Les futurologues qui nous mettent en garde contre les menaces liées à l’Intelligence Artificielle ne regardent pas au bon endroit. La majorité des espèces vivantes font déjà face à une menace existentielle à cause de deux intelligences artificielles créées il y a des centaines d’années : la corporation et l’État.
Certaines personnalités parmi les plus tendances de l’époque nous avertissent depuis quelques temps de la menace d’une intelligence artificielle qui pourrait prendre le pas sur les humains. Plus tôt, ce mois-ci, Stephen Hawking a prédit qu’il pourrait s’agir « du pire évènement de l’histoire de notre civilisation », à moins que nous ne trouvions un moyen de contrôler son développement. Le milliardaire Elon Musk a même créé une entreprise dont l’objectif est de s’assurer que les humains gardent un coup d’avance sur ce qu’il considère comme la menace existentielle posée par l’Intelligence Artificielle.
Ils sont terrifiés à l’idée qu’en dépit de nos (leurs ?) meilleures intentions, nous (ils ?) pourrions (pourraient) créer une force plus puissante que toute l’humanité, dont le système de valeur ne prendrait pas nécessairement en compte le bien-être humain. Une fois qu’elle atteindrait une masse critique, cette force prendrait le contrôle de la planète, des activités humaines, et extirperait toute vie de la Terre en la refaçonnant selon ses propres objectifs.
Ces imbéciles ne remarquent même pas que de telles forces sont d’ores et déjà en train de réduire en charpie la planète et toutes ses espèces vivantes, exactement selon les modalités qu’ils craignent. Ces forces sont la corporation (l’entreprise) et l’État – deux forces qui, en réalité, se fondent en une seule : la civilisation[1]. Et les Elon Musk et les Stephen Hawking sont leurs premiers servants.

Les corporations (ou entreprises), à l’instar d’une intelligence artificielle incontrôlée, ne s’intéressent pas au bien-être humain, ni d’ailleurs à celui du monde naturel. Elles ne sont que des constructions juridiques : des entités abstraites conçues, avant tout, dans l’objectif de maximiser les gains financiers de leurs actionnaires. Si les corporations (ou entreprises) étaient de véritables personnes, elles seraient des sociopathes, dénuées de la capacité d’empathie qui caractérise une personne saine. Au contraire des humains, cependant, les corporations (ou entreprises) sont théoriquement immortelles, ne peuvent pas aller en prison, et les plus importantes d’entre elles, les multinationales, ne sont pas tenues d’obéir aux lois d’un seul pays en particulier.
Les corporations (ou entreprises) ont littéralement accaparé la planète. Elles sont si massives que 69 des 100 premières puissances économiques du monde sont des corporations et non des nations.
Les corporations ont usé de leurs pouvoirs transnationaux pour imposer leurs règles à tous les pays du monde. Les immenses richesses qu’elles ont acquises en exploitant des êtres humains, elles les utilisent en partie pour préserver l’emprise qu’elles détiennent sur eux, qu’elles ont réduit à l’état pathologique de « consommateurs ». Ce processus se nomme le marketing, ou encore la publicité. Au début du 20ème siècle, Edward Bernays, neveu de Freud et pionnier de la propagande publicitaire parlait d’une « manipulation consciente et intelligente des habitudes et des opinions organisées des masses ». Il déclarait ignoblement que « ceux qui manipulent ce mécanisme invisible de la société constituent son gouvernement invisible, qui est le véritable pouvoir qui règne sur ce pays. » Wayne Chilicki, le directeur général de General Mills, l’une des plus grosses entreprises alimentaires du monde, a plus récemment déclaré que : « En ce qui concerne les consommateurs en bas âge, nous suivons chez General Mills le modèle de Procter & Gamble [une multinationale pour laquelle Bernays avait travaillé] du “berceau jusqu’à la tombe”. Nous pensons que nous devons attraper les enfants très tôt, puis les conserver pour toute la vie. »

Les conséquences de cette emprise des corporations sur la planète entière sont le pillage et la destruction inexorable de tous ses biomes, transformés en matières premières puis en produits par le trou noir de la croissance économique, en parallèle d’une dégradation incessante des relations humaines.
Au lieu d’être pendus haut et court, ceux qui organisent et qui profitent de ces destructions sont allègrement récompensés. Voyons, par exemple, le cas d’ExxonMobil : il a été prouvé que cette compagnie a menti sur la réalité du changement climatique, qu’elle connaissait ses conséquences depuis des décennies et qu’elle a délibérément dissimulé les faits. Et pourtant, Rex Tillerson, son PDG à l’époque, est désormais secrétaire d’État des USA, en charge des relations extérieures du pays le plus puissant du monde. Toutes les plus grandes corporations du monde présentent des histoires aussi abjectes : Nike, Total, Danone, Unilever, Nestlé, Shell, etc.
L’État est, quant à lui, bien antérieur à la corporation, même si l’on pourrait dire qu’il est lui-même, en quelque sorte, une forme de corporation : une entité juridique fictive avec des droits et des prérogatives spécifiques. Ainsi que le formule Jedediah Purdy, l’avènement des premières formes d’organisation étatique, il y a plus de 5000 ans, constituait « un nouveau mode d’exploitation permettant aux premières classes dominantes du monde de vivre de la sueur des premiers paysans-serfs du monde. » Et au Grand Pillage de la planète de commencer (les premières cités-États marquèrent l’avènement d’une politique volontaire de destruction organisée du monde naturel, en témoigne Gilgamesh et son abattage d’une forêt de cèdres).

