Daniel Quinn est un auteur états-unien surtout connu pour son roman Ishmael (1992). Il s’inscrit dans le courant dit anti-civ (anti-civilisation), c’est-à-dire le courant qui propose une critique de la civilisation en tant que culture. Sa perspective, à laquelle j’adhère dans l’ensemble, n’est cependant pas exempte de quelques approximations (comme lorsqu’il réduit la civilisation à une seule culture, quand on pourrait facilement arguer qu’elle s’enracine dans plusieurs cultures et foyers de départs). Cela dit, ce texte me paraît important (pour la version originale, c’est par ici) :
Lecture de Daniel Quinn en date du 16 août 1997, lors de la conférence annuelle de l’Association Nord-Américaine pour l’Éducation à l’Environnement, à Vancouver, en Colombie-Britannique.
Dans un récent film semi-documentaire appelé Garbage (Déchet), un ingénieur en traitement des déchets toxiques à qui l’on demande comment nous pourrions faire pour cesser de submerger le monde ne nos poisons, répond : « Qu’il faudrait pour cela qu’on disparaisse tous de la planète, parce que les humains génèrent des déchets toxiques, qu’il s’agisse d’organismes pathogènes que l’on excrète de nos corps ou d’autres choses. Nous sommes un poison pour la planète. »
Comment réagissez-vous à cette affirmation ? Si vous êtes d’accord avec cette idée selon laquelle les humains sont intrinsèquement toxiques, levez la main.
Il me semble que de nombreux représentants de peuples autochtones assistent à cette conférence. J’espère qu’il y en a beaucoup dans cette audience. Si vous appartenez à un peuple aborigène, veuillez lever la main. Merci. J’aimerais maintenant vous poser la même question que celle que je viens de poser à l’ensemble de l’assistance. Pensez-vous que les êtres humains soient intrinsèquement toxiques pour la vie sur Terre ?
Ceux qui connaissent mon travail sauront que je viens de démontrer une de mes thèses principales, selon laquelle ceux de ma culture, que j’appelle les Preneurs, ont une mythologie fondamentalement différente de celles des peuples aborigènes, que j’appelle les Laisseurs. Dans la mythologie des Preneurs, les humains sont effectivement considérés comme intrinsèquement toxiques pour le monde, comme des créatures étrangères destinées à dominer — et ultimement, à détruire — le monde. Ainsi que nous sommes actuellement en train de dominer et de détruire le monde. Dans la mythologie des Laisseurs, au contraire, le monde est un endroit sacré, vis-à-vis duquel les humains ne sont pas considérés comme des étrangers mais comme des êtres qui lui appartiennent. En d’autres termes, dans la perspective des Laisseurs, les humains ne font pas moins partie du cosmos sacré que les scorpions, les aigles, les saumons, les ours et les jonquilles.
Lorsque j’ai proposé de discuter ici de la manière dont nous nous préparons nous-mêmes et nos enfants pour l’extinction, l’organisateur de la conférence s’est demandé si ce sujet n’était pas trop réservé aux membres de « notre » culture — la culture que je qualifie de Preneuse dans mes livres —, qui a métastasé tout autour du globe, cette culture où la nourriture est sous clé et où les humains doivent gagner de l’argent pour en obtenir. Il me semble important que vous entendiez ma réponse à cette question.
En réalité, même si vous faites partie d’un peuple autochtone, vous et vos enfants êtes constamment bombardés par les messages de la culture des Preneurs à travers des livres, des affiches, des films, des journaux, des magazines, la radio et la télévision, et bien sûr, avant tout, à travers l’école.
En d’autres termes, que vous apparteniez ou pas à notre culture n’y change rien. Si vous ou vos enfants regardez la télévision, que vous allez au cinéma, que vous écoutez la radio et que vous allez dans nos écoles alors, que vous le vouliez ou pas, vous vous préparez vous-mêmes et vos enfants pour l’extinction.
