Des difficultés à percer les mystères de l’extinction de la mégafaune (par Gilbert J. Price et coll.)

Le 6 juin 2018, sur le site web de la pres­ti­gieuse revue scien­ti­fique Nature, était publié un article, signé par cinq auteurs, por­tant sur les hypo­thèses concer­nant l’ex­tinc­tion de la méga­faune du qua­ter­naire, dont voi­ci une tra­duc­tion. Son prin­ci­pal auteur, Gil­bert J. Price, est un expert en géo­lo­gie, paléo­cli­ma­to­lo­gie et paléon­to­lo­gie de l’u­ni­ver­si­té du Queens­land, en Aus­tra­lie. Ses co-auteurs sont Julien Louys (cher­cheur de l’u­ni­ver­si­té de Grif­fith dans le Queens­land, en Aus­tra­lie), J. Tyler Faith (anthro­po­logue de l’u­ni­ver­si­té de Salt Lake City, dans l’U­tah, aux USA), Eline Loren­zen (pro­fes­seur au musée d’his­toire natu­relle de Køben­havn au Dane­mark) et Michael C. Wes­ta­way (cher­cheur à l’u­ni­ver­si­té de Grif­fith, dans le Queensd­land, en Australie).


Trop de méta-ana­lyses concer­nant les extinc­tions des kan­gou­rous ou des pares­seux géants uti­lisent de mau­vaises don­nées ou des don­nées mal inter­pré­tées, aver­tissent Gil­bert J. Price et ses collègues.

En mars, le der­nier rhi­no­cé­ros blanc du nord est mort. La sous-espèce rejoint ain­si la longue liste des gros ani­maux ter­restres qui se sont éteints au cours des 100 000 der­nières années.

La rai­son de la dis­pa­ri­tion du rhi­no­cé­ros blanc du nord (Cera­to­the­rium simum cot­to­ni) est indis­cu­table : le bra­con­nage et la des­truc­tion de son habi­tat par les humains. En revanche, les rai­sons de l’extinction des mam­mouths, des pares­seux géants et d’autres créa­tures de la méga­faune du qua­ter­naire demeurent l’un des sujets les plus polé­miques des sciences historiques.

Les cou­pables sont-ils des humains par­tis d’Afrique il y a plus de 75 000 ans ? Ou le chan­ge­ment cli­ma­tique ? La méthode la plus récente pour ten­ter de répondre à ces ques­tions consiste à recou­rir à des méta-ana­lyses. Celles-ci tentent de lier la chro­no­lo­gie des extinc­tions aux chan­ge­ments cli­ma­tiques, ou à des preuves de l’arrivée de l’homme dans une région don­née. Au cours des cinq der­nières années, le nombre de méta-ana­lyses a beau­coup aug­men­té. Beau­coup ont été publiées dans de pres­ti­gieuses revues, et com­mencent à orien­ter le débat.

Com­prendre pour­quoi cer­tains groupes d’espèces ont suc­com­bé tan­dis que d’autres ont sur­vé­cu pour­rait nous four­nir des ren­sei­gne­ments impor­tants concer­nant la manière dont les espèces contem­po­raines pour­raient — ou non — sur­vivre aux chan­ge­ments envi­ron­ne­men­taux et cli­ma­tiques, et la rési­lience des éco­sys­tèmes natu­rels à un impact anthro­pique croissant.

Mais, selon nous, l’approche qui compte sur le big data ne peut pas nous per­mettre, en l’état des choses, de par­ve­nir à une réponse. Nous ne dis­po­sons sim­ple­ment pas de suf­fi­sam­ment de don­nées de qua­li­té. Com­prendre ce qui a pré­ci­pi­té leur extinc­tion requiert une ana­lyse détaillée du sort de chaque espèce, au cas par cas. Pour cela, nous devons nous effor­cer de trou­ver plus de fos­siles et de véri­fier l’âge de ceux que nous avons déjà décou­verts à l’aide des der­nières méthodes de data­tion. Nous devons éga­le­ment com­pa­rer la data­tion de l’existence et de la dis­pa­ri­tion des espèces aux don­nées envi­ron­ne­men­tales, cli­ma­tiques et archéo­lo­giques de leur milieu.

Le lien humain.

Pour une méta-ana­lyse typique, les cher­cheurs par­courent les archives afin de trou­ver les dates asso­ciées à une méga­faune éteinte, ain­si que les dates esti­mées de l’arrivée des humains dans une région don­née (sur la base de don­nées archéo­lo­giques, et d’autres don­nées). Dans cer­tains cas, ils com­binent alors ces don­nées à des don­nées paléo­cli­ma­tiques mon­diales, comme celles que l’on obtient des carottes de glace de l’Arctique. En éta­blis­sant des cor­ré­la­tions entre ces évè­ne­ments, les enquê­teurs tentent d’identifier le fac­teur domi­nant de l’extinction des espèces.

