Pourquoi l’efficacité énergétique ne résout rien, bien au contraire (par Max Wilbert)

L’ar­ticle qui suit est une tra­duc­tion d’un texte qui a ini­tia­le­ment été publié en anglais à l’a­dresse sui­vante : https://dgrnewsservice.org/civilization/against-efficiency-how-a-more-efficient-economy-hurts-the-planet-part-one/


Dans notre culture, et dans le mou­ve­ment éco­lo­giste en par­ti­cu­lier, le mot d’ordre est de pro­mou­voir et de déve­lop­per ce qu’on appelle « l’efficacité éner­gé­tique », ou les « bonnes pra­tiques éner­gé­tiques » dans tous les domaines de la vie humaine sur la pla­nète, du com­merce à l’agriculture, des cor­po­ra­tions aux mai­sons indi­vi­duelles, de l’arène éco­no­mique au domaine légis­la­tif, du sec­teur uni­ver­si­taire à la sphère militante.

Dans de nom­breux cas, l’efficacité éner­gé­tique est consi­dé­rée et pré­sen­tée comme la seule solu­tion à tous nos pro­blèmes, notam­ment parce qu’elle sert effec­ti­ve­ment de moyen de per­pé­tuer la socié­té indus­trielle dont nous par­ti­ci­pons. Dans cer­tains cas, notre obses­sion pour l’efficacité est moti­vée par un désir sin­cère de stop­per le réchauf­fe­ment cli­ma­tique et la des­truc­tion de la pla­nète. Et pour­tant, au mieux, les pra­tiques visant l’efficacité éner­gé­tique confondent, à l’instar de leurs pro­mo­teurs, effi­ca­ci­té et soutenabilité.

Au pire, le mou­ve­ment pro-effi­ca­ci­té par­ti­cipe à la dis­si­mu­la­tion des véri­tables causes et des impacts du réchauf­fe­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique, afin de per­pé­tuer le capi­ta­lisme et les hié­rar­chies socio­po­li­tiques dont il dépend. D’un point de vue cor­po­ra­tiste et éco­no­mique, l’efficacité est géné­ra­le­ment pré­sen­tée comme la seule solu­tion nous per­met­tant de faire face à des res­sources de plus en plus rares, à la crois­sance démo­gra­phique et aux pro­blèmes sani­taires. Les objec­tifs et les moti­va­tions de la plu­part des argu­men­taires en faveur de l’efficacité éner­gé­tique sont anthro­po­cen­trés, expli­ci­te­ment éla­bo­rés dans le but de pré­ser­ver et de per­pé­tuer la civi­li­sa­tion, l’économie mon­dia­li­sée et l’existence humaine industrialisée.

En tant qu’activistes, et en tant qu’êtres humains pré­oc­cu­pés par la san­té de la pla­nète, nous obser­vons de pro­fondes dis­so­nances idéo­lo­giques et maté­rielles entre les réa­li­tés du chan­ge­ment cli­ma­tique et l’idée selon laquelle les mesures pro­mou­vant l’efficacité éner­gé­tique nous mène­ront vers un monde plus soutenable.

L’idée selon laquelle l’efficacité nous per­met­tra de sau­ver la pla­nète est un mythe. En réa­li­té, cette effi­ca­ci­té pro­meut et per­pé­tue le capi­ta­lisme parce que son but est de rendre plus d’énergie dis­po­nible pour d’autres usages. L’efficacité éner­gé­tique finit par aug­men­ter le total de la quan­ti­té d’énergie uti­li­sée, aug­men­tant ain­si les dom­mages éco­lo­giques pla­né­taires. Or, pour peu que l’on se sou­vienne d’une évi­dence qui semble de moins en moins l’être, la san­té de la pla­nète est primordiale.

