Note du traducteur : l’article qui suit (version originale en anglais ici) est tiré de l’édition de 1999 de l’Encyclopédie des chasseurs-cueilleurs publiée par l’université de Cambridge (The Cambridge Encyclopedia of Hunters and Gatherers), son auteur, John Gowdy, est professeur d’économie ainsi que de sciences et technologie à l’institut polytechnique de Rensselaer à New-York. Il a publié plus de 170 articles et 10 livres. Bien que je ne partage pas toutes ses perspectives, ni toutes ses analyses (certaines me semblent nettement illusoires, voire carrément fantaisistes, comme l’idée qu’il est possible de réformer la civilisation industrielle), il me semble qu’il expose, dans ce texte, des choses très justes sur la civilisation industrielle, ainsi que sur la réalité de la vie des peuples non-civilisés. Voici donc :
***
Marx affirmait que « la vitalité des communautés primitives était incomparablement plus importante que celle des sociétés capitalistes modernes. » Cette affirmation a depuis été appuyée par de nombreuses études soigneusement résumées dans cette formule de la prestigieuse Cambridge Encyclopedia of Hunters and Gatherers (Encyclopédie de Cambridge des chasseurs et des cueilleurs). Ainsi que l’Encyclopédie le stipule : « Le fourrageage constitue la première adaptation à succès de l’humanité, occupant au moins 90% de son histoire. Jusqu’à il y a 12 000 ans, tous les humains vivaient ainsi. »
Une des ironies qui caractérisent la vie moderne est qu’en dépit des augmentations spectaculaires de l’abondance matérielle et des siècles de progrès technologique, les chasseurs-cueilleurs, ces peuples qui ont vécu presque sans aucune possession matérielle, ont connu des vies qui, par bien des aspects, étaient aussi satisfaisantes et gratifiantes que celles du Nord industriel. De nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient affluentes dans le sens où elles possédaient tout ce dont elles avaient besoin. Des reportages ethnographiques sur les Ju/‘hoansis d’Afrique du Sud, par exemple, montrent que ceux-ci avaient des régimes alimentaires appropriés, accès à des moyens de subsistance, et beaucoup de temps libre (Lee 1993). Ils passaient leur temps libre à manger, à boire, à jouer et à socialiser – en bref, à faire ce que font les sociétés affluentes. Beaucoup de sociétés de chasseurs-cueilleurs présentaient aussi une importante liberté personnelle. Parmi les !Kungs et les Hadzas de Tanzanie, par exemple, on ne retrouvait soit aucun chef, soit des chefs temporaires dont l’autorité était sévèrement limitée. Ces sociétés n’étaient constituées d’aucune classe sociale et ne présentaient vraisemblablement pas de discrimination basée sur le genre. Leurs modes de vie et leurs manières de prendre des décisions collectives leur ont permis de survivre et de prospérer pendant des dizaines de milliers d’années en équilibre avec leur environnement, sans détruire les ressources dont dépendaient leurs économies.
Plus nous en apprenons sur les chasseurs-cueilleurs, plus nous réalisons que les croyances culturelles ayant donné naissance au capitalisme de marché moderne ne reflètent pas une « nature humaine » universelle. Les présomptions sur le comportement humain que les membres des sociétés de marché tiennent pour universelles, comme l’idée que les humains sont naturellement compétitifs, cupides, et que la stratification sociale est naturelle, s’effondrent dès lors qu’on étudie les sociétés des peuples de chasseurs-cueilleurs. L’école dominante de la théorie économique du monde industrialisé, l’école néoclassique, considère ces attributs comme essentiels pour le développement économique et l’affluence. Il est vrai que les sociétés de chasseurs-cueilleurs présentent une large gamme de schémas culturels, des moins égalitaires et des moins « affluents » selon le terme employé par Sahlins (1972). Pourtant, l’existence de sociétés vivant convenablement, même joyeusement, sans industrie, sans agriculture et avec peu de possessions matérielles invalide le concept de nature humaine auquel croient la plupart des économistes.