Au cours des deux der­nières décen­nies, la plu­part des méta-ana­lyses qui com­bi­naient des don­nées conti­nen­tales ou mon­diales ont eu ten­dance à sug­gé­rer que le prin­ci­pal fac­teur était l’humain. D’ailleurs, cer­tains cher­cheurs affirment que les résul­tats sont tel­le­ment clairs que le débat est clos1.

Cepen­dant, les résul­tats de presque toutes les méta-ana­lyses reposent sur le prin­cipe « GIGO » : gar­bage in, gar­bage out [« ordures à l’entrée, ordures à la sor­tie », l’idée que si les don­nées de départ sont mau­vaises, les résul­tats le sont for­cé­ment aus­si, NdT]. Selon nous, la plu­part de ces ana­lyses reposent sur des don­nées dis­cu­tables, ce qui rend, au mieux, les résul­tats dif­fi­ciles à inter­pré­ter. Six prin­ci­paux pro­blèmes dis­cré­ditent la plu­part des études conduites jusqu’à présent.

Des infor­ma­tions géo­chro­no­lo­giques dépas­sées. Les modé­li­sa­tions uti­lisent sou­vent des don­nées d’études dépas­sées. Dans les années 1980, par exemple, la data­tion radio­car­bone d’espèce comme le rhi­no­cé­ros lai­neux (Coe­lo­don­ta anti­qui­ta­tis) sug­gé­rait qu’il avait sur­vé­cu jusqu’à l’Holocène — et peut-être même jusqu’à il y a 3 600 ans2. Mais des amé­lio­ra­tions des méthodes de data­tion ont mon­tré que ces rhi­no­cé­ros s’étaient en réa­li­té éteints il y a 14 000 ans3. Cer­taines des plus récentes études recou­rant au big data uti­lisent tou­jours des dates erro­nées pour les rhi­no­cé­ros4 et d’autres espèces5.

Des data­tions contes­tées. Dans d’autres cas, les data­tions asso­ciées à cer­taines espèces font tou­jours débat. Les cher­cheurs, par exemple, ont d’abord esti­mé l’âge du Ste­go­don tri­go­no­ce­pha­lus, qui res­semble à l’éléphant, non pas en datant les fos­siles eux-mêmes, mais en datant les fos­siles d’autres ani­maux col­lec­tés sur des gise­ments dans un rayon de plus de 100 kilo­mètres6. D’autres cher­cheurs ont sou­li­gné des pro­blèmes avec l’utilisation de ces esti­ma­tions7, qui conti­nuent pour­tant d’être uti­li­sées dans les méta-ana­lyses8.

Dans cer­tains cas, des dates sont asso­ciées à des espèces qui n’ont jamais été datées ni direc­te­ment ni indi­rec­te­ment. Une étude de 20164, par exemple, lis­tait des ani­maux aus­tra­liens comme le cro­co­dile ter­restre Quin­ka­na et le wom­bat géant Ram­sayia par­mi la méga­faune cen­sée avoir exis­té au cours des der­niers 100 000 ans. Les fos­siles de ces espèces n’ont jamais été datés9. (Plus de 25 espèces de la méga­faune aus­tra­lienne, soit près de 30 %, n’ont jamais été datées, sim­ple­ment parce que per­sonne ne s’en est occupé).

Un manque de don­nées. Cer­taines méta-ana­lyses consi­dèrent le der­nier fos­sile trou­vé d’une espèce don­née comme le moment où l’animal s’est éteint5. Dans les rares cas où des cen­taines d’échantillons ont été trou­vés, pour les mam­mouths et les mas­to­dontes, par exemple, la dis­pa­ri­tion d’une espèce du registre fos­sile pour­rait bien signa­ler son extinc­tion. Cepen­dant, lorsque nous n’avons accès qu’à quelques spé­ci­mens, le der­nier fos­sile trou­vé pour­rait ne pas nous indi­quer grand-chose concer­nant la date de l’extinction d’une espèce.

De meilleurs résul­tats pour­raient être obte­nus grâce aux modé­li­sa­tions pro­ba­bi­listes des dates d’extinction. Celles-ci incor­porent un degré d’erreur asso­cié à l’âge des spé­ci­mens, en par­tie basé sur la qua­li­té des méthodes uti­li­sées pour les dater. Encore une fois, la soli­di­té des résul­tats dépend de la qua­li­té des don­nées uti­li­sées. En l’état des choses, nous n’avons que très peu de dates pré­cises concer­nant l’extinction des espèces qui ont dis­pa­ru au cours des der­niers 100 000 ans10. (Selon nous, le lion des cavernes (Pan­the­ra spe­lea), le rhi­no­cé­ros lai­neux et le mam­mouth lai­neux (Mam­mu­thus pri­mi­ge­nius) font par­tie des quelques espèces pour les­quelles suf­fi­sam­ment de don­nées existent pour per­mettre une véri­table modélisation.)