Le mot effi­ca­ci­té est défi­ni de dif­fé­rentes manières selon le dic­tion­naire que l’on consulte, mais nous nous concen­tre­rons sur les deux sui­vantes, qui cor­res­pondent à ce dont nous discutons :

  1. La capa­ci­té d’obtenir une pro­duc­ti­vi­té maxi­male avec le mini­mum d’ef­fort, de dépense.
  2. La pré­ven­tion du gas­pillage d’une res­source donnée.

Pre­nez un moment pour pen­ser à ce que ces défi­ni­tions impliquent à la lumière de la cita­tion sui­vante de Van­da­na Shi­va : « À tra­vers l’économie verte, on observe une ten­ta­tive de tech­no­lo­gi­ser, finan­cia­ri­ser, pri­va­ti­ser et mar­chan­di­ser toutes les res­sources et pro­ces­sus vitaux de la planète. »

Le but d’une chaîne de pro­duc­tion cor­res­pond à la pre­mière défi­ni­tion de l’efficacité [qui est par­fois asso­cié au mot effi­cience, NdT] : « La capa­ci­té de pro­duire le maxi­mum de résul­tats avec le mini­mum d’ef­fort, de dépense. » Fre­de­rick Wins­low Tay­lor, le créa­teur de ce qu’on appelle la « ges­tion scien­ti­fique du tra­vail », a hau­te­ment influen­cé le déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Il a réa­li­sé que les arti­sans étaient très inef­fi­caces, et qu’il pou­vait rendre la pro­duc­tion plus effi­cace en ratio­na­li­sant ses pro­ces­sus, de sorte qu’à chaque indi­vi­du incombe une seule tâche pré­cise, et ain­si de suite, le long d’une chaîne de fabrication.

Cela a chan­gé le monde, pour toujours.

Il est inté­res­sant de sou­li­gner que Tay­lor était un Qua­ker très pieux, or les Qua­kers ont une riche his­toire d’activisme en faveur de la jus­tice sociale. Tay­lor pen­sait qu’en aug­men­tant la pro­duc­ti­vi­té tout le monde devien­drait riche, et que les dif­fé­rences de classe seraient estom­pées, pré­ci­pi­tant l’avènement d’une socié­té uto­pique. Ce n’est mani­fes­te­ment pas ce qui s’est pas­sé, et cela nous amène au mou­ve­ment pro-effi­ca­ci­té de notre temps.

Ces bonnes inten­tions ont ruis­se­lé jusqu’au mou­ve­ment pro-effi­ca­ci­té de l’époque moderne des chaînes de pro­duc­tion auto­ma­ti­sées. Les robots n’ont ni besoin de pauses, ni de salaires, ils ne tombent pas malades, n’ont pas d’enfants, ne font pas grève et ne se fatiguent pas. En somme, ce sont des tra­vailleurs parfaits.

Au cours de ces 40 der­nières années, la méca­ni­sa­tion du tra­vail n’a ces­sé de s’intensifier et, désor­mais, nous assis­tons à l’avènement de l’apprentissage infor­ma­ti­sé et de l’intelligence arti­fi­cielle. Et nous n’en sommes qu’à leurs balbutiements.

Les usines sont de hauts lieux de la des­truc­tion de la pla­nète. Elles consti­tuent les moteurs du consu­mé­risme. Dans une usine clas­sique, les matières pre­mières — la chair de la pla­nète vivante, qu’on lui arrache — entrent d’un côté et, de l’autre, des pro­duits flam­bants neufs res­sortent qui, sou­vent, seront uti­li­sés pen­dant une courte période puis mis au rebut dans une décharge. Les usines pro­duisent des pes­ti­cides, des bombes, des jouets, des voi­tures, des ordi­na­teurs et ain­si de suite. Dans la socié­té indus­trielle, par défi­ni­tion, tout sort d’usines [y com­pris les êtres humains, qui sortent de l’usine appe­lée « école » ou « sys­tème sco­laire », NdT].

