Martin Luther King, la non-violence et la « croyance en un monde juste » (par Nicolas Casaux)

La pro­mo­tion de méthodes d’ac­tion exclu­si­ve­ment non-vio­lentes, au sein des luttes sociales pose de nom­breux pro­blèmes, ana­ly­sés et expo­sés, par exemple, dans deux livres de Peter Gel­der­loos (Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’É­tat et L’É­chec de la non-vio­lence, parus aux Édi­tions Libre) et dans dif­fé­rents ouvrages, articles et essais de Der­rick Jen­sen (voir, par exemple, l’in­tro­duc­tion qu’il a rédi­gée pour le livre de Ward Chur­chill, Paci­fism as patho­lo­gy). Mais voi­ci un autre pro­blème de la non-vio­lence, rare­ment men­tion­né. Dans son livre Com­bats pour la liber­té (1958), Mar­tin Luther King Jr. (une des deux prin­ci­pales icônes de la non-vio­lence, avec Gand­hi) écrit :

« Enfin, la résis­tance non-vio­lente se fonde sur la convic­tion que la loi qui régit l’univers est une loi de jus­tice. En consé­quence, celui qui croit en la non-vio­lence a une foi pro­fonde en l’avenir, qui lui donne une rai­son sup­plé­men­taire d’accepter de souf­frir sans esprit de repré­sailles. Il sait en effet que, dans sa lutte pour la jus­tice, il est en accord avec le cos­mos uni­ver­sel. Il est vrai que cer­tains par­ti­sans sin­cères de la non-vio­lence ont de la peine à croire en un Dieu per­son­nel. Mais ils croient à l’existence de quelque force créa­trice agis­sant dans le sens d’un Tout uni­ver­sel. Que nous croyions à un pro­ces­sus incons­cient, à un Brah­mane imper­son­nel ou à un Dieu vivant, à la puis­sance abso­lue et à l’amour infi­ni, peu importe : il existe dans notre uni­vers une force créa­trice qui œuvre en vue de réta­blir en un tout har­mo­nieux les mul­tiples contra­dic­tions de la réalité. »

Cette idée selon laquelle « la loi qui régit l’univers est une loi de jus­tice » cor­res­pond à un biais cog­ni­tif étu­dié, ori­gi­nel­le­ment décrit par le psy­cho­logue Mel­vin J. Ler­ner. Les anglais parlent d’une just-world hypo­the­sis. En fran­çais, on parle de « croyance en un monde juste » ou d’une « hypo­thèse du monde juste » : il s’a­git, en gros, de la croyance selon laquelle on obtient ce que l’on mérite ou mérite ce que l’on obtient. Bien sou­vent, et très logi­que­ment, cette croyance favo­rise une ten­dance à blâ­mer les vic­times pour leurs propres souf­frances ou leurs oppres­sions (en anglais, on parle de vic­tim bla­ming).

Un article publié en 2015 sur le site du quo­ti­dien bri­tan­nique The Guar­dian, inti­tu­lé « Croire que la vie est juste pour­rait faire de vous une hor­rible per­sonne », explique com­ment fonc­tionne ce biais cognitif :

« Le monde est mani­fes­te­ment un endroit injuste : par­tout, des gens connaissent des sorts qu’ils n’ont pas méri­tés, tan­dis que d’autres ne récoltent pas ce qu’ils ont dûment méri­té. Pour­tant, plu­sieurs décen­nies de recherches scien­ti­fiques ont expo­sé notre besoin de croire autre­ment. Face à des injus­tices mani­festes, nous ten­te­rons cer­tai­ne­ment de les faire ces­ser, si nous le pou­vons  —  mais si nous nous sen­tons inca­pables de cor­ri­ger ces injus­tices, nous aurons ten­dance à chan­ger de stra­té­gie, psy­cho­lo­gi­que­ment par­lant : nous ten­te­rons de nous per­sua­der que le monde n’est, après tout, pas un endroit si injuste. »

Dans un docu­ment publié en 1978 par l’American Psy­cho­lo­gy Asso­cia­tion, le psy­cho­logue Mel­vin Ler­ner et le pro­fes­seur de psy­cho­lo­gie Dale Mil­ler écrivent :

« La croyance en un monde juste per­met à l’individu de faire face à son envi­ron­ne­ment phy­sique et social comme s’il était stable et ordon­né. Sans une telle croyance, il serait dif­fi­cile pour l’individu de pour­suivre des objec­tifs à long terme ou même de main­te­nir son atti­tude socia­le­ment régu­lée dans la vie de tous les jours. »

Autre­ment dit, la croyance en un monde juste per­met à mon­sieur tout le monde de vivre sa vie tout en étant ras­su­ré, de par­ti­ci­per au sys­tème social pro­fon­dé­ment inique et des­truc­teur qu’est le capi­ta­lisme, qu’est la civi­li­sa­tion indus­trielle, tout en se disant que c’est ain­si, que c’est dans l’ordre des choses, que, quelque part, cet état des choses est juste.

On retrouve ici la per­ver­si­té de la loi de l’attraction (par­fois confon­due, à tort, avec la notion de kar­ma), qui « part du prin­cipe que tout ce qui vous arrive, que ce soit posi­tif ou néga­tif, a été atti­ré par vous-même », et qui abou­tit à la ten­dance à blâ­mer les vic­times (si les choses sont justes, celles-ci n’ont que ce qu’elles méritent). Comme le remarque le jour­na­liste états-unien Chris Hedges :

« Ceux qui échouent à faire preuve d’une atti­tude posi­tive, peu importe la réa­li­té exté­rieure, sont consi­dé­rés comme mal adap­tés et en besoin d’assistance. Leur atti­tude a besoin d’être cor­ri­gée. Une fois que l’on adopte une vision enjouée de la réa­li­té, des choses posi­tives vont arri­ver. Cette croyance nous encou­rage à fuir la réa­li­té lorsque celle-ci ne sus­cite pas de sen­ti­ments posi­tifs. Ces spé­cia­listes du “bon­heur” ont for­mu­lé quelque chose qu’ils appellent la “loi de l’attraction”. Elle pré­tend que nous atti­rons dans la vie ces choses, que ce soit de l’argent, une rela­tion, un emploi, sur les­quelles nous nous concen­trons. Subi­te­ment, les femmes et enfants bat­tus et abu­sés, les chô­meurs, les dépres­sifs et les malades men­taux, les anal­pha­bètes, les soli­taires, les endeuillés par la perte d’êtres aimés, ceux que la pau­vre­té frappe, les malades en phase ter­mi­nale, ceux qui com­battent les addic­tions, ceux qui souffrent de trau­ma­tisme, ceux qui sont pri­son­niers de leurs bou­lots ingrats et mal payés, ceux dont les mai­sons sont sai­sies ou qui sont rui­nés parce que n’arrivant pas à payer des fac­tures médi­cales, sont à blâ­mer pour leur néga­ti­vi­té. Cette idéo­lo­gie jus­ti­fie la cruau­té du capi­ta­lisme débri­dé, trans­fé­rant le blâme des élites au pou­voir vers ceux qu’ils oppriment. Et beau­coup d’entre nous ont inté­rio­ri­sé ce concept vicieux qui, en période de dif­fi­cul­té, mène au déses­poir, à la pas­si­vi­té et au désenchantement. »

Mais dans le cas de Mar­tin Luther King, qui était très reli­gieux, cette croyance en un monde juste ne se conçoit pas exac­te­ment de la sorte. Elle se rap­proche plu­tôt de l’idée naïve et infan­tile — pro­pa­gée par les dif­fé­rentes reli­gions du Salut et désor­mais éga­le­ment, sous forme sécu­lière, et entre autres sup­ports, dans les films hol­ly­woo­diens — selon laquelle à la fin, ce sont les gen­tils qui gagnent, c’est le bien qui triomphe, tou­jours, quoi qu’il arrive.

Cette idée d’un monde juste a de tout temps favo­ri­sé la domi­na­tion des classes diri­geantes : en effet, à par­tir du moment où l’on est per­sua­dé que le monde est juste et/ou que le bien va triom­pher, en atten­dant que cela arrive, on est à même de tolé­rer tout et n’importe quoi ; et plus notre situa­tion empire, plus on se rac­croche à cette croyance qui, para­doxa­le­ment, nous per­met ain­si de sup­por­ter l’empirement de l’insupportable (Mar­tin Luther King le for­mule très expli­ci­te­ment quand il parle d’une « foi pro­fonde en l’avenir » qui « donne une rai­son sup­plé­men­taire d’accepter de souf­frir »). Inutile de se fati­guer, de se ris­quer à employer des méthodes de lutte plus offen­sives, plus périlleuses, puisque de toute manière le triomphe des justes et de la jus­tice est garan­ti par une « loi qui régit l’univers ».

En outre, la culture domi­nante, les médias de masse, les ins­ti­tu­tions, et notam­ment le sys­tème sco­laire, tendent à col­por­ter — et de manière insis­tante — cette idée selon laquelle le monde serait juste. L’é­cole nous enseigne que nous vivons en démo­cra­tie, dans le camp du bien (le « monde libre »), les films hol­ly­woo­diens (vidéo ci-des­sus) nous sug­gèrent que le bien l’emporte tou­jours, etc.