Des moyens indi­rects pro­blé­ma­tiques. En l’absence de fos­siles, cer­tains cher­cheurs uti­lisent des don­nées indi­rectes pour tes­ter leurs hypo­thèses concer­nant l’extinction de la méga­faune. Le cham­pi­gnon copro­phile Spo­ror­miel­la est un com­po­sant du registre fos­sile des pol­lens et des spores. Parce qu’on le trouve dans les déjec­tions ani­males, lorsqu’on le trouve en abon­dance dans une carotte sédi­men­taire on consi­dère sou­vent qu’il indique une forte pré­sence de grands her­bi­vores. Cer­tains cher­cheurs consi­dèrent qu’une dimi­nu­tion de la pré­sence de cham­pi­gnons et sa dis­pa­ri­tion du registre fos­sile signalent l’extinction de la méga­faune11.

Pou­rant Spo­ror­miel­la vit sur les excré­ments de beau­coup d’espèces ani­males, à la fois grandes et petites, y com­pris de mam­mi­fères et d’oiseaux, d’herbivores et même de cer­tains car­ni­vores12. Son abon­dance est aus­si affec­tée par des fac­teurs comme le cli­mat et l’hydrographie. Ain­si, la seule pré­sence de Spo­ror­miel­la dans le pol­len ne peut pas nous four­nir d’information concer­nant les espèces qui étaient pré­sentes, ou leur nombre.

Un manque de rigueur. Enfin, beau­coup d’espèces éteintes (qui ne consti­tuent sou­vent que des noms et des chiffres dans des docu­ments sup­plé­men­taires) ne sont pas assez sérieu­se­ment exa­mi­nées. Cela a entraî­né quelques erreurs mal­heu­reuses. Les auteurs d’au moins deux études 4,13 ont par exemple affir­mé qu’Homo sapiens avait cau­sé l’extinction de mar­su­piaux géants comme Eury­zy­go­ma dunense et Euo­we­nia gra­ta. Seule­ment, ceux-là se sont éteints des mil­lions d’années avant l’apparition d’Homo sapiens : on ne les retrouve qu’au Plio­cène, la période qui s’étend entre il y a 5,3 et 2,6 mil­lions d’années. Une autre étude14 sug­gé­rait que le genre Macro­pus s’était éteint en Aus­tra­lie il y a 40 000 ans. Seule­ment, le genre Macro­pus existe encore aujourd’hui : il com­prend les kan­gou­rous actuels.

Des défi­ni­tions arbi­traires. On consi­dère habi­tuel­le­ment que la méga­faune cor­res­pond aux ver­té­brés ter­restres du qua­ter­naire de plus de 44 kg. Il s’agit d’une défi­ni­tion essen­tiel­le­ment arbi­traire. D’ailleurs, dans cer­tains cas, la « méga­faune » n’a rien de méga. Elle pour­rait par exemple prendre en compte des ver­té­brés ter­restres éteints, qui étaient plus grands que leurs cou­sins encore en vie, mais qui pesaient beau­coup moins que 44 kg. Une espèce éteinte il y a envi­ron 100 000ans, qui était proche de l’échidné d’Australie — Mega­libg­wi­lia ram­sayi — est consi­dé­rée comme fai­sant par­tie de la méga­faune, alors qu’elle ne pesait qu’environ 15 kg.

En d’autres termes, la méga­faune est très diver­si­fiée bio­lo­gi­que­ment et éco­lo­gi­que­ment, plu­sieurs espèces sont sépa­rées les unes des autres par des cen­taines de mil­lions d’années d’évolution. Les cher­cheurs ne devraient donc pas s’attendre à ce que toutes les espèces qui consti­tuent la méga­faune répondent de la même manière aux chan­ge­ments de leur envi­ron­ne­ment — que ces chan­ge­ments soient d’origines anthro­pique ou climatique.

Une meilleure voie

Nous pen­sons que tant que la chro­nique de fos­siles res­te­ra pauvre, com­prendre ce qui a pré­ci­pi­té l’extinction des grands ani­maux, au cours des 100 000 der­nières années, néces­si­te­ra une ana­lyse détaillée du cas de chaque espèce. Cela implique de trou­ver de nou­veaux fos­siles et de véri­fier les âges esti­més des spé­ci­mens trou­vés par le pas­sé — à l’aide de mul­tiples échan­tillon­nages, ou en re-datant les spé­ci­mens des musées à l’aide des der­nières méthodes de datation.

