Le communisme nous a‑t-il rendus humains ? Sur l’anthropologie de David Graeber (par Chris Knight)

En cou­ver­ture, la Cue­va de las Manos (« Grotte des Mains »), un site pré­his­to­rique riche en pein­tures rupestres qui se trouve en Argen­tine, en Pata­go­nie, pro­vince de San­ta Cruz, à proxi­mi­té du río Pinturas. 

Le texte sui­vant, de l’an­thro­po­logue bri­tan­nique Chris Knight, est initia­le­ment paru, en anglais, sur le site de la revue The Brook­lyn Rail en juin 2021. Chris Knight tra­vaille au dépar­te­ment d’an­thro­po­lo­gie de l’U­ni­ver­si­ty Col­lege de Londres (UCL). Il est l’au­teur de Blood Rela­tions (1991) et de Deco­ding Chom­sky (2016). En 2014, l’E­vo­lu­tio­na­ry Lin­guis­tics Asso­cia­tion l’a hono­ré d’un prix pour l’ensemble de ses réalisations.


« Le pre­mier qui ayant enclos un ter­rain, s’avisa de dire, ceci est à moi, & trou­va des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fon­da­teur de la socié­té civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères & d’horreurs n’eût point épar­gnés au genre humain celui qui, arra­chant les pieux ou com­blant le fos­sé, eût crié à ses sem­blables : gar­dez-vous d’écouter cet impos­teur ; vous êtes per­dus si vous oubliez que les fruits sont à tous, & que la terre n’est à personne ! »

— Jean-Jacques Rous­seau, Dis­cours sur l’o­ri­gine et les fon­de­ments de l’i­né­ga­li­té par­mi les hommes (1755)

Le décès sou­dain de mon ami David Grae­ber, l’an der­nier, fut un grand choc. Plus que qui­conque depuis Fre­de­rich Engels, il est par­ve­nu à remettre l’an­thro­po­lo­gie au goût du jour et à la rendre acces­sible aux gens ordinaires.

Anthro­po­logues enga­gés tous les deux, nous nous rejoi­gnions sur de nom­breux points. Mais deux anar­chistes s’accordant sur toute chose, c’eut tout de même été éton­nant. Le plai­sir que Grae­ber pre­nait à la pro­vo­ca­tion pou­vait être très ins­pi­rant. Il aimait racon­ter à ses amis que ma concep­tion de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té était com­plè­te­ment fausse. Il reje­tait les théo­ries tra­di­tion­nelles du « com­mu­nisme pri­mi­tif » autant que les idées de Jean-Jacques Rous­seau sur les ori­gines des inéga­li­tés — qui n’étaient selon lui rien de plus d’un conte de fées. Aucune socié­té ayant jamais exis­té n’aurait pu se fon­der, d’une manière ou d’un autre, sur le prin­cipe « les fruits de la terre sont à tous et la terre n’est à per­sonne ». Nul para­dis pré­his­to­rique figu­rant des socié­tés orga­ni­sées selon des prin­cipes com­mu­nistes n’aurait jamais existé.

Dès sa sor­tie en 2011, son livre Dette : 5000 ans d’histoire fut aus­si bien applau­di par les anar­chistes, les socia­listes et les anti­ca­pi­ta­listes que par cer­tains des plus célèbres éco­no­mistes du monde[1]. Grae­ber consacre plu­sieurs pages au com­mu­nisme en début d’ouvrage. Au lieu de conce­voir le com­mu­nisme comme un idéal de pro­prié­té com­mune — le pro­gramme poli­tique du com­mu­nisme à pro­pre­ment par­ler — Grae­ber le redé­fi­nit comme « tout rap­port humain fon­dé sur le prin­cipe “De cha­cun selon ses capa­ci­tés, à cha­cun selon ses besoins” ». De tels rap­ports étant légion, Grae­ber pré­tend ain­si rame­ner le com­mu­nisme sur terre en le célé­brant comme une réa­li­té quo­ti­dienne et non plus comme un idéal — le com­mu­nisme se trouve en effet au fon­de­ment de toute vie sociale humaine. Cela étant, Grae­ber affirme ensuite qu’étant don­né que nous ren­con­trons éga­le­ment, et par­tout, des rela­tions égoïstes et com­pé­ti­tives, le com­mu­nisme ne sau­rait donc être un arran­ge­ment social stable. Selon lui : « Tout le monde agit en com­mu­niste une bonne par­tie de son temps. Per­sonne n’agit en com­mu­niste tout le temps. »

Bien avant l’ar­ri­vée de Grae­ber sur la scène anthro­po­lo­gique, les scien­ti­fiques évo­lu­tion­naires se deman­daient déjà si ce qui dis­tin­guait les humains des autres pri­mates était une ten­dance à la coopé­ra­tion, les pous­sant ins­tinc­ti­ve­ment à col­la­bo­rer dès que pos­sible. Comme tou­jours, les dis­cus­sions étaient ani­mées — tout le monde n’é­tait pas d’ac­cord. Et outre cette coopé­ra­tion ins­tinc­tive éten­due aux amis et aux parents, il est désor­mais lar­ge­ment admis que la stra­té­gie sociale dar­wi­nienne appe­lée « coopé­ra­tion avec les étran­gers » fait — fon­da­men­ta­le­ment — par­tie de la psy­cho­lo­gie de notre espèce[2].

Ain­si, la contri­bu­tion de Grae­ber consiste essen­tiel­le­ment en une sorte de rebran­ding du concept (d’effort visant à lui don­ner une appa­rence nou­velle), visant à cho­quer, hor­ri­fier et cap­ti­ver. Entre toutes pos­si­bi­li­tés, Grae­ber choi­sit de qua­li­fier notre socia­bi­li­té quo­ti­dienne de « com­mu­nisme ». À peine sor­tis de décen­nies de guerre froide, ponc­tuées de mises en garde inces­santes contre le péril rouge, et suite à l’inexorable dési­gna­tion des États-Unis comme gar­dien et pro­tec­teur du monde libre contre le com­mu­nisme — après tout cela, Grae­ber eut l’au­dace tran­quille d’af­fir­mer qu’au fond, nous sommes tous des com­mu­nistes lorsque nous nous mon­trons aimables et que nous fai­sons montre du meilleur de nous-mêmes.

Cette brillante tac­tique connut le suc­cès que l’on sait. En par­tie parce que cette concep­tion du com­mu­nisme pou­vait plaire à tout le monde. Contrai­re­ment aux ver­sions mar­xistes, qui mena­çaient les pro­prié­taires du capi­tal, la ver­sion de Grae­ber ne tou­chait pas aux rela­tions de pro­prié­té. Elle ne com­por­tait pas trace de la décla­ra­tion rous­seauiste (« les fruits de la terre appar­tiennent à tous, et la terre à per­sonne »). Le com­mu­nisme ver­sion Grae­ber n’a rien à voir avec la manière dont la pro­prié­té est déte­nue. Mieux encore, vous pou­vez très bien avoir la pro­prié­té pri­vée, le féo­da­lisme, le capi­ta­lisme mono­po­lis­tique d’en­tre­prise, l’es­cla­va­gisme et tout ce que vous vou­lez, et tout de même pro­fi­ter des avan­tages du com­mu­nisme ! Cer­tains se sont amu­sés à faire remar­quer qu’il n’était pas par­ti­cu­liè­re­ment éton­nant de voir jusqu’aux ban­quiers adhé­rer à cette défi­ni­tion[3] !

Grae­ber sou­tient expli­ci­te­ment que le com­mu­nisme se mani­feste par­tout, quel que soit le mode de pro­prié­té. Son rai­son­ne­ment est simple : « Les plai­sirs soli­taires exis­te­ront tou­jours, mais, pour la plu­part des humains, les acti­vi­tés les plus plai­santes consistent presque inva­ria­ble­ment à par­ta­ger quelque chose — de la musique, un repas, de l’alcool, de la drogue, des ragots, du théâtre, un lit. À la racine même de ce que nous tenons pour agréable, il y a un cer­tain com­mu­nisme des sens[4]. » Même des entre­prises capi­ta­listes comme Apple encou­ragent le com­mu­nisme, en interne, pour inci­ter leurs employés à socia­bi­li­ser sans pres­sion afin de sti­mu­ler la créa­ti­vi­té des uns et des autres[5]. Grae­ber nous fait remar­quer que nous ne pour­rions pas même appré­cier les conver­sa­tions ordi­naires — l’usage nor­mal de la langue — sans confiance mutuelle et, donc, sans un soup­çon de communisme.

Mais il ne pour­ra jamais s’agir de plus que d’un simple soup­çon. En se réfé­rant habi­le­ment à l’ethnographie, aux cultures du monde entier à tra­vers les époques, Grae­ber montre que ce qu’il appelle « com­mu­nisme » va et vient, en alter­nance avec des prin­cipes de vio­lence, d’égoïsme ou de com­pé­ti­tion, l’emporte par­fois et à d’autres moments s’é­crase, mais ne dis­pa­raît jamais tout à fait. Pour nous autres com­mu­nistes liber­taires dans l’âme, il s’agit d’une pen­sée récon­for­tante. Nous dis­po­sons désor­mais d’un fon­de­ment solide sur lequel nous appuyer. En fin de compte, nous ne pou­vons pas perdre.