La nou­velle Giga­fac­to­ry Tes­la, dans l’Ouest du Neva­da, près de Reno, est une des plus grandes usines du monde. Elle est ali­men­tée par des pan­neaux solaires et des éoliennes. Véri­table nec-plus-ultra de l’industrie, elle pro­duit des bat­te­ries pour véhi­cules élec­triques et pour le sto­ckage de l’énergie. Et est très effi­cace. Beau­coup pré­sentent la construc­tion de cette usine comme une vic­toire pour la pla­nète. En outre, Tes­la et plu­sieurs mul­ti­na­tio­nales construisent en ce moment même d’autres usines de bat­te­ries tout aus­si gigan­tesques à tra­vers la planète.

Des éco­lo­gistes sou­tiennent tout cela. Je ne mâche­rai pas mes mots. Il s’agit d’une atro­ci­té indus­trielle qui par­ti­cipe, autant que les autres usines, à la des­truc­tion de la pla­nète. Aupa­ra­vant, j’étais en faveur des « tech­no­lo­gies vertes », mais ma pers­pec­tive a com­plè­te­ment changé.

Jen­ni­fer Eisele est une femme Paiute de la réserve de la val­lée de Duck dans le Nord du Neva­da, qui lutte contre la construc­tion de l’usine Tes­la, contre l’extraction du lithium dans son État, et contre les dom­mages que cela inflige aux ter­ri­toires autoch­tones — c’est-à-dire à tous les ter­ri­toires. Il s’agit de pro­blèmes mon­diaux. Le lithium est deve­nu une res­source stra­té­gique, son prix monte et son extrac­tion va crois­sant, notam­ment dans des zones déser­tiques, parce que c’est là que le lithium se forme. Si je men­tionne Tes­la, c’est parce qu’il existe une frac­ture entre cer­taines idées reçues concer­nant l’efficacité éner­gé­tique et les consé­quences obser­vables sur le monde natu­rel et les socié­tés humaines de son aug­men­ta­tion au sein de l’économie mondialisée.

Le port d’Ant­werp, en Belgique.

Le port d’Antwerp, en Bel­gique, est le second plus impor­tant d’Europe. Les mar­chan­dises qui y tran­sitent com­prennent : des jouets, des télé­vi­sions, des ordi­na­teurs, du pétrole, des huiles végé­tales, des céréales, du char­bon, des mine­rais, du ciment, du sucre, du sable, du papier, du bois, de l’acier, des voi­tures, des levures, des bus, des trains, des trac­teurs, du kérosène…

Il s’agit d’un centre névral­gique de l’économie extrac­ti­viste mon­dia­li­sée. On en trouve tout autour du monde : il y a les ports gigan­tesques de Seat­tle, de Taco­ma, celui d’Oakland, l’un des plus grands de la côte Ouest, celui de Los Angeles, etc. Chaque conte­neur qui voyage par ces centres est un mor­ceau de pla­nète qui a été arra­ché pour être expé­dié à l’autre bout du monde. Ces maté­riaux tran­sitent géné­ra­le­ment des pauvres vers les riches, des non-Blancs vers les Blancs, des colo­ni­sés vers les colons.

La plu­part d’entre nous connais­sons la for­mule insi­dieuse du « libre mar­ché », l’idéal libé­ral de la liber­té, qui se résume à : « Je suis libre de m’enrichir et vous de vous appau­vrir ». Peut-être les deux sont-ils liés.

Mais reve­nons-en à l’effi­ca­ci­té et à sa pre­mière défi­ni­tion. Le mou­ve­ment éco­lo­giste ne devrait pas avoir pour stra­té­gie de viser une pro­duc­ti­vi­té maxi­male. La plu­part d’entre nous sommes pro­ba­ble­ment d’accord sur le fait que le capi­ta­lisme indus­triel pro­duit déjà beau­coup trop. Trop de com­bus­tibles fos­siles, de biens de consom­ma­tion, d’individus, de ban­lieues, de tout.