Nous devons éga­le­ment prendre en compte toutes les infor­ma­tions paléoen­vi­ron­ne­men­tales dis­po­nibles afin de bien com­prendre la paléo­éco­lo­gie de chaque espèce et de son éco­sys­tème. Afin de recons­truire le régime ali­men­taire d’un ani­mal, les cher­cheurs peuvent uti­li­ser les ana­lyses d’isotopes stables de l’émail den­taire. Les échan­tillons de pol­lens peuvent indi­quer la végé­ta­tion locale de l’époque. La géo­chi­mie des for­ma­tions alen­tours, comme les sta­lag­mites, peuvent four­nir des indi­ca­tions concer­nant le cli­mat local de l’époque. Les chan­ge­ments de nature des sédi­ments dépo­sés dans le lit d’un ruis­seau proche, ou dans une dune de sable, peuvent nous indi­quer des chan­ge­ments dans le pay­sage local de l’époque. Et ain­si de suite. Les registres des paléo­tem­pé­ra­tures mon­diales ne sont que des guides gros­siers en ce qui concerne les chan­ge­ments cli­ma­tiques et envi­ron­ne­men­taux à l’échelle locale.

Pour chaque espèce, les enquê­teurs devront aus­si essayer d’acquérir une com­pré­hen­sion claire de l’ampleur des popu­la­tions humaines qui les envi­ron­naient, et de leurs inter­ac­tions. Cela pour­rait être obte­nu en ana­ly­sant les échan­tillons d’ADN extraits des restes humains anciens, par exemple, ou en étu­diant les dépôts (tertres) de déchets domestiques.

Une étude publiée plus tôt cette année com­bi­nait de nou­velles méthodes de data­tion avec des ana­lyses chi­miques des os de l’ours des caverne (Ursus spe­laeus), afin de mon­trer que son régime her­bi­vore était res­té inchan­gé jusqu’à sa der­nière appa­ri­tion en Europe il y a 23 500 ans15. De plus, les marques de découpe sur ses os ont révé­lé que cer­tains de ces ani­maux étaient chas­sés par des humains. Et des cher­cheurs ont lié la mor­pho­lo­gie de l’antilope éteinte d’Afrique de l’Est Dama­lis­cus hyp­so­don aux prai­ries sèches et ouvertes qu’elle habi­tait, afin de déter­mi­ner les causes de sa dis­pa­ri­tion et de celle de ces prai­ries16.

Les fos­siles de la méga­faune peuvent désor­mais être datés d’une manière bien plus effi­cace et pré­cise — y com­pris ceux d’animaux ayant exis­té il y a plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’années. Et ce grâce à de nom­breuses avan­cées, comme la data­tion par l’uranium-thorium ou la méthode de data­tion par réso­nance de spin élec­tro­nique (ESR). D’autres tech­niques émer­gentes, comme l’extraction et l’analyse d’ADN ancien, peut nous four­nir des infor­ma­tions concer­nant les chan­ge­ments de popu­la­tion d’espèces éteintes. Plu­sieurs études ont eu recours à de telles approches pour mon­trer que les popu­la­tions de cer­tains taxons, depuis le grand cerf des tour­bières (Mega­lo­ce­ros gigan­teus)17 jusqu’au bison des steppes (Bison pris­cus)18 ont chu­té il y a plu­sieurs mil­liers d’années avant leur extinc­tion, appa­rem­ment à cause d’une dété­rio­ra­tion de leurs cli­mats locaux et de leurs habi­tats respectifs.

D’aucuns diront que nous sommes réfrac­taires au chan­ge­ment, trou­vons ain­si une nou­velle rai­son de s’inquiéter du déclin des sciences de ter­rain à l’ère digi­tale19. Mais ce n’est pas la modé­li­sa­tion qui nous pose pro­blème. Avec de bonnes don­nées, les modé­li­sa­tions pour­raient nous four­nir des infor­ma­tions cru­ciales concer­nant les chan­ge­ments à grande échelle et la nature d’ensemble des inter­ac­tions entre les humains et d’autres gros ani­maux, à mesure que les humains quit­taient l’Afrique. Plus de don­nées, de meilleure qua­li­té, peuvent être obte­nues grâce au tra­vail de ter­rain et à une ana­lyse rigou­reuse des fossiles.

Gil­bert J. Price, Julien Louys, J. Tyler Faith, Eline Loren­zen & Michael C. Westaway


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

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