conscience à l’aide de la pen­sée ras­su­rante qui vou­lait que tout cela fût en accord avec les lois d’airain qui étaient si popu­laires dans les cercles scien­ti­fiques de l’époque, et à l’aide de la croyance chré­tienne qui leur pro­met­tait que leurs esclaves sala­riés rece­vraient com­pen­sa­tion dans un Monde Meilleur, ils l’étaient ! Impi­toya­ble­ment ! Les esclaves sala­riés étaient dili­gem­ment tra­vaillés à mort ; mais il y en avait tou­jours de nou­veaux pour prendre leur place, qui implo­raient loya­le­ment les capi­ta­listes de les tra­vailler à mort eux aus­si. L’efficacité de ces esclaves qui étaient tués à la tâche en échange de salaires de misère était, bien évi­dem­ment, assez basse ; mais ils étaient si nom­breux et si bon mar­ché que leurs pro­prié­taires comp­taient sur la quan­ti­té pour com­pen­ser ce qu’ils per­daient en qualité.

Tel était l’état du monde indus­triel lorsque Marx a écrit son ouvrage si célèbre et si uni­ver­sel­le­ment peu lu. Le pro­lé­ta­riat, ain­si qu’il le savait, était exploi­té et oppri­mé comme seuls, dans l’histoire du pas­sé escla­va­giste, les vain­cus l’avaient été. Toute la théo­rie de Marx sur l’histoire contem­po­raine et le futur du déve­lop­pe­ment indus­triel dépen­dait de l’existence conti­nuelle de ce pro­lé­ta­riat dont il était fami­lier. Il n’avait pas ima­gi­né la pos­si­bi­li­té que ce pro­lé­ta­riat cesse d’exister. Pour lui, il allait être éter­nel­le­ment et iné­luc­ta­ble­ment exploi­té et oppri­mé — c’est-à-dire, jusqu’à ce que la révo­lu­tion fonde l’État communiste.

Les faits lui ont don­né tort. Le pro­lé­ta­riat qu’il connais­sait n’est plus, ou, si cette affir­ma­tion est trop caté­go­rique, du moins cesse-t-il d’exister en Amé­rique et, dans une moindre mesure, au sein de l’Europe indus­tria­li­sée. Plus le degré de déve­lop­pe­ment indus­triel et de civi­li­sa­tion maté­rielle (qui dif­fère, d’ailleurs, de la civi­li­sa­tion tout court) s’élève, plus la trans­for­ma­tion du pro­lé­ta­riat pro­gresse. Dans les pays les plus indus­tria­li­sés, le pro­lé­ta­riat n’est plus une abjec­tion ; il est pros­père, son mode de vie se rap­proche de celui de la bour­geoi­sie. Il n’est plus vic­time et, dans cer­tains endroits, il devient même oppresseur.