Mais que signifie cette affirmation choquante ? Je vais brièvement vous l’expliquer, puis je l’illustrerai par quelques exemples. Pour faire court : on nous a enseigné — et nous l’enseignons donc à nos enfants — que, personnellement, nous ne pouvons pas faire grand-chose pour sauver la planète. À moins que vous fassiez partie des décideurs ou des dirigeants étatiques — à moins que vous soyez un Emmanuel Macron ou un Vladimir Putin. Ou à moins que vous soyez à la tête d’une immense multinationale comme Royal Dutch Shell ou Monsanto. Ou à moins que vous contrôliez une grande organisation comme la Croix-Rouge ou Greenpeace, ou le WWF. On nous a inculqué (et nous l’inculquons donc à nos enfants) qu’en tant qu’individus, tout ce que nous pouvons faire c’est attendre que d’autres gens — parmi les puissants — sauvent la planète. Oh, bien sûr, nous pouvons faire notre part. Nous pouvons réduire, réutiliser et recycler, et tout cela est bien bon — mais les changements véritables et étendus doivent venir d’en haut. Nous devons attendre et espérer. Nous ne faisons que regarder l’incendie de la maison de notre voisin parce qu’on nous a appris qu’il s’agit d’un problème que seuls les professionnels peuvent gérer. En attendant l’arrivée des experts sapeurs-pompiers, nous sommes censés rester ici et regarder — et s’ils n’arrivent jamais, alors la maison brûlera entièrement.
Depuis que mon roman Ishmael a été publié en 1992, j’ai reçu bien plus de cinq mille lettres de lecteurs — dont beaucoup de jeunes. Lorsqu’ils m’écrivent, ils ne me demandent pas : « Pourquoi m’a‑t-on enseigné que je suis impuissant individuellement ? » Non, cette croyance se révèle d’une manière plus subtile. Ils me disent : « Puisque je ne suis pas un dirigeant mondial et que je ne suis pas à la tête d’une multinationale ou d’une grande ONG, je cherche une carrière qui me permettra de faire une différence. J’hésite à me diriger vers l’ingénierie environnementale ou quelque chose du genre. Auriez-vous quelque chose à me conseiller ? » De prime abord, on peut n’y voir aucun problème. Mais voici ce que cette personne dit en réalité : les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les ingénieurs électriciens. Les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les optométristes. Les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les professeurs de français. Les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les conducteurs de bus. Les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les femmes au foyer. Les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les postiers. Les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les employés dans les épiceries. Les ingénieurs en environnement peuvent faire une différence — mais pas les potiers. Je pourrais continuer ainsi toute la journée — à lister les postes où les gens ne peuvent faire aucune différence. Cette liste comprend la quasi-totalité des emplois que l’on retrouve aujourd’hui.
Voici le contenu d’une de ces lettres que m’a envoyée une jeune fille de Knoxville, dans le Tennessee : « Je travaille dans le design graphique depuis que j’ai fini le lycée en 1986, et j’y travaille encore, mais je commence à m’intéresser de plus en plus à la politique environnementale, nationale et internationale, et à d’autres domaines de ce genre. J’ai toujours méprisé et détesté la politique. » Voyez-vous ce qu’elle dit ? « Je pense me diriger vers quelque chose que j’ai toujours méprisé et détesté » — et cela parce qu’elle ne peut faire aucune différence en tant que graphiste. Pour elle, la question n’est plus : « Qu’est-ce que je fais le mieux ? » Peu importe qu’elle puisse être une excellente graphiste et une très mauvaise politicienne. Elle en est venue à croire que les graphistes ne peuvent faire aucune différence. Seuls quelques rares élus le peuvent.
En voici une autre, d’un jeune homme de Waco au Texas : « Je porte en mon cœur les idéaux de votre roman, et je souhaite me consacrer à essayer de changer les choses. J’ai une question à laquelle vous pouvez sûrement répondre : que puis-je faire pour trouver un travail qui soit en adéquation avec les principes de votre roman ? C’est tout ce que j’ai cherché ma vie durant. »
Je lui ai répondu que nous devons tous faire une différence. Peu importe notre travail. Il ne faut pas que des gens se disent : « Oh, je ne fais que retourner des burgers, je ne peux faire aucune différence ». « Oh, je ne fais que conduire un taxi, je ne peux faire aucune différence ». « Oh, je ne vais que vendre des assurances, je ne peux faire aucune différence ». « Oh, je ne suis qu’un mécanicien, je ne peux faire aucune différence ». « Oh, je ne suis qu’un comptable, je ne peux faire aucune différence ». Concentrez-vous sur ce que vous faites le mieux, c’est par quoi vous aurez le plus d’influence sur le futur du monde.
