Note du TraÂducÂteur (NicoÂlas Casaux) : Le ManiÂfeste de la MonÂtagne Sombre, en anglais The Dark MounÂtain ManiÂfesÂto, a été rédiÂgé en 2009 par DouÂgald Hine (entreÂpreÂneur et ancien jourÂnaÂliste briÂtanÂnique) et Paul KingÂsnorth (ancien rédacÂteur en chef adjoint de la revue enviÂronÂneÂmenÂtale briÂtanÂnique The EcoÂloÂgist). Il est à l’oÂriÂgine du colÂlecÂtif époÂnyme (Dark MounÂtain), d’arÂtistes, d’éÂcriÂvains et de penÂseurs qui s’inÂtéÂressent à l’efÂfonÂdreÂment de la civiÂliÂsaÂtion, ses causes et ses conséÂquences. Je n’apÂprouve ni tout ce qu’ils font et écrivent, ni la posÂture résiÂgnée de KingÂsnorth (qui, entreÂtemps, a quitÂté le colÂlecÂtif). NéanÂmoins, il m’a semÂblé intéÂresÂsant de traÂduire ce maniÂfeste parce qu’il s’insÂcrit dans le couÂrant d’éÂcoÂloÂgie radiÂcale criÂtique de la civiÂliÂsaÂtion. MalÂgré son renonÂceÂment expliÂcite au miliÂtanÂtisme et au comÂbat, Paul KingÂsnorth comÂprend bien les erreÂments de l’éÂcoÂloÂgisme grand public, l’abÂsurÂdiÂté du mythe du proÂgrès et des autres mythes sur lesÂquels repose celui de la civiÂliÂsaÂtion.
Incivilisation
Le manifeste de la Montagne Sombre
RéarÂmeÂment
Ces grands et fatals mouÂveÂments vers la mort : la granÂdeur des masses
Font de la pitié une folle, cette pitié déchiÂrante
Puisque les atomes de la masse, les perÂsonnes, les vicÂtimes, rendent cela monsÂtrueux
D’admirer la traÂgique beauÂté qu’ils construisent.
AusÂsi belle qu’une rivière qui s’écoule ou que le lent rasÂsemÂbleÂment
D’un glaÂcier sur la paroi rocheuse d’une haute monÂtagne,
Voué à enseÂveÂlir une forêt, ou que le gel de novembre,
Avec sa danse morÂtelle des feuilles couÂleur d’or et de flamme […].
Je brûÂleÂrais ma main droite dans un feu lent
Pour chanÂger l’aÂveÂnir … Je serais déraiÂsonÂnable. La beauÂté de l’homme moderne
Ne réside pas dans l’inÂdiÂviÂdu mais dans le
Rythme funeste, les masses lourdes et mouÂvantes, la danse des masses
GuiÂdées par les rêves le long de la monÂtagne sombre.
RobinÂson JefÂfers, 1935
I
Marcher sur de la lave
La civiÂliÂsaÂtion finiÂra par préÂciÂpiÂter la fin du genre humain.
— Ralph WalÂdo EmerÂson
Ceux qui font l’expérience directe d’un effonÂdreÂment social rapÂportent rareÂment de grande révéÂlaÂtion concerÂnant les vériÂtés proÂfondes de l’existence humaine. En revanche, ce qu’ils rapÂportent, si on le leur demande, c’est leur étonÂneÂment vis-à -vis du fait qu’il est finaÂleÂment si simple de mouÂrir.
Les strucÂtures répéÂtiÂtives de la vie ordiÂnaire, dans laquelle tant de choses resÂtent les mêmes d’un jour à l’autre, disÂsiÂmulent la fraÂgiÂliÂté de sa fabrique. ComÂbien de nos actiÂviÂtés sont-elles renÂdues posÂsibles par l’impression de staÂbiÂliÂté que proÂcurent ces strucÂtures ? Du moment qu’elles se répètent, qu’elles resÂtent réguÂlières, nous sommes en mesure de plaÂniÂfier, de préÂvoir pour demain comme si toutes les choses dont nous dépenÂdons et que nous ne consiÂdéÂrons pas avec une grande attenÂtion seront touÂjours là . Lorsque ces strucÂtures se brisent, sous l’effet d’une guerre civile, d’une catasÂtrophe natuÂrelle ou d’une traÂgéÂdie de moindre imporÂtance, abiÂmant leur fabrique, nombre de ces actiÂviÂtés deviennent imposÂsibles ou insiÂgniÂfiantes, tanÂdis que la simple tâche de répondre à nos besoins éléÂmenÂtaires, que nous tenions pour acquis, peut parÂfois occuÂper une grande parÂtie de nos jourÂnées.
Les corÂresÂponÂdants de guerre et les traÂvailleurs humaÂniÂtaires nous rapÂportent non seuleÂment la fraÂgiÂliÂté de cette fabrique, mais ausÂsi la vitesse à laquelle elle peut se défaire. TanÂdis que nous écriÂvons, perÂsonne ne sait préÂciÂséÂment où la déliÂquesÂcence de la fabrique finanÂcière et comÂmerÂciale de nos écoÂnoÂmies nous mèneÂra. PenÂdant quoi, au-delà des villes, l’exploitation indusÂtrielle inconÂtrôÂlée dévore les bases matéÂrielles de la vie dans de nomÂbreuses régions du monde, consuÂmant les comÂmuÂnauÂtés bioÂtiques qui la rendent posÂsible.
CepenÂdant, