La promotion de méthodes d’action exclusivement non-violentes, au sein des luttes sociales pose de nombreux problèmes, analysés et exposés, par exemple, dans deux livres de Peter Gelderloos (Comment la non-violence protège l’État et L’Échec de la non-violence, parus aux Éditions Libre) et dans différents ouvrages, articles et essais de Derrick Jensen (voir, par exemple, l’introduction qu’il a rédigée pour le livre de Ward Churchill, Pacifism as pathology). Mais voici un autre problème de la non-violence, rarement mentionné. Dans son livre Combats pour la liberté (1958), Martin Luther King Jr. (une des deux principales icônes de la non-violence, avec Gandhi) écrit :
« Enfin, la résistance non-violente se fonde sur la conviction que la loi qui régit l’univers est une loi de justice. En conséquence, celui qui croit en la non-violence a une foi profonde en l’avenir, qui lui donne une raison supplémentaire d’accepter de souffrir sans esprit de représailles. Il sait en effet que, dans sa lutte pour la justice, il est en accord avec le cosmos universel. Il est vrai que certains partisans sincères de la non-violence ont de la peine à croire en un Dieu personnel. Mais ils croient à l’existence de quelque force créatrice agissant dans le sens d’un Tout universel. Que nous croyions à un processus inconscient, à un Brahmane impersonnel ou à un Dieu vivant, à la puissance absolue et à l’amour infini, peu importe : il existe dans notre univers une force créatrice qui œuvre en vue de rétablir en un tout harmonieux les multiples contradictions de la réalité. »
Cette idée selon laquelle « la loi qui régit l’univers est une loi de justice » correspond à un biais cognitif étudié, originellement décrit par le psychologue Melvin J. Lerner. Les anglais parlent d’une just-world hypothesis. En français, on parle de « croyance en un monde juste » ou d’une « hypothèse du monde juste » : il s’agit, en gros, de la croyance selon laquelle on obtient ce que l’on mérite ou mérite ce que l’on obtient. Bien souvent, et très logiquement, cette croyance favorise une tendance à blâmer les victimes pour leurs propres souffrances ou leurs oppressions (en anglais, on parle de victim blaming).
Un article publié en 2015 sur le site du quotidien britannique The Guardian, intitulé « Croire que la vie est juste pourrait faire de vous une horrible personne », explique comment fonctionne ce biais cognitif :
« Le monde est manifestement un endroit injuste : partout, des gens connaissent des sorts qu’ils n’ont pas mérités, tandis que d’autres ne récoltent pas ce qu’ils ont dûment mérité. Pourtant, plusieurs décennies de recherches scientifiques ont exposé notre besoin de croire autrement. Face à des injustices manifestes, nous tenterons certainement de les faire cesser, si nous le pouvons — mais si nous nous sentons incapables de corriger ces injustices, nous aurons tendance à changer de stratégie, psychologiquement parlant : nous tenterons de nous persuader que le monde n’est, après tout, pas un endroit si injuste. »
Dans un document publié en 1978 par l’American Psychology Association, le psychologue Melvin Lerner et le professeur de psychologie Dale Miller écrivent :
« La croyance en un monde juste permet à l’individu de faire face à son environnement physique et social comme s’il était stable et ordonné. Sans une telle croyance, il serait difficile pour l’individu de poursuivre des objectifs à long terme ou même de maintenir son attitude socialement régulée dans la vie de tous les jours. »
Autrement dit, la croyance en un monde juste permet à monsieur tout le monde de vivre sa vie tout en étant rassuré, de participer au système social profondément inique et destructeur qu’est le capitalisme, qu’est la civilisation industrielle, tout en se disant que c’est ainsi, que c’est dans l’ordre des choses, que, quelque part, cet état des choses est juste.
On retrouve ici la perversité de la loi de l’attraction (parfois confondue, à tort, avec la notion de karma), qui « part du principe que tout ce qui vous arrive, que ce soit positif ou négatif, a été attiré par vous-même », et qui aboutit à la tendance à blâmer les victimes (si les choses sont justes, celles-ci n’ont que ce qu’elles méritent). Comme le remarque le journaliste états-unien Chris Hedges :
« Ceux qui échouent à faire preuve d’une attitude positive, peu importe la réalité extérieure, sont considérés comme mal adaptés et en besoin d’assistance. Leur attitude a besoin d’être corrigée. Une fois que l’on adopte une vision enjouée de la réalité, des choses positives vont arriver. Cette croyance nous encourage à fuir la réalité lorsque celle-ci ne suscite pas de sentiments positifs. Ces spécialistes du “bonheur” ont formulé quelque chose qu’ils appellent la “loi de l’attraction”. Elle prétend que nous attirons dans la vie ces choses, que ce soit de l’argent, une relation, un emploi, sur lesquelles nous nous concentrons. Subitement, les femmes et enfants battus et abusés, les chômeurs, les dépressifs et les malades mentaux, les analphabètes, les solitaires, les endeuillés par la perte d’êtres aimés, ceux que la pauvreté frappe, les malades en phase terminale, ceux qui combattent les addictions, ceux qui souffrent de traumatisme, ceux qui sont prisonniers de leurs boulots ingrats et mal payés, ceux dont les maisons sont saisies ou qui sont ruinés parce que n’arrivant pas à payer des factures médicales, sont à blâmer pour leur négativité. Cette idéologie justifie la cruauté du capitalisme débridé, transférant le blâme des élites au pouvoir vers ceux qu’ils oppriment. Et beaucoup d’entre nous ont intériorisé ce concept vicieux qui, en période de difficulté, mène au désespoir, à la passivité et au désenchantement. »
Mais dans le cas de Martin Luther King, qui était très religieux, cette croyance en un monde juste ne se conçoit pas exactement de la sorte. Elle se rapproche plutôt de l’idée naïve et infantile — propagée par les différentes religions du Salut et désormais également, sous forme séculière, et entre autres supports, dans les films hollywoodiens — selon laquelle à la fin, ce sont les gentils qui gagnent, c’est le bien qui triomphe, toujours, quoi qu’il arrive.