En tant qu’écologistes nous devrions nous concen­trer sur sa deuxième défi­ni­tion, la pré­ven­tion du gas­pillage. Cela dit, le mot « res­source » pose pro­blème parce qu’il insi­nue que le monde existe pour notre usage, parce qu’il implique une rela­tion uti­li­ta­riste[1]. Nous par­lons des pois­sons comme d’une res­source. Il s’agit d’une idée que nous avons construite autour de com­mu­nau­tés d’êtres vivants qui existent indé­pen­dam­ment de notre concep­tion d’eux en tant que ressources.

Le sys­tème éco­no­mique capi­ta­liste, celui-là même qui détruit la pla­nète, nous pré­sente désor­mais l’efficacité comme une solu­tion pour résoudre le désastre qu’il engendre. Ain­si, le concept d’efficacité qu’il pro­pose est impré­gné du même état d’esprit dont découle la des­truc­tion du monde natu­rel. Il est pro­mu par les mêmes mul­ti­na­tio­nales, les mêmes inté­rêts éco­no­miques et les mêmes gou­ver­ne­ments. La qua­si-tota­li­té des sché­mas d’efficacité éner­gé­tique et des tech­no­lo­gies soi-disant effi­cientes qui sont exhi­bés aujourd’hui ne visent pas, en réa­li­té, à réduire la quan­ti­té totale d’énergie que nous utilisons.

Ils visent à déga­ger plus d’énergie pour d’autres usages, tout en aug­men­tant la pro­duc­ti­vi­té. Cela cor­res­pond à la pre­mière défi­ni­tion de l’efficacité.

Lorsque l’on parle du concept d’efficacité, il est impor­tant de men­tion­ner le para­doxe de Jevons, du nom de William Stan­ley Jevons, un des pre­miers éco­no­mistes du 19ème siècle, qui tra­vaillait au Royaume-Uni durant l’apogée de la révo­lu­tion indus­trielle, dans les années 1860. Son texte le plus célèbre est une étude de l’économie char­bon­nière du Royaume-Uni.

L’économie de l’Empire bri­tan­nique dépen­dait alors entiè­re­ment du char­bon. Le char­bon broyait les céréales, il extra­yait l’eau des mines de char­bon, il ali­men­tait les trains et les bateaux qui consti­tuaient la machine de guerre de l’Empire. Au cours des cin­quante années pré­cé­dant son rap­port, les machines à vapeur étaient deve­nues beau­coup plus effi­caces. Il s’agissait du nec plus ultra du busi­ness de l’époque, et tout le monde s’attendait à ce que cette aug­men­ta­tion de l’efficacité entraîne une réduc­tion de l’utilisation du char­bon au niveau national.

Cela n’a pas été le cas. Et la rai­son en est simple : les machines à vapeur fonc­tion­nant à moindre coût et avec un meilleur ren­de­ment, n’ayant plus besoin d’autant de char­bon qu’avant, leur com­merce devint plus lucra­tif. Parce que nous vivons dans un sys­tème capi­ta­liste dont la pro­duc­tion est un des prin­ci­paux objec­tifs, ces pro­fits ont été réin­ves­tis dans la crois­sance. Les machines à vapeur plus effi­caces géné­rèrent plus de crois­sance, ce qui fit grim­per, en retour, l’utilisation natio­nale de charbon.

Jevons com­prit que l’efficacité pou­vait direc­te­ment mener à une aug­men­ta­tion de l’utilisation des res­sources. Le déve­lop­pe­ment de l’économie mon­dia­li­sée actuelle four­mille d’exemples de ce genre.