La mythologie du marché
L’économie est définie, dans la plupart des manuels typiques, comme « l’étude de l’allocation des moindres ressources à différentes fins. » Les humains, nous dit-on, ont des besoins illimités et des moyens limités de les satisfaire, ainsi, il en résulte inéluctablement le phénomène de manque. Nous ne pouvons avoir tout ce que nous voulons et devons alors choisir ce que nous aurons. Chaque acte de consommation est alors également un acte de déni. Plus nous consommons, plus nous nous privons. Dans le cadre de ce lugubre état de fait, notre travail en tant qu’êtres économiques vise à allouer au mieux nos revenus limités afin d’obtenir le plus de satisfaction des choses que nous serons en mesure d’acheter.
Les croyances culturelles sur lesquelles le capitalisme industriel s’appuie servent à justifier cette relation étrange qui a récemment vu le jour entre les hommes, et entre les hommes et le reste du monde. Au centre de ce système de croyances, on retrouve la notion d’homme économique. Cet « homme » est naturellement cupide, compétitif, rationnel, calculateur, et cherche inexorablement à améliorer son bien-être matériel. Aujourd’hui, la plupart d’entre nous, au sein du Nord industriel, ne nous rendons même plus compte que cette idée d’un homme économique est une croyance culturelle, et non un fait universel, pour la bonne raison qu’elle correspond assez bien à la majorité d’entre nous. Nous rationalisons notre temps de vie, dès le plus jeune âge, afin d’obtenir la formation dont nous avons besoin pour gagner un salaire, que nous investissons soigneusement dans l’étourdissant éventail de biens et de services que nous présente le marché. Nous plaisantons peut-être de l’irrationalité de notre espèce mais nous croyons tous fermement, en notre for intérieur, que nous sommes personnellement tout à fait rationnels et cohérents dans les choix que nous faisons. Nous croyons que vouloir toujours plus de choses est une caractéristique humaine naturelle. Nous considérons que l’individu est plus important que la société. La compétition et l’expansion, et non pas la coopération et la stabilité, décrivent les règles fondamentales de notre monde économique. Nous sommes désormais tous des êtres économiques. Nous avons des ressources limitées (nos revenus) ainsi qu’une très longue liste de choses que nous voudrions avoir.
La théorie économique néoclassique est plus qu’un ensemble de croyances sur la nature humaine. Elle est aussi une idéologie justifiant l’organisation économique existante, son utilisation des ressources et sa distribution de la richesse (Gowdy et O’Hara 1995). Ce système de croyance considère la division en classes comme inévitable et la nature comme un ensemble de « ressources naturelles » destinées à alimenter le moteur de la croissance économique et du progrès technologique. L’inégalité de la distribution des biens entre les individus d’une économie capitaliste est justifiée en fonction de la « théorie de la distribution de la productivité marginale ». Les ouvriers sont payés proportionnellement à leur contribution vis-à-vis des retombées économiques. Par exemple, si une compagnie engage un ouvrier, ou plus, et que la valeur de la firme monte de 100 dollars en un jour (en comptant ses profits), le salaire moyen de cet ouvrier devrait être de 100 dollars. Ceux qui ajoutent plus à la production économique totale de la société devraient recevoir plus que ceux qui ajoutent moins. Les économistes affirment également que la compétition garantit que les salaires correspondront à la valeur de la production marginale du travail. L’implication idéologique de la théorie de la productivité marginale est qu’au sein d’une économie compétitive tous les travailleurs sont payés comme ils doivent l’être.
Dans la théorie économique néoclassique de l’échange marchand, les circonstances historiques et sociales qui permettent à une personne de produire plus qu’une autre ne sont pas prises en compte. La richesse héritée, par exemple, offre à une personne l’accès à un capital plus important, ainsi sa productivité marginale sera généralement plus élevée que celle d’une personne venue au monde dans des circonstances moins privilégiées. En général, une personne plus éduquée – ce qui, encore une fois, résulte souvent de circonstances familiales – aura une productivité marginale plus élevée et donc un revenu plus élevé qu’un individu moins éduqué. La théorie néoclassique considère les individus comme des produits isolés et des consommateurs isolés de biens du marché, en compétition les uns avec les autres pour des ressources limitées. La valeur d’un individu relève largement de son succès économique, de son accumulation (et de sa consommation) de richesse.
