Deux intelligences artificielles ravagent d’ores et déjà la planète (par Nicolas Casaux)

Les futu­ro­logues qui nous mettent en garde contre les menaces liées à l’Intelligence Arti­fi­cielle ne regardent pas au bon endroit. La majo­ri­té des espèces vivantes font déjà face à une menace exis­ten­tielle à cause de deux intel­li­gences arti­fi­cielles créées il y a des cen­taines d’années : la cor­po­ra­tion et l’État.

Cer­taines per­son­na­li­tés par­mi les plus ten­dances de l’époque nous aver­tissent depuis quelques temps de la menace d’une intel­li­gence arti­fi­cielle qui pour­rait prendre le pas sur les humains. Plus tôt, ce mois-ci, Ste­phen Haw­king a pré­dit qu’il pour­rait s’agir « du pire évè­ne­ment de l’histoire de notre civi­li­sa­tion », à moins que nous ne trou­vions un moyen de contrô­ler son déve­lop­pe­ment. Le mil­liar­daire Elon Musk a même créé une entre­prise dont l’objectif est de s’assurer que les humains gardent un coup d’avance sur ce qu’il consi­dère comme la menace exis­ten­tielle posée par l’Intelligence Artificielle.

Ils sont ter­ri­fiés à l’idée qu’en dépit de nos (leurs ?) meilleures inten­tions, nous (ils ?) pour­rions (pour­raient) créer une force plus puis­sante que toute l’humanité, dont le sys­tème de valeur ne pren­drait pas néces­sai­re­ment en compte le bien-être humain. Une fois qu’elle attein­drait une masse cri­tique, cette force pren­drait le contrôle de la pla­nète, des acti­vi­tés humaines, et extir­pe­rait toute vie de la Terre en la refa­çon­nant selon ses propres objectifs.

Ces imbé­ciles ne remarquent même pas que de telles forces sont d’ores et déjà en train de réduire en char­pie la pla­nète et toutes ses espèces vivantes, exac­te­ment selon les moda­li­tés qu’ils craignent. Ces forces sont la cor­po­ra­tion (l’entreprise) et l’État – deux forces qui, en réa­li­té, se fondent en une seule : la civi­li­sa­tion[1]. Et les Elon Musk et les Ste­phen Haw­king sont leurs pre­miers servants.

Image trou­vée dans un article du maga­zine amé­ri­cain Forbes. AI : Arti­fi­cal Intel­li­gence, Intel­li­gence Arti­fi­cielle. Ce n’est pas ce que l’i­mage était sup­po­sée signi­fier, et pour­tant : la struc­ture arti­fi­cielle qui orga­nise les choses ici liées à un cer­veau estam­pillé AI (Intel­li­gence Arti­fi­cielle) n’est autre que la civi­li­sa­tion indus­trielle, l’im­mense réseau pla­né­taire de l’é­co­no­mie mon­dia­li­sée, le sys­tème trans­na­tio­nal que consti­tuent les États et les cor­po­ra­tions : l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle existe déjà, elle orga­nise déjà nos existences.

Les cor­po­ra­tions (ou entre­prises), à l’instar d’une intel­li­gence arti­fi­cielle incon­trô­lée, ne s’intéressent pas au bien-être humain, ni d’ailleurs à celui du monde natu­rel. Elles ne sont que des construc­tions juri­diques : des enti­tés abs­traites conçues, avant tout, dans l’objectif de maxi­mi­ser les gains finan­ciers de leurs action­naires. Si les cor­po­ra­tions (ou entre­prises) étaient de véri­tables per­sonnes, elles seraient des socio­pathes, dénuées de la capa­ci­té d’empathie qui carac­té­rise une per­sonne saine. Au contraire des humains, cepen­dant, les cor­po­ra­tions (ou entre­prises) sont théo­ri­que­ment immor­telles, ne peuvent pas aller en pri­son, et les plus impor­tantes d’entre elles, les mul­ti­na­tio­nales, ne sont pas tenues d’obéir aux lois d’un seul pays en particulier.

