Les involontaires de la patrie (par Eduardo Viveiros de Castro)

Eduar­do Vivei­ros de Cas­tro, né en 1951, est un anthro­po­logue et un uni­ver­si­taire bré­si­lien qui s’ins­crit dans le cou­rant de l’an­thro­po­lo­gie cri­tique, sa pers­pec­tive est, comme ici, anti-éta­tiste et anti-capi­ta­liste. Il enseigne l’anthropologie au Museu Nacio­nal (Uni­ver­si­té Fédé­ral de Rio de Janei­ro) et a éga­le­ment été pro­fes­seur de Latin Ame­ri­can Stu­dies à l’Université de Cam­bridge et direc­teur de recherches au CNRS. Son tra­vail de recherche porte plus par­ti­cu­liè­re­ment sur les socié­tés indi­gènes des basses terres de l’Amérique du Sud. Son acti­vi­té poli­tique se concentre sur les consé­quences pour ces socié­tés de l’ouverture de l’Amazonie à la mon­dia­li­sa­tion. Son approche confronte sou­vent phi­lo­so­phie et anthro­po­lo­gie, comme c’est le cas dans ce cours publique don­né à Rio de Janei­ro en 2016, pen­dant la cam­pagne Abril Indi­ge­na, et dans lequel il pro­pose une réflexion sur la notion de peuple en la met­tant en ten­sion avec celles d’indigène et de citoyen.


Aujourd’hui, ceux qui se croient les maîtres du Bré­sil — et qui le sont, en der­nière ana­lyse, parce que nous les avons lais­sés le croire et que de là, il n’y avait qu’un pas pour qu’ils le deviennent de fait (un édit royal, un coup de feu, des chaînes, une PEC[1]) — pré­parent leur offen­sive finale contre les Indiens. Il y a une guerre en cours contre les peuples indiens du Bré­sil, ouver­te­ment appuyée par un État qui devrait avoir (qui a) l’obligation consti­tu­tion­nelle de pro­té­ger les Indiens et les autres popu­la­tions tra­di­tion­nelles, et qui devrait être (qui est) leur garan­tie juri­dique contre l’offensive menée par ces maîtres du Bré­sil, à savoir les « pro­duc­teurs ruraux » (euphé­misme pour « rura­listes[2] », lequel est lui-même un euphé­misme pour « la bour­geoi­sie de l’agro-industrie »), le grand capi­tal inter­na­tio­nal, sans oublier la frac­tion fas­ciste des classes moyennes urbaines, congé­ni­ta­le­ment stu­pide. État qui, comme nous le voyons, est le prin­ci­pal allié de ces forces mal­fai­santes, avec son triple bras « légi­ti­me­ment consti­tué », à savoir l’exécutif, le légis­la­tif et le judiciaire.

Cette offen­sive n’est pas menée seule­ment contre les Indiens, mais contre de nom­breux autres peuples indi­gènes. Il nous faut donc com­men­cer par dis­tin­guer les mots « indien » et « indi­gène », parce que beau­coup les prennent peut-être pour des syno­nymes, ou pensent que le mot « indien » n’est qu’une forme abré­gée du mot « indi­gène ». Ce n’est pas le cas. Tous les Indiens du Bré­sil sont indi­gènes, mais tous les indi­gènes qui vivent au Bré­sil ne sont pas indiens.

Les Indiens sont les membres de peuples et de com­mu­nau­tés qui ont conscience — soit qu’ils ne l’aient jamais per­due, soit qu’ils l’aient recou­vrée — de leur rela­tion his­to­rique avec les indi­gènes qui vivaient sur cette terre avant l’arrivée des Euro­péens. On les a appe­lés « Indiens » à cause de cette fameuse erreur des enva­his­seurs qui, abor­dant l’Amérique, croyaient avoir atteint l’Inde. « Indi­gène », d’un autre côté, est un mot très ancien, qui n’a rien « d’indien » ; il signi­fie « qui vient de la terre qui lui est propre, ori­gi­naire de la terre où il vit[3] ». Il y a des peuples indi­gènes au Bré­sil, en Afrique, en Océa­nie, et même en Europe. L’antonyme « d’indigène » est « allo­gène[4] », au point que l’antonyme d’Indien, au Bré­sil, est « Blanc », ou plus pré­ci­sé­ment, les nom­breux mots des plus de 250 langues indiennes par­lées sur le ter­ri­toire bré­si­lien que l’on a cou­tume de tra­duire par « blanc », mais qui se réfèrent à toutes les per­sonnes et ins­ti­tu­tions qui ne sont pas indiennes. Ces mots indi­gènes ont dif­fé­rents sens des­crip­tifs, mais l’un des plus com­muns se trouve être « enne­mi », comme c’est le cas de « napë » en yano­ma­mi, de « kuben » en kaya­po ou de « awin » en ara­we­té. Bien que les concepts indiens d’ennemis, ou de condi­tion d’ennemi, soient assez dif­fé­rents des nôtres, il vaut la peine de noter que le mot le plus proche que nous ayons pour tra­duire direc­te­ment ces mots indi­gènes soit « enne­mi ». Médi­tons là-dessus.