Au sein des cultures humaines, la nature humaine telle que la théorie économique néoclassique la conçoit est une anomalie. D’ailleurs, le principe organisationnel fondamental de l’économie de marché – selon lequel les humains sont motivés par l’avidité et la promesse que plus vaut mieux que moins – n’est qu’une manière de considérer le problème économique de la subsistance. De nombreuses cultures présentent des manières différentes d’organiser la production et la distribution. Chez les Hadzas, par exemple, on observe des règles élaborées visant à garantir que la viande soit équitablement partagée. L’accumulation, ou le simple fait d’avoir une part plus importante que les autres, est socialement intolérable. En dehors des artefacts personnels, comme les outils, les armes ou les pipes, il existe des sanctions concernant l’accumulation de possessions. De plus, en raison de la mobilité constante des chasseurs-cueilleurs, les possessions sont une nuisance. Selon Woodburn (1982), chez les !Kungs et les Hadzas, l’accumulation de nourriture lorsqu’une personne a faim est impensable. Les chasseurs-cueilleurs incarnent « l’homme antiéconomique » (Sahlins 1972 :13).
Les chasseurs-cueilleurs nous offrent une opportunité d’observer une nature humaine bien différente, antérieure aux relations de marché et aux idées modernes d’individualisme. Il y a peut-être des contraintes socialement construites, dans notre économie industrielle, qui entravent la coopération, la consommation raisonnée et plus généralement le fait de vivre de manière soutenable ; étant donné que durant presque toute l’histoire de l’humanité ces contraintes n’existaient pas, il est impossible de conclure qu’il y aurait en elles quoi que ce soit de « naturel ». La seule existence, et plus particulièrement, le succès, des sociétés de chasseurs-cueilleurs prouvent qu’il existe de nombreuses autres manières d’organiser la production et la distribution, ne dépendant pas de marchés compétitifs.
Les chasseurs-cueilleurs comme une remise en question de l’orthodoxie économique
Les remises en questions les plus importantes de l’orthodoxie économique qui émanent des études sur la vie des sociétés de chasseurs-cueilleurs impliquent (1) que la notion économique de manque est une construction sociale, et non pas une propriété inhérente de l’existence humaine, (2) que la séparation du travail et de la vie sociale n’est pas une caractéristique inéluctable de la production économique, (3) que le lien entre le bien-être individuel et la production individuelle n’est pas une caractéristique inéluctable de l’organisation économique, (4) que l’égoïsme et l’avarice sont des aspects de la nature humaine, mais pas nécessairement ceux qui dominent, et (5) que les inégalités basées sur la classe et le genre ne sont pas des caractéristiques inéluctables de la société humaine.
Le manque
La notion de manque est largement une construction sociale, et non pas une caractéristique inéluctable de l’existence ou de la nature humaine. Comme le dit cette chanson JuPhoansi, « ceux qui travaillent pour vivre, c’est leur problème ! » (Lee 1993 :39). Les chasseurs-cueilleurs ont moins de possessions matérielles mais plus de temps libre et, vraisemblablement, une vie sociale plus riche que celle du Nord industrialisé. Au contraire de beaucoup d’économies de chasseurs-cueilleurs, le système industriel moderne génère le manque en créant des besoins illimités. Les consommateurs sont accros à un flux continu de biens de consommations et se sentent constamment lésés parce que cette addiction ne peut être étanchée. D’après les mots de Sahlins (1972 :4) : « La consommation est une double tragédie : ce qui commence par l’insuffisance finit par le manque ». L’addiction du monde moderne à la richesse matérielle menace notre bien-être psychologique ainsi que les fondations biologiques et géophysiques de notre système économique.
Activité productive
Chez les chasseurs-cueilleurs, le travail est social et coopératif. Généralement, les chasseurs-cueilleurs dont le mode de vie est fondé sur « le retour immédiat » (Barnard et Woodburn 1988, Testart 1982, Woodburn 1982), ceux dont la technologie est la plus simple comme les Hadzas et les !Kungs, ne passent que trois à quatre heures par jour à s’occuper de ce que nous qualifierions d’activités économiques. Ces activités incluent la chasse d’un certain nombre d’animaux et la cueillette d’une grande variété de plantes. Le succès de la production dépend d’une connaissance précise des caractéristiques et de l’histoire vivante des plantes et des animaux dont dépend leur survie, pas de biens d’équipement. La chasse et la cueillette font partie de rituels, de la socialisation et de l’expression artistique. L’idée que la subsistance est un fardeau dont le seul objet est de nous permettre de mener nos vies « réelles » n’existe pas au sein des cultures des chasseurs-cueilleurs.