Je parie que lorsque vous étiez jeunes, la plupart d’entre vous étiez idéalistes — ou considérés comme tels par vos amis et vos professeurs. Si c’était le cas, levez la main. Bien. Maintenant, à combien d’entre vous, un professeur ou un parent a‑t-il dit, lorsque vous étiez jeune : « Pour qui te prends-tu ? Tu ne vas pas changer le monde. »
Croyez-moi, rien n’a changé depuis. Voici ce qu’un lycéen de Philadelphie m’a écrit : « Je viens de finir Ishmael, et je tiens à vous remercier parce que vous avez réussi à mettre par écrit l’ensemble des choses auxquelles je pense et auxquelles tant de gens pensent de manière fragmentaire. Mais lorsque j’essaie de parler de ces choses à des gens, n’ayant que 14 ans, ils me disent que je suis ridicule et que “je parle comme un hippie”. »
Et voici la suite de ce que la jeune graphiste qui pensait devoir se tourner vers la politique pour faire une différence m’a écrit : « Mon conseiller m’a dit que j’étais jeune et enthousiaste, d’une manière un peu condescendante, lorsque je lui ai dit que je voulais travailler dans le domaine de la politique environnementale afin de changer la manière dont les gens perçoivent les choses. Je veux lui donner tort… »
Je ne vous raconte pas tout cela pour que vous évitiez de décourager l’idéalisme et l’enthousiasme des jeunes. Je suis sûr que ce n’est pas ce que vous faites — autrement, vous ne seriez pas ici. Mais j’essaie d’approfondir votre compréhension de ce qui se passe lorsque des adultes disent à des jeunes : vous ne pouvez pas changer le monde.
« Je veux lui donner tort », écrit la jeune graphiste. Tort, mais à propos de quoi ? Elle est jeune et enthousiaste, elle ne peut donc pas lui donner tort là-dessus. De quoi parlent-ils donc ? Ce que son conseiller comprend doit ressembler à : « Je ne veux pas finir comme vous. Vous n’avez fait aucune différence. Je ne veux pas être comme vous. Je veux faire une différence. » Et, bien sûr, il se défend de la seule manière qu’il connaisse. Il ne peut pas lui dire : « Écoute, petite, tu ne le croiras peut-être pas, mais les conseillers scolaires font beaucoup de différences. » Il n’y croit probablement même pas ! Pourquoi le croirait-il ? On lui a enseigné depuis l’enfance que seuls les pontes font une différence. Et puisqu’il ne peut pas dire ça, ce qu’il lui dit revient à : « Crois-moi, tu vas finir comme moi. Ce que tu as ce ne sont pas des idéaux, seulement des illusions. Rien de ce que tu feras ne fera de différence, et la vie va me donner raison. » En réalité, il a tout intérêt à décourager les étudiants, à les préparer pour l’extinction. Leur échec sera son triomphe ! Le pessimisme coule en profondeur dans les veines de notre culture, et se propage comme un virus à travers toutes nos communications — y compris à travers les communications qui sont destinées à ceux d’entre vous qui appartiennent à des peuples aborigènes. Il y a trois ans, un jeune étudiant navajo de Dartmouth a réussi à trouver mon numéro de téléphone. Il m’a dit qu’au fil des années, il s’était éloigné de ses racines culturelles. Puis il a lu Ishmael. Il m’appelait pour me faire part personnellement de sa réaction, et voilà ce qu’il m’a dit : « Vous m’avez rendu ma religion ». Je lui ai demandé pourquoi il avait cette impression, parce qu’il n’y a strictement rien, dans mon livre, sur la religion des Navajos. « En grandissant parmi les miens, on m’a enseigné à considérer les humains comme une aubaine pour la planète. En vivant parmi les vôtres, on m’a appris à considérer les humains comme une malédiction pour la planète. Je n’y avais pas prêté attention jusqu’à ce que je lise votre livre, et c’est ainsi que vous m’avez rendu ma religion. »
Ce qui me ramène à mon point de départ, à l’affirmation de l’ingénieur en traitement des déchets à qui l’on avait demandé comment nous pouvions cesser d’empoisonner le monde. Il avait répondu : « Qu’il faudrait pour cela qu’on disparaisse tous de la planète, parce que les humaines génèrent des déchets toxiques, qu’il s’agisse d’organismes pathogènes que l’on excrète de nos corps ou d’autres choses. Nous sommes un poison pour la planète. »
J’aimerais discuter, pendant quelques minutes, de cette étrange mythologie, qui est au cœur de notre culture, et de ses impacts sur nos enfants et sur leur vision du futur.