Cela étant, nous dit Grae­ber, nous ne pou­vons pas non plus gagner. La pen­sée poli­tique anar­chiste et socia­liste tra­di­tion­nelle sou­hai­tait que nous puis­sions un jour nous auto­gou­ver­ner au moyen d’une poli­tique com­mu­niste, comme nous le fai­sions déjà du temps des chas­seurs-cueilleurs. Cepen­dant, selon Grae­ber, il ne s’agirait là que de foutaises :

« Notre façon de pen­ser le com­mu­nisme a été domi­née par un mythe. Il était une fois une époque où les humains déte­naient tout en com­mun — au jar­din d’Éden, pen­dant l’Âge d’or de Saturne, dans les bandes de chas­seurs-cueilleurs paléo­li­thiques. Puis est venue la Chute, et nous subis­sons aujourd’hui la malé­dic­tion des cli­vages du pou­voir et de la pro­prié­té pri­vée. Le rêve était qu’un jour (…) nous fini­rions par être en mesure de réta­blir l’ordre ini­tial, de res­tau­rer la pro­prié­té com­mune et la ges­tion com­mune des res­sources col­lec­tives. (…) Appe­lons cela le “com­mu­nisme mythique”, ou même le “com­mu­nisme épique” — une his­toire que nous aimons nous racon­ter. Depuis l’époque de la Révo­lu­tion fran­çaise, elle a ins­pi­ré des mil­lions de per­sonnes ; mais elle a aus­si infli­gé d’énormes dom­mages à l’humanité. Il est grand temps, je crois, d’écarter l’ensemble de ce rai­son­ne­ment[6]. »

D’après lui, ce serait donc l’aspiration pro­ver­biale de la gauche — la res­tau­ra­tion de la pro­prié­té com­mune — qui aurait cau­sé « d’énormes dom­mages à l’humanité ». Je pense, à l’inverse, que nous devrions regar­der dans la direc­tion oppo­sée. Il n’y a rien de pire que l’hypothèse droi­tiste selon laquelle les fron­tières, la guerre, la domi­na­tion mas­cu­line et la pro­prié­té pri­vée ont tou­jours exis­té et exis­te­ront toujours.

***

La théo­rie du « com­mu­nisme pri­mi­tif » ne serait, selon Grae­ber, rien de plus qu’un conte de fées, une « uto­pie magique ». Les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs du paléo­li­thique n’au­raient jamais été par­ti­cu­liè­re­ment éga­li­taires, pas plus qu’anarchistes ou com­mu­nistes. D’ailleurs, tou­jours selon lui, elles n’avaient pas plus de rai­sons de l’être que les peuples nomades pas­to­raux, les agri­cul­teurs et les cita­dins. Grae­ber concède tou­te­fois que les orga­ni­sa­tions sociales de nos ancêtres paléo­li­thiques incor­po­raient effec­ti­ve­ment cer­tains aspects inter­per­son­nels du com­mu­nisme tel qu’il le défi­nit. Cepen­dant, estime-t-il, nous pour­rions en dire autant de toutes les socié­tés humaines du monde entier, y com­pris des socié­tés capi­ta­listes modernes. « Même le capi­ta­lisme peut être consi­dé­ré comme un sys­tème de ges­tion com­mu­niste[7] », écrit-il. Comme n’importe quel sys­tème social, nous dit-il, le capi­ta­lisme dépend du com­mu­nisme que nous mani­fes­tons au quotidien.

En récu­sant la théo­rie du com­mu­nisme pri­mi­tif ou ori­gi­nel, Grae­ber écarte d’un revers de main des pans entiers de la pen­sée his­to­rique et évo­lu­tion­naire. Je pense ici à Lewis Hen­ry Mor­gan, Karl Marx et Fre­de­rich Engels, aux­quels ont suc­cé­dé des géné­ra­tions de cher­cheurs — dont les tra­vaux por­tant sur les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs actuelles ont mon­tré que la vie sans pro­prié­té pri­vée ni État était non seule­ment envi­sa­geable, mais qu’elle était en plus de cela, et en pra­tique, par­ti­cu­liè­re­ment har­mo­nieuse, rési­liente et gratifiante.

Lorsque l’é­minent anthro­po­logue Richard Lee, entre autres, publia ses “Reflec­tions on Pri­mi­tive Com­mu­nism” (« Réflexions sur le com­mu­nisme pri­mi­tif ») en 1988, il par­lait en connais­sance de cause. Il par­tait direc­te­ment de ses expé­riences de vie par­mi les chas­seurs-cueilleurs San du Kala­ha­ri[8]. Si vous avez récem­ment par­ti­ci­pé à une mani­fes­ta­tion ou à un ras­sem­ble­ment anti­ca­pi­ta­liste, éco­lo­giste ou à toute autre action directe, vous recon­naî­trez immé­dia­te­ment l’éthos que décrit Lee. Ces gens pré­ten­du­ment pri­mi­tifs, c’est nous. Chez eux, vous ne trou­ve­rez ni struc­ture d’au­to­ri­té des­cen­dante ni force de police, pas une once de pou­voir éta­tique, et aucune tolé­rance envers les ambi­tieux et les fan­fa­rons. Toutes les res­sources sont par­ta­gées en com­mun, des adultes jus­qu’aux enfants. Des sys­tèmes de paren­té éla­bo­rés relient les gens à tra­vers de vastes pay­sages, sans tenir compte des dis­tances et des fron­tières ter­ri­to­riales. Dans chaque camp règne un éga­li­ta­risme farou­che­ment défen­du, notam­ment au moyen de la déri­sion, du prin­cipe consis­tant à tour­ner en ridi­cule : un rire col­lec­tif tapa­geur diri­gé contre qui­conque ten­te­rait de s’é­le­ver au-des­sus des autres.

Dans un livre extra­or­di­naire, cap­ti­vant chef-d’œuvre de nar­ra­tion et d’é­ru­di­tion, inti­tu­lé Les Exi­lés de l’Éden et publié en 2000, l’an­thro­po­logue social et grand spé­cia­liste des chas­seurs-cueilleurs Hugh Bro­dy[9] expose toute la diver­si­té des cultures des chas­seurs-cueilleurs ain­si que leurs carac­té­ris­tiques com­munes fondamentales :

« Il y a dix mille ans, écrit Bro­dy, les sys­tèmes de chas­seurs-cueilleurs du monde entier témoi­gnaient d’un immense éven­tail de langues et de formes cultu­relles. Les indices de cette diver­si­té nous viennent des popu­la­tions de chas­seurs-cueilleurs d’aujourd’hui. Les peuples indi­gènes des Amé­riques parlent des cen­taines de langues dif­fé­rentes, et tous savent par­fai­te­ment défi­nir les nom­breuses carac­té­ris­tiques qui leur per­mettent de s’i­den­ti­fier et de se dis­tin­guer en tant que nations ou socié­tés. Dans les forêts et la toun­dra arc­tiques et sub­arc­tiques de l’Amérique du Nord — un envi­ron­ne­ment extrême com­po­sé de vastes pay­sages rela­ti­ve­ment uni­formes —, les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs parlent un grand nombre de dia­lectes, mutuel­le­ment inin­tel­li­gibles, qui se répar­tissent en quatre familles lin­guis­tiques, aus­si dis­tinctes les unes des autres que le sont les langues romanes d’Eu­rope occi­den­tale des langues ban­toues d’A­frique aus­trale. Rien qu’en Cali­for­nie, les lin­guistes estiment que les popu­la­tions abo­ri­gènes parlent envi­ron 80 langues dif­fé­rentes. La grande varié­té des dia­lectes des chas­seurs-cueilleurs atteste du carac­tère immé­mo­rial de ces sys­tèmes sociaux.

La langue per­met une mul­ti­pli­ci­té d’agencements sociaux et fami­liaux, et autant de moyens par les­quels les gens codi­fient et trans­mettent leurs connais­sances, leurs croyances et leurs idéaux. Cepen­dant, en contre­point de cette diver­si­té, toutes les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs par­tagent des carac­té­ris­tiques remar­quables. Celles-ci se fondent sur le type de rela­tion que les chas­seurs-cueilleurs éta­blissent avec le monde dans lequel ils vivent. Le bien-être maté­riel dépend de la connais­sance de notre envi­ron­ne­ment — et non de son alté­ra­tion inces­sante. De nom­breuses formes de chasse et de cueillette recou­raient à une sorte de ges­tion du ter­ri­toire, allant du brû­lage sélec­tif des brous­sailles et des sous-bois pour évi­ter les incen­dies ingé­rables au repi­quage des racines en vue d’as­su­rer une abon­dance de nour­ri­ture l’année suivante. »

Les den­si­tés de popu­la­tion sont trop faibles et les éten­dues four­ra­gères bien trop vastes pour qu’il y ait un quel­conque inté­rêt à patrouiller aux fron­tières ou à lan­cer des offen­sives armées contre des voisins.

« De nom­breux chas­seurs-cueilleurs, conti­nue Bro­dy, vous expli­que­ront que les ani­maux sau­vages n’acceptent d’être tués que si on leur témoigne du res­pect, en cette vie comme dans la sui­vante (c’est-à-dire dans la mort). Les rituels et les habi­tus de res­pect entou­rant la chasse et la pré­pa­ra­tion de la viande empêchent effi­ca­ce­ment les chas­seurs-cueilleurs de se com­por­ter en mois­son­neurs incons­cients en les enga­geant au contraire à assu­rer la pré­ser­va­tion du monde qui les entoure, afin d’en per­pé­tuer l’abondance. En bref, la pré­oc­cu­pa­tion essen­tielle des sys­tèmes éco­no­miques et spi­ri­tuels des chas­seurs-cueilleurs vise à conser­ver le monde natu­rel tel qu’il est. L’axiome fon­da­men­tal sou­te­nant ce point de vue est le sui­vant : l’endroit dans lequel nous vivons est idéal puisque l’on y vit ! Tout chan­ge­ment ne sau­rait être que pour le pire. »

Si votre mode de vie vous pro­cure de la joie et de l’abondance, pour­quoi le changer ?

L’insatisfaction se mani­feste une fois que la chasse et la cueillette cèdent à l’élevage du bétail, à l’agriculture, à l’accumulation de biens, à l’État et aux rup­tures sociales et aux guerres qu’il implique. Dès lors, la socié­té, par­cou­rue d’autant de contra­dic­tions, ne sera plus qu’une suc­ces­sion de crise et d’instabilités. La frus­tra­tion géné­ra­li­sée de la popu­la­tion impli­que­ra désor­mais l’exploitation inces­sante et crois­sante de la nature. Nous y sommes tel­le­ment accou­tu­més que nous avons oublié com­ment tout ceci a com­men­cé. Ce n’est que lorsque les échecs sociaux à répé­ti­tion devien­dront la norme que les popu­la­tions seront avides de changement.