Oba­ma est consi­dé­ré par beau­coup comme un des pré­si­dents les plus pro­gres­sistes de l’histoire des USA. Et pour­tant, sa stra­té­gie éner­gé­tique avait pour nom « All of the above » [on peut tra­duire ça par « la stra­té­gie tous azi­muts », NdT]. Elle était assez proche de celle que Trump suit actuel­le­ment. Cela signi­fiait sim­ple­ment qu’il encou­ra­geait le déve­lop­pe­ment de toutes les sources d’énergie. Si vous ne vous sou­ciez que du sys­tème éco­no­mique, ou de main­te­nir le mode de vie états-unien, de pré­ser­ver l’Empire US, votre objec­tif est alors d’augmenter sans cesse la pro­duc­tion éner­gé­tique. Cela a donc du sens. Il vous faut aug­men­ter la pro­duc­tion éner­gé­tique « tous azimuts ».

Nous savons ce que cette éner­gie ali­mente : la construc­tion ; l’étalement urbain de Dubaï des der­nières décen­nies, qui a exploi­té et qui exploite des esclaves sala­riés par mil­liers, en est un exemple. L’étalement urbain de Las Vegas depuis les années 1980 en est un autre.

On estime que les 15 plus gros car­gos qui sillonnent les océans génèrent plus de pol­lu­tion que toutes les voi­tures du monde. Soit envi­ron 800 mil­lions de véhi­cules. 15 bateaux. Cette éner­gie ali­mente éga­le­ment les hautes tech­no­lo­gies comme les data cen­ters.

Et pen­sez à tous les com­po­sants de nos télé­phones por­tables dont les matières pre­mières pro­viennent de nom­breuses mines, à ciel ouvert ou non, dis­sé­mi­nées tout autour du globe, ou de ce qu’on appelle par­fois des « mines à dépla­ce­ment de som­met » [tra­duc­tion peu fidèle de l’expression anglaise ori­gi­nelle, moun­tain­top remo­val, qui désigne expli­ci­te­ment la des­truc­tion des som­mets des mon­tagnes ; la tra­duc­tion fran­çaise de cette expres­sion, qui parle de dépla­cer le som­met d’une mon­tagne, relève de la nov­langue moderne, de l’art de men­tir ou de dis­si­mu­ler : le som­met n’est pas dépla­cé, il est détruit, et la mon­tagne avec ; on ne peut pas plus dépla­cer le som­met d’une mon­tagne que votre tête, le som­met de votre corps, par exemple ; la mon­tagne est déca­pi­tée ; NdT].

Cette éner­gie sert aus­si à ali­men­ter les exploi­ta­tions agri­coles indus­trielles. En obser­vant les Grandes Plaines depuis l’espace, vous réa­li­sez la des­truc­tion bio­tique qui a pris place. Tout ce qui n’avait pas d’utilité pour les humains a été détruit et rem­pla­cé par des plantes qui nour­rissent exclu­si­ve­ment les êtres humains. La même chose est vraie de la pêche industrielle.

Depuis plu­sieurs décen­nies, voire plu­sieurs siècles, tous les sec­teurs du sys­tème éco­no­mique n’ont eu de cesse de gagner en effi­ca­ci­té. Les trans­ports, les extrac­tions minières, les moteurs à com­bus­tion, l’agriculture, l’éclairage, le chauf­fage, etc., par­tout, on gagne en effi­ca­ci­té, et pour­tant la sur­con­som­ma­tion éner­gé­tique ne cesse d’empirer, ain­si que l’utilisation de com­bus­tibles fos­siles, ain­si que la des­truc­tion des habi­tats et des espèces vivantes, ain­si que l’érosion des plages et des sols, et ain­si de suite.

Les choses empirent, et l’efficacité ne résout rien. Dans le cadre de ce sys­tème, de cet empire, les sur­plus d’énergie sont rares. L’énergie est tou­jours uti­li­sée pour quelque chose. Si cela nous semble confus, c’est parce que nous uti­li­sons un seul mot pour dési­gner deux choses dif­fé­rentes. Les cor­po­ra­tions et les gou­ver­ne­ments uti­lisent la pre­mière des défi­ni­tions pré­ci­tées du mot effi­ca­ci­té, tan­dis que les éco­lo­gistes font réfé­rence à la deuxième.