Mais alors, cela veut-il dire que toutes les per­sonnes nées ici sont des indi­gènes du Bré­sil ? Oui et non. Oui, dans le sens éty­mo­lo­gique infor­mel que l’on trouve dans les dic­tion­naires : « ori­gi­naire du pays où il se trouve, natif » (voir note (3), supra). Un colon « d’origine » (et d’expression) alle­mande de Pome­rode est un « indi­gène » du Bré­sil parce qu’il est né dans une région du ter­ri­toire poli­tique épo­nyme, de même qu’est indi­gène un ser­ta­ne­jo des régions semi-arides du Nor­deste, un agro­boy[5] de Bar­re­tos ou un cour­tier de la Bourse de São Pau­lo. Mais non, ni le colon, ni l’agro­boy ni le cour­tier ne sont des indi­gènes — il suf­fit de leur demander…

Ils sont « bré­si­liens », ce qui est très dif­fé­rent « d’indigène ». Être bré­si­lien, c’est pen­ser, agir et se consi­dé­rer (et peut-être être consi­dé­ré) comme un citoyen, c’est à dire, comme une per­sonne défi­nie, enre­gis­trée, sur­veillée, contrô­lée, assis­tée — en somme, pesée, comp­tée et mesu­rée par un État-nation ter­ri­to­rial, le « Bré­sil ». Être Bré­si­lien, c’est être (ou devoir-être) citoyen, en d’autres termes, « sujet » d’un État « sou­ve­rain », c’est à dire trans­cen­dant. Cette condi­tion de sujet (l’un des euphé­mismes pour sujet est « sujet [de droits] ») n’a abso­lu­ment rien à voir avec la rela­tion indi­gène vitale, ori­gi­nelle, avec la terre, avec l’endroit où on vit et d’où on tire de quoi vivre, où l’on « vit sa vie » avec ses parents et amis. Être indi­gène, c’est avoir pour réfé­rence pri­mor­diale la rela­tion avec la terre où l’on est né, ou avec la terre où l’on s’est éta­bli pour vivre sa vie, qu’il s’agisse d’une aldeia[6] dans la forêt, d’un hameau dans le sertão[7], d’une com­mu­nau­té au bord d’un fleuve ou d’une fave­la dans les péri­phé­ries urbaines des grandes métro­poles. C’est faire par­tie d’une com­mu­nau­té liée à un endroit spé­ci­fique, c’est donc faire par­tie d’un « peuple ». Être citoyen au contraire, c’est faire par­tie d’une « popu­la­tion » contrô­lée (à la fois « défen­due » et atta­quée) par un État. L’indigène regarde vers le bas, vers la Terre qui lui est imma­nente ; il tire sa force du sol. Le citoyen regarde vers le haut, vers l’Esprit incar­né sous la forme d’un État trans­cen­dant ; il reçoit ses droits d’en haut.