Bro­dy note ensuite :

« Le pro­fond res­pect des déci­sions indi­vi­duelles est un autre trait carac­té­ris­tique du mode de vie des chas­seurs-cueilleurs. Les com­mu­nau­tés n’ont pas de chef, mais des experts ou des expertes. Des hommes ou des femmes dont les com­pé­tences sont révé­rées. Cela dit, leur emboi­ter le pas ou leur deman­der conseil relève du choix per­son­nel. Le meneur d’une chasse n’or­donne pas aux autres de le suivre ni d’emprunter un che­min par­ti­cu­lier. L’expert(e) fait connaître sa déci­sion, les autres décident ensuite indi­vi­duel­le­ment de tenir compte de son conseil — ou non — en fonc­tion de leurs pré­fé­rences. Les normes sociales et éthiques sont puis­santes, mais ne sont sou­te­nues que par un mini­mum de consignes ou de rétri­bu­tions orga­ni­sées. La cer­ti­tude qu’une action humaine se réper­cute sur le monde des esprits ren­ferme une menace impli­cite : ne pas obser­ver le res­pect dû aux ani­maux, ou d’autres tabous impor­tants, risque de pro­vo­quer la famine et la mala­die. Ces règles et les consé­quences de leur vio­la­tion se retrouvent dans les his­toires et les conseils déli­vrés par les anciens — ou, lorsque les choses tournent mal, dans les diag­nos­tics ren­dus par les cha­mans. Les voies d’ac­cès au monde des esprits, propres à chaque indi­vi­du, via ses rêves ou d’autres moyens per­son­nels de sen­si­bi­li­té spi­ri­tuelle et d’intuition, sont pri­mor­diales. Chaque per­sonne est libre de faire ses propres choix, sans aucune contrainte de hié­rar­chie sociale. »

C’est l’a­nar­chisme — et ça marche.

Mon col­lègue Jerome Lewis tra­vaille depuis de nom­breuses années par­mi les Mbend­jele BaYa­ka, des chas­seurs-cueilleurs éga­li­taires des forêts du Congo. Il décrit leur fonc­tion­ne­ment poli­tique comme un pro­ces­sus asser­tif et dyna­mique, dont la cohé­sion est assu­rée par un ensemble de pra­tiques inter­dé­pen­dantes et dont la mise en œuvre per­met de pré­ve­nir l’apparition de hié­rar­chies, de dépen­dance et d’inégalités. La moindre mani­fes­ta­tion de fier­té per­son­nelle ou de volon­té de domi­na­tion s’y trouve neu­tra­li­sée par le recours à un humour féroce, à la manière typique des chas­seurs-cueilleurs réso­lu­ment égalitaires.

Chez les BaYa­ka, cette thé­ra­peu­tique par l’humour com­mu­nau­taire se pré­sente sous les traits du moad­jo, sorte de mimé­tisme ou de pan­to­mime uti­li­sé notam­ment pour condam­ner un com­por­te­ment jugé inac­cep­table ou absurde. Il serait par exemple ris­qué, pour un jeune, de se moquer d’un aîné, quand bien même ce der­nier ferait montre d’une grande sot­tise. Seules les femmes âgées pos­sèdent le pri­vi­lège — qu’elles consi­dèrent comme une tâche appré­ciable — de pou­voir uti­li­ser le moad­jo afin de rame­ner sur terre tout indi­vi­du fai­sant preuve de van­tar­dise ou d’orgueil exces­sif. Une veuve ou une grand-mère lan­ce­ra les fes­ti­vi­tés en com­men­çant par imi­ter, silen­cieu­se­ment, cer­tains traits com­por­te­men­taux iden­ti­fiables de sa cible — géné­ra­le­ment un homme — de façon à en accen­tuer l’ab­sur­di­té. Une ou deux per­sonnes alen­tour sai­si­ront rapi­de­ment l’i­den­ti­té de la cible moquée. Le son des rires incon­trô­lés devien­dra alors si conta­gieux qu’en peu de temps, tout le monde s’esclaffera en pan­to­mi­mant le com­por­te­ment moqué. En fin de compte, la seule per­sonne qui ne rira pas sera l’homme visé. Mais les rires conti­nue­ront, impi­toyables, jus­qu’à ce que le fau­tif com­prenne enfin la farce (tout seul, idéa­le­ment) et réa­lise la stu­pi­di­té de son com­por­te­ment. Le concert de rires ne com­men­ce­ra à s’estomper que lorsque l’individu en ques­tion se met­tra éga­le­ment à rire de lui-même, de sa propre atti­tude. Une bonne per­for­mance de moad­jo par­vient à cal­mer l’at­mo­sphère en per­met­tant à cha­cun de bien rigo­ler et d’ou­blier sa colère[10].

Le tra­vail de ter­rain réa­li­sé dans les années 1960 par James Wood­burn chez les Had­za de Tan­za­nie inau­gu­ra, à bien des égards, l’ère moderne de la recherche sur les chas­seurs-cueilleurs. Wood­burn clas­si­fia les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs du monde entier en deux types fon­da­men­taux, en fonc­tion de la manière dont elles uti­lisent leurs res­sources ali­men­taires. Les socié­tés qui les consomment en quelques heures ou en quelques jours sont dites à « retour immé­diat ». Celles qui pra­tiquent le sto­ckage à long terme sont dites à « retour dif­fé­ré ». Dans les socié­tés qui recourent au sto­ckage, cer­tains indi­vi­dus acca­parent la garde et la dis­tri­bu­tion des richesses accu­mu­lées, mono­po­li­sant ce pou­voir de ges­tion à la faveur de leurs inté­rêts éco­no­miques et poli­tiques par­ti­cu­liers. Ain­si, c’est seule­ment dans ce contexte du « retour dif­fé­ré », lorsque les res­sources com­mencent à être sto­ckées et accu­mu­lées, que l’on observe la for­ma­tion d’élites et d’une stra­ti­fi­ca­tion en classes sociales[11].

Des dizaines de mil­liers d’an­nées durant, les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs ont fonc­tion­né selon le prin­cipe du « retour immé­diat », comme les Had­za qui, aujourd’hui encore, chassent à l’arc et aux flèches. Dans ces socié­tés, per­sonne ne pos­sède d’arbre frui­tier ni même un bout de ter­rain sur lequel creu­ser des ignames. Aucun chas­seur ne peut reven­di­quer pour lui l’a­ni­mal qu’il vient de tuer ; toute la viande doit être rame­née au camp. Dans de telles condi­tions, nul ne peut pré­tendre déte­nir de biens pri­vés ou pou­voir échan­ger ses pos­ses­sions contre le tra­vail ou l’allégeance d’un ou d’une autre. Au lieu de cela, toutes les res­sources rame­nées au camp sont immé­dia­te­ment redis­tri­buées par le biais de ce que l’on appelle « le par­tage à la demande ». Cela veut sim­ple­ment dire que tout indi­vi­du qui ten­te­rait de s’accaparer des choses au-delà de ses propres besoins subi­rait les foudres de la col­lec­ti­vi­té, jusqu’à ce qu’il daigne lais­ser les autres obte­nir ce qu’il leur faut.

Chez les chas­seurs-cueilleurs à retour immé­diat, les femmes pré­fé­re­ront géné­ra­le­ment res­ter chez leur mère. Elles invi­te­ront leurs par­te­naires sexuels mas­cu­lins à leur rendre visite dans le camp mater­nel[12] (NdlT : la phi­lo­sophe Heide Goett­ner-Aben­droth et l’his­to­rienne Max Dashu parlent de « matri­clan »). Dans le cadre d’un arran­ge­ment connu sous le nom de « ser­vice à la fian­cée », le jeune homme n’aura jamais de « droits sexuels » (NdlT, nous sou­li­gnons) per­ma­nents sur la jeune femme qui l’autorise à lui rendre régu­liè­re­ment visite. Au lieu de cela, il doit sans cesse rega­gner son appro­ba­tion et celle de la belle-mère en cédant à celle-ci toute la viande qu’il a chas­sée — viande qu’elle redis­tri­bue­ra ensuite à sa guise. Dans mes tra­vaux, j’ai nom­mé cette pra­tique la « règle de la prise du chas­seur » : une règle qui inter­dit sys­té­ma­ti­que­ment aux chas­seurs le droit de consom­mer ou de dis­tri­buer eux-mêmes la viande des ani­maux qu’ils ont tués[13]. Les femmes, très orga­ni­sées, exercent leur droit sur la viande de chasse que rap­portent les hommes ; les enfants dis­posent aus­si de leur propre droit, celui d’exi­ger que les adultes leur four­nissent de la nour­ri­ture — ceux-ci ne pou­vant refu­ser. Il en va de même pour les per­sonnes âgées, plus fra­giles ou han­di­ca­pées, ain­si que pour tout indi­vi­du inca­pable de chas­ser ou de collecter.

Que nous décri­vions cela comme du « com­mu­nisme » — ou non — n’a en soi aucune espèce d’importance. Mais tout com­mu­niste liber­taire, socia­liste ou anar­chiste qui se res­pecte y recon­naî­tra immé­dia­te­ment des prin­cipes moraux fort louables. C’est là que le bât blesse : contrai­re­ment à ce qui est obser­vé en socié­té capi­ta­liste, ce sont bien ces prin­cipes-là, des prin­cipes com­mu­nistes, qui pré­valent dans l’en­semble de la socié­té de chas­seurs-cueilleurs. Certes, des conflits et des explo­sions de vio­lence se pro­duisent par­fois. Mais per­sonne n’en retire jamais le moindre sta­tut, des pos­ses­sions per­son­nelles ou quelque pou­voir sur les femmes.

À la lumière de tout cela, il paraît évident que le com­mu­nisme s’avère non seule­ment viable, mais aus­si le mode de vie le plus durable, le plus rési­lient et le plus fruc­tueux qui ait jamais été inven­té par les humains. C’est pour­quoi j’ai tou­jours été pei­né par la manière dont Grae­ber se moquait de mes col­lègues anthro­po­logues et de moi-même au motif que nous sou­li­gnons cet état de fait.

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Chaque année, à l’occasion du Salon du livre anar­chiste de Londres, nous, les membres du Radi­cal Anthro­po­lo­gy Group (« Groupe d’anthropologie radi­cale), fai­sions une pré­sen­ta­tion devant une salle comble. Nous y avons sou­te­nu que les orga­ni­sa­tions sociales de nos ancêtres chas­seurs-cueilleurs du paléo­li­thique étaient essen­tiel­le­ment des orga­ni­sa­tions com­mu­nistes, vali­dant la concep­tion mar­xiste tra­di­tion­nelle selon laquelle la famille, la pro­prié­té pri­vée et l’É­tat ne sont appa­rus que très récem­ment. Par­mi les anar­chistes — ceux qui n’aiment pas l’É­tat — cette pers­pec­tive pré­vaut depuis longtemps.