Les cor­po­ra­tions (ou entre­prises) ont lit­té­ra­le­ment acca­pa­ré la pla­nète. Elles sont si mas­sives que 69 des 100 pre­mières puis­sances éco­no­miques du monde sont des cor­po­ra­tions et non des nations.

Les cor­po­ra­tions ont usé de leurs pou­voirs trans­na­tio­naux pour impo­ser leurs règles à tous les pays du monde. Les immenses richesses qu’elles ont acquises en exploi­tant des êtres humains, elles les uti­lisent en par­tie pour pré­ser­ver l’emprise qu’elles détiennent sur eux, qu’elles ont réduit à l’état patho­lo­gique de « consom­ma­teurs ». Ce pro­ces­sus se nomme le mar­ke­ting, ou encore la publi­ci­té. Au début du 20ème siècle, Edward Ber­nays, neveu de Freud et pion­nier de la pro­pa­gande publi­ci­taire par­lait d’une « mani­pu­la­tion consciente et intel­li­gente des habi­tudes et des opi­nions orga­ni­sées des masses ». Il décla­rait igno­ble­ment que « ceux qui mani­pulent ce méca­nisme invi­sible de la socié­té consti­tuent son gou­ver­ne­ment invi­sible, qui est le véri­table pou­voir qui règne sur ce pays. » Wayne Chi­li­cki, le direc­teur géné­ral de Gene­ral Mil­ls, l’une des plus grosses entre­prises ali­men­taires du monde, a plus récem­ment décla­ré que : « En ce qui concerne les consom­ma­teurs en bas âge, nous sui­vons chez Gene­ral Mil­ls le modèle de Proc­ter & Gamble [une mul­ti­na­tio­nale pour laquelle Ber­nays avait tra­vaillé] du “ber­ceau jus­qu’à la tombe”. Nous pen­sons que nous devons attra­per les enfants très tôt, puis les conser­ver pour toute la vie. »

L’in­tel­li­gence arti­fi­cielle domi­nante asser­vit les êtres humains, les rédui­sant au rang de machines, d’ou­tils, comme dans cette usine en Chine, à Xiamen.

Les consé­quences de cette emprise des cor­po­ra­tions sur la pla­nète entière sont le pillage et la des­truc­tion inexo­rable de tous ses biomes, trans­for­més en matières pre­mières puis en pro­duits par le trou noir de la crois­sance éco­no­mique, en paral­lèle d’une dégra­da­tion inces­sante des rela­tions humaines.

Au lieu d’être pen­dus haut et court, ceux qui orga­nisent et qui pro­fitent de ces des­truc­tions sont allè­gre­ment récom­pen­sés. Voyons, par exemple, le cas d’ExxonMobil : il a été prou­vé que cette com­pa­gnie a men­ti sur la réa­li­té du chan­ge­ment cli­ma­tique, qu’elle connais­sait ses consé­quences depuis des décen­nies et qu’elle a déli­bé­ré­ment dis­si­mu­lé les faits. Et pour­tant, Rex Tiller­son, son PDG à l’époque, est désor­mais secré­taire d’État des USA, en charge des rela­tions exté­rieures du pays le plus puis­sant du monde. Toutes les plus grandes cor­po­ra­tions du monde pré­sentent des his­toires aus­si abjectes : Nike, Total, Danone, Uni­le­ver, Nest­lé, Shell, etc.

L’État est, quant à lui, bien anté­rieur à la cor­po­ra­tion, même si l’on pour­rait dire qu’il est lui-même, en quelque sorte, une forme de cor­po­ra­tion : une enti­té juri­dique fic­tive avec des droits et des pré­ro­ga­tives spé­ci­fiques. Ain­si que le for­mule Jede­diah Pur­dy, l’avènement des pre­mières formes d’organisation éta­tique, il y a plus de 5000 ans, consti­tuait « un nou­veau mode d’exploitation per­met­tant aux pre­mières classes domi­nantes du monde de vivre de la sueur des pre­miers pay­sans-serfs du monde. » Et au Grand Pillage de la pla­nète de com­men­cer (les pre­mières cités-États mar­quèrent l’avènement d’une poli­tique volon­taire de des­truc­tion orga­ni­sée du monde natu­rel, en témoigne Gil­ga­mesh et son abat­tage d’une forêt de cèdres).