Distribution
Un troisième élément concernant les économies des chasseurs-cueilleurs s’oppose également à la notion d’homme économique de la théorie économique moderne : il n’existe pas de lien logique nécessaire entre la production des individus et la redistribution entre les individus. Les économistes affirment que le partage se fonde sur une base rationnelle (Frank 1994). La personne avec qui nous partageons notre prise du jour pourra nous nourrir demain si notre chance tourne ou que nos talents échouent. Le partage au sein des cultures de chasseurs-cueilleurs, cependant, est bien plus complexe que cela. Dans de nombreuses cultures, au moins, il n’existe pas de connexion entre ce qu’un individu produit et la part de la redistribution économique qu’il reçoit. Selon Woodburn (1982), par exemple, certains membres des Hadzas ne travaillent presque pas de toute leur vie. Beaucoup de Hadzas jouent en se servant de leurs lances comme jetons pour parier, et beaucoup craignent alors de chasser par peur d’endommager leur « mise », et pourtant ils continuent à recevoir une portion complète du gibier tué. Bien que le « parasitisme » soit toujours un problème potentiel, au sein de toutes les cultures, le mépris pour ceux qui ne sont pas engagés dans l’activité productive est une émotion culturelle spécifique.
La distribution de la viande chez les Ju/’huansis est un moment social important. Ils s’assurent minutieusement de la bonne distribution de la nourriture. Lee (1993 :50) écrit : « La distribution est soigneusement organisée, selon un ensemble de règles, on arrange et on réarrange les morceaux pendant presque une heure afin que chaque récipient reçoive la juste proportion. Les bonnes distributions restent en mémoire pendant des semaines, tandis que les mauvaises distributions peuvent être à l’origine d’amères querelles entre proches. » Au contraire, le système de marché, en fondant la distribution sur la seule productivité de chaque individu, nie la nature sociale de la production et en même temps fragmente les liens sociaux qui soudent les sociétés humaines.
Propriété et capital
Des histoires rapportées par les premiers explorateurs et anthropologues européens indiquent que le partage ainsi qu’un désintérêt vis-à-vis de la propriété et des possessions personnelles sont des caractéristiques communes des chasseurs-cueilleurs. Chez les Hadzas, l’inexistence de la propriété privée d’objets se double d’une absence de propriété privée des ressources (Woodburn 1968). Les tentatives pour caractériser les relations de certains chasseurs-cueilleurs avec la terre de « propriété » relèvent probablement de la projection de concepts occidentaux sur des peuples ayant des croyances très différentes concernant les relations entre les humains et entre les humains et la nature. Riches (1995) affirme que le terme « propriété » ne devrait être utilisé que lorsque l’on observe des gens interdire l’accès à d’autres à certaines ressources particulières. Le seul fait de demander la permission peut n’être qu’une convention sociale exprimant une intention amicale, et non pas l’indication d’un contrôle « juridique » d’une ressource.
Beaucoup de chasseurs-cueilleurs dont le mode de vie relève du « retour immédiat » ne dépendent que de leur corps et de leur intelligence pour l’obtention de leur subsistance journalière. La mobilité est primordiale et le capital physique est nécessairement simple. Le capital dans un monde de chasseur-cueilleur n’est pas une chose physique pouvant être manipulée et contrôlée, mais plutôt un savoir partagé et accessible à tous (voir la discussion dans Veblen 1907). Doté de ce savoir, les chasseurs-cueilleurs peuvent rapidement élaborer leur culture matérielle. Turnbull (1965 :19) écrit des Pygmées de Centrafrique : « Les matériaux pour la construction de leur foyer, leurs habits et tous les autres artefacts de leur culture matérielle sont à portée de main à tout moment. » A la différence du capital manufacturé de la société industrielle, le capital des chasseurs-cueilleurs est un savoir gratuitement transmis et dont aucun individu ne peut tirer profit. De plus, le désintérêt pour l’accumulation matérielle de biens offre aux chasseurs-cueilleurs la liberté de profiter de la vie. La plupart des vies des chasseurs-cueilleurs ne sont pas vécues dans le cadre d’un lieu de travail éloigné des amis et de la famille, mais bien en discutant, en se reposant, en partageant et en célébrant ; en bref, en étant humain. Il s’agit d’un idéal de la société occidentale moderne, exprimé par les grandes religions et par la culture populaire, mais largement irréalisé.
