Moins d’humains ou plus d’humanité ? (par Yves-Marie Abraham)

Texte paru, en guise d’épilogue, dans : Yves-Marie Abra­ham, David Mur­ray (dir.), Creu­ser jusqu’où ? Extrac­ti­visme et limites à la crois­sance, Mont­réal, Éco­so­cié­té, pp. 369–377.


Les pages qui pré­cèdent consti­tuent un réqui­si­toire sans appel contre l’extractivisme. Sur le plan éco­no­mique, l’exploitation indus­trielle des res­sources natu­relles tend à fra­gi­li­ser les régions et les pays qui se reposent trop exclu­si­ve­ment sur elle. La réces­sion qui menace le Cana­da en ce début d’été 2015, du fait de la chute des cours du pétrole, pour­rait bien en attes­ter une nou­velle fois. Sur le plan social, dans le meilleur des cas quelques popu­la­tions ouvrières peuvent béné­fi­cier pen­dant un temps de leur par­ti­ci­pa­tion à des acti­vi­tés extrac­tives, mais les béné­fices demeurent res­treints et sur­tout éphé­mères. Le plus sou­vent, qui dit extrac­ti­visme dit exploi­ta­tion d’une main‑d’œuvre sans défense et désordres sociaux en tous genres. Sur le plan poli­tique, il n’y a d’extractivisme qu’avec le sou­tien des États, pour qui ce type d’activités éco­no­miques repré­sente une source de reve­nu rela­ti­ve­ment facile d’accès. Garantes en prin­cipe de l’intérêt géné­ral, ces orga­ni­sa­tions ne résistent donc jamais à la ten­ta­tion de mettre leur « mono­pole de la vio­lence phy­sique légi­time » au ser­vice de l’industrie extrac­tive, quitte à se pla­cer sous la dépen­dance d’intérêts étran­gers et/ou à nier les droits de leurs popu­la­tions. Sur le plan éco­lo­gique enfin, ces acti­vi­tés sont désas­treuses, à la fois parce qu’elles sont syno­nymes d’épuisement de res­sources pré­cieuses (même quand elles sont « renou­ve­lables ») et parce qu’elles génèrent direc­te­ment et indi­rec­te­ment de nom­breuses pol­lu­tions. Elles dégradent ain­si les formes de vie pré­sentes et futures, dont les vies humaines, non seule­ment sur les ter­ri­toires où elles s’exercent mais sou­vent bien au-delà, comme c’est le cas des pol­lu­tions atmo­sphé­riques dues à l’extraction de sables bitumineux.

Kal­goor­lie, Aus­tra­lie-Occi­den­tale, 2007 / Pho­to : Edward Burtynksy

Il y a quelque chose de pro­fon­dé­ment auto­des­truc­teur au prin­cipe de ces pra­tiques. Leurs consé­quences ultimes, on le sait, pour­raient bien être l’effondrement de notre civi­li­sa­tion, ce qui signi­fie entre autres la dis­pa­ri­tion de mil­lions d’êtres humains et la dégra­da­tion des condi­tions de vie de mil­lions d’autres. Les auteurs de Halte à la crois­sance ! étaient les pre­miers à le dire au début des années 1970. Aujourd’hui, un nombre gran­dis­sant de cher­cheurs leur font écho, à com­men­cer par ceux qui sont réunis au sein du GIEC. D’où les ques­tions sui­vantes : si ses effets per­vers sont si graves, pour­quoi l’extractivisme n’a‑t-il jamais été aus­si dyna­mique ? Com­ment se fait-il qu’il ne soit pas davan­tage remis en ques­tion ? À quelles condi­tions pour­rait-on sor­tir de cette logique délé­tère ? Mais répondre à cette der­nière ques­tion sup­pose d’avoir iden­ti­fié la ou les causes du pro­blème. Or, quelles sont-elles ?

Un ani­mal suicidaire ? 