On peut conce­voir une liste de cri­tères déter­mi­nant si une aug­men­ta­tion de l’efficacité, dans un domaine don­né, pour­ra être en mesure d’aider la planète :

  • Si elle ne réduit pas les coûts opé­ra­toires (ce qui per­met­trait de déga­ger plus de pro­fits financiers)
  • Si elle ne génère pas d’augmentation du pou­voir d’achat (dans le cadre d’une socié­té capitaliste)
  • Si elle ne dégage pas de matières pre­mières ou d’énergie pour d’autres usages (ce qui rédui­rait la rare­té ou le prix de ces res­sources pour d’autres industries)
  • Si elle n’encourage pas la course au déve­lop­pe­ment des nou­velles et hautes tech­no­lo­gies (dont les coûts éco­lo­giques ne cessent d’empirer, inter­net en est un bon exemple Ndt)
  • Si elle n’encourage pas ce modèle de déve­lop­pe­ment dont les consé­quences sont impré­vi­sibles, incon­trô­lables [Cf. la pla­nète-labo­ra­toire, le modèle de déve­lop­pe­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle qui consiste à jouer à l’apprenti sor­cier, ou plu­tôt au savant fou, avec le vivant, avec tout ce qui vit sur la pla­nète, avec les vies de toutes et de tous, NdT]

Alors ce gain en effi­ca­ci­té aide­ra véri­ta­ble­ment la planète.

En ce qui concerne le der­nier cri­tère sur les consé­quences impré­vi­sibles, le déve­lop­pe­ment urbain dans des régions arides et déser­tiques nous four­nit un excellent exemple. Dans les régions déser­tiques, comme autour de Las Vegas, le fac­teur limi­tant l’étalement urbain est la dis­po­ni­bi­li­té en eau.

Il n’y a pas assez d’eau pour étendre davan­tage l’urbanisation. Dans une telle situa­tion, en amé­lio­rant l’efficacité éner­gé­tique de chaque foyer, vous per­met­tez à l’étalement urbain de conti­nuer. Vous déga­gez une cer­taine quan­ti­té de la res­source en eau. Cer­tains pensent : « j’économise de l’eau pour la pla­nète, les plantes et pour l’écologie de cer­tains lieux », cepen­dant, le plus sou­vent, ce n’est pas le cas. [Plus la consom­ma­tion en eau de chaque foyer est opti­mi­sée, réduite, plus il y a d’eau dis­po­nible pour d’autres usages, d’autres foyers, ce qui per­met donc de construire davan­tage de loge­ments et d’étendre les zones urbaines ; non seule­ment l’eau éco­no­mi­sée par cer­tains devient l’eau que d’autres uti­lisent, ce qui fait que la sur­ex­ploi­ta­tion et la sur­con­som­ma­tion conti­nuent, mais en plus de cela, ces foyers cor­res­pon­dants aux nou­veaux loge­ments construits parce que les res­sources en eau le per­met­taient consom­me­ront beau­coup d’autres res­sources ; c’est ain­si que cela se passe dans une socié­té de crois­sance, capi­ta­liste, déve­lop­pe­men­tiste, indus­trielle NdT] 

Vos bonnes inten­tions finissent donc par­fois par sou­te­nir le sys­tème qui détruit la pla­nète. En ce qui concerne l’efficacité, nous devrions nous atta­quer aux prin­ci­pales choses qui ravagent le milieu natu­rel, comme les pro­jets d’extraction ou de pro­duc­tion de com­bus­tibles fos­siles, les bar­rages, les mines, l’agriculture indus­trielle, la pêche indus­trielle et la déforestation.