Inégalité
Enfin, les inégalités ne sont pas une caractéristique naturelle des sociétés humaines. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs basées sur un « retour immédiat » étaient « férocement égalitaires » (Woodburn 1982). Ces sociétés prospéraient grâce au – et non pas en dépit du – fait que le pouvoir et l’autorité étaient tenus en laisse. L’idée que l’inégalité est une caractéristique intrinsèque de la nature humaine constitue une autre facette du mythe culturel de l’homme économique. La logique de la rationalité économique présente les différences de revenus entre classes sociales, entre origines ethniques et entre genres comme inéluctables. Cette justification est parfois ouvertement exprimé, mais le plus souvent (et plus insidieusement) elle s’exprime à travers l’argument de l’efficience économique. La plupart des manuels scolaires commencent par stipuler un compromis entre la croissance économique et l’équité. Si notre société penche trop du côté de l’équité (nous dit-on) l’incitation au travail se perd, la production décline, et les bénéfices temporaires générés par l’égalité salariale finissent par disparaître et même par faire empirer la situation.
Les études des chasseurs-cueilleurs montrent que la « rationalité économique » est une spécificité du capitalisme de marché et qu’elle correspond à un ensemble de croyances culturelles, et pas à une immuable loi de la nature. Il existe bien d’autres formes d’organisations, tout aussi rationnelles, qui ne se plient pas aux lois de l’échange marchand. Le mythe de l’homme économique ne sert qu’à justifier le principe organisationnel du capitalisme contemporain, ni plus ni moins (Heilbroner 1993). Il n’est pas plus rationnel que les mythes des Hadzas, des Aborigènes d’Australie ou des !Kungs. Dans les sociétés industrielles, cependant, le mythe de l’homme économique justifie l’appropriation par le petit nombre de la culture humaine matérielle ayant évolué au fil des millénaires, ainsi que l’appropriation et la destruction des ressources physiques et biologiques du monde (Gowdy 1997).
Les chasseurs-cueilleurs et le monde moderne
Les chasseurs-cueilleurs étaient soumis aux mêmes faiblesses que tous les humains : agressivité, jalousie et avarice. De la même manière, de nombreux groupes de chasseurs-cueilleurs avaient un impact important sur l’environnement naturel, comme n’importe quelle espèce de grande taille (Flannery 1994, Gamble 1993). De telles sociétés, cependant, connaissaient une harmonie sociale et écologique inégalée par les sociétés industrielles. Ceci est très significatif, parce que les humains ont été des chasseurs-cueilleurs pendant la quasi-totalité de leur existence sur Terre. La relation entre l’égalitarisme social et la soutenabilité environnementale est aussi très significative. Les caractéristiques qui soutiennent une structure sociale égalitaire – le partage, la prise de décision collective et une économie basée sur le savoir – soutiennent aussi l’harmonie écologique. Les chasseurs-cueilleurs ne cultivaient pas délibérément une conscience éthique supérieure ; leurs comportements étaient intégrés aux caractéristiques matérielles de leurs économies.
Avec près de 6 milliards d’humains, nous ne pouvons pas revenir à un mode de vie de chasseurs-cueilleurs, à moins d’un effondrement dramatique de la population. Nous pouvons, cependant, travailler à incorporer certaines des caractéristiques des sociétés de chasseurs-cueilleurs qui servaient à promouvoir l’harmonie sociale et écologique. Parmi elles, on retrouve :
La sécurité sociale
Dans les sociétés basées sur un « retour immédiat » chaque individu a droit à une part de la production sociale, indépendamment de sa contribution personnelle. La sécurité sociale peut aussi jouer un rôle important dans la soutenabilité des sociétés modernes. Lappe et Schurman affirment que la sécurité sociale dans la Chine moderne est très liée au déclin du taux de naissance, à l’instar de la politique de l’enfant unique (Gordon et Suzuki 1990 :104). Caldwell (1984) affirme que les programmes de sécurité sociale et de pensions pour les personnes âgées jouent un rôle décisif dans la diminution de la croissance de la population au Kerala (en Inde) et au Sri Lanka. Il explique que lorsque la vie est perçue comme stable et sécuritaire, les gens n’ont pas besoin de familles étendues pour assurer la prise en charge de leur fin de vie.