La façon la plus cou­rante, notam­ment chez bon nombre d’écologistes et chez la plu­part des éco­no­mistes, d’expliquer la pas­sion extrac­ti­viste de notre monde consiste à invo­quer, en der­nière ana­lyse, la nature humaine. Le suc­cès consi­dé­rable de l’ouvrage Effon­dre­ment de Jared Dia­mond, qui n’est jamais qu’une ver­sion savante de cette expli­ca­tion, témoigne de sa pré­do­mi­nance[1]. Il y aurait chez les humains une ten­dance « éco­ci­daire » qui, à défaut d’être conte­nue par quelques cir­cons­tances exté­rieures, condui­rait les socié­tés d’homo sapiens (pas si sapiens donc !) à l’effondrement. Dans cette pers­pec­tive, le des­tin funeste des habi­tants de l’île de Pâques aurait valeur d’emblème : l’effondrement pos­sible de notre civi­li­sa­tion pla­né­taire n’en serait dans le fond qu’une réplique de plus grande ampleur. Mais d’où vien­drait cette ten­dance à l’autodestruction ? À la base de cette thèse, on trouve un pos­tu­lat anthro­po­lo­gique, qu’Adam Smith, père fon­da­teur puta­tif de la science éco­no­mique, a le mérite de for­mu­ler clai­re­ment. Pour lui, l’un des motifs prin­ci­paux de l’action humaine est « le désir d’améliorer notre sort ; désir qui est en géné­ral, à la véri­té, calme et sans pas­sion, mais qui naît avec nous et ne nous quitte qu’au tom­beau. Dans tout l’intervalle qui sépare ces deux termes de la vie, il n’y a peut-être pas un seul ins­tant où un homme se trouve assez plei­ne­ment satis­fait de son sort, pour n’y dési­rer aucun chan­ge­ment ni amé­lio­ra­tion quel­conque[2] ».

Ce pos­tu­lat une fois accep­té, la révo­lu­tion néo­li­thique et la révo­lu­tion indus­trielle appa­raissent comme ins­crites dans la nature de l’Homme en tant qu’elles lui per­mettent d’accroître les moyens de satis­faire ses besoins infi­nis. Et pour expli­quer que cer­taines socié­tés humaines aient tar­dé à opter pour de telles « stra­té­gies » ou ne s’y soient jamais enga­gés, on invo­que­ra par exemple, comme le fait Jared Dia­mond dans ses livres, des fac­teurs géo­gra­phiques – on ne peut culti­ver de blé au pôle Nord ! Sous-enten­du : s’ils n’avaient été contra­riés par des réa­li­tés indé­pen­dantes de leur volon­té, tous les humains sur la pla­nète auraient choi­si l’agriculture puis la pro­duc­tion indus­trielle. De la même façon, les catas­trophes éco­lo­giques trouvent ain­si une expli­ca­tion rela­ti­ve­ment simple : les humains seraient capables d’aller jusqu’à détruire les condi­tions de pos­si­bi­li­té de leur propre exis­tence par goin­fre­rie ata­vique. C’est bien cette idée qui s’exprime, par exemple, dans le constat désa­bu­sé de ce cher­cheur en san­té com­mu­nau­taire de l’Université Laval : « La pro­tec­tion des océans est un échec per­ma­nent de l’espèce humaine. Ce qui nous attend, c’est le ham­bur­ger à la méduse. Ce sont les seules qui vont sur­vivre. »[3] Outre le fait que les formes de vie marines sont ici réduites à l’état de biens de consom­ma­tion pour les humains, on note­ra que c’est notre espèce toute entière, donc sa « nature », qui est mise en cause. « La tra­gé­die des com­muns » du bio­lo­giste Garett Har­din, l’un des textes les plus cités de l’histoire de la pen­sée éco­lo­giste, très appré­cié par les éco­no­mistes, repose tout entier sur le même rai­son­ne­ment : l’épuisement des res­sources natu­relles et la pol­lu­tion sont la consé­quence ultime du fait que l’être humain cherche constam­ment à « maxi­mi­ser son gain ».