Les ori­gines de ce chan­ge­ment sont diverses et nom­breuses. Dans les méandres de l’âme humaine se trouve ce que l’on arti­cule comme une soif de jus­tice. Il s’agit d’un sen­ti­ment obs­cur de la néces­si­té d’un équi­libre dans les affaires de la vie ; nous le conce­vons comme une pas­sion pour l’équité, une faim de jus­tesse. Un dés­équi­libre évident, dans le monde, indigne cette pul­sion pour l’équité, en nous, gra­duel­le­ment et cumu­la­ti­ve­ment, jusqu’à nous pous­ser à réagir, sou­vent de manière extra­va­gante, contre les forces qui génèrent ce dés­équi­libre. Tout comme les diri­geants aris­to­cra­tiques de la France du 18ème siècle étaient pous­sés, par cette soif d’équité, à prê­cher l’humanitarisme et l’égalité, à renon­cer à leurs pri­vi­lèges héré­di­taires et à céder sans com­battre aux exi­gences des révo­lu­tion­naires, ain­si les diri­geants indus­triels bour­geois du 19ème siècle pas­sèrent des lois pour limi­ter leur propre cupi­di­té, redis­tri­buèrent une part crois­sante de leur pou­voir au pro­lé­ta­riat qu’ils avaient si scan­da­leu­se­ment oppri­mé et même, dans cer­tains cas, prirent un plai­sir maso­chiste à se sacri­fier eux-mêmes en s’offrant à leurs vic­times, en ser­vant leurs ser­vi­teurs et en étant humi­liés par les oppri­més. S’ils avaient choi­si d’user de leur pou­voir sans aucune rete­nue, ils auraient pu conti­nuer à exploi­ter les esclaves sala­riés comme ils les exploi­taient durant la pre­mière moi­tié du siècle. Mais ils ne purent sim­ple­ment pas se résoudre à une telle déci­sion ; parce que le monde dés­équi­li­bré du début de l’époque indus­trielle était per­çu comme une injure par leur indi­vi­dua­li­té pro­fonde. D’où, à la fin du 19ème siècle, cette « crainte d’être grand » qui affli­geait et qui afflige tou­jours la classe des maîtres. Voi­là donc une des ori­gines de ce chan­ge­ment. Il s’agit d’une cause que les maté­ria­listes his­to­riques, qui ne pensent pas en termes de véri­tables êtres humains mais en termes abs­traits d’Homo Eco­no­mi­cus, ignorent. Elle n’en est pas moins impor­tante. Dans le monde des maté­ria­listes his­to­riques, on trou­vait aus­si un cer­tain nombre d’explications. L’organisation du pro­lé­ta­riat, la pro­pa­gande révo­lu­tion­naire culmi­nant en une vio­lence plus ou moins révo­lu­tion­naire. Et, par-des­sus tout, la décou­verte que les capi­ta­listes ont tout inté­rêt à avoir un pro­lé­ta­riat pros­père. Parce que ceux qui sont bien payés dépensent bien, par­ti­cu­liè­re­ment lorsqu’ils sont hyp­no­ti­sés par les sug­ges­tions inces­santes de la publi­ci­té moderne. L’objectif du capi­ta­lisme moderne est d’apprendre au pro­lé­ta­riat à être gas­pilleur, d’organiser et de faci­li­ter son extra­va­gance, tout en ren­dant pos­sible cette extra­va­gance à l’aide de bons salaires per­met­tant une bonne pro­duc­ti­vi­té. Le pro­lé­ta­riat nou­vel­le­ment enri­chi est encou­ra­gé à dépen­ser ce qu’il gagne et même à hypo­thé­quer ses futurs salaires dans l’achat d’objets que les publi­ci­taires pré­sentent per­sua­si­ve­ment comme des néces­si­tés, ou tout au moins comme des luxes indis­pen­sables. L’argent cir­cule et la pros­pé­ri­té de l’État indus­triel moderne est assu­rée — du moins, jusqu’à ce que les res­sources pla­né­taires ain­si dila­pi­dées com­mencent à se raré­fier. Cepen­dant, cette éven­tua­li­té demeure tou­jours dis­tante — du point de vue de la vie indi­vi­duelle, pas de celui de l’histoire et encore moins de celui de la géologie.

En atten­dant, qu’arrive-t-il et que risque-t-il d’arriver dans le futur, au pro­lé­ta­riat de Karl Marx ? Pour faire simple, il se trans­forme en une branche de la bour­geoi­sie — une bour­geoi­sie qui tra­vaille en usine et pas dans des bureaux ; une bour­geoi­sie avec les doigts pleins de cam­bouis et non pas tâchés d’encre. En dehors des heures de tra­vail, les modes de vie de ces deux branches de la bour­geoi­sie moderne se res­semblent. Inévi­ta­ble­ment, puisqu’elles gagnent les mêmes salaires. Dans les pays hau­te­ment indus­tria­li­sés, comme l’Amérique, il existe une ten­dance à l’égalisation des salaires. Une ten­dance à ce que le tra­vailleur non qua­li­fié soit payé autant que le qua­li­fié — ou plu­tôt, puisque la machine abo­lit la dif­fé­rence entre eux, une ten­dance à ce que l’ouvrier qua­li­fié et le non qua­li­fié fusionnent en un semi-qua­li­fié avec un salaire stan­dard — et à ce que le tra­vailleur manuel soit payé autant que le pro­fes­sion­nel. (En l’état des choses, il est sou­vent payé plus que le pro­fes­sion­nel. Un ingé­nieur en construc­tion super­vi­sant l’édification d’un gratte-ciel amé­ri­cain peut en réa­li­té être moins payé que le plâ­trier s’occupant des murs inté­rieurs. Les maçons gagnent plus que beau­coup de méde­cins, de des­si­na­teurs, de chi­mistes, de pro­fes­seurs et ain­si de suite. Cela est en par­tie dû au fait que les tra­vailleurs manuels sont plus nom­breux et mieux orga­ni­sés que les tra­vailleurs intel­lec­tuels, et qu’ils sont ain­si plus en mesure de négo­cier avec les capi­ta­listes ; et en par­tie dû à l’engorgement des pro­fes­sions à cause d’un sys­tème édu­ca­tif qui pro­duit plus de tra­vailleurs intel­lec­tuels qu’il n’y a de postes à pour­voir — ou qu’il n’y a de cer­veaux aptes au travail !)