Mais Grae­ber n’a jamais rien vou­lu savoir. Dans ses der­niers écrits, il sou­te­nait d’ailleurs que tout comme le com­mu­nisme avait tou­jours exis­té, le prin­cipe de coer­ci­tion fon­da­men­tal sur lequel s’édifie l’É­tat avait éga­le­ment tou­jours exis­té aus­si. Du moins dans le sens où la sou­ve­rai­ne­té — défi­nie par Grae­ber comme « le pou­voir de com­man­de­ment » — consti­tue une com­po­sante intrin­sèque de toute inter­ac­tion sociale humaine. À l’ap­pui de cette affir­ma­tion, il cite des preuves lin­guis­tiques. « Toutes les langues humaines que nous connais­sons pos­sèdent des formes impé­ra­tives, et dans toute socié­té, il y aura des situa­tions où il sera consi­dé­ré comme appro­prié pour cer­tains de dire aux autres ce qu’ils doivent faire[14]. » Il semble éton­nant pour quelqu’un comme Grae­ber de faire cet amal­game gros­sier entre les formes impé­ra­tives dans la langue et l’É­tat. Les impé­ra­tifs ne sont pas néces­sai­re­ment des­cen­dants. Chez les chas­seurs-cueilleurs à retour immé­diat — les Had­za, par exemple — les impé­ra­tifs expriment sur­tout une contre-domi­nance : des enfants qui réclament quelque chose à leurs parents ou des femmes qui ins­truisent les hommes sur la façon dont ils doivent se comporter.

Grae­ber semble vou­loir dire que les élé­ments de base du pou­voir éta­tique se trouvent par­tout, y com­pris chez les chas­seurs-cueilleurs pré­ten­du­ment éga­li­taires. Il affirme par exemple :

« Les chas­seurs-cueilleurs ne peuvent pas être véri­ta­ble­ment éga­li­taires parce qu’ils ont des rois[15]. »

La pre­mière fois que j’ai lu cette asser­tion, les bras m’en sont tom­bés. Les chas­seurs-cueilleurs, explique Grae­ber, croient en de puis­sants esprits capables, sou­dai­ne­ment, de géné­rer un orage, une pluie tor­ren­tielle ou une tor­nade. De plus, ils pensent sou­vent que les ani­maux de proie sont pro­té­gés par des esprits, prêts à punir tout chas­seur leur man­quant de res­pect. Asso­ciant toute forme de reli­gion à la sou­ve­rai­ne­té et au pou­voir de l’É­tat, Grae­ber dépeint les chas­seurs-cueilleurs comme des per­sonnes vivant dans la crainte per­ma­nente de puis­sances hos­tiles et incom­pré­hen­sibles, sem­blables, en prin­cipe, à la puis­sance coer­ci­tive d’un monarque de droit divin. Selon ses propres termes :

« La plu­part des chas­seurs-cueilleurs consi­dèrent qu’ils vivent sous un régime de type éta­tique, voire sous le règne de ter­ri­fiants des­potes ; le fait est que, étant don­né que nous consi­dé­rons leurs diri­geants comme des créa­tures ima­gi­naires, des dieux et des esprits, et non des diri­geants en chair et en os, nous ne les consi­dé­rons pas comme “réels”. Mais ils sont suf­fi­sam­ment réels pour ceux qui vivent sous leur règne[16]. »

Les chas­seurs-cueilleurs, selon Grae­ber, se dis­tinguent uni­que­ment par le fait qu’ils refusent à leurs sou­ve­rains toute pers­pec­tive d’in­car­na­tion phy­sique. Comme il l’ex­plique, « la plu­part des chas­seurs-cueilleurs que nous connais­sons ont beau­coup de rois, mais ils évitent soi­gneu­se­ment de lais­ser les pou­voirs sou­ve­rains tom­ber entre les mains d’hu­mains mor­tels, du moins de manière per­ma­nente, et géné­ra­le­ment sous quelque forme que ce soit[17] ». Bien que leurs rois soient des esprits immor­tels, pour­suit Grae­ber, ils sont réels — tout aus­si réels que les rois cor­po­rels — puisque tout le monde croit en eux. Il en conclut qu’étant don­né que les chas­seurs-cueilleurs ont des rois, ils ne sau­raient être consi­dé­rés comme véri­ta­ble­ment égalitaires.

De toutes les affir­ma­tions effron­tées de Grae­ber, celle-ci me semble la plus far­fe­lue. Peut-être affir­mait-t-il cela par manque de connais­sance des sys­tèmes de croyance des chas­seurs-cueilleurs. Ou peut-être aimait-t-il sim­ple­ment la pro­vo­ca­tion. Quoi qu’il en soit, s’il avait été moins dédai­gneux à l’é­gard des études sur les chas­seurs-cueilleurs, il n’au­rait jamais com­mis une erreur aus­si élé­men­taire. Il aurait réa­li­sé que, loin de vivre sous la ter­reur de leurs esprits, les Bush­men du Kala­ha­ri — comme d’autres chas­seurs-cueilleurs éga­li­taires — font la fête et plai­santent avec eux, sou­vent au moyen de blagues obs­cènes à leurs dépens. Lorsque Dieu est un Tricks­ter [un « far­ceur », un « fri­pon » ou encore un « décep­teur », selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, NdT], l’au­to­ri­té divine est essen­tiel­le­ment un amu­se­ment[18]. Lorsque Richard Lee deman­da à un infor­ma­teur bush­man si lui et son peuple recon­nais­saient un chef ou un roi, on lui répon­dit : « Bien sûr que nous avons des chefs ! […] D’ailleurs, nous sommes tous des chefs. […] Cha­cun d’entre nous est son propre chef[19] ! » Nous pou­vons en conclure, avec Lee, que les Bush­men sont réso­lu­ment éga­li­taires. Quand tout le monde est roi, per­sonne ne l’est.

Bien conscients des dan­gers du des­po­tisme, les chas­seurs-cueilleurs contem­po­rains ne consi­dèrent cepen­dant pas pou­voir s’allonger tran­quille­ment et se tour­ner les pouces au motif que l’égalitarisme serait atteint. Le risque existe tou­jours qu’un indi­vi­du tente d’af­fir­mer sa domi­na­tion per­son­nelle. Ain­si estiment-ils néces­saire d’affirmer et de réaf­fir­mer leurs prin­cipes éga­li­taires de manière répé­tée, en recou­rant à des moyens psy­cho­lo­giques et sociaux très sophis­ti­qués. Si la liber­té et le des­po­tisme se trouvent constam­ment en conflit, une forme de com­mu­nisme liber­taire demeure, aux yeux de toutes et tous, la meilleure façon de vivre. Dès lors, la pro­prié­té pri­vée semble indé­si­rable et vouée à l’é­chec — ils et elles n’en voient pas l’in­té­rêt. Lorsque le com­mu­nisme pré­vaut, c’est parce que tout le monde aime par­ta­ger sa nour­ri­ture, ses chan­sons, ses rires, ses enfants et, lorsque les condi­tions sont réunies, son corps dans une soli­da­ri­té tac­tile, com­pre­nant le sexe. Les tabous que l’on y observe contre l’a­bus du corps humain ou des res­sources natu­relles, y com­pris du gibier, sont certes forts, mais ils émanent de la base et n’ont rien à voir avec l’État.

Nous pou­vons nous accor­der avec Grae­ber lorsqu’il affirme qu’aucune socié­té n’est jamais orga­ni­sée de manière rigide selon un prin­cipe unique. Inva­ria­ble­ment, il existe des rythmes, des pério­di­ci­tés, un mélange fluc­tuant de stra­té­gies et de pres­sions, cer­taines géné­reuses et coopé­ra­tives, d’autres moins. À vrai dire, l’es­sence du Tricks­ter est pré­ci­sé­ment cette alter­nance entre des phases ou des états oppo­sés. Les chas­seurs-cueilleurs sont bien conscients du poten­tiel cruel, des­po­tique ou hié­rar­chique des affaires humaines. Mais ils savent aus­si com­ment ren­ver­ser ces dan­gers. Compte tenu de tout cela, Grae­ber se trompe lors­qu’il nie la nature essen­tiel­le­ment éga­li­taire et com­mu­niste du mode de vie des chas­seurs-cueilleurs, qui a non seule­ment façon­né nos émo­tions et nos ins­tincts spé­ci­fi­que­ment humains, mais qui est aus­si res­pon­sable de notre réus­site évo­lu­tive en tant qu’espèce.

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Mais je ne sou­haite pas être trop néga­tif. L’un de mes meilleurs sou­ve­nirs de Grae­ber est l’ex­ci­ta­tion que j’ai res­sen­tie la pre­mière fois que je l’ai enten­du par­ler du com­mu­nisme devant une vaste audience. Le fait même que son sujet soit le com­mu­nisme me sem­blait extra­or­di­naire. Il bri­sait un tabou. Qui parle encore du com­mu­nisme comme d’un idéal de nos jours ?

Nous fai­sions tous par­tie du mou­ve­ment Occu­py à Londres et avions inves­ti divers cam­pus uni­ver­si­taires lon­do­niens. Grae­ber était, comme tou­jours, pré­sent par­mi nous. Avec son franc-par­ler habi­tuel, il nous a rap­pe­lé que per­sonne n’a besoin d’ap­prendre à être com­mu­niste. Pro­cu­rer du plai­sir à ceux qui nous entourent et s’é­pa­nouir en le fai­sant fait par­tie de la nature humaine. « De cha­cun selon ses capa­ci­tés, à cha­cun selon ses besoins » est un prin­cipe que nous sui­vons toutes et tous lorsque nous en avons la pos­si­bi­li­té. De même que toutes et tous, pour­sui­vait Grae­ber devant un audi­toire enthou­siaste, nous res­sen­tons le besoin de rire et de nous amu­ser, de nous expri­mer socia­le­ment, d’a­voir la pos­si­bi­li­té de faire appel à notre indi­vi­dua­li­té et à notre créa­ti­vi­té, d’avoir notre propre com­mu­nau­té autour de nous et de nous sen­tir plei­ne­ment intégré·es et accepté·es en son sein.