La soutenabilité environnementale
Parce que les sociétés de chasseurs-cueilleurs basées sur un « retour immédiat » vivaient pour la plupart d’un approvisionnement direct du monde naturel, toute perturbation de cet approvisionnement était immédiatement repérée. La soutenabilité implique de soutenir l’aptitude du monde naturel à fournir les nécessités de la vie. Les chasseurs-cueilleurs ont démontré leur aptitude à substituer certaines ressources naturelles à d’autres, mais ils prenaient soin des provisions fournies par la nature (Woodburn 1980 :101).
La substitution est aussi une des forces élémentaires des économies de marché, mais elle y revêt une forme bien différente et bien plus virulente. Dans les économies de marché, peu importe la ressource, un substitut sera trouvé s’il existe un incitatif monétaire suffisant. Cependant, puisque la mesure ultime de la valeur sur le marché est l’argent, toutes les choses sont réduites à un seul dénominateur commun, la monnaie. La substitution basée sur la valeur monétaire ignore potentiellement les caractéristiques essentielles non directement liées au marché. Selon ce critère économique, une économie est soutenable si sa capacité à générer un revenu est maintenue, c’est-à-dire si la valeur monétaire de ses moyens de productions ne diminue pas (Pearce et Atkinson 1993). Selon cette idée, il est « soutenable », par exemple, d’abattre une forêt (que les économistes nomment « capital naturel ») si le gain monétaire net obtenu de sa coupe est investi pour les générations futures. Le type d’investissement ne compte pas. Il peut s’agit d’une autre forêt, d’une usine automobile, ou même d’un investissement financier. Le capital naturel et le capital manufacturé sont interchangeables, tout est convertible. Cette manière de percevoir le monde dissimule le fait que nous sacrifions, au nom de gains économiques éphémères, la viabilité des ressources dont dépend la survie de notre espèce.
Les économistes écologues ont suggéré des politiques de soutenabilité qui prennent en compte les différences essentielles entre les ressources naturelles et le capital manufacturé. Goodland, Daly et El Serafy (1993) suggèrent deux principaux critères pour ce qu’ils appellent une « forte soutenabilité » : (1) garantir la capacité de l’environnement à assimiler les déchets de la société industrielle et (2) maintenir les stocks de ressources naturelles, comme la couche arable, l’eau propre, l’air pur, nécessaires à l’activité économique.
Egalité des genres et soutenabilité
Bien que la distinction femme-cueillette, homme-chasse ne soit manifestement pas aussi marquée que ce que l’on croyait (voir K. L. Endicott), les femmes, dans plusieurs voire dans la plupart des sociétés de chasseurs-cueilleurs des zones tempérées et tropicales, fournissaient, par leur cueillette, la majorité de la nourriture, bien qu’il existe des exceptions, particulièrement dans les cultures adaptées à des latitudes plus élevées où la nourriture végétale se fait plus rare. La dépendance de la cueillette a certainement participé de l’égalité des genres observée dans la plupart des sociétés de chasseurs-cueilleurs. A de nombreuses reprises, dans le passé récent, le statut des femmes a fortement décliné. Le bas statut des femmes dans de nombreux pays est fréquemment cité comme un contributeur majeur de l’explosion de la croissance de la population (Jacobson 1987). Même dans les sociétés agricoles les femmes ont joué un rôle dominant en s’occupant de la diversité et de la soutenabilité des écosystèmes. Certains des mouvements écopolitiques les plus importants, comme celui des Chipkos dans l’Himalaya, sont menés par des femmes (Norberg-Hodge 1991 ; Shiva 1993).
La diversité culturelle et écologique se fonde sur le biorégionalisme
Les chasseurs et les cueilleurs ont occupé toutes les régions qu’occupent actuellement les humains modernes et, dans l’ensemble, ils l’ont fait à l’aide de technologies soutenables. Les Inuits de l’Amérique du Nord et les Aborigènes des déserts australiens étaient en mesure de vivre de manière soutenable dans des climats où les humains de la société industrielle ne pourraient pas survivre sans un flux continu de ressources provenant d’ailleurs. Le mode de vie des chasseurs-cueilleurs incarne une réponse remarquable et variée à des conditions environnementales différentes. Durant la majeure partie des deux millions d’années et plus de l’existence humaine, un vaste éventail de modes de vie et d’économies émanait d’un vaste éventail d’écosystèmes, du désert à la toundra en passant par la forêt tropicale. Une telle diversité est vitale pour la protection de ces écosystèmes. Vandana Shiva écrit (1993 : 65) :
La diversité est une caractéristique de la nature et la base de la stabilité écologique. Des écosystèmes diversifiés donnent naissance à des formes de vies diversifiées, et à des cultures diversifiées. La coévolution des cultures, des formes de vie et des habitats a conservé la diversité biologique de la planète. La diversité culturelle et la diversité biologique vont de pair.