Que faire alors si le pro­blème est d’ordre onto­lo­gique ? Trois sortes de solu­tions sont géné­ra­le­ment pré­co­ni­sées par celles et ceux qui adhé­rent au pos­tu­lat des besoins illi­mi­tés chez l’Homme. La pre­mière prend la forme d’un dis­cours mora­li­sa­teur, appe­lant les humains à être rai­son­nables et à moins consom­mer. Pri­sée par cer­tains éco­lo­gistes, cette solu­tion est pri­vi­lé­giée aus­si par les églises chré­tiennes, dont l’Église de Rome. Il faut dire que le glou­ton impé­ni­tent d’Adam Smith res­semble à s’y méprendre au pécheur biblique. Mais si la concep­tion de l’être humain est la même, la manière d’obtenir de sa part un com­por­te­ment qui ne soit pas auto­des­truc­teur dif­fère. Pour Smith et ses héri­tiers intel­lec­tuels, l’appel à la rai­son est inutile. Une seconde sorte de solu­tions est pré­fé­rable, qui consiste à orien­ter l’activité des humains dans une direc­tion qui leur soit moins néfaste sans même qu’ils en prennent conscience. C’est ce que sont cen­sées per­mettre les inci­ta­tions, autre­ment dit le sys­tème de la carotte et du bâton. Un dis­po­si­tif comme le mar­ché du car­bone repose tout entier sur cette idée : plu­tôt que d’obliger des émet­teurs de CO2 à réduire leurs émis­sions, il s’agit de leur don­ner inté­rêt à le faire ! Troi­sième solu­tion, consi­dé­rée sou­vent comme la plus effi­cace ou même la seule effi­cace, mais que ses pro­mo­teurs savent peu avouable : l’arrêt de la crois­sance démo­gra­phique. La pro­po­si­tion est cohé­rente avec le pos­tu­lat de départ. S’il est vrai­ment dans la nature de l’humanité de cher­cher à satis­faire tou­jours plus de besoins, la seule manière d’empêcher la raré­fac­tion abso­lue de res­sources natu­relles vitales, c’est que le nombre de repré­sen­tants de l’espèce cesse d’augmenter et même dimi­nue pen­dant un temps. Har­din a le mérite d’être clair à ce sujet : « Aucune solu­tion tech­nique ne peut nous sau­ver de la misère de la sur­po­pu­la­tion. La liber­té de se mul­ti­plier appor­te­ra la ruine à tous. […] La seule voie pour pré­ser­ver et culti­ver les autres et plus pré­cieuses liber­tés est d’abandonner la liber­té de se mul­ti­plier et cela très bien­tôt. « La Liber­té est la recon­nais­sance de la néces­si­té » – et c’est le rôle de l’éducation de révé­ler à tous la néces­si­té d’abandonner la liber­té de se mul­ti­plier. »[4] Dia­mond est plus mesu­ré, ou plus ambi­gu, mais ses pro­pos louan­geurs sur le contrôle démo­gra­phique impo­sé par l’État chi­nois pour évi­ter toute « sur­po­pu­la­tion » sur son ter­ri­toire ne laisse guère de doute quant à sa sym­pa­thie pour ce type de solutions.

On note­ra que, du point de vue des béné­fi­ciaires de l’extractivisme, ces solu­tions et en par­ti­cu­lier la der­nière, pré­sentent deux avan­tages très appré­ciables : elles n’impliquent aucune remise en ques­tion fon­da­men­tale de l’ordre en place et n’imposent d’efforts véri­tables qu’aux habi­tants des pays à forte crois­sance démo­gra­phique, c’est-à-dire aux pays les plus pauvres. Elles per­mettent ain­si aux plus riches occi­den­taux (et à ceux qui rêvent de les rejoindre) d’espérer pou­voir conti­nuer à s’enrichir, notam­ment du fait de l’exploitation des res­sources natu­relles de ces pays du Sud, sans craindre d’avoir à par­ta­ger ces richesses avec un nombre gran­dis­sant d’humains ni à subir les consé­quences d’un effon­dre­ment civi­li­sa­tion­nel. On com­prend que ce type de solu­tions ait la faveur de la droite conser­va­trice[5].