Cette idée d’un monde juste a de tout temps favorisé la domination des classes dirigeantes : en effet, à partir du moment où l’on est persuadé que le monde est juste et/ou que le bien va triompher, en attendant que cela arrive, on est à même de tolérer tout et n’importe quoi ; et plus notre situation empire, plus on se raccroche à cette croyance qui, paradoxalement, nous permet ainsi de supporter l’empirement de l’insupportable (Martin Luther King le formule très explicitement quand il parle d’une « foi profonde en l’avenir » qui « donne une raison supplémentaire d’accepter de souffrir »). Inutile de se fatiguer, de se risquer à employer des méthodes de lutte plus offensives, plus périlleuses, puisque de toute manière le triomphe des justes et de la justice est garanti par une « loi qui régit l’univers ».
En outre, la culture dominante, les médias de masse, les institutions, et notamment le système scolaire, tendent à colporter — et de manière insistante — cette idée selon laquelle le monde serait juste. L’école nous enseigne que nous vivons en démocratie, dans le camp du bien (le « monde libre »), les films hollywoodiens (vidéo ci-dessus) nous suggèrent que le bien l’emporte toujours, etc.
Tout ceci participe certainement à expliquer pourquoi, malgré tout ce que nous pouvons constater, toutes les preuves évidentes du contraire, certains et certaines d’entre nous persistent à croire — et pas forcément de manière assumée, ou parfaitement consciente, parfois de manière subliminale — que, quelque part, l’univers est effectivement régi par une loi garantissant le triomphe de la justice (ou de la vérité).
Ainsi que beaucoup l’ont déjà remarqué et fait remarquer, et ainsi que l’histoire nous l’enseigne, tel n’est évidemment pas le cas. Il n’existe pas de force intrinsèque des idées vraies. Rien ne garantit que la vérité finira par s’imposer et la justice par régner quelque part dans l’avenir. C’est pour cela qu’une partie d’entre nous décide de s’investir dans des luttes sociales ou écologiques.
Nicolas Casaux
Bien évidemment que la croyance en un monde juste par nature, comme celle du paradis/enfer ou encore le fameux ascenseur social sont avant tout des moyens de contrôle social. La question étant de savoir si c’est un contrôle imposé d’en haut ou un auto-contrôle que s’appliquent les humbles pour justifier leur apathie et leur volonté de soumission.
Quoi qu’il en soit, lorsqu’on parle de non-violence, il faut surtout se poser la question de l’efficacité. Que je sache, il n’y a pas plus d’exemples de luttes victorieuses menées avec des moyens violents que sans. On peut aussi se demander si, dans un monde hyper-technologique comme le notre où les puissances gouvernantes disposent de moyens de surveillance et de répression sans commune mesure avec les temps passés, une révolte violente peut mener à une autre conclusion qu’à un appesantissement de la main de l’état. Je considère, peut-être à tort, qu’utiliser des moyens violents dans les sociétés actuelles est devenu impossible, c’est se condamner à l’échec.
Le débat est ouvert. « il n’y a pas plus d’exemples de luttes victorieuses menées avec des moyens violents que sans. » Si. Gelderloos l’exprime bien dans son bouquin (on l’édite en ce moment, sera publié bientôt). Déjà, il n’y a jamais eu de changement social à la suite d’une lutte exclusivement non-violente. Qu’on parle des droits civiques, de l’indépendance de l’Inde, etc. La « violence », ou l’usage de la force, a toujours fait partie des méthodes de lutte. Et d’autres choses. Développées dans le bouquin.
Je suis impatient de lire ce livre !
Ce qui me fait douter de votre point de vue, c’est que l’on se réfère toujours aux exemples du passé, où il y avait une certaine symétrie entre les moyens des deux camps (il pouvait certes y avoir une différence de quantité, mais pas de nature de ces moyens). Or aujourd’hui, l’écrasante supériorité technologique des Etats créé une énorme dissymétrie, même si on a pu voir des exemples victorieux de « techno-guérilla » retournant contre l’adversaire ses propres moyens (cas des tigres tamouls notamment). Il y a aussi cette idée que le surplus de technologie ajouté à la complexité des structures créé l’impuissance, ce qui se défend.