« Peuple » n’existe (ne ®existe) qu’au plu­riel — peuples. Un peuple est une mul­ti­pli­ci­té sin­gu­lière, qui sup­pose d’autres peuples, qui habitent une terre peu­plée de nom­breux peuples. Quand on a deman­dé à l’écrivain Daniel Mun­du­ru­ku si, « en tant qu’Indien, il… etc. », il a cou­pé court : « je ne suis pas indien ; je suis Mun­du­ru­ku[8] ». Mais être Mun­du­ru­ku signi­fie savoir qu’existent les Kaya­bi, les Kayapó, les Matis, les Gua­ra­ni, les Tupi­nambá, et qu’ils ne sont pas les Mun­du­ru­ku, et qu’ils ne sont pas non plus les Blancs. Ce sont les grands spé­cia­listes de la géné­ra­li­sa­tion, les Blancs — ou plus pré­ci­sé­ment l’État blanc, colo­nial, impé­rial, répu­bli­cain —, qui ont inven­té les « Indiens » comme caté­go­rie géné­rique. L’État, à la dif­fé­rence des peuples, n’est consti­tué que par la sin­gu­la­ri­té de sa propre uni­ver­sa­li­té. L’État est tou­jours unique, total, un uni­vers en soi. Bien qu’il existe de nom­breux États-nation, cha­cun d’entre eux est l’incarnation de l’État uni­ver­sel, une hypo­stase de l’Un. Le peuple a la forme du Mul­tiple. For­cés à se décou­vrir « indiens », les Indiens bré­si­liens ont décou­vert qu’ils avaient été « uni­fiés » dans la géné­ra­li­sa­tion par un pou­voir trans­cen­dant, uni­fiés pour être mieux dé-mul­ti­pliés, homo­gé­néi­sés, bré­si­lie­ni­sés. Le pauvre est avant tout celui à qui on a enle­vé quelque chose. Pour trans­for­mer un Indien en pauvre, le pre­mier pas est de trans­for­mer le Mun­du­ru­ku en indien, puis en indien admi­nis­tré, puis en indien assis­té, puis en indien sans-terre.

Et pour­tant, les peuples indiens ori­gi­naires, dans leur irré­duc­tible mul­ti­pli­ci­té, india­ni­sés par la géné­ra­li­sa­tion du concept pour être mieux dé-india­ni­sés par les armes du pou­voir, se savent aujourd’hui la cible de ces armes, et s’unissent contre l’Un, se dressent dia­lec­ti­que­ment contre l’État en accep­tant cette géné­ra­li­sa­tion et en exi­geant de lui les droits qui lui sont confé­rés par cette géné­ra­li­sa­tion, selon la lettre et l’esprit de la Consti­tu­tion Fédé­rale de 1988. Et ils enva­hissent le Congrès. Rien de plus juste que les enva­his enva­his­sant le quar­tier géné­ral des enva­his­seurs. Opé­ra­tion de gué­rilla sym­bo­lique, sans doute, sans com­mune mesure avec la guerre mas­sive bien réelle (mais aus­si sym­bo­lique) que leur font les enva­his­seurs. Mais les maîtres du pou­voir crient alors au coup d’État et s’empressent de mener leur contre coup d’État. Pour uti­li­ser ce mot à la mode, le coup d’État, c’est ce qui se pré­pare dans les cou­loirs aux tapis moel­leux de Brasí­lia, contre les Indiens, sous la forme, notam­ment, de la PEC 215[9].

Les Indiens sont les pre­miers indi­gènes du Bré­sil. Les terres qu’ils occupent ne sont pas leur pro­prié­té — pas seule­ment parce que les ter­ri­toires indi­gènes sont « Terres de l’Union[10] », mais parce que ce sont eux qui appar­tiennent à la terre et non l’inverse. Appar­te­nir à la terre, au lieu d’en être le pro­prié­taire, est ce qui défi­nit l’indigène. Et en ce sens, de nom­breux peuples et com­mu­nau­tés du Bré­sil, outre les Indiens, peuvent se dire indi­gènes plu­tôt que citoyens, parce que c’est ce qu’ils res­sentent. Ils ne se recon­naissent pas dans l’État, ils ne sentent pas repré­sen­tés par un État domi­né par une caste de puis­sants ser­vis par leurs marion­nettes et leurs mer­ce­naires confor­ta­ble­ment ins­tal­lés au Congrès Natio­nal et au sein des ins­tances des Trois Pou­voirs. Les Indiens sont les pre­miers indi­gènes à ne pas se recon­naître en l’État bré­si­lien, qui les a per­sé­cu­tés pen­dant cinq siècles : que ce soit direc­te­ment, par les « guerres justes » de l’époque de la colo­ni­sa­tion, par les admi­nis­tra­tions indi­gé­nistes répu­bli­caines qui les exploi­taient, les mal­trai­taient et, de manière très timide, les défen­daient par­fois (si ils allaient trop loin, l’État leur cou­pait les ailes) ; ou indi­rec­te­ment, par le sou­tien atten­tif que l’État a tou­jours four­ni à toutes les ten­ta­tives de dé-india­ni­ser le Bré­sil, de débar­ras­ser la terre de ses occu­pants ori­gi­nels pour implan­ter un modèle de civi­li­sa­tion qui n’a jamais ser­vi per­sonne sinon les puis­sants. Un modèle qui se per­pé­tue « essen­tiel­le­ment » égal à lui-même depuis cinq cents ans.