À l’instar de la corporation et à la différence d’autres formes d’organisation sociale, comme celles de peuples de chasseurs-cueilleurs et d’autres communautés à taille humaine, l’organisation étatique n’a que faire du bien-être des humains et du monde naturel. Et à l’instar de la corporation, les valeurs qui dirigent l’État sont l’accumulation, l’expansion, la volonté de puissance, etc.
La préoccupation très médiatisée des premiers servants de ces intelligences artificielles n’est qu’une distraction de plus. Tandis qu’ils s’inquiètent au futur de l’avènement d’une intelligence artificielle incontrôlable, l’État et la corporation, sous l’égide de la civilisation, constituent d’ores et déjà, et depuis plusieurs siècles, des formes d’intelligences artificielles incontrôlées et incontrôlables qui ravagent la planète et asservissent les êtres humains[2].
Démanteler ces formes déjà existantes d’intelligences artificielles hautement nuisibles, dissoudre la civilisation anti-démocratique mondialisée en une multitude de cultures démocratiques (chacune ancrée dans et adaptée à un territoire écologique spécifique), permettrait d’éviter l’avènement de celle dont ils s’inquiètent. Étant donné les impacts écologiques et sociaux et la trajectoire des intelligences artificielles existantes, il est assez probable que leur effondrement soit inéluctable.
Cependant, il est possible qu’un tel dénouement n’advienne qu’une fois que la planète aura été réduite à un « caillou désolé[3] ». Ainsi, la survie de millions d’espèces, dont la nôtre propre, dépend peut-être de notre capacité à le précipiter.
Nicolas Casaux
- « Et si le problème, c’était la civilisation » : https://partage-le.com/2017/10/7993/ ↑
- Pour un constat relativement détaillé de cet état des choses : https://partage-le.com/2017/12/8414/ ↑
- « Si on ne l’arrête pas, la civilisation industrielle pourrait détruire toute la biosphère » : https://partage-le.com/2017/07/pourquoi-la-civilisation-industrielle-va-entierement-devorer-la-planete-par-theodore-kaczynski/ ↑
Bonjour,
Dans l’idéal, je partage votre idée qu’il faut déconstruire les structures oppressantes que sont l’état et la grande entreprise, auxquelles j’ajoute la grande ville. Mais je vais être un peu polémique : croyez-vous vraiment que cet idéal soit encore possible ? Comment croyez-vous qu’un peuple de chasseur-cueilleur ou une communauté villageoise de petits paysans pourraient survivre dans un monde constellé de centrales nucléaires, qui continueront d’être un formidable danger même à l’arrêt, et dans un monde où les sols, l’eau et l’air ont été durablement pollués par l’agriculture chimique et l’industrie ? Bref, la civilisation techno-industrielle n’a-t-elle pas créé elle-même les conditions qui rendent son dépassement impossible ? Pouvons-nous vraiment nous passer, quoi que nous en pensions, de la classe des experts seuls à même de gérer le passif nucléaire, chimique, etc ?
JN, l’erreur c’est peut-être de croire qu’il existe « des experts capables ». De toutes façons, il est trop tard, bien trop tard pour tenter quoi que ce soit, sauf la précipitation. Mais je vous rassure, d’autres s’en occupent pour nous. 🙂
Celles et ceux qui se tireront de ce merdier auront compris auparavant qu’il leur faut développer le rapport à la terre — ou à l’univers si vous voyez les choses en grand. Le reste, technologie et confort modernes, ne sont qu’hallucinations qui masquent la vérité sinistre qui nous pend au nez.
JN, arrêtez de croire en l’humain.
Nicolas, essayez d’aller prêcher dans la rue. On vous lancera des pierres. Vos articles sont justes, correspondent à certaines personnes, mais trop peu. Et quand je vois ces 281 re-posts sur Fesse-Bouc j’ai envie de hurler devant ce serpent qui se bouffe la queue.
Bonne chance à vous deux !
Plus que l’Etat, une IA par la force des choses et par intérêt (sacrifice de la liberté pour la sécurité), ne seraient-ce pas les Nations, et par là les identités (la fierté d’être français, breton, stéphanois…), qui seraient artificielles, reposant entièrement sur des abstractions et dangereuses pour une hypothétique survie de l’espèce humaine.Il n’y a qu’à penser aux lieux de naissances de beaucoup de gens, les hôpitaux, pour comprendre l’avantage d’une structure étatique car la mortalité infantile serait peut-être plus forte hors cadre légal sans technologie collective. Une Terre sans Nations paraîtrait plus intelligente — sans Etat, tout est dans ce que l’on met dedans, cela me semble moins évident.
Si vous voulez savoir pourquoi la naissance en hôpital est une catastrophe, il faut lire les travaux sur l’accouchement dans les livres de Michel Odent (par exemple). Si vous voulez savoir en quoi c’est l’Etat qui constitue la nation, vous pouvez lire Bernard Charbonneau (par exemple), notamment son livre L’Etat. Sans Etat pas de nation (au sens des nations modernes : France, Espagne, etc.). L’Etat s’est appuyé sur la nation pour exister, cela devrait être évident, il a fabriqué les nations. Et si vous voulez savoir en quoi l’Etat est le pire des mots vous avez toute la littérature anarchiste, des anthropologues comme David Graeber et James C. Scott aux critiques de l’Encyclopédie des Nuisances.
De bonnes lectures, pas toutes présentes dans le réseau des médiathèques, Graeber y est présent — l’Etat y assume un rôle de sécurité/confort intellectuel. Je vais donc emprunter ce livre à l’Etat pour comprendre en quoi il est le pire des maux.