Mais reve­nons-en à notre pro­lé­ta­riat méta­mor­pho­sé. L’égalisation des salaires — cette consom­ma­tion heu­reuse dont M. Ber­nard Shaw espère que toutes les béné­dic­tions décou­le­ront auto­ma­ti­que­ment — est en cours de réa­li­sa­tion, ici, sous le sys­tème capi­ta­liste de l’Amérique. Ce que pro­met le futur immé­diat, c’est un vaste pla­teau de reve­nus stan­dar­di­sés — pla­teau com­po­sé des tra­vailleurs manuels et de la majo­ri­té de la classe des employés et des petits pro­fes­sion­nels — avec un nombre rela­ti­ve­ment faible de pics en émer­geant qui attein­dront des opu­lences plus ou moins ver­ti­gi­neuses. Sur ces pics seront per­chés les grands pro­prié­taires héri­tiers, les capi­taines de l’industrie et de la finance, et les pro­fes­sion­nels excep­tion­nel­le­ment doués. Étant don­né cette trans­for­ma­tion du pro­lé­ta­riat en une branche de la bour­geoi­sie, étant don­né cette éga­li­sa­tion — à un niveau sans pré­cé­dent, et sur une zone géo­gra­phique d’une éten­due sans pré­cé­dent — des reve­nus, les doc­trines du socia­lisme per­dront une grande par­tie de leur attrait et la révo­lu­tion com­mu­niste appa­raî­tra futile. Ceux qui habitent au para­dis ne rêvent plus d’édens qui leur paraissent encore loin­tains (même s’il me semble plus que pro­bable qu’ils aspirent par­fois assez mélan­co­li­que­ment à l’enfer). Le para­dis socia­liste est un monde où tout le monde par­tage tout équi­ta­ble­ment, et où la satié­té de cha­cun est garan­tie par l’État. Pour l’homme ordi­naire les carac­té­ris­tiques les plus impor­tantes de ce pro­gramme seront l’équité dans le par­tage et la satié­té ; il ne se sou­cie­ra pas de qui pour­voit ces béné­dic­tions tant qu’elles sont pro­di­guées. Si le capi­ta­lisme s’en charge, il ne rêve­ra pas d’un ren­ver­se­ment violent du régime qui ne vise­rait qu’à lui offrir la même chose mais dans le cadre d’un État socia­liste. Ain­si, si la ten­dance pré­sente se pour­suit, il sem­ble­rait que le dan­ger d’une révo­lu­tion com­mu­niste dans les pays indus­tria­li­sés, comme l’Amérique, finisse par dis­pa­raître. Ce qui peut arri­ver, cepen­dant, c’est un chan­ge­ment plus gra­duel dans la pré­sente orga­ni­sa­tion de la socié­té capi­ta­liste. Un chan­ge­ment dont le capi­ta­lisme aura été lui-même lar­ge­ment res­pon­sable. Parce qu’en éle­vant les salaires afin que tout le monde puisse ache­ter ses pro­duits, le capi­ta­lisme amé­ri­cain fait plus pour la démo­cra­ti­sa­tion de la socié­té que tous les prê­cheurs idéa­listes des Droits de l’Homme. D’ailleurs, il a com­men­cé à faire de ces fameux droits et de l’affirmation selon laquelle tous les hommes sont égaux une réa­li­té. Ce fai­sant, il me semble que le capi­ta­lisme creuse sa propre tombe — ou plu­tôt, la tombe des gens extrê­me­ment riches qui dirigent actuel­le­ment l’entreprise capi­ta­liste. Parce qu’il est évident que vous ne pou­vez prê­cher la démo­cra­tie, et non seule­ment la prê­cher mais lui offrir une réa­li­sa­tion pra­tique sous forme d’une redis­tri­bu­tion moné­taire au sein de la socié­té, sans sti­mu­ler chez les hommes le désir de ne pas s’arrêter en si bon che­min et de pro­lon­ger cette démo­cra­ti­sa­tion par­tielle jusqu’à ce qu’elle soit totale. Nous assis­te­rons, il me semble, à la réa­li­sa­tion de ce qui s’apparente à un para­doxe — l’imposition d’une éga­li­té démo­cra­tique com­plète comme résul­tat non pas d’une mons­trueuse injus­tice, de la pau­vre­té, du mécon­ten­te­ment et donc à la suite d’une révo­lu­tion san­glante, mais d’une éga­li­sa­tion par­tielle et de la pros­pé­ri­té uni­ver­selle. Les révo­lu­tions du pas­sé ont échoué à pro­duire la démo­cra­tie par­faite au nom de laquelle elles ont tou­jours été menées parce que les masses des oppri­més étaient trop abjec­te­ment pauvres pour être en mesure d’imaginer la pos­si­bi­li­té d’être les égaux de leurs oppres­seurs. Seuls ceux qui s’approchaient déjà de l’égalité éco­no­mique avec leurs maîtres ont pro­fi­té de ces révo­lu­tions. En Amé­rique, sous le capi­ta­lisme moderne, l’ensemble du pro­lé­ta­riat est pros­père et bien orga­ni­sé ; il est ain­si en mesure de res­sen­tir un sen­ti­ment d’égalité vis-à-vis de ses maîtres. Sa rela­tion avec les diri­geants indus­triels est la même que celle de la bour­geoi­sie pro­fes­sion­nelle et indus­trielle bri­tan­nique avec les magnats de la pro­prié­té fon­cière en 1832, ou des juristes, mar­chands et finan­ciers avec la cou­ronne fran­çaise et ses nobles en 1789. Les reve­nus ont été revus à la hausse ; il s’ensuivra auto­ma­ti­que­ment, d’un autre côté, une demande de baisse des salaires. Si un plâ­trier vaut autant qu’un ingé­nieur en construc­tion, un foreur autant qu’un géo­logue (et d’après la théo­rie capi­ta­lo-démo­cra­tique moderne, ils méritent le même salaire du fait que cha­cun vaut un homme, ou en lan­gage éco­no­mique, un consom­ma­teur) — si cette éga­li­té est consi­dé­rée comme juste en théo­rie et consa­crée en pra­tique par le paie­ment de salaires égaux, alors, il est évident qu’il ne peut y avoir d’inégalité jus­ti­fiable entre les reve­nus d’un plâ­trier et d’un ingé­nieur d’un côté, et ceux d’un direc­teur de com­pa­gnie et d’un action­naire de l’autre. Dans la vio­lence, ou, plus pro­ba­ble­ment, via un pro­ces­sus indo­lore et gra­duel de pro­pa­gande, la pres­sion de l’opinion publique et fina­le­ment une légis­la­tion, ces autres reve­nus seront revus à la baisse comme les pre­miers sont actuel­le­ment revus à la hausse ; d’immenses for­tunes seront détruites ; la pro­prié­té des socié­tés par actions sera de plus en plus divi­sée, et les diri­geants de ces entre­prises seront payés autant que le moins qua­li­fié des ouvriers ou que le plus célèbre expert scien­ti­fique qu’ils emploient, autant et pas plus. En effet, pour­quoi un consom­ma­teur devrait-il rece­voir plus qu’un autre ? Chaque homme a un seul ventre à rem­plir, un seul dos à vêtir, un seul pos­té­rieur à asseoir en voi­ture. En un siècle, nous devrions assis­ter à la réa­li­sa­tion plus ou moins com­plète, dans l’Ouest indus­triel, du rêve d’égalité sala­riale de M. Shaw.