La diversité de modes de vie garantit une meilleure chance pour l’espèce humaine de soutenir des chocs, climatiques et autres. Dasgupta (1995), Hern (1990), Homer-Dixon et al. (1993) et de nombreux autres ont souligné le fait que l’économie mondialisée moderne et homogène est particulièrement vulnérable aux perturbations sociales et environnementales.
La prise de décision collective
De nombreuses études sur les sociétés de chasseurs-cueilleurs soulignent l’importance du consensus et de la prise de décision collective, par opposition à l’individualisme de la société de marché (Lee 1979, Marshall 1976, Turnbull 1965, Woodburn 1982). Les processus de prise de décision sociale de ces sociétés leur permettent de faire les meilleurs choix pour le bien à long terme du groupe.
Au contraire, l’organisation politique des sociétés industrielles est de plus en plus basée sur les approches de marché ou de pseudo-marché comme l’analyse coûts-bénéfices. Le fonctionnement du marché est basé sur des décisions prises par des individus isolés du reste de la société. Ce qui est bon pour un individu isolé dans le cadre d’un marché impersonnel peut ne pas être ce qui est bon pour l’ensemble de la société. […] Les décisions du marché reflètent les intérêts de quelques humains, pas ceux de la communauté, et certainement pas ceux du monde naturel. Nous faisons des choix différents en tant qu’individus qu’en tant que membres de familles, de communautés, de nations ou que citoyens du monde.
Là encore, nous avons beaucoup à apprendre des peuples indigènes. L’institution de la propriété privée n’est pas le seul mécanisme à soutenir l’usage efficient des ressources. D’ailleurs, il existe de nombreuses preuves de ce que les régimes de propriété communale sont plus efficaces pour gérer les ressources comme les pêcheries, même dans les économies capitalistes contemporaines, que les politiques basées sur le caractère sacré des droits individuels de propriété. Acheson et Wilson (1996), par exemple, affirment que les sociétés tribales et paysannes présentent des politiques bien plus cohérentes avec les schémas biologiques et l’imprédictibilité des stocks de poissons.
CONCLUSION
L’époque moderne est de plus en plus caractérisée par le désespoir. La société moderne semble hors de contrôle et au bord d’innombrables désastres irréversibles. Les problèmes interconnectés du changement climatique, de la perte de biodiversité, de la surpopulation et de l’instabilité sociale menacent l’existence même de la civilisation qui, dans le Nord industriel, se considère supérieure aux cultures moins technologiques.
Il est rassurant, en quelque sorte, de réaliser que les éléments cruciaux à notre survie sont contenus dans notre histoire culturelle. D’après l’étude des peuples de chasseurs-cueilleurs, pendant la majorité de leur histoire, les humains ont vécu sur la planète en relative harmonie entre eux et avec le monde naturel. Nos esprits et nos cultures ont évolué sous ces conditions. Comprendre comment les sociétés de chasseurs-cueilleurs résolvent les problèmes économiques élémentaires, tout en respectant les limites écologiques, et avec une liberté humaine maximale, peut nous fournir la clé de la survie à long-terme de notre espèce.
Mais les chasseurs-cueilleurs sont plus que d’intéressantes reliques du passé dont l’histoire peut nous donner des informations cruciales concernant d’autres façons de vivre. Les chasseurs-cueilleurs et d’autres peuples indigènes sont en première ligne de la lutte pour la dignité humaine et la défense du monde naturel (Nash 1994). En dépit du massacre des cultures du monde, de nombreux peuples indigènes maintiennent, voire développent, des alternatives à l’homme économique (Lee 1993, Sahlins 1993). Ces alternatives pourront un jour nous permettre de reconstruire une économie écologiquement soutenable et socialement juste.
John Gowdy
Traduction : Nicolas Casaux
RÉFÉRENCES
Acheson and J. Wilson (1996). Order out of chaos. American Anthropologist 98(3):579–94.