Nous devons aus­si nous deman­der, « vis-à-vis de qui vou­lons nous gagner en effi­ca­ci­té ? » Vis-à-vis des tor­tues qui pondent sur les plages ? Ou vis-à-vis de l’économie indus­trielle ? Il s’agit non seule­ment de ques­tion­ner l’efficacité en tant que méthode pour sau­ver la pla­nète, mais aus­si de remettre en ques­tion l’industrialisme, le capi­ta­lisme et la civi­li­sa­tion elle-même.

Oui, les com­bus­tibles fos­siles détruisent la pla­nète, mais une usine de pro­duc­tion de pan­neaux solaires coûte envi­ron 100 mil­lions d’euros, et pro­duit elle-même ses pol­lu­tions et émis­sions de gaz à effet de serre. Toutes les nou­velles tech­no­lo­gies soi-disant « vertes » ou « renou­ve­lables » sont fina­le­ment des tech­no­lo­gies au ser­vice de l’Empire indus­triel. Elles reposent sur le sec­teur des extrac­tions minières, sur le tra­vail à la chaîne [sur le sys­tème social actuel, mau­vaise paro­die de démo­cra­tie, et tout ce qu’il implique de coer­ci­tions, l’esclavage moderne du tra­vail à la chaîne n’en étant qu’une par­mi beau­coup, NdT], sur une chaîne de pro­duc­tion mon­dia­li­sée, sur l’économie indus­trielle mon­dia­li­sée, et donc sur la situa­tion géo­po­li­tique actuelle, faites de guerres et d’exploitations. Elles n’aident pas le milieu natu­rel, elles n’aident pas les espèces vivantes que la civi­li­sa­tion indus­trielle détruit en masse. Elles ne sont pas des solu­tions. [En plus de n’être pas en elles-mêmes « vertes » ou véri­ta­ble­ment éco­lo­giques, ces indus­tries des tech­no­lo­gies dites « renou­ve­lables », pan­neaux solaires, éoliennes, bar­rages, cen­trales à bio­masse, etc., pro­duisent une éner­gie dont l’utilisation n’a rien d’écologique. En quoi cela aide-t-il la pla­nète, ses biomes et ses espèces vivantes que nous rechar­gions nos télé­phones por­tables, eux-mêmes des désastres éco­lo­giques et sociaux, grâce à des pan­neaux solaires ? Ou que nous ali­men­tions en élec­tri­ci­té pro­duite par des éoliennes nos réfri­gé­ra­teurs, congé­la­teurs, voi­tures, fours micro-ondes, brosse-à-dents, rasoirs, drones, télé­vi­sions, ordi­na­teurs, etc., qui sont autant de futurs déchets dont la pro­duc­tion est aus­si anti­so­ciale qu’antiécologique ? NdT] 

Peut-être connais­sez-vous déjà cette cita­tion : « La main invi­sible du mar­ché ne fonc­tion­ne­ra jamais sans son poing invi­sible. McDonald’s ne peut pros­pé­rer sans McDon­nell Dou­glas [une entre­prise d’armement US, NdT] ; le poing invi­sible qui per­met aux mul­ti­na­tio­nales de la Sili­con Val­ley de s’étendre sur toute la pla­nète s’appelle l’armée des États-Unis d’Amérique, l’U.S. Navy et l’U.S. Marine Corps. » Tho­mas Fried­man, en tant que pro­mo­teur de l’expansion capi­ta­liste, n’est évi­dem­ment pas ma tasse de thé, mais cette cita­tion a le mérite d’être par­ti­cu­liè­re­ment réa­liste en ce qui concerne le fonc­tion­ne­ment de l’économie mondialisée.