L’in­tel­li­gence arti­fi­cielle domi­nante rem­place le monde natu­rel par un envi­ron­ne­ment entiè­re­ment arti­fi­ciel, extrê­me­ment appau­vri, et qui est d’ailleurs ren­du fonc­tion­nel de manière arti­fi­cielle, tem­po­raire (rien de tout ça n’est sou­te­nable), comme ici la Val­lée Impé­riale de Cali­for­nie, aux USA, véri­table désert où l’on pra­tique une agri­cul­ture méca­ni­sée, en contre-sai­son,  grâce aux nom­breux canaux d’ir­ri­ga­tion qui y amènent l’eau volée au fleuve Colo­ra­do, qui n’at­teint plus l’océan.

À l’instar de la cor­po­ra­tion et à la dif­fé­rence d’autres formes d’organisation sociale, comme celles de peuples de chas­seurs-cueilleurs et d’autres com­mu­nau­tés à taille humaine, l’organisation éta­tique n’a que faire du bien-être des humains et du monde natu­rel. Et à l’instar de la cor­po­ra­tion, les valeurs qui dirigent l’État sont l’accumulation, l’expansion, la volon­té de puis­sance, etc.

La pré­oc­cu­pa­tion très média­ti­sée des pre­miers ser­vants de ces intel­li­gences arti­fi­cielles n’est qu’une dis­trac­tion de plus. Tan­dis qu’ils s’inquiètent au futur de l’avènement d’une intel­li­gence arti­fi­cielle incon­trô­lable, l’État et la cor­po­ra­tion, sous l’égide de la civi­li­sa­tion, consti­tuent d’ores et déjà, et depuis plu­sieurs siècles, des formes d’intelligences arti­fi­cielles incon­trô­lées et incon­trô­lables qui ravagent la pla­nète et asser­vissent les êtres humains[2].

Déman­te­ler ces formes déjà exis­tantes d’intelligences arti­fi­cielles hau­te­ment nui­sibles, dis­soudre la civi­li­sa­tion anti-démo­cra­tique mon­dia­li­sée en une mul­ti­tude de cultures démo­cra­tiques (cha­cune ancrée dans et adap­tée à un ter­ri­toire éco­lo­gique spé­ci­fique), per­met­trait d’éviter l’avènement de celle dont ils s’inquiètent. Étant don­né les impacts éco­lo­giques et sociaux et la tra­jec­toire des intel­li­gences arti­fi­cielles exis­tantes, il est assez pro­bable que leur effon­dre­ment soit inéluctable.

Cepen­dant, il est pos­sible qu’un tel dénoue­ment n’advienne qu’une fois que la pla­nète aura été réduite à un « caillou déso­lé[3] ». Ain­si, la sur­vie de mil­lions d’espèces, dont la nôtre propre, dépend peut-être de notre capa­ci­té à le précipiter.

Nico­las Casaux


  1. « Et si le pro­blème, c’était la civi­li­sa­tion » : https://partage-le.com/2017/10/7993/
  2. Pour un constat rela­ti­ve­ment détaillé de cet état des choses : https://partage-le.com/2017/12/8414/
  3. « Si on ne l’ar­rête pas, la civi­li­sa­tion indus­trielle pour­rait détruire toute la bio­sphère » : https://partage-le.com/2017/07/pourquoi-la-civilisation-industrielle-va-entierement-devorer-la-planete-par-theodore-kaczynski/
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6 comments
  1. Bon­jour,
    Dans l’i­déal, je par­tage votre idée qu’il faut décons­truire les struc­tures oppres­santes que sont l’é­tat et la grande entre­prise, aux­quelles j’a­joute la grande ville. Mais je vais être un peu polé­mique : croyez-vous vrai­ment que cet idéal soit encore pos­sible ? Com­ment croyez-vous qu’un peuple de chas­seur-cueilleur ou une com­mu­nau­té vil­la­geoise de petits pay­sans pour­raient sur­vivre dans un monde constel­lé de cen­trales nucléaires, qui conti­nue­ront d’être un for­mi­dable dan­ger même à l’ar­rêt, et dans un monde où les sols, l’eau et l’air ont été dura­ble­ment pol­lués par l’a­gri­cul­ture chi­mique et l’in­dus­trie ? Bref, la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle n’a-t-elle pas créé elle-même les condi­tions qui rendent son dépas­se­ment impos­sible ? Pou­vons-nous vrai­ment nous pas­ser, quoi que nous en pen­sions, de la classe des experts seuls à même de gérer le pas­sif nucléaire, chi­mique, etc ?