Barnard, A. and J. Woodburn (1988). Property, power and ideology in hunter-gatherer societies : an introduction. In T. Ingold, D. Riches, and J. Woodburn (eds.), Hunters and gatherers, vol. 11, Property, power and ideology, pp. 4–31. Oxford : Berg.
Berkes, F. (1989). Common property resources : ecology and community based sustainable development. London : Bellhaven
Caldwell, 1. (1984). Theory of fertility decline. New York : Academic Press.
Dasgupta, 1. (1995). Population, poverty and the local environment. Scientific American 272 (February):40–5.
Flannery,T (1994). The future eaters. New York : George
Frank, R. (1994). Microeconomics and behavior : New York : McGraw-Hill.
Gamble, C. (1993). Tune walkers : the prehistory of global colonization. Cambridge, MA : Harvard University Press.
Gent gescu-Roegen, N. (1977). Inequality, limits, and growth froth bioeconomic viewpoint. Review of social economy 37:361–5.
Goodland, R., H. Daly, and S. El Serafy (1993). The urgent need for rapid transition to global environmental sustainability. Environmental Conservation 20(4):297–309.
Gordon, A., and D. Suzuki (1990). A matter of survival. Sydney : Allen and Unwin.
Gowdy, J. (1997). The value of biodiversity : economy, society, and ecosystems. Land Economics 73:25–41,
Gowdy, J. and S. O’Hara (1995). Economic theory for environmentalists. Delray Beach, FL : St. Lucie Press.
Hanna, na, S., C. Folke and K.-G. Maler (1996). Rights to nature. Washington, DC : Island Press.
Heilbroner, R. (1993). 21st century capitalism. New York : W. W. Norton.
Hera, W. (1990). Why are there so many of us ? Description and diagnosis of a planetary ecopathological process. Population and Environment 12:9–42.
Homer-Dixon, T., J. Boutwell, and G. Rathjens (1993). Environmental change and violent conflict. Scientific American 268 (February):38–45.
Jacobson, 1. (1987). Planning the global family. Worldwatch Paper 80, Washington, DC : Worldwatch Institute.
Lee, R. B. (1968). What hunters do for a living, or, how to make out scarce resources. In R. B. Lee and I. DeVore (eds.), Man the hunter, pp, 30–48. Chicago : Aldine.
Lee (1979). The !Kung San : men, women, and work in a foraging society. Cambridge : Cambridge University Press.
Lee (1993). The Dobe Ju/‘hoansi. Orlando, FL : Harcourt Brace.
Marshall, L. (1976). Sharing, talking, and giving : relief of social tensions among the !Kung. in R. B. Lee and DeVore (eds.), Kalahari hunter-gatherers, pp. 349–71, Cambridge, MA : Harvard University Press,
Nash, L (1994). Global integration and subsistence insecurity. American Anthropologist 96(l):7–3().
Norberg-Hodge, H. (1991). Ancient futures : learning from Ladakh. San Francisco : Sierra Club Books.
Pearce, D. and G. Atkinson (1993). Capital theory and the measurement of sustainable development : an indicator of weak sustainability. Ecological Economics 8:103–8. Riches, D. (1995). Hunter-gatherer structural transformations. Journal of the Royal Anthropological Institute 1:679–701.
Sahlins, M. (1972). Stone age economics. Chicago : Aldine.
Sahlins (1993). Goodbye to Tristes tropes : ethnography in the context of modern world history. Journal of Modern History 65:1–25.
Shiva, V. (1993). Monocultures of the mind. London : Zed Books.
Testart, A. (1.982). The significance of food storage among hunter-gatherers : residence patterns, population densities, and social inequalities. Current Anthropology 23(5):523–37.
Turnbull, C. (1965). The Mbuti Pygmies. New York : Simon and Schuster.
Veblen, T. (1907). Professor Clark’s economics. Quarterly journal of Economics 22:147–95.
Woodburn, J. (1968). An introduction to Hadza ecology. In R. B. Lee and I. DeVore (eds.), Man the hunter, pp. 49–55. Chicago : Aldine.
Woodburn (1980). Hunter-gatherers today and reconstruction of the past. to E. Gellner (ed.), Soviet and Western anthropology, pp. 95–117. London : Duckworth.
Woodburn (1982). Egalitarian societies. Man 17(3):431–51.