La vision de Grae­ber du com­mu­nisme en tant que plai­sir social appa­rais­sait comme une nou­veau­té rafraî­chis­sante et était bien accueillie par la foule. Mais, encore une fois, il insuf­flait juste une nou­velle vigueur à des idées qui existent depuis un cer­tain temps. À des idées qui ont été magni­fi­que­ment expri­mées par le jeune Karl Marx. Dans ses Manus­crits éco­no­miques et phi­lo­so­phiques de 1844, Marx consacre des pages et des pages au concept de com­mu­nisme en tant que plai­sir social. « Dans la mesure où l’homme est humain, et donc dans la mesure où ses sen­ti­ments et autres sont humains, écrit-il, l’af­fir­ma­tion de l’ob­jet par une autre per­sonne est éga­le­ment son propre plai­sir[20]. »

Marx n’a peut-être pas dis­cu­té du « plai­sir » de la même manière que Grae­ber[21], mais il a cer­tai­ne­ment beau­coup écrit sur la jouis­sance. La vie pro­duc­tive humaine, selon Marx, est née d’un don et d’un échange conscients entre pro­duc­teurs humains, qui leur étaient agréables en eux-mêmes. « L’é­change, comme il l’a écrit, à la fois de l’ac­ti­vi­té humaine au sein de la pro­duc­tion elle-même et des pro­duits humains entre eux, est équi­valent à l’ac­ti­vi­té de l’es­pèce et à la jouis­sance de l’es­pèce dont l’être réel, conscient et véri­table est l’ac­ti­vi­té sociale et la jouis­sance sociale[22]. » Afin de sou­li­gner ce point, Marx éta­blit un paral­lèle éten­du entre le plai­sir du tra­vail créa­tif et le plai­sir du sexe. Dans ce contexte his­to­rique, l’es­cla­vage sala­rial capi­ta­liste appa­raît comme une per­ver­sion cruelle, à l’image de l’o­bli­ga­tion d’a­voir des rela­tions sexuelles sim­ple­ment pour gagner sa vie — « la pros­ti­tu­tion n’est qu’une forme par­ti­cu­lière de la pros­ti­tu­tion uni­ver­selle du tra­vailleur[23] ». Sous le com­mu­nisme, la vie socia­le­ment pro­duc­tive — « la vie de l’es­pèce », comme l’ap­pe­lait Marx en adop­tant la ter­mi­no­lo­gie de son cercle intel­lec­tuel — ces­se­rait d’être vécue par les tra­vailleurs comme un simple moyen de sur­vie phy­sique pour rede­ve­nir ce qu’elle avait été à l’o­ri­gine : la vie sociale dans sa forme typi­que­ment humaine, agréable pour et en elle-même.

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Le regard de Grae­ber sur la poli­tique et l’an­thro­po­lo­gie semble si incon­gru qu’il peut sem­bler dif­fi­cile de com­prendre d’où il vient. Le titre de son prin­ci­pal ouvrage de ter­rain, Lost People[24] (2007), nous four­nit un indice. Il y décrit son expé­rience dans une com­mu­nau­té rurale du centre de Mada­gas­car — expé­rience qui infor­ma de manière déci­sive ses vues sur l’i­né­ga­li­té sociale, l’his­toire, la reli­gion, la coer­ci­tion de l’É­tat, le pou­voir du récit et, sur­tout, les pos­si­bi­li­tés de résis­tance populaire.

Dans cette com­mu­nau­té rurale, les gens étaient iden­ti­fiés comme étant soit noirs (« Main­ty »), soit nobles (« Andria­na »). Les Main­ty étaient des gens éga­rés (lost people), des­cen­dants d’es­claves afri­cains, déra­ci­nés de leurs anciennes mai­sons, sépa­rés de leurs familles qui avaient été dis­per­sées et ven­dues à des pro­prié­taires. Les Andria­na étaient ori­gi­naires du sud de Bor­néo. Atta­chés avec téna­ci­té à leurs tra­di­tions de culte des ancêtres, ils étaient eux aus­si « éga­rés » (lost), mais dans un sens dif­fé­rent. Échau­dés par leur pas­sé d’esclavagistes et encore peu enclins à effec­tuer un tra­vail phy­sique pour de l’argent, ils n’avaient fait que s’appauvrir tou­jours plus au fur et à mesure que les des­cen­dants de leurs anciens esclaves appre­naient à gérer habi­le­ment l’é­co­no­mie en déve­lop­pe­ment du prêt d’argent, des tran­sac­tions en espèces et du commerce.

L’eth­no­gra­phie de Grae­ber décrit un monde en train de se ren­ver­ser, où les des­cen­dants d’es­claves emploient, exploitent et expro­prient pro­gres­si­ve­ment leurs anciens maîtres, dans un contexte où l’ap­pa­reil d’É­tat de l’é­poque colo­niale deve­nait si mori­bond qu’il n’avait presque plus aucune exis­tence. Avec pers­pi­ca­ci­té et humour, Grae­ber décrit un état déla­bré de qua­si-anar­chie post­co­lo­niale, offrant à chaque « per­sonne éga­rée » la liber­té de construire son propre récit à sa manière — sachant qu’un récit ou sto­ry­tel­ling effi­cace consti­tuait le moyen le plus sûr d’obtenir la confiance et le sou­tien public ain­si qu’une cer­taine chance de suc­cès finan­cier. Par­mi les per­sonnes connais­sant le plus de suc­cès éco­no­mique, on pou­vait trou­ver un astro­logue, par exemple, dont le suc­cès repo­sait sur un talent par­ti­cu­lier pour conce­voir des fic­tions plausibles.

Grae­ber s’est donc retrou­vé dans un monde où les faits éco­no­miques sem­blaient déter­mi­nés par des récits ima­gi­naires. Bien loin de l’i­dée de Marx selon laquelle les mythes et les idéo­lo­gies sont déter­mi­nés par les pro­ces­sus éco­no­miques. À Mada­gas­car, la pri­mau­té de la nar­ra­tion sem­blait tour­ner en déri­sion toute vel­léi­té de mener une étude rigou­reuse. Pire encore, toute ten­ta­tive de pro­duire une science poin­tilleuse appa­rais­sait comme une impo­si­tion externe, évo­quant l’ad­dic­tion pour le rem­plis­sage de for­mu­laires de l’ad­mi­nis­tra­teur colo­nial, inté­res­sé seule­ment par les régu­la­ri­tés. Suivre la méthode scien­ti­fique, se dit alors Grae­ber, aurait été fer­mer son esprit aux sur­prises et aux excep­tions qui com­posent la vie réelle, subor­don­ner l’agentivité créa­tive des gens à des cri­tères étran­gers à leur monde. En sym­pa­thie avec son émi­nent super­vi­seur, le regret­té Mar­shall Sah­lins, Grae­ber déci­da de ne pas sou­mettre sa propre ima­gi­na­tion créa­trice à des impé­ra­tifs aus­si arti­fi­ciels et abrutissants.

Il se devait donc de mettre de côté la science par res­pect pour les per­sonnes par­mi les­quelles il vivait. Il ne voyait aucune rai­son pour que l’an­thro­po­logue de pas­sage s’é­rige en esprit opé­rant à un niveau supé­rieur. Ce tra­vail de ter­rain fut déci­sif dans la for­ma­tion de sa vision du monde. Il en tira des ensei­gne­ments qui infu­sèrent tous ses tra­vaux futurs. Les êtres humains, insis­tait-il, sont par nature des agents libres et non des robots ou des esclaves de lois scien­ti­fiques. Sa réti­cence à recher­cher des régu­la­ri­tés ou des normes chez les Mal­gaches se dou­bla, dans ses publi­ca­tions ulté­rieures, d’une réti­cence à reven­di­quer des régu­la­ri­tés dans n’im­porte quel domaine.

Cette posi­tion condui­sit Grae­ber à reje­ter le maté­ria­lisme his­to­rique, en par­ti­cu­lier la vision de l’his­toire comme une séquence d’é­tapes. Selon lui, les chas­seurs-cueilleurs pré­ten­du­ment « simples » ne sont pas plus sus­cep­tibles de par­ta­ger leurs terres ou leurs res­sources que les chas­seurs-cueilleurs sto­ckeurs dits « com­plexes », les agri­cul­teurs ou les cita­dins. Les chas­seurs-cueilleurs actuels ne seraient que des gens que le des­tin a réunis, sou­vent mar­gi­na­li­sés dans des envi­ron­ne­ments appau­vris et hos­tiles, vivant du mieux qu’ils peuvent et inven­tant des mythes au besoin. Nous n’aurions abso­lu­ment aucune rai­son de sup­po­ser que les cou­tumes actuelles des Bush­man du Kala­ha­ri, par exemple, sont véri­ta­ble­ment anciennes ou peuvent nous apprendre quoi que ce soit sur notre loin­tain pas­sé. Grae­ber ne dit pas tout à fait que les chas­seurs-cueilleurs d’au­jourd’­hui sont des « peuples éga­rés », mais l’im­pli­ca­tion est là. En ce qui concerne les ori­gines de l’hu­ma­ni­té, il estime qu’il n’y a rien à gagner à se concen­trer sur les chas­seurs-cueilleurs. L’ex­pé­rience mal­gache de Grae­ber lui apprit à reje­ter toute notion de régu­la­ri­té ou de loi cultu­relle. À ses yeux, indé­pen­dam­ment du mode de sub­sis­tance qui pré­vaut, les gens seront tou­jours libres de choi­sir entre des formes poli­tiques alternatives.