Et alors, qu’adviendra-t-il ensuite ? Le spectre de la révo­lu­tion dis­pa­raî­tra-t-il défi­ni­ti­ve­ment ? L’humanité vivra-t-elle heu­reuse pour tou­jours ? M. Shaw semble en tout cas y croire. Une seule fois, si je ne m’abuse, dans son Guide du socia­lisme, sug­gère-t-il que l’homme ne peut vivre que d’un reve­nu éga­li­taire ; mais il le sug­gère d’une manière si légère, si dis­crète, que le lec­teur se retrouve tout de même avec le sen­ti­ment que l’égalité sala­riale est la solu­tion à tous les pro­blèmes de la vie. Fan­tas­tique doc­trine, aus­si absurde qu’elle est appa­rem­ment posi­ti­viste ! Car rien n’est aus­si chi­mé­rique que la notion selon laquelle l’Homme cor­res­pond à l’Homo Eco­no­mi­cus et que les pro­blèmes de la vie, de la vie de l’Homme, peuvent être réso­lus par de simples arran­ge­ments éco­no­miques. Sup­po­ser que l’égalisation du reve­nu pour­rait résoudre ces pro­blèmes est à peine moins absurde que de sug­gé­rer qu’ils pour­raient être réso­lus par l’installation uni­ver­selle de la tuyau­te­rie sani­taire ou la dis­tri­bu­tion de voi­tures Ford à chaque membre de l’espèce humaine. Que l’égalisation des salaires puisse être une bonne chose relève de l’évidence. (Mais elle peut aus­si, par ailleurs, en être une mau­vaise ; elle signi­fie­rait, par exemple, la réa­li­sa­tion pra­tique com­plète de l’idéal démo­cra­tique, ce qui, en retour, signi­fie­rait presque iné­luc­ta­ble­ment l’apothéose des valeurs humaines les plus basses, ain­si que le règne, spi­ri­tuel et maté­riel, des pires hommes). Mais bonne ou mau­vaise, l’égalisation des reve­nus ne s’adresse pas plus aux véri­tables sources du mécon­ten­te­ment pré­sent que ne le pour­rait n’importe quelle opé­ra­tion de comp­ta­bi­li­té, comme, par exemple, un plan visant à rendre pos­sible l’achat de n’importe quelle mar­chan­dise par paie­ments différés.