Une socié­té inhumaine

Cepen­dant, ces pro­po­si­tions sont-elles bien fon­dées ? L’être humain est-il vrai­ment cet ani­mal « maxi­mi­sa­teur » qu’elles pré­sup­posent ou pos­tulent ? En pra­ti­quant le détour anthro­po­lo­gique, consis­tant à contras­ter notre civi­li­sa­tion à d’autres socié­tés humaines, il est per­mis d’en dou­ter. Citons par exemple l’historien et socio­logue Max Weber qui, dans son ouvrage le plus fameux sur les ori­gines du capi­ta­lisme, contre­dit tota­le­ment Smith : « L’homme ne désire pas “par nature” gagner de plus en plus d’argent, mais il désire, tout sim­ple­ment, vivre selon son habi­tude et gagner autant d’argent qu’il lui en faut pour cela. Par­tout où le capi­ta­lisme a entre­pris son œuvre d’augmentation de la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail humain par l’accroissement de son inten­si­té, il s’est heur­té à la résis­tance obs­ti­née de ce leit­mo­tiv du tra­vail de l’économie pré­ca­pi­ta­liste. Il s’y heurte d’autant plus aujourd’hui que la main‑d’œuvre à laquelle il a affaire est plus “arrié­rée” (du point de vue capi­ta­liste)[6]. » Plus récem­ment, l’anthropologue Mar­shall Sah­lins a lui aus­si sou­te­nu, en s’appuyant notam­ment sur des enquêtes eth­no­gra­phiques, que ce pen­chant pour le « tou­jours plus » n’avait rien d’universel. « De cette atti­tude [indif­fé­rente] du chas­seur envers les biens de ce monde, nous tirons un ensei­gne­ment impor­tant : à consi­dé­rer les choses de l’intérieur – c’est-à-dire du point de vue de l’économie en ques­tion –, il semble faut de dire que les besoins sont “réduits”, les dési­rs “refou­lés”, ou même que la notion de richesse est “limi­tée”. […] Ces mots pos­tulent le renon­ce­ment à des besoins d’appropriation qui, en réa­li­té, ne se sont jamais fait sen­tir, l’abandon de dési­rs qui ne se sont jamais mani­fes­tés. L’Homo œco­no­mi­cus est une inven­tion bour­geoise […]. Les chas­seurs-col­lec­teurs n’ont pas bri­dé leurs ins­tincts maté­ria­listes ; ils n’en ont sim­ple­ment pas fait une ins­ti­tu­tion[7]. »

Voir aus­si :

https://partage-le.com/2017/11/8383/

Loin d’être ce goinfre sys­té­ma­tique, capable d’engloutir ses moyens d’existence au point de se mettre en dan­ger, l’être humain semble au contraire avoir été le plus sou­vent un ani­mal rai­son­nable sur ce plan. Certes, il est arri­vé que cer­taines des socié­tés qu’il a for­mées s’effondrent, mais on ne peut géné­ra­le­ment mettre en cause une quel­conque vora­ci­té aveugle de sa part. Revi­si­tant les cas d’effondrements évo­qués par Dia­mond dans son best-sel­ler, un col­lec­tif d’anthropologues, d’historiens et d’archéologues sou­ligne que ces exemples témoignent au contraire des extra­or­di­naires capa­ci­tés de rési­lience dont les socié­tés humaines ont fait preuve dans l’histoire, y com­pris face aux pires catas­trophes éco­lo­giques. Et quand les choses ont vrai­ment mal tour­né, comme sur la fameuse île de Pâques, les cou­pables venaient de l’extérieur. En l’occurrence, les rats et les colo­ni­sa­teurs occi­den­taux ont été la prin­ci­pale cause du désastre, semble-t-il[8]. Il n’y a pas eu éco­cide, mais géno­cide. Après une enquête eth­no­lo­gique menée sur cette île mythique au cours des années trente, l’anthropologue Alfred Métraux était d’ailleurs arri­vé à une conclu­sion simi­laire. Pour lui, l’extermination de la civi­li­sa­tion pas­cuane consti­tuait « l’une des pires atro­ci­tés com­mises par l’homme blanc dans les mers du Sud ».[9] En revanche, le cas de la civi­li­sa­tion contem­po­raine paraît beau­coup plus pré­oc­cu­pant aux auteurs de Ques­tio­ning Col­lapse, parce que nous ne fixons effec­ti­ve­ment aucune limite à notre consom­ma­tion de res­sources natu­relles. S’il y a dans l’histoire de l’humanité un véri­table exemple d’attitude irres­pon­sable vis-à-vis des contraintes bio­phy­siques de la pla­nète, c’est celui de nos socié­tés[10].