Une grande par­tie de l’œuvre ulté­rieure de Grae­ber, coécrite avec l’ar­chéo­logue David Wen­grow, consti­tue une repré­sen­ta­tion des ori­gines humaines et de la pré­his­toire mode­lée par ces vues. Au lieu des hypo­thèses évo­lu­tion­nistes sur la com­plexi­té émer­geant pro­gres­si­ve­ment de débuts simples, Grae­ber et Wen­grow sou­tiennent que les toutes pre­mières socié­tés plei­ne­ment cultu­relles, telles que celles de l’Eu­rope du Paléo­li­thique supé­rieur, étaient déjà très com­plexes. Dans un article contro­ver­sé, ils pro­posent un récit triom­pha­le­ment non dar­wi­nien et expli­ci­te­ment anti-évo­lu­tion­niste des ori­gines de l’être humain[25]. En occul­tant oppor­tu­né­ment les ori­gines de notre espèce en Afrique, Wen­grow et Grae­ber entre­voient l’émergence de l’Homo sapiens en Europe au cours du Paléo­li­thique supé­rieur. Là encore, il s’a­git d’une idée ancienne, datant de l’é­poque où l’on a com­men­cé à décou­vrir des pein­tures rupestres de l’ère gla­ciaire en France.

La théo­rie selon laquelle les humains auraient évo­lué bio­lo­gi­que­ment en Afrique, mais ne seraient deve­nus vrai­ment intel­li­gents qu’a­près être par­ve­nus en Europe connut sa for­mu­la­tion la plus sophis­ti­quée lorsque l’ar­chéo­logue Colin Ren­frew, très influent, la fit sienne dans les années 1990. Ren­frew insis­tait sur le fait que les chas­seurs-cueilleurs étaient trop simples pour avoir pu déve­lop­per une culture sym­bo­lique ou un lan­gage. Son affir­ma­tion évo­lu­tion­niste la plus célèbre, connue sous le nom de « para­doxe de la sapience », pré­ten­dait que la spé­cia­tion de l’Homo sapiens en Afrique n’a­vait que peu d’in­té­rêt puisque nos ancêtres n’a­vaient pas inven­té de langue, d’art ou de culture sym­bo­lique avant d’ar­ri­ver en Europe, où ils avaient amor­cé la révo­lu­tion du Paléo­li­thique supé­rieur, des dizaines de mil­lé­naires plus tard[26].

Pour Ren­frew, le signe dis­tinc­tif de notre espèce est la civi­li­sa­tion, qui se carac­té­rise par des élé­ments tels que des sépul­tures com­plexes, des œuvres d’art éla­bo­rées, des dif­fé­rences de sta­tut et des preuves de l’exis­tence d’é­lites diri­geantes. Selon lui, sans l’im­po­si­tion de règles et de règle­ments par en haut, il ne sau­rait y avoir d’ins­ti­tu­tions sociales, d’u­ti­li­sa­tion de sym­boles et donc de langue ou de culture sym­bo­lique. Il esti­mait que les chas­seurs-cueilleurs, dont les facul­tés cog­ni­tives étaient trop rudi­men­taires pour tout cela, ne pou­vaient donc pas être consi­dé­rés comme appar­te­nant à l’humanité véri­table. De sur­croit, ceux-ci ne lais­sant que peu de traces de leur exis­tence, pour un archéo­logue, ils n’avaient que bien peu d’intérêt.

L’ar­chéo­logue Ian Watts a démo­li tout ce para­digme il y a quelques années. Il a fait remar­quer que les chas­seurs-cueilleurs accom­plissent des rituels et que des actes répé­tés sur d’im­menses périodes peuvent par­fois lais­ser une signa­ture archéo­lo­gique. En 2002, Watts était le spé­cia­liste de l’ocre sur le célèbre site de la grotte de Blom­bos, en Afrique du Sud, lors­qu’il a décou­vert les plus anciennes traces d’art au monde[27]. Ses décou­vertes spec­ta­cu­laires consis­taient en de nom­breux crayons d’ocre rouge soi­gneu­se­ment façon­nés, dont beau­coup avaient des pointes acé­rées ou des bords biseau­tés, comme s’ils avaient été conçus pour pro­duire un contour net de cou­leur sur une sur­face. Plu­sieurs pièces étaient déco­rées de motifs abs­traits. Quelques années plus tard, dans la même grotte, des preuves d’un ate­lier com­plet de fabri­ca­tion de pig­ments ont été découvertes.

Les traces les plus récentes retrou­vées dans la grotte dataient de 70 000 ans, tan­dis que d’autres remon­taient à 130 000 ans ou plus. D’ailleurs, lorsque Watts a réexa­mi­né d’autres sites afri­cains du paléo­li­thique moyen, il a décou­vert des traces d’utilisation de pig­ments d’ocre rouge datant de l’é­mer­gence d’Homo sapiens, il y a quelque 300 000 ans. La plu­part des archéo­logues acceptent aujourd’­hui la pro­po­si­tion de Watts selon laquelle la pein­ture cor­po­relle afin de repré­sen­ta­tions rituelles en consti­tue le motif le plus pro­bable, et que ces décou­vertes nous indiquent que l’art et la culture sym­bo­lique ont été déve­lop­pés par les chas­seurs-cueilleurs afri­cains bien avant l’ap­pa­ri­tion de la pein­ture rupestre en Europe.

Les impli­ca­tions de ces trou­vailles sont pro­fondes. Nos ancêtres chas­seurs-cueilleurs afri­cains dis­po­saient de facul­tés cog­ni­tives suf­fi­santes pour déve­lop­per une culture sym­bo­lique. Ils accom­plis­saient des rituels et pro­dui­saient de l’art. Le « para­doxe de la sapience » de Ren­frew s’est effondré.

Toute dis­cus­sion sur la nature humaine ou l’é­vo­lu­tion doit suivre Dar­win ou au moins prendre en compte la sélec­tion natu­relle. Cela signi­fie qu’il faut se tour­ner vers l’A­frique et explo­rer com­ment notre espèce a évo­lué à par­tir d’une sorte de pré­cur­seur simiesque. Après tout, les humains sont une espèce de grands singes, proches parents géné­tiques des chim­pan­zés. Per­sonne n’a jamais décrit les chim­pan­zés comme des com­mu­nistes liber­taires. Mal­gré d’im­por­tantes varia­tions, l’organisation poli­tique des chim­pan­zés tend à être domi­née par les mâles et donc des­po­tique, les mâles alpha exer­çant une coer­ci­tion sexuelle sur les femelles et s’at­ta­quant sou­vent à leur pro­gé­ni­ture de manière meur­trière. Des groupes de mâles appa­ren­tés patrouillent les limites de leur ter­ri­toire, enva­his­sant par­fois le ter­ri­toire de leurs voi­sins et tuant tout indi­vi­du iso­lé qu’ils trouvent[28]. La psy­cho­lo­gie des chim­pan­zés est réso­lu­ment com­pé­ti­tive. Si, au cours de l’é­vo­lu­tion humaine, tout cela a été bou­le­ver­sé, il s’agit vrai­sem­bla­ble­ment de chan­ge­ments révolutionnaires.

***

[NdT : Knight oublie de rap­pe­ler que les humains s’ap­pa­rentent autant aux bono­bos qu’aux chim­pan­zés. Or, les struc­tures sociales des bono­bos sont très dif­fé­rentes de celles des chim­pan­zés. Voir : « Les vrais hommes sont des bono­bos (par Riane Eis­ler et Dou­glas P. Fry) »]

***

L’on doit à une anthro­po­logue évo­lu­tion­naire, tout par­ti­cu­liè­re­ment, les plus riches explo­ra­tions et expli­ca­tions de la nature coopé­ra­tive de notre espèce. Il s’agit de Sarah Hrdy, la célèbre pri­ma­to­logue qui, dans des ouvrages tels que The Woman That Never Evol­ved, tra­duit en fran­çais sous le titre La Femme qui n’évoluait jamais[29] (1981), Mother Nature, tra­duit en fran­çais par Les Ins­tincts mater­nels[30] (1999) et Mothers and Others tra­duit en fran­çais sous le titre Com­ment nous sommes deve­nus humains. Les ori­gines de l’empathie[31] (2009), a appli­qué la pen­sée du « gène égoïste » à l’é­tude de l’é­vo­lu­tion des pri­mates et de l’hu­main, abou­tis­sant à des décou­vertes majeures. Cepen­dant, Hrdy ne par­vint pas à expli­quer l’é­mer­gence du lan­gage, de l’art ou de la culture sym­bo­lique. Mais, en s’ap­puyant sur ses idées, Camil­la Power et Watts ont déve­lop­pé une théo­rie incor­po­rant de manière cohé­rente la bio­lo­gie et toute la gamme des capa­ci­tés et des réa­li­sa­tions cultu­relles humaines.

Inévi­ta­ble­ment, tout cela a don­né lieu à des débats pas­sion­nés, avec Wen­grow et Grae­ber dans le rôle des oppo­sants déter­mi­nés. Il est inté­res­sant de citer la réponse de Power à leur article de 2015 inti­tu­lé « Fare­well to the ‘child­hood of man’ » (« Adieu à “l’enfance de l’humanité” »), dans laquelle elle pré­sente son hypo­thèse alternative :

« Dans cette réponse, je sou­haite d’abord mon­trer que Grae­ber et Wen­grow n’ont mani­fes­te­ment rien à dire sur les ori­gines de l’humanité. Ensuite, je men­tion­ne­rai les preuves qui montrent que, depuis nos ancêtres du genre Homo et jusqu’à l’aube de l’humain moderne, nous avons vécu dans des socié­tés de plus en plus éga­li­taires. Et qui plus est que l’égalitarisme entre les sexes a joué un rôle essen­tiel dans l’évolution de nos ancêtres doués de lan­gage. Enfin, je m’interrogerai sur les consé­quences d’une période pro­lon­gée d’égalitarisme pour l’évolution de nos corps et de nos esprits. Le fait de savoir qu’il s’agit de notre nature nous aide­rait-il vrai­ment ? Le fait de savoir que nous avons été conçus par la sélec­tion natu­relle et sexuelle pour être heu­reux et en bonne san­té dans des condi­tions éga­li­taires ? Si tel est le cas, la ques­tion à poser en pre­mier lieu n’est peut-être pas “com­ment en sommes-nous arri­vés à être inégaux”, mais “com­ment sommes-nous deve­nus égaux[32] ?” »

Il est facile de com­prendre pour­quoi cela pose pro­blème à Grae­ber. Selon lui, les dis­ciples actuels de Dar­win sont para­ly­sés par leurs « pré­sup­po­si­tions ini­tiales selon les­quelles la science appelle une expli­ca­tion ration­nelle, c’est-à-dire exige d’attribuer des moti­va­tions ration­nelles à tous les com­por­te­ments. Bref qu’une moti­va­tion ne peut être réel­le­ment ration­nelle que dans la mesure où, si elle était obser­vée chez l’humain, elle ne pour­rait être décrite autre­ment que comme rele­vant de l’égoïsme ou de l’avidité[33]. » Grae­ber recom­mande d’a­ban­don­ner L’O­ri­gine des espèces de Dar­win en faveur de L’Entraide de Kro­pot­kin (1902). Ado­les­cent, j’ai été éle­vé avec Kro­pot­kin et l’ai ado­ré. Mais sug­gé­rer que les scien­ti­fiques évo­lu­tion­naires d’au­jourd’­hui devraient aban­don­ner Dar­win en faveur de la vision kro­pot­ki­nienne d’une entraide omni­pré­sente est tout sim­ple­ment chi­mé­rique. En outre, ce n’est pas nécessaire.

Je suis exas­pé­ré par la mode de gauche consis­tant à atta­quer la science évo­lu­tive s’intéressant aux gènes au pré­texte que ceux qui étu­dient les chim­pan­zés et les bono­bos seraient des sexistes et des racistes refou­lés. Oui, un gène est par défi­ni­tion une molé­cule qui fabrique des copies d’elle-même. Dans ce sens pure­ment tech­nique, il est « égoïste ». Après tout, un gène qui favo­ri­se­rait la répli­ca­tion d’autres gènes à ses propres dépens ne ferait pas long feu. Mais la pen­sée dite du « gène égoïste » repose sur l’axiome selon lequel un gène peut être immor­tel pour la simple rai­son qu’il n’est pas confi­né dans un seul corps mor­tel. Cepen­dant, actif dans de nom­breux corps, le gène devra sou­vent pro­mou­voir la coopé­ra­tion entre eux afin de survivre.

Dans les années 1960 et 1970, George C. Williams, William D. Hamil­ton, Sarah Hrdy, Robert Tri­vers et d’autres scien­ti­fiques ico­no­clastes démo­lirent les concep­tions du dar­wi­nisme qui pré­va­laient jusque-là, à savoir la sélec­tion de « race contre race » (dite « sélec­tion de groupe »), en faveur de la sélec­tion géné­tique au niveau indi­vi­duel. Depuis cette époque pion­nière, les dar­wi­nistes d’a­vant-garde tentent d’ex­pli­quer pour­quoi la coopé­ra­tion est un élé­ment si cen­tral de l’his­toire de la vie sur terre.

Au lieu de se conten­ter de sup­po­ser l’existence a prio­ri de l’entraide, comme le fai­sait Kro­pot­kine, ils ont entre­pris d’ex­pli­quer les condi­tions spé­ci­fiques dans les­quelles elle est sus­cep­tible de se pro­duire. Les scien­ti­fiques com­prennent désor­mais que c’est pré­ci­sé­ment parce que les gènes immor­tels d’une créa­ture sont pré­sents et actifs dans de nom­breux corps mor­tels que la logique de l’au­to­ré­pli­ca­tion a pu géné­rer les mer­veilles d’ab­né­ga­tion, de cou­rage et de géné­ro­si­té que l’on observe sur notre pla­nète — à côté, bien sûr, des âpres conflits de l’in­té­rêt per­son­nel. En résu­mé, tout l’in­té­rêt du dar­wi­nisme moderne est de dépas­ser les idées de l’homme loup pour l’homme en explo­rant les condi­tions dans les­quelles la coopé­ra­tion prévaut.

À bien des égards, d’ailleurs, le dar­wi­nisme moderne pour­rait être décrit avec jus­tesse comme « la science de la soli­da­ri­té » — et même, peut-être, « la science de l’a­mour ». Il est en mesure d’expliquer pour­quoi les sen­ti­ments d’a­mour et de soli­da­ri­té n’ont pas besoin de nous être incul­qués par des sys­tèmes de puni­tion et de récom­pense. La soli­da­ri­té, qui motive si sou­vent notre com­por­te­ment, nous est ins­tinc­tive. Il est clair que les impul­sions géné­reuses de nos ancêtres, en par­ti­cu­lier leur moti­va­tion à s’oc­cu­per des enfants des autres et pas seule­ment des leurs, ont fait de nous l’es­pèce pros­père que nous sommes[34].

Nous pou­vons for­mu­ler cela d’une autre manière. Ce que Grae­ber appelle « com­mu­nisme » s’est déve­lop­pé dans le pas­sé dans la mesure où il aug­men­tait le suc­cès repro­duc­tif de nos ancêtres — leur « adap­ta­tion ». Étant don­né que ces idées font désor­mais par­tie du cor­pus scien­ti­fique domi­nant, il est étrange que les par­ti­sans de Grae­ber conti­nuent à se plaindre au motif que la science évo­lu­tive, par sa nature même, repo­se­rait sur l’hy­po­thèse selon laquelle les humains seraient incor­ri­gi­ble­ment égoïstes. Aujourd’­hui, toute per­sonne for­mu­lant des affir­ma­tions aus­si gros­sières ne ferait qu’étaler son incom­pé­tence et serait rapi­de­ment marginalisée.

Grae­ber a été décrit comme l’El­vis de l’an­thro­po­lo­gie, en rai­son de la manière dont il a réus­si à sub­ver­tir sa dis­ci­pline, à la rendre attrayante et à se faire un nom dans le pro­ces­sus[35]. Pour ses par­ti­sans mili­tants, son immense popu­la­ri­té découle de son cou­rage à bri­ser les tabous. Il pre­nait plai­sir à trou­ver des excep­tions frap­pantes aux sté­réo­types domi­nants ou aux lois ima­gi­naires. Il était prêt à par­ler à des per­sonnes exté­rieures de sujets nor­ma­le­ment celés dans le cloi­son­ne­ment scien­ti­fique : Grae­ber accu­sait ses col­lègues pro­fes­sion­nels de s’as­seoir sur un vaste tré­sor d’ex­pé­riences humaines comme s’il s’a­gis­sait d’une chose hon­teuse, à gar­der secrète par crainte de ses effets poli­tiques. Selon lui, l’an­thro­po­lo­gie est une dis­ci­pline ter­ri­fiée par son propre poten­tiel, qui a peur de divul­guer aux étu­diants et au grand public le vaste éven­tail d’al­ter­na­tives au capi­ta­lisme ayant fait leurs preuves. Il était l’es­prit le plus fer­tile et le plus ori­gi­nal à avoir jamais péné­tré dans notre dis­ci­pline. En inté­grant l’é­co­no­mie à l’his­toire, à l’ar­chéo­lo­gie et à l’eth­no­gra­phie, il laisse la dis­ci­pline dans un bien meilleur état qu’il ne l’a­vait trou­vée. Sa mort sou­daine et inat­ten­due en 2020 a été une véri­table perte.