Le véri­table pro­blème du pré­sent sys­tème social et indus­triel n’est pas qu’il rende cer­taines per­sonnes bien plus riches que d’autres mais qu’il rende fon­da­men­ta­le­ment la vie insup­por­table pour tout le monde. Main­te­nant que non seule­ment le tra­vail mais aus­si les loi­sirs ont été com­plè­te­ment méca­ni­sés ; qu’à chaque inno­va­tion de l’organisation sociale, l’individu se voit davan­tage déshu­ma­ni­sé et réduit à une simple fonc­tion sociale ; que des diver­tis­se­ments prêts à l’emploi qui éva­cuent l’esprit créa­tif dif­fusent un ennui de plus en plus intense à tra­vers une sphère de plus en plus éten­due — l’existence est deve­nue insi­gni­fiante et into­lé­rable. Cepen­dant, les masses de l’humanité maté­riel­le­ment civi­li­sée ne le réa­lisent pas encore. Actuel­le­ment, seuls les plus intel­li­gents s’en rendent comptent. Une telle réa­li­sa­tion pousse ceux dont l’intelligence n’est accom­pa­gnée d’aucun talent, d’aucune pul­sion créa­trice, vers une haine immense, un besoin de détruire. Ce type de per­sonne a été admi­ra­ble­ment et effroya­ble­ment décrit par André Mal­raux dans son roman Les Conqué­rants, que je recom­mande à tous les sociologues.