Une gra­vure qui repré­sente ces fameuses « guerres justes », qui étaient en fait des expé­di­tions pour cap­tu­rer des esclaves chez les indiens (ici, une expé­di­tion par­tant du Para­na, dans le sud).

L’État bré­si­lien et ses idéo­logues ont depuis tou­jours parié que les Indiens allaient dis­pa­raître, le plus tôt étant le mieux ; ils ont fait leur pos­sible et l’impossible, l’innommable et l’abominable pour y par­ve­nir. Non qu’il ait été chaque fois néces­saire de les exter­mi­ner phy­si­que­ment pour cela — cepen­dant comme on le sait, le recours au géno­cide reste lar­ge­ment en vigueur au Bré­sil —, mais il fal­lait, d’une manière ou d’une autre, les dé-india­ni­ser, les trans­for­mer en « tra­vailleurs natio­naux[11] ». Les chris­tia­ni­ser, les « vêtir » (comme si on avait déjà vu des Indiens « nus », ces maîtres de l’ornement, de la plume et de la pein­ture cor­po­relle), leur inter­dire les langues qu’ils parlent ou qu’ils par­laient, les cou­tumes par les­quelles ils se défi­nis­saient, les sou­mettre à un régime de tra­vail, de police et d’administration. Mais, par-des­sus tout, les cou­per de leur rela­tion à la terre. Sépa­rer les Indiens (et tous les autres indi­gènes) de leur rela­tion orga­nique, poli­tique, sociale et vitale avec la terre et avec les com­mu­nau­tés qui vivent de la terre — cette sépa­ra­tion a tou­jours été consi­dé­rée comme la « condi­tion néces­saire » pour trans­for­mer l’Indien en citoyen. En citoyen pauvre, natu­rel­le­ment. Parce que sans pauvres, il n’y a pas de capi­ta­lisme, le capi­ta­lisme a besoin de pauvres, comme il avait besoin (et a tou­jours besoin) d’esclaves. Trans­for­mer l’Indien en pauvre. Pour cela, il suf­fit de le sépa­rer de sa terre, de la terre qui le « consti­tue » comme indigène.

Nous, Blancs assis sur les marches de l’assemblée muni­ci­pale de Rio de Janei­ro, ce 20 avril 2016, nous sen­tons indi­gènes. Nous ne nous sen­tons pas citoyens, nous ne nous voyons pas comme une par­tie d’une popu­la­tion sujette d’un État qui ne nous a jamais repré­sen­tés, et qui a tou­jours repris d’une main ce qu’il fei­gnait de nous don­ner de l’autre. Nous, les « Blancs » qui sommes ici, comme bien d’autres peuples indi­gènes qui vivent au Bré­sil : pay­sans, habi­tants du lit­to­ral, pêcheurs, cai­ça­ras, qui­lom­bo­las, ser­ta­ne­jos, cabo­clos, curi­bo­cas, noirs et par­dos, peu­plant les fave­las qui recouvrent ce pays. Tous sont indi­gènes, parce qu’ils se sentent liés à un endroit, un lopin de terre — aus­si petite et aus­si mau­vaise que soit cette terre, de la taille du sol d’une cabane ou du pota­ger au fond d’un jar­din — et à une com­mu­nau­té ; beau­coup plus qu’ils ne se sentent citoyens d’un Grand Bré­sil qui ne gran­dit que la taille des comptes en banque des maîtres du pouvoir.