Ati Qui­gua fait par­tie d’un peuple des mon­tagnes de la Sier­ra Neva­da en Colombie.

Cela étant dit, s’il n’est pas dans la « nature » de l’Homme, com­ment le com­por­te­ment maxi­mi­sa­teur carac­té­ris­tique de l’homo œco­no­mi­cus s’est-il alors répan­du dans nos socié­tés ? Car force est bien d’admettre qu’il y est effec­ti­ve­ment très pré­sent et qu’il sous-tend les pra­tiques extrac­ti­vistes dont ce livre fait la cri­tique. Comme le sug­gèrent Weber et Sah­lins, cette manière d’être au monde est d’abord typique de la bour­geoi­sie. La quête du « tou­jours plus » est his­to­ri­que­ment celle du mar­chand puis de l’industriel capi­ta­liste. Com­prendre com­ment leur com­por­te­ment a pu être accep­té, puis même socia­le­ment valo­ri­sé, sup­pose de com­prendre com­ment cette classe s’est consti­tuée et s’est impo­sée peu à peu en Occi­dent à la fin de l’époque médié­vale. Mais cela sup­pose de com­prendre aus­si com­ment ce com­por­te­ment s’est dif­fu­sé dans les autres classes de nos socié­tés, de telle sorte que la rai­son mar­chande ou la rai­son éco­no­mique a fini par s’imposer à toutes les autres.

On peut sché­ma­ti­ser ce pro­ces­sus de la façon sui­vante : l’accaparement pro­gres­sif des moyens de pro­duc­tion, c’est–à‑dire des moyens d’existence, par la mino­ri­té capi­ta­liste, force de plus en plus la majo­ri­té à sub­ve­nir à ses besoins en ache­tant des mar­chan­dises. Mais pour ce faire, il lui faut de l’argent. L’une des seules façons d’en obte­nir est d’aller vendre sa force de tra­vail à un capi­ta­liste. Celui-ci ne l’achètera que dans la mesure où elle lui per­met­tra de faire du pro­fit. Tel est le sort des pro­lé­taires, « qui ne vivent qu’à condi­tion de trou­ver du tra­vail et qui n’en trouvent que si leur tra­vail accroît le capi­tal[11] ». Pour cela, il faut que tou­jours plus de mar­chan­dises soient pro­duites et ven­dues. Les sala­riés ont donc eux aus­si fina­le­ment inté­rêt au suc­cès des capi­ta­listes. Comme le résume André Gorz : « Pour pou­voir vendre notre tra­vail, nous avons inté­rio­ri­sé la logique propre au capi­ta­lisme : pour celui-ci, ce qui est pro­duit importe pour cela seule­ment que cela rap­porte ; pour nous, en tant que ven­deurs de notre tra­vail, ce qui est pro­duit importe pour autant seule­ment que cela crée de l’emploi et dis­tri­bue du salaire. Une com­pli­ci­té struc­tu­relle lie le tra­vailleur et le capi­tal : pour l’un et pour l’autre, le but déter­mi­nant est de “gagner de l’argent”, le plus d’argent pos­sible. L’un et l’autre tiennent la “crois­sance” pour un moyen indis­pen­sable d’y par­ve­nir. L’un et l’autre sont assu­jet­tis à la contrainte imma­nente du “tou­jours plus”, “tou­jours plus vite”[12]. »