Nous ne sommes plus très loin du temps où toute la popu­la­tion, et non plus seule­ment quelques indi­vi­dus par­ti­cu­liè­re­ment intel­li­gents, réa­li­se­ra consciem­ment l’invivabilité de la socié­té actuelle. Qu’adviendra-t-il ensuite ? Consul­tez M. Mal­raux. La révo­lu­tion qui s’ensuivra ne sera pas com­mu­niste — il n’y aura aucun besoin d’une telle révo­lu­tion, comme je l’ai expli­qué, en outre per­sonne ne croi­ra en une amé­lio­ra­tion de l’humanité ou en quoi que ce soit d’autre d’ailleurs. Il s’agira d’une révo­lu­tion nihi­liste. La des­truc­tion pour la des­truc­tion. La haine, la haine uni­ver­selle, et donc une démo­li­tion sans but, com­plète et minu­tieuse de tout ce qui existe. Et l’augmentation des salaires, en accé­lé­rant l’expansion de la méca­ni­sa­tion uni­ver­selle (la machi­ne­rie est coû­teuse), ne fera qu’accélérer l’avènement de cette grande orgie de nihi­lisme uni­ver­sel. Plus nous nous enri­chis­sons, plus nous nous civi­li­sons maté­riel­le­ment, plus cela advien­dra vite. Tout ce que l’on peut espé­rer, c’est que cela n’arrive pas de notre vivant.

Aldous Hux­ley


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Cor­rec­tion : Lola Bearzatto

Pour aller plus loin :

https://partage-le.com/2016/08/se-distraire-a-en-mourir-bd-huxley-orwell-par-neil-postman/

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  1. Mon­sieur Casaux, Madame Bear­zat­to et le per­son­nel de la rédaction,

    Quelques mots pour vous par­ler de la tra­duc­tion de l’es­sai ci-haut de Aldous Huxley.

    Il est heu­reux et sou­hai­table qu’un lec­to­rat plus impor­tant de langue fran­çaise ait accès à ce texte. Je vous en remer­cie. Je suis aus­si recon­nais­sant à Arrêt sur info de l’a­voir mis en ligne, ce qui m’a per­mis de le décou­vrir, car j’en igno­rais même l’exis­tence en anglais.

    Voi­là pour les fleurs.

    Pas­sez-moi l’ex­pres­sion, mais la tra­duc­tion de cet essai  »sent » trop le calque de l’an­glais ; elle est émaillée à chaque para­graphe, ou peu s’en faut, de tra­duc­tions lit­té­rales, telles :  »…sup­po­sé­ment en accor­dance avec… » (fin du pre­mier para­graphe,  »in accor­dance with », en anglais),  »… être fami­lier… », et j’en passe. On ne rend pas ser­vice à la pen­sée et à l’oeuvre de Hux­ley ; c’est dom­mage, car ses écrits étaient à l’é­poque une pré­fi­gu­ra­tion de l’a­ve­nir, — d’aujourd’hui. 

    Je ne tiens pas à vous ser­vir tout le flo­ri­lège des erreurs qui rendent le texte fran­çais lourd, par­fois dif­fi­ci­le­ment lisible, peu fluide. Et croyez-moi, je com­prends toute la dif­fi­cul­té inhé­rente à la pro­duc­tion qua­si conti­nue d’in­for­ma­tion pour ali­men­ter les niches de la contre-infor­ma­tion, chose par ailleurs fort néces­saire, voire indis­pen­sable de nos jours. Je com­prends aus­si qu’il n’est pas tou­jours pos­sible de rému­né­rer comme il se doit des tra­duc­teurs ; il doit y avoir dans ce que je lis tout un bataillon fan­tôme de béné­voles. Mais ne serait-ce qu’au nom d’une cer­taine idée de la rigueur, je vous prie de por­ter plus d’at­ten­tion à vos traductions.

    En vous saluant,

    Jean-Pierre Pel­le­tier,
    Poète, tra­duc­teur (espa­gnol et anglais vers le fran­çais), professeur
    Membre de l’As­so­cia­tion des tra­duc­teurs et tra­duc­trices lit­té­raires du Cana­da (ATTLC-LTAC)

    1. Dites, Jean-Pierre, dans ce cas, ça m’in­té­resse que vous me lis­tiez les fautes que vous voyez, avec vos suggestions/corrections, ça me per­met­trait de m’a­mé­lio­rer. Mer­ci. (Au fait : la plu­part des tra­duc­tions sont les miennes et tout est entiè­re­ment bénévole).

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