Tout ceci par­ti­cipe cer­tai­ne­ment à expli­quer pour­quoi, mal­gré tout ce que nous pou­vons consta­ter, toutes les preuves évi­dentes du contraire, cer­tains et cer­taines d’entre nous per­sistent à croire — et pas for­cé­ment de manière assu­mée, ou par­fai­te­ment consciente, par­fois de manière sub­li­mi­nale — que, quelque part, l’u­ni­vers est effec­ti­ve­ment régi par une loi garan­tis­sant le triomphe de la jus­tice (ou de la vérité).

Ain­si que beau­coup l’ont déjà remar­qué et fait remar­quer, et ain­si que l’histoire nous l’en­seigne, tel n’est évi­dem­ment pas le cas. Il n’existe pas de force intrin­sèque des idées vraies. Rien ne garan­tit que la véri­té fini­ra par s’im­po­ser et la jus­tice par régner quelque part dans l’a­ve­nir. C’est pour cela qu’une par­tie d’entre nous décide de s’in­ves­tir dans des luttes sociales ou écologiques.

Nico­las Casaux

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
3 comments
  1. Bien évi­dem­ment que la croyance en un monde juste par nature, comme celle du paradis/enfer ou encore le fameux ascen­seur social sont avant tout des moyens de contrôle social. La ques­tion étant de savoir si c’est un contrôle impo­sé d’en haut ou un auto-contrôle que s’ap­pliquent les humbles pour jus­ti­fier leur apa­thie et leur volon­té de soumission.
    Quoi qu’il en soit, lors­qu’on parle de non-vio­lence, il faut sur­tout se poser la ques­tion de l’ef­fi­ca­ci­té. Que je sache, il n’y a pas plus d’exemples de luttes vic­to­rieuses menées avec des moyens vio­lents que sans. On peut aus­si se deman­der si, dans un monde hyper-tech­no­lo­gique comme le notre où les puis­sances gou­ver­nantes dis­posent de moyens de sur­veillance et de répres­sion sans com­mune mesure avec les temps pas­sés, une révolte vio­lente peut mener à une autre conclu­sion qu’à un appe­san­tis­se­ment de la main de l’é­tat. Je consi­dère, peut-être à tort, qu’u­ti­li­ser des moyens vio­lents dans les socié­tés actuelles est deve­nu impos­sible, c’est se condam­ner à l’échec.

    1. Le débat est ouvert. « il n’y a pas plus d’exemples de luttes vic­to­rieuses menées avec des moyens vio­lents que sans. » Si. Gel­der­loos l’ex­prime bien dans son bou­quin (on l’é­dite en ce moment, sera publié bien­tôt). Déjà, il n’y a jamais eu de chan­ge­ment social à la suite d’une lutte exclu­si­ve­ment non-vio­lente. Qu’on parle des droits civiques, de l’in­dé­pen­dance de l’Inde, etc. La « vio­lence », ou l’u­sage de la force, a tou­jours fait par­tie des méthodes de lutte. Et d’autres choses. Déve­lop­pées dans le bouquin.

      1. Je suis impa­tient de lire ce livre !
        Ce qui me fait dou­ter de votre point de vue, c’est que l’on se réfère tou­jours aux exemples du pas­sé, où il y avait une cer­taine symé­trie entre les moyens des deux camps (il pou­vait certes y avoir une dif­fé­rence de quan­ti­té, mais pas de nature de ces moyens). Or aujourd’­hui, l’é­cra­sante supé­rio­ri­té tech­no­lo­gique des Etats créé une énorme dis­sy­mé­trie, même si on a pu voir des exemples vic­to­rieux de « tech­no-gué­rilla » retour­nant contre l’ad­ver­saire ses propres moyens (cas des tigres tamouls notam­ment). Il y a aus­si cette idée que le sur­plus de tech­no­lo­gie ajou­té à la com­plexi­té des struc­tures créé l’im­puis­sance, ce qui se défend.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Élection présidentielle 2017 : le naufrage continue (& non, Mélenchon ne diffère pas vraiment des autres)

Pas la peine de s'attarder sur les Macron, Fillon, Le Pen, qui représentent grossièrement la droite, la fraction sociale des zombifiés, pour lesquels on ne peut plus grand-chose. Attardons-nous sur le cas de Jean-Luc Mélenchon, parce qu'il incarnait, lors de cette élection, le principal candidat de la gauche naïve, celle qui fantasme encore. [...]
Lire

« Avant le déluge » : la confirmation de la catastrophe & l’apologie des illusions vertes

Leonardo DiCaprio, star internationale, icône de mode et idole intergénérationnelle, vient de produire un documentaire ("Avant le déluge") mondialement relayé, sur le réchauffement climatique et ses conséquences pour la société industrielle, ses membres, et, accessoirement, pour la planète et ce qui reste de ses autres habitants. [...]