La terre est le corps des Indiens, les Indiens font par­tie du corps de la Terre. La rela­tion entre la terre et le corps est cru­ciale. La sépa­ra­tion de la com­mu­nau­té et de la terre a sa réci­proque, son ombre, qui est la sépa­ra­tion entre les per­sonnes et leurs corps, autre opé­ra­tion indis­pen­sable effec­tuée par l’État pour créer des popu­la­tions admi­nis­trées. On pense aux LGBT, sépa­rés de leur sexua­li­té ; aux Noirs, sépa­rés de leur cou­leur de peau et de leur pas­sé d’esclavage, c’est à dire, d’un pas­sé de dépos­ses­sion cor­po­relle radi­cale ; on pense aux femmes, sépa­rées de leur auto­no­mie repro­duc­tive. On pense, en der­nier lieu, mais non moindre dans l’abominable, au sinistre éloge public de la tor­ture fait par la canaille Jair Bol­so­na­ro — la tor­ture, moyen ultime et abso­lu de sépa­rer une per­sonne de son corps. Tor­ture qui reste — qui a tou­jours été — le moyen pri­vi­lé­gié pour sépa­rer les pauvres de leurs corps, dans les com­mis­sa­riats et les pri­sons de ce pays si « cordial ».

Pour toutes ces rai­sons, la lutte des Indiens est aus­si la nôtre, la lutte indi­gène. Les Indiens sont notre exemple. Un exemple de « rexis­tence » sécu­laire contre une guerre féroce pour les faire dé-exis­ter, les faire dis­pa­raître, que ce soit en les tuant pure­ment et sim­ple­ment, ou en les dé-india­ni­sant et en les trans­for­mant en « citoyens civi­li­sés », c’est-à-dire en Bré­si­liens pauvres, sans-terre, sans moyens de sub­sis­tance propres, obli­gés de vendre leurs bras — leurs corps — pour enri­chir les pré­ten­dus nou­veaux maîtres de la terre.

Les Indiens ont besoin de l’aide des Blancs qui se soli­da­risent avec leur lutte et recon­naissent en eux « l’exemple » majeur de la lutte inin­ter­rom­pue des peuples indi­gènes (tous les « peuples » indi­gènes aux­quels j’ai fait réfé­rence plus haut : le peuple LGBT, le peuple noir, le peuple des femmes) contre l’État natio­nal. Mais nous, les « autres Indiens », ceux qui ne sont pas indiens, mais se sentent beau­coup plus « repré­sen­tés » par les peuples indiens que par les poli­tiques qui nous gou­vernent et par l’appareil poli­cier qui nous per­sé­cute de près, par les poli­tiques de des­truc­tion de la nature menées par le fer et par le feu par tous les gou­ver­ne­ments qui se suc­cèdent dans ce pays depuis tou­jours — nous autres avons aus­si besoin de l’aide et de l’exemple des Indiens, de leurs tac­tiques de guerre sym­bo­lique, juri­dique, média­tique, contre l’Appareil de Cap­ture de l’État-nation. Un État qui pousse jusqu’à ses ultimes consé­quences son pro­jet de des­truc­tion du ter­ri­toire qu’il reven­dique comme sien. Mais la terre appar­tient aux peuples.

Je conclus par une allu­sion au nom d’une rue qui n’est pas très loin­taine de Cine­lân­dia où nous nous trou­vons à pré­sent. À Bota­fo­go, il existe, comme vous le savez tous, la rue des Volon­taires de la Patrie. Son nom pro­vient d’une ini­tia­tive pro­mue par l’Empire dans sa guerre géno­ci­daire (et eth­no­ci­daire) contre le Para­guay — le Bré­sil a tou­jours excel­lé dans l’art de tuer les Indiens, d’un côté ou de l’autre de ses fron­tières. Man­quant de troupes pour affron­ter l’armée gua­ra­ni, le Gou­ver­ne­ment impé­rial créa des corps mili­taires de volon­taires, « en appe­lant aux sen­ti­ments du peuple bré­si­lien », comme le décrit le résu­mé Wiki­pé­dia de l’initiative. Pedro II se pré­sen­ta à Uru­guaia­na comme le « pre­mier volon­taire de la patrie ». Il ne fal­lut pas long­temps pour que le patrio­tisme des volon­taires de la patrie se refroi­disse ; et bien­tôt le Gou­ver­ne­ment cen­tral dut exi­ger des pré­si­dents de pro­vince qu’ils recrutent des quo­tas de « volon­taires ». La solu­tion à cette lamen­table « pénu­rie de patrio­tisme » des blancs bré­si­liens fut, comme on le sait, d’envoyer des mil­liers d’esclaves noirs comme volon­taires. Ce sont eux qui tuèrent et mou­rurent dans la Guerre du Para­guay. Qui y furent for­cés, inutile de le dire. Volon­taires involontaires.