    1. JN, l’er­reur c’est peut-être de croire qu’il existe « des experts capables ». De toutes façons, il est trop tard, bien trop tard pour ten­ter quoi que ce soit, sauf la pré­ci­pi­ta­tion. Mais je vous ras­sure, d’autres s’en occupent pour nous. 🙂
      Celles et ceux qui se tire­ront de ce mer­dier auront com­pris aupa­ra­vant qu’il leur faut déve­lop­per le rap­port à la terre — ou à l’u­ni­vers si vous voyez les choses en grand. Le reste, tech­no­lo­gie et confort modernes, ne sont qu’­hal­lu­ci­na­tions qui masquent la véri­té sinistre qui nous pend au nez.
      JN, arrê­tez de croire en l’humain.
      Nico­las, essayez d’al­ler prê­cher dans la rue. On vous lan­ce­ra des pierres. Vos articles sont justes, cor­res­pondent à cer­taines per­sonnes, mais trop peu. Et quand je vois ces 281 re-posts sur Fesse-Bouc j’ai envie de hur­ler devant ce ser­pent qui se bouffe la queue.
      Bonne chance à vous deux !

  2. Plus que l’E­tat, une IA par la force des choses et par inté­rêt (sacri­fice de la liber­té pour la sécu­ri­té), ne seraient-ce pas les Nations, et par là les iden­ti­tés (la fier­té d’être fran­çais, bre­ton, sté­pha­nois…), qui seraient arti­fi­cielles, repo­sant entiè­re­ment sur des abs­trac­tions et dan­ge­reuses pour une hypo­thé­tique sur­vie de l’es­pèce humaine.Il n’y a qu’à pen­ser aux lieux de nais­sances de beau­coup de gens, les hôpi­taux, pour com­prendre l’a­van­tage d’une struc­ture éta­tique car la mor­ta­li­té infan­tile serait peut-être plus forte hors cadre légal sans tech­no­lo­gie col­lec­tive. Une Terre sans Nations paraî­trait plus intel­li­gente — sans Etat, tout est dans ce que l’on met dedans, cela me semble moins évident.

    1. Si vous vou­lez savoir pour­quoi la nais­sance en hôpi­tal est une catas­trophe, il faut lire les tra­vaux sur l’ac­cou­che­ment dans les livres de Michel Odent (par exemple). Si vous vou­lez savoir en quoi c’est l’E­tat qui consti­tue la nation, vous pou­vez lire Ber­nard Char­bon­neau (par exemple), notam­ment son livre L’E­tat. Sans Etat pas de nation (au sens des nations modernes : France, Espagne, etc.). L’E­tat s’est appuyé sur la nation pour exis­ter, cela devrait être évident, il a fabri­qué les nations. Et si vous vou­lez savoir en quoi l’E­tat est le pire des mots vous avez toute la lit­té­ra­ture anar­chiste, des anthro­po­logues comme David Grae­ber et James C. Scott aux cri­tiques de l’En­cy­clo­pé­die des Nuisances.

      1. De bonnes lec­tures, pas toutes pré­sentes dans le réseau des média­thèques, Grae­ber y est pré­sent — l’E­tat y assume un rôle de sécurité/confort intel­lec­tuel. Je vais donc emprun­ter ce livre à l’E­tat pour com­prendre en quoi il est le pire des maux.

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