Chris Knight

Tra­duc­tion : Audrey A. & Nico­las Casaux


  1. David Grae­ber, Dette : 5000 ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, 2013.
  2. Voir, par exemple, Judith Bur­kart et al., “The evo­lu­tio­na­ry ori­gin of human hyper-coope­ra­tion,” Nature Com­mu­ni­ca­tions 5 (2014): 4747.
  3. On se sou­vient de la crise ban­caire mon­diale de 2008–2009, lors de laquelle les ban­quiers eux-mêmes ont sou­dai­ne­ment adop­té le slo­gan « à cha­cun selon ses capa­ci­tés, à cha­cun selon ses besoins ». Ils se sont plaints de leurs besoins, énor­mis­simes, reven­di­quant dès lors que, nous, le public, payions au mieux de notre pos­sible — ce que nous avons de toute manière été contraints de faire.
  4. Dette : 5000 ans d’histoire
  5. Dette : 5000 ans d’histoire
  6. Dette : 5000 ans d’histoire
  7. David Grae­ber, “Com­mu­nism,” in Keith Hart et al. (eds) The Human Eco­no­my : A Citizen’s Guide (Cam­bridge : Poli­ty, 2010).
  8. Richard Lee, “Reflec­tions on Pri­mi­tive Com­mu­nism,” In Tim Ingold, David Riches, et James Wood­burn (eds), Hun­ters and Gathe­rers 1 : His­to­ry, Evo­lu­tion, and Social Change (Chi­ca­go : Aldine, 1988).
  9. Les Exi­lés de l’Éden, édi­tions du Rocher col­lec­tion Nuage rouge.
  10. Chris Knight et Jerome Lewis, “‘Vocal decep­tion, laugh­ter, and the lin­guis­tic signi­fi­cance of reverse domi­nance,” In D. Dor, C. Knight and J. Lewis (eds), The Social Ori­gins of Lan­guage (Oxford : Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2014).
  11. James Wood­burn, “Ega­li­ta­rian Socie­ties,” Man : The Jour­nal of the Royal Anthro­po­lo­gi­cal Ins­ti­tute 17:3 (1982): 431–451.
  12. Frank Mar­lowe, “Mari­tal resi­dence among fora­gers,” Cur­rent Anthro­po­lo­gy 45:2 (2004): 277–284.
  13. Chris Knight, Blood Rela­tions : Mens­trua­tion and the ori­gins of culture (Lon­don and New Haven : Yale Uni­ver­si­ty Press, 1991).
  14. David Grae­ber, “Notes on the poli­tics of divine king­ship,” in David Grae­ber and Mar­shall Sah­lins (eds.), On Kings (Chi­ca­go : Hau Books, 2018).
  15. On Kings, 459.
  16. On Kings, 342.
  17. On Kings, 459.
  18. Mathias Guen­ther, Tricks­ters and Tran­cers : Bush­man Reli­gion and Socie­ty (Bloo­ming­ton & India­na­po­lis : India­na Uni­ver­si­ty Press, 1999)
  19. Richard Lee, “Poli­tics, sexual and non-sexual in an ega­li­ta­rian socie­ty,” Social Science Infor­ma­tion 17:6 (1978): 871–895.
  20. https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/00/km18440000/km18440000_5.htm
  21. Inter­view https://antidotezine.com/2014/02/08/fun-with-graeber/
  22. Karl Marx, “On James Mill,” in David McLel­lan (ed.), Karl Marx : Ear­ly Texts, (New York : Barnes & Noble, 1971): 188–203, 193.
  23. Karl Marx, “Eco­no­mic and phi­lo­so­phi­cal manus­cripts,” In David McLel­lan (ed.), Karl Marx : Selec­ted Wri­tings (Oxford : Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1977): 98.
  24. David Grae­ber, Lost People. Magic and the Lega­cy of Sla­ve­ry in Mada­gas­car (Bloo­ming­ton : India­na Uni­ver­si­ty Press, 2007).
  25. David Wen­grow et David Grae­ber, “Fare­well to the ‘child­hood of man’: ritual, sea­so­na­li­ty, and the ori­gins of inequa­li­ty,” Jour­nal of the Royal Anthro­po­lo­gi­cal Ins­ti­tute 21 (2015): 597–619.
  26. Colin Ren­frew, Pre­his­to­ry : The Making of the Human Mind (New York : Modern Libra­ry, 2008).
  27. Chris­to­pher Hen­shil­wood et al. ‘Emer­gence of Modern Human Beha­vior : Middle Stone Age Engra­vings from South Afri­ca’. Science 295 (2002): 1278–80.
  28. Pour une des­crip­tion sai­sis­sante, bien que quelque peu par­tiale, voir Dale Peter­son et Richard Wran­gham, Demo­nic Males. Apes and the ori­gins of human vio­lence. (Londres : Bloom­sbu­ry, 1997). Voir éga­le­ment D. Watts & J. C. Mita­ni, “Infan­ti­cide and can­ni­ba­lism by male chim­pan­zees at Ngo­go, Kibale natio­nal Park, Ugan­da ». Pri­mates 41, 4 (2000) : 357–365. doi.org/10.1007/BF02557646
  29. Sarah B. Hrdy, The Woman that Never Evol­ved. (Cam­bridge, MA : Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 1981). La Femme qui n’évoluait jamais, Payot, 2001.
  30. Sarah B. Hrdy, Mother Nature. (Lon­don : Vin­tage, 2000). Les Ins­tincts mater­nels, 2001, Payot.
  31. Sarah B. Hrdy, Mothers and Others. The evo­lu­tio­na­ry ori­gins of mutual unders­tan­ding. (Lon­don and Cam­bridge, MA : Belk­nap Press of Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 2009). Com­ment nous sommes deve­nus humains. Les ori­gines de l’empathie, 2016.
  32. L’égalité des sexes nous a rendu·es humain·es : une réponse au texte « Com­ment chan­ger le cours de l’histoire » de David Grae­ber & David Wen­grow (par Camil­la Power) : https://www.partage-le.com/2022/01/06/legalite-des-sexes-nous-a-rendus-humains-une-reponse-au-texte-comment-changer-le-cours-de-lhistoire-de-david-graeber-david-wengrow-par-camilla-power/
  33. David Grae­ber, “What’s the Point If We Can’t Have Fun?” The Baf­fler (2014). https://thebaffler.com/salvos/whats-the-point-if-we-cant-have-fun tra­duit en fran­çais sous le titre « À quoi ça sert si on ne peut pas s’amuser ? », paru dans le numé­ro 45 de la revue du MAUSS, et en lec­ture libre à l’adresse sui­vante : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2015–1‑page-44.htm
  34. Sarah B. Hrdy, Mothers and Others. The evo­lu­tio­na­ry ori­gins of mutual unders­tan­ding. (Lon­don and Cam­bridge, MA : Belk­nap Press of Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 2009). Voir aus­si Brian Hare et Vanes­sa Woods, Sur­vi­val of the Friend­liest : Unders­tan­ding Our Ori­gins and Redis­co­ve­ring Our Com­mon Huma­ni­ty (Lon­don : One World Publi­ca­tions, 2020).
  35. Eri­ca Laglisse, “The Elvis of Anthro­po­lo­gy : Eulo­gy for David Grae­ber,” The Socio­lo­gi­cal Review (Octo­ber, 2020). https://www.thesociologicalreview.com/the-elvis-of-anthropology-eulogy-for-david-graeber.
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  1. Bon­jour, je ne suis pas bien pla­cé pour par­ler de Grae­ber : je ne l’ai jamais lu ! (même pas sur ce site) ; j’ai beau­coup aimé l’article ci-des­sus ; ce mes­sage pour deux remarques : 1) sur le prin­cipe des ‘bull­shit jobs’ ; ici, il faut faire de la logique : si il y a des ‘bull­shit jobs’, c’est qu’il y a aus­si — logi­que­ment — des ‘jobs’ sala­riés qui ne sont pas ‘bull­shit’ et peut-être même des jobs sala­riés en entre­prise capi­ta­liste qui sont for­mi­dables (!), très ‘pro­duc­tifs’ etc ; bref, dans la tête de Grae­ber, il y avait pro­ba­ble­ment de l’entreprise et du capi­ta­lisme qui ne sont pas ‘bull­shit’ ; ici, nous avons, à nou­veau, un grand clas­sique, l’anarchiste tom­bé amou­reux du sys­tème, ce sys­tème qui pro­duit tel­le­ment de confort (on a même des mar­xistes qui sont dans cette pers­pec­tive) ; il n’était pas le pre­mier ; 2) sur le texte ci-des­sus, il met en évi­dence une ‘struc­ture’ logique qui est aus­si un ‘clas­sique’ des sciences sociales depuis Hobbes et qui res­semble beau­coup à celle d’un article impor­tant dans l’imaginaire capi­ta­liste, celui d’Alchian et Dem­setz (1972), soit : en ‘bas’, de la com­mu­nau­té (l’équipe de pro­duc­tion, la ‘team pro­duc­tion’), qui est un ‘com­mun’ avec des ‘jobs’ pas ‘bull­shit’ éven­tuel­le­ment ; mais c’est un ‘com­mun’ qu’il faut néces­sai­re­ment ‘gou­ver­ner’ parce que c’est comme ça sinon ça marche pas (cf. le livre d’Ostrom, ‘gou­ver­ner les com­muns’, qui puise dans l’article sans le dire et fait ‘bin­go’ avec un ‘Nobel’ à la place de Dem­setz (l’autre était mort à l’é­poque) ; et tout le monde est tom­bé dans le pan­neau, en France en par­ti­cu­lier, où l’anarchisme est qua­si cultu­rel) ; donc nous avons fina­le­ment une hié­rar­chie juste, néces­saire etc. et pas vrai­ment de capi­ta­lisme fina­le­ment (du capi­ta­lisme com­mu­niste!), qui a tou­jours exis­té depuis l’âge des cavernes (cette idée appa­raît en même temps que le mot ‘capi­ta­lisme’ jus­te­ment avec Som­bart au début du 20ième siècle : le mot appa­raît comme néga­tion de son prin­cipe même ; le mot a été créé pour dire : je n’existe pas!). J’ai tra­vaillé en par­ti­cu­lier sur le texte qui démo­lit l’ar­gu­men­taire d’Al­chian et Dem­setz, un article d’un cer­tain S. Cheung (1983).

  2. J’ai évo­qué « l’a­nar­chiste tom­bé amou­reux du sys­tème » ; et bien, je l’ai trou­vé, par le pas­sé, dans le site Repor­terre (!) ; impos­sible de juger ce qu’il en est aujourd’­hui, je ne suis plus lec­teur, mais j’ai lu des trucs incroyables sur ce site ; le « mar­xiste tom­bé amou­reux du sys­tème » est aus­si assez com­mun : le key­ne­sia­no-mar­xisme ou encore le mar­xo-hei­deg­ge­ria­nisme, qui sont typi­que­ment ‘made in France’ ; et il y des tas d’autres familles louches ; la pire selon moi c’est l’a­nar­cho-mar­xisme sore­lien-hei­deg­ge­rien : soit, le fas­cisme deve­nu vert-brun, un peu à la mode Latouche sur le tard (retour à Reporterre ?).

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Civilisés à en mourir (par Christopher Ryan)

La critique de la civilisation gagne un peu de terrain (peut-être finira-t-elle un jour par devenir un filon capitaliste comme un autre, mais c’est une autre histoire). Christopher Ryan, un auteur assez célèbre aux États-Unis, essentiellement connu en tant que co-auteur du livre Sex at Dawn (« Sexe à l'aube »), publié en 2010 et abordant l'histoire de la sexualité humaine à l'époque préhistorique (ce qui correspond plus ou moins au sujet de la thèse du doctorat en psychologie qu’il a obtenu dans une université californienne), vient de publier, cet automne, un livre intitulé Civilized to Death: The Price of Progress (« Civilisés à en mourir : le prix du progrès »). Si sa critique a le mérite d’étendre un peu la remise en question de la civilisation et du Progrès, elle laisse à désirer sur de nombreux points. Ce qui était malheureusement attendu de la part d’un auteur grand public, habitué des médias de masse. Quoi qu’il en soit, je me suis permis de traduire une grande partie de l’introduction du livre en question. Voici donc :
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Cecil le lion : comprendre le fonctionnement du buzz (Ugo Bardi)

Donc, comment un concept devient-il viral? Nous pouvons apprendre quelque chose là-dessus en étudiant un mème récent, celui qui correspond au meurtre du lion Cecil. En utilisant les indicateurs de tendances Google pour mesurer le nombre relatif de recherches internet, on s’aperçoit que ce mème croît si rapidement qu’il peut être qualifié de "supermème", comparable en intensité à des recherches du domaine de la politique ou des grands événements sportifs, qui dominent généralement l’espace des recherches internet. "Cecil le lion" a autant de succès parce qu’il présente les trois caractéristiques élémentaires à tout supermème, qui sont : 1) être simple, 2) qu’il y ait un méchant, 3) être rassurant.
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Gérald Bronner et la « naturalité » du désastre technologique (par Nicolas Casaux)

Dans son dernier livre, intitulé Apocalypse cognitive, Gérald Bronner, crétin diplômé et titularisé, sociologue, membre de l'Académie nationale de médecine, de l'Académie des technologies et de l'Institut universitaire de France, scientiste, défenseur « des hiérarchies sociales », de la civilisation et de l’industrie, compile des statistiques éloquentes sur le désastre technologique en cours :