Pour commencer, s’agit-il d’une mythologie ? Certainement. Les humains ne « génèrent » pas plus de « déchets toxiques » que les éléphants ou les sauterelles. Et les organismes que nous excrétons de notre corps ne sont pas plus pathogènes que ceux qu’excrètent les corps des hirondelles ou des saumons. La biologie nous enseigne que les humains ont vécu sur cette planète pendant trois millions d’années sans être plus toxiques que nos cousins les primates.
Toute ma vie je me suis efforcé d’exposer et de démolir le mensonge qui est à la racine de la mythologie de notre culture. On le retrouve dans la manière dont nous racontons l’histoire de l’humanité elle-même, dans notre culture. Elle se propage dans les manuels scolaires, et si vous gardez les yeux ouverts, vous la remarquerez quotidiennement — dans les journaux ou dans les magazines, ou dans les documentaires télévisés. La voici, l’histoire de l’humanité telle qu’on la raconte dans notre culture, jour après jour, ramenée à l’essentiel. « Les humains sont apparus dans la communauté du vivant il y a environ trois millions d’années. Au tout début, ils étaient des fourrageurs, tout comme leurs cousins primates. Au fil des millénaires, ces fourrageurs ont ajouté la chasse à leur répertoire et sont devenus des chasseurs-cueilleurs. Les humains ont vécu comme des chasseurs-cueilleurs jusqu’à il y a environ dix mille ans, lorsqu’ils ont abandonné ce mode de vie au profit de l’agriculture, se sédentarisant en villages et commençant à édifier la civilisation qui domine le monde aujourd’hui. » Voilà l’histoire que nos enfants apprennent. Elle a ça de problématique que les choses ne se sont pas du tout passées ainsi. Il y a dix mille ans, ce n’est pas l’humanité qui a troqué le fourrageage contre l’agriculture et qui s’est mise à bâtir la civilisation, mais une seule culture. Une culture sur dix mille. Les neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres ont continué sur leur propre voie. Au cours des millénaires qui suivirent, cette culture, née au Moyen-Orient, supplanta toutes les cultures qui l’entouraient en s’étalant dans toutes les directions, et parvint au Nouveau Monde il y a cinq cents ans. Alors elle se mit à supplanter les cultures de cette partie du monde. C’est un truisme de rappeler que le conquérant écrit les livres d’histoire, et que l’histoire que nos enfants apprennent est l’histoire telle que NOUS la racontons. Et le mensonge central de cette histoire est que l’humanité tout entière a fait ce que nous avons fait.
Eh bien, me direz-vous, même si c’était le cas, quelle importance ? Cela importe parce que, concernant l’humanité, tout ce que l’ingénieur en traitement des déchets a dit est faux, mais concernant cette culture conquérante spécifique, c’est vrai. Les humains ne génèrent pas de déchets toxiques — mais notre culture, si. Les humains ne sont pas toxiques pour la planète — mais notre culture, si.
Il est crucial que nos enfants comprennent que la malédiction dont la planète doit être débarrassée n’est pas l’humanité. Il est important qu’ils sachent que cette culture est condamnée, mais que notre espèce ne l’est pas. Il est important qu’ils comprennent que ce n’est pas l’être humain qui détruit la planète, mais ce mode de vie. Il est important qu’ils sachent que des humains ont vécu — et vivent encore — autrement, parce qu’il est important qu’ils comprennent qu’il est possible de vivre autrement. Sans quoi ils ne peuvent que répéter le mensonge proféré par l’ingénieur en traitement des déchets, selon lequel le seul moyen d’arrêter d’empoisonner la planète est de la débarrasser de l’humanité.