Cette dyna­mique est tri­ple­ment inhu­maine. D’abord parce qu’elle tend à détruire la pla­nète Terre (en par­ti­cu­lier à cause de l’extractivisme), qui consti­tue l’habitat unique de notre espèce. Ensuite parce qu’elle repose sur l’instrumentalisation d’une grande par­tie de l’humanité, réduite à l’état de « res­source humaine », en tant que sala­riée, et de « débou­ché », en tant que consom­ma­trice. Enfin parce qu’elle nous impose de nous sou­mettre à des normes col­lec­tives que nous n’avons pas choi­sies. « Le puri­tain vou­lait être un homme beso­gneux – et nous sommes for­cés de l’être, dit Weber. Car lorsque l’ascétisme se trou­va trans­fé­ré de la cel­lule des moines dans la vie pro­fes­sion­nelle et qu’il com­men­ça à domi­ner la mora­li­té sécu­lière, ce fut pour par­ti­ci­per à l’édification du cos­mos pro­di­gieux de l’ordre éco­no­mique moderne. Ordre lié aux condi­tions tech­niques et éco­no­miques de la pro­duc­tion méca­nique et machi­niste qui déter­mine, avec une force irré­sis­tible, le style de vie de l’ensemble des indi­vi­dus nés dans ce méca­nisme – et pas seule­ment de ceux que concerne direc­te­ment l’acquisition éco­no­mique. Peut-être le déter­mi­ne­ra-t-il jusqu’à ce que la der­nière tonne de car­bu­rant fos­sile ait ache­vé de se consu­mer. Selon les vues de Bax­ter, le sou­ci des biens exté­rieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints qu’à la façon d’“un léger man­teau qu’à chaque ins­tant l’on peut reje­ter”. Mais la fata­li­té a trans­for­mé ce man­teau en une cage d’acier[13]. »

Dans cette pers­pec­tive, le salut de l’espèce humaine ne passe donc pas par une réduc­tion du nombre d’humains sur Terre mais plu­tôt par l’avènement de socié­tés réel­le­ment humaines. C’est avant tout d’un sur­croît d’humanité dont nous avons besoin. Pour ce faire, il faut com­men­cer par abattre le capi­ta­lisme, ce qui réclame du cou­rage bien sûr, mais aus­si beau­coup de pré­cau­tions. Comme dit le mys­té­rieux P. M., auteur d’une forte inté­res­sante uto­pie anar­chiste : « La Machine Tra­vail Pla­né­taire doit être déman­te­lée soi­gneu­se­ment car nous ne vou­lons pas mou­rir avec elle. N’oublions pas que nous sommes une par­tie de la Machine et qu’elle fait par­tie de nous-mêmes[14]. » Il n’en faut pas moins être radi­cal, au sens éty­mo­lo­gique du terme. Voi­là plu­sieurs siècles à pré­sent que nous vivons sous le règne de la mar­chan­dise. Et en dépit d’innombrables luttes et de vastes insur­rec­tions, ce règne n’a jamais été plus éten­du ni mieux éta­bli. Les fon­de­ments du capi­ta­lisme consti­tuent pour nous des évi­dences. Qui ose en effet aujourd’hui remettre en ques­tion la pro­prié­té pri­vée ? Qui appelle à l’abolition du sala­riat ? Qui demande la sup­pres­sion du prêt à inté­rêt ? Qui réclame l’interdiction de l’entreprise pri­vée à but lucra­tif ? Cen­trales au XIXe siècle, ces reven­di­ca­tions ont pra­ti­que­ment dis­pa­ru du débat poli­tique contem­po­rain et n’apparaissent jamais ou presque dans les dis­cours de nos stra­tèges révo­lu­tion­naires. Il va bien fal­loir pour­tant les por­ter à nou­veau, si nous vou­lons conser­ver une petite chance de pro­vo­quer la fin du capi­ta­lisme avant la fin du monde.