Ne croyez pas un ins­tant que ces tech­no­lo­gies soi-disant « vertes » sont ou seront de quelque uti­li­té dans le com­bat contre le sys­tème poli­ti­co-éco­no­mique qui détruit actuel­le­ment la pla­nète. Nous devons tous uti­li­ser moins d’énergie, nous devons tous revoir nos modes de vie à la baisse, et ain­si de suite, mais rap­pe­lez-vous que l’armée des États-Unis est le pre­mier pol­lueur sur Terre. Le gros des déchets, de la pol­lu­tion et de la consom­ma­tion est le fait de l’industrie.

Nos choix indi­vi­duels ne vont pas arrê­ter ce sys­tème, à moins qu’ils ne consistent pré­ci­sé­ment à s’y attaquer.

Nous devons com­men­cer à pen­ser, sys­té­ma­ti­que­ment, à la manière dont il est pos­sible d’arrêter l’économie indus­trielle mon­dia­li­sée qui ravage la pla­nète. Que pen­ser de tout ce qui pré­cède, du fait que les mesures visant l’efficacité per­pé­tuent les des­truc­tions, en pro­mou­vant tou­jours le capi­ta­lisme, la consom­ma­tion, et en per­met­tant d’augmenter l’utilisation totale d’énergie ? En tant qu’écologistes radi­caux, notre approche consiste à sou­li­gner le fait qu’il est impos­sible d’arrêter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sans arrê­ter d’utiliser du pétrole et du gaz, sans arrê­ter la construc­tion des infra­struc­tures indus­trielles, sans stop­per le sys­tème omni­ci­daire que consti­tue cette culture mondialisée.

Max Wil­bert

Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

Cor­rec­tion : Lola Bearzatto


  1. Voir cet article d’Alessandro Pignoc­chi : https://reporterre.net/La-nature-n-est-pas-utile-elle-est-source-de-liens

Pour étu­dier plus en détails l’ab­sur­di­té de l’é­co-effi­cience comme moyen de pré­ser­ver l’en­vi­ron­ne­ment ou de sau­ver la pla­nète, vous pou­vez lire le livre de David Owen inti­tu­lé Vert para­doxe, et/ou lire cet excellent texte du mathé­ma­ti­cien états-unien Theo­dore Kaczynski :

https://partage-le.com/2017/07/pourquoi-la-civilisation-industrielle-va-entierement-devorer-la-planete-par-theodore-kaczynski/

 

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4 comments
  1. Bon­jour,

    Cette ques­tion tra­duit l’ef­fet rebond que Phi­lippe Bihouix (notam­ment) uti­lise comme argu­ment pour dénon­cer la faus­se­té des éner­gies « vertes ».
    Pour polé­mi­quer un peu, je me demande si les tenants du néo-mal­thu­sia­nisme, qui pré­tendent que le seul pro­blème de la pla­nète est la démo­gra­phie, ne suivent pas la même logique. Car au final, réduire la démo­gra­phie (de pré­fé­rence dans les pays pauvres colo­ni­sés), ne sert qu’à une chose : per­mettre aux riches (occi­den­taux) qui ont dévas­té le milieu de main­te­nir un peu plus long­temps leur mode de vie mor­bide. Et l’on retrouve l’ef­fet rebond : puis­qu’il y a moins de monde sur la pla­nète, je peux bien consom­mer davan­tage encore. Le mal­thu­sia­nisme « vert », comme les éner­gies « vertes » ne sont que la tra­duc­tion de cet état d’es­prit : « mon niveau de vie est non négociable ».

  2. L’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique, le pro­grès, la créa­tion de la richesse capi­ta­liste et les sciences appli­quées sont tous des armes de des­truc­tions mas­sives pour la planète.

  3. « Il reste enten­du que tout pro­grès scien­ti­fique accom­pli dans le cadre d’une struc­ture sociale défec­tueuse ne fait que tra­vailler contre l’Homme, et ne contri­bue qu’à aggra­ver sa condition. »
    (André Breton)

    Ce serait bien de sou­li­gner aus­si que le pro­blème de fond en véri­té c’est la struc­ture et culture éco­no­mique existante.…

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