Voici ce qu’un jeune universitaire de l’Arkansas m’a écrit : « Tandis que je me trouvais au bord de la rivière, dans le Grand Canyon, avec ma classe de géologie, devant un milliard et demi d’années de socle rocheux, l’histoire de l’humanité se trouvait à plus d’un kilomètre vertical de là, dans la poussière du South Rim. Étrangement, mes camarades de classe luttaient avec le concept des temps géologiques et son acceptation. Je ressentais le poids écrasant de la réalité. Depuis ce jour, l’extinction de l’Homo Sapiens m’apparaît souvent comme la seule solution pour mettre un terme à l’expansion, à la domination, à la consommation et à la destruction que cette espèce inflige au monde. »
Et voici ce que m’écrit un lycéen d’Eugene en Oregon : « Depuis que j’ai relu votre livre une deuxième fois, récemment, j’ai discuté avec plusieurs de mes amis de leurs théories sur la vie, l’univers, et ainsi de suite. Certains pensent que nous devrions simplement tuer tous les humains (ce qui serait, je l’admets, une manière de régler le problème). »
Et voici ce que m’écrit un jeune diplômé de l’université de l’Oregon : « Peu après avoir relu Ishmael, Je me suis rendu à l’aquarium avec ma fille, et j’ai passé un peu de temps à observer le bassin des méduses. Je me suis demandé si le monde ne s’en serait pas mieux tiré si l’évolution s’était arrêtée à ces majestueuses créatures invertébrées… En dépit de nos meilleurs efforts pour ressusciter le cancer que l’on appelle l’humanité, nous nous dirigeons en réalité vers notre propre fin, et il se pourrait que cela soit pour le mieux. »
Ces étudiants, comme vous le comprenez, sont tous profondément réconciliés avec la disparition de la vie humaine.
Nous devons impérativement cesser d’envoyer nos enfants sauver la planète en les armant de la croyance nuisible selon laquelle les humains sont intrinsèquement toxiques. Parce que s’ils y croient vraiment, alors ils se prépareront vraiment pour l’extinction. Nous devons faire très attention à ne pas inculquer à nos enfants — même de manière indirecte — que la meilleure chose qui puisse arriver, pour la planète, est l’extinction de l’espèce humaine.
Je sais bien qu’il me faut discuter d’un autre sujet difficile lors de cette présentation, et j’aimerais le faire avant de prendre vos questions.
J’ai dit — non seulement ici mais lors d’une douzaine de discours comme celui-ci — que tout le monde est en mesure de contribuer à changer le monde. Je crois qu’il s’agit d’un message que nous devons transmettre à nos enfants. Nous n’avons pas uniquement besoin d’ingénieurs en environnement impliqués. Nous avons besoin de procureurs impliqués, de physiciens appliqués, de cuistots impliqués, de vendeurs impliqués, d’agents immobiliers impliqués, d’industriels impliqués, de journalistes impliqués, d’entrepreneurs impliqués, de vétérinaires impliqués, de courtiers impliqués, et de charpentiers impliqués. Nous avons besoin de bonnes personnes, même aux mauvais endroits. D’ailleurs, nous avons particulièrement besoin de bonnes personnes aux mauvais endroits. Par exemple, que vous le sachiez ou pas, l’industrie du cinéma est énormément polluante et génératrice de déchets. Cela signifie-t-il que les gens impliqués devraient la fuir ? Certainement pas ! Tout le contraire ! Nous ne devons pas laisser les industries polluantes et gaspilleuses entre les mains de ceux qui se fichent complètement du monde. C’est pour cela que je dis et que je répète qu’il y a de bonnes choses à accomplir partout. Et c’est pourquoi je dis aux jeunes : « Ne vous concentrez pas uniquement sur les carrières de travail qui vous semblent nobles, concentrez-vous surtout sur ce que vous faites le mieux. Car c’est par là que vous aurez le plus d’impact sur le monde. »
Des gens me demandent souvent si j’applique ce que je conseille, et je leur réponds que « je fais exactement ce que je conseille. Ce que je conseille, c’est d’utiliser vos plus grands talents pour faire ce que vous savez faire. Et c’est ce que je fais. Je fais ce que je fais le mieux, je touche des centaines de milliers de personnes dans le monde à travers ce que je fais, et je les encourage à sauver la planète. »
Je leur demande : « Pensez-vous que j’aurais plutôt dû être un ingénieur en environnement ? J’aurais fait un très mauvais ingénieur en environnement ! »
Et alors ils me répondent parfois : « Eh bien, c’est très bien pour vous, mais que suis-je censé faire ? Je ne suis qu’une couturière, qu’un maçon, qu’un violoniste, qu’un masseur, qu’un directeur de chorale, etc. »
J’espère que vous comprenez que je parle ici d’un problème d’éducation. Nous devons cesser d’enseigner à nos enfants que seuls quelques individus sont importants. Il nous faut absolument enseigner à nos enfants que ce ne sont pas simplement ceux qui ont des emplois spéciaux qui vont améliorer le monde. Si le monde doit être sauvé, il le sera parce que nous aurons cessé d’attendre que quelqu’un d’autre s’en charge. Si le monde doit être sauvé, il le sera parce que des êtres humains auront compris que son sauvetage n’est pas l’affaire de spécialistes. Qu’il s’agit de quelque chose que nous pouvons tous faire — et que nous devons tous faire.
Merci de m’avoir écouté.
Daniel Quinn
Traduction : Nicolas Casaux
Correction : Lola Béarzatto
J’ai découvert aujourd’hui votre site par l’intermédiaire du site les-crises.fr de Olivier Berruyer. J’en suis ravi. Une révélation pour moi. Je dévore vos textes et traductions. Merci pour vos éclairages. Du bon argumentaire contre les cyniques, de l’espoir parfois, beaucoup de craintes mais on avance et on verra.
Continuer et vraiment merci
« Faites un geste pour la Planète, suicidez-vous ! » J’avais imaginé ce slogan pour souligner la toxicité de certains discours « écolos ». Ce qui n’empêche que le discours de D. Quinn est truffé d’inexactitudes et repose essentiellement sur des biais idéologiques : l’invention de l’agriculture ou des « civilisations » (concept subjectif et discutable) n’est en aucun cas le fait d’une seule culture. Au contraire, plusieurs bassins (MO, Chine, Amérique centrale) apparaissent de façon plus ou moins simultané entre 12000 et 4000 BC, sans qu’il y ait pour autant de contacts entre elles. Il s’agit d’un phénomène de convergence évolutive (biologique ou culturelle, la différence entre les deux étant aussi discutable). Egalement, le comportement « impérialiste » ou prédateur n’est pas le fait d’une seule culture, ni même d’une seule espèce. Il a été amplement documenté chez certaines espèces de fourmis ou de chimpanzés. L’impact écologique est moins perceptible, la vitesse de propagation étant moindre. Quoiqu’il en soit, d’un point de vue purement darwinien, cette propagation est l’indice manifeste d’une réussite adaptative… à un moment donné puisque nous voyons bien qu’une trop grande réussite peut devenir un échec. Tout est question d’équilibre.
A noter que les extinctions de masse de la fin du Pléistocène coïncident avec la colonisation de nouveaux espaces par Homo Sapiens, lors de la fin de la dernière glaciation. On a pu établir que, en Australie ou en Amérique du Nord, la disparition de la mégafaune survient dans les deux cas dans un intervalle de mille ans ou deux mille ans après l’implantation d’Homo Sapiens, ce qui impliquerait un lien de causalité entre ces deux phénomènes. Il a été clairement établi pour l’Australie où les ancêtres des Aborigènes ont dramatiquement changé la physionomie du paysage du fait de la pratique du brûlis. En Amérique du Nord, la chasse intensive serait le facteur déterminant.
Comme toutes les espèces, Homo Sapiens exerce une action sur son environnement. Du fait de sa plasticité et de la diversité de ses pratiques, cette action a pu être positive ou négative en terme de biodiversité. Ainsi, les paysages de bocage modelés par les populations paysannes européennes entre le Néolithique et le XIXeme, présentent une plus grande diversité que la forêt dense et uniforme, ainsi qu’en témoignent la colonisation de différentes espèces d’orchidées ou d’insectes pollinisateurs dans les milieux ouverts.
Conclusion, la partition de Quinn entre « preneurs » et « laisseurs » me semble artificielle, simpliste et historiquement erronée. Quinn sombre dans la morale : sur quelles bases pouvons-nous juger que telle ou telle action peut-être qualifiée de positive ou négative ? Rationnellement, je n’en vois qu’une : la qualité des biomes et leur biodiversité. De ce point de vue, il est évident que le paradigme sociétal actuel n’est pas une réussite. L’ampleur des destructions est inédit mais en aucun cas la destruction elle-même. Plutôt que de valoriser tel ou tel modèle cultural, ce qui relève à mon sens du fantasme et de l’idéologie réductrice, il me paraîtrait plus sain d’infuser un paradigme de pensée centré autour des équilibres systémiques et de la biodiversité, par conséquent, en finir avec l’anthropocentrisme et le spécisme.
Il aurait été plus honnête de préciser que le texte a été légèrement modifié par rapport au discours original… Macron en 1997 ? 🙂