De fait. Les Indiens furent et sont les pre­miers Invo­lon­taires de la Patrie. Les peuples indi­gènes se virent tom­ber sur la tête une « patrie » qu’ils n’avaient pas deman­dée et qui ne leur appor­ta que mort, mala­die, humi­lia­tion, escla­vage et dépos­ses­sion. Nous, ici, nous sen­tons comme les Indiens, comme tous les indi­gènes du Bré­sil : comme si nous for­mions un énorme contin­gent d’Involontaires de la Patrie. Invo­lon­taires d’une patrie dont nous ne vou­lons pas, d’un gou­ver­ne­ment (ou d’un in-gou­ver­ne­ment) qui ne nous repré­sente pas et qui ne nous a jamais repré­sen­té. Per­sonne ne les a jamais repré­sen­tés, ceux qui se sentent indi­gènes. Nous seuls pou­vons nous repré­sen­ter, ou peut-être pou­vons-nous dire que nous repré­sen­tons la terre — cette terre. Pas « notre terre », mais la terre d’où nous sommes, dont nous sommes. Nous sommes les Invo­lon­taires de la Patrie. Parce « qu’autre » est notre volonté.

Eduar­do Vivei­ros de Castro

Tra­duc­tion : Jéré­mie Bonheure


  1. N.d.T. : Un amen­de­ment consti­tu­tion­nel.
  2. N.d.T. : Les grands pro­prié­taires fon­ciers.
  3. « le mot “indi­gène” vient du “latin indi­ge­na, æ, ‘natu­rel de l’endroit où il vit, créé par la terre qui lui est propre’, déri­vé du latin indoar­chaïque clas­sique in — ‘mou­ve­ment vers l’intérieur, de l’intérieur’ + gena, déri­va­tion de la racine du verbe latin gigno, is, geni, gen­tum, gignere, ‘créer’ ; signi­fie ‘rela­tif à ou popu­la­tion autoch­tone d’un pays ou qui s’est éta­bli avant un pro­ces­sus de colo­ni­sa­tion’… ; par exten­sion (usage infor­mel), signi­fie ‘ori­gi­naire du pays, de la région ou de la loca­li­té où il se trouve ; natif’. (Dic­tion­naire en ligne Houaiss)
  4. N.d.T. : En por­tu­gais, le mot ‘alie­ni­ge­na’ désigne aus­si les extra-ter­restres, pour don­ner une idée de la ten­sion extrême de ces anto­nymes.
  5. N.d.T. : Agro­boy : fils d’un grand pro­prié­taire ter­rien
  6. N.d.T. : Vil­lage indien au Bré­sil
  7. N.d.T. : Zone semi-aride du Nor­deste
  8. N.d.T. : Le patro­nyme étant ici le nom de l’ethnie auquel appar­tient l’écrivain en ques­tion.
  9. N.d.T. : Pro­jet d’amendement consti­tu­tion­nel qui ferait pas­ser au congrès la res­pon­sa­bi­li­té de la démar­ca­tion des terres indiennes et la rati­fi­ca­tion des terres recon­nues indiennes. Elle limi­te­rait l’extension des terres indiennes. Elle pré­voit aus­si l’indemnisation des grands pro­prié­taires qui se sont appro­prié des terres indiennes, au cas où ils devraient les res­ti­tuer.
  10. N.d.T. : ‘Ter­ras da União’ : ter­ri­toires fédé­raux
  11. Le pre­mier nom du SPI répu­bli­cain (Ser­vice de Pro­tec­tion des Indiens) était SPILTN : Ser­vice de Pro­tec­tion des Indiens et Loca­li­sa­tion des tra­vailleurs natio­naux. Il a été le SPILTN de 1910 à 1918, puis seule­ment le SPI, jusqu’à deve­nir la FUNAI en 1967, à la suite d’une com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire qui révé­la une infi­ni­té d’abus, de vio­la­tions, de vio­lences diverses, d’exploitations et d’autres béné­fices pro­tec­teurs octroyés par l’État.

Pour aller plus loin : https://lavoiedujaguar.net/Entretien-avec-Eduardo-Viveiros-de

 

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