Yves-Marie Abra­ham


  1. Jared Dia­mond, Effon­dre­ment. Com­ment les socié­tés décident de leur dis­pa­ri­tion ou de leur sur­vie, Paris, Gal­li­mard, 2006.
  2. Adam Smith, La Richesse des Nations, tome I, Paris, GF/Flammarion, 1991 [1776], p. 429.
  3. Éric Dewailly, cité par Alexandre Shields, Le Devoir, 3 mai 2014.
  4. Garett Har­din, « The Tra­ge­dy of the Com­mons », Science, décembre 1968. (http://www.garretthardinsociety.org/articles/art_tragedy_of_the_commons.html)
  5. Voir notam­ment la cri­tique de Col­lapse (J. Dia­mond) par Daniel Tanu­ro, sous le titre « L’inquiétante pen­sée du men­tor éco­lo­giste de M. Sar­ko­zy » (Le Monde diplo­ma­tique, 18 jan­vier 2008)
  6. Max Weber, L’éthique pro­tes­tante et l’esprit du capi­ta­lisme, Paris, Plon, 1964, p. 61–62.
  7. Mar­shall Sah­lins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gal­li­mard, 1976, p. 52
  8. Ter­ry L. Hunt, Carl P. Lipo, « Eco­lo­gi­cal catas­troph, col­lapse, and the Myth of « Eco­cide » on Rapa Nui (Eas­ter Island) », in Patri­cia A. McA­na­ny et Nor­man Yof­fee (dir.), Ques­tio­ning Col­lapse, New York, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2010, p. 21–44.
  9. Ibid., p. 38–39.
  10. Patri­cia A. McA­na­ny et Nor­man Yof­fee, « Why we ques­tion Col­lapse and Stu­dy human resi­lience, eco­lo­gi­cal vul­ne­ra­bi­li­ty, and the after­math of empire », in Patri­cia A. McA­na­ny et Nor­man Yof­fee (dir.), op. cit., p. 1–15. .
  11. Karl Marx et Frie­drich Engels, Mani­feste du par­ti com­mu­niste, Paris, Édi­tions sociales, 1976 [1848], p. 39.
  12. André Gorz, Éco­lo­gi­ca, Paris, Gali­lée, 2007, p. 115.
  13. Max Weber, op. cit., p. 249–250
  14. P.M., Bolo Bolo, Paris, Édi­tions de l’éclat, 2013, p. 72
Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
3 comments
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

Les chasseurs-cueilleurs et la mythologie du marché (par John Gowdy)

Marx affirmait que « la vitalité des communautés primitives était incomparablement plus importante que celle des sociétés capitalistes modernes. » Cette affirmation a depuis été appuyée par de nombreuses études soigneusement résumées dans cette formule de la prestigieuse Cambridge Encyclopedia of Hunters and Gatherers (Encyclopédie de Cambridge des chasseurs et des cueilleurs). Ainsi que l’Encyclopédie le stipule : « Le fourrageage constitue la première adaptation à succès de l’humanité, occupant au moins 90% de son histoire. Jusqu’à il y a 12 000 ans, tous les humains vivaient ainsi. » [...]
Lire

L’idéologie de la non-violence en question (TIMULT)

Enfermer nos luttes dans des catégories ne me paraît pas très pertinent, que ce soit pour les critiquer à cause de leur violence supposée, ou pour en mépriser d’autres à cause de leur manque de radicalité supposée. Comme si la radicalité se mesurait au purisme angélique de la non-violence ou au nombre de vitrines brisées. Cet état d’esprit est plus proche du folklore romantique que de pratiques révolutionnaires. La propagande politico-médiatique tente de semer la confusion entre illégalité, radicalité des idées et "violence". Même si ça n’est pas toujours évident, il me semble important de ne pas entrer dans ce jeu, pour que la légalité ne devienne pas un cadre qui limite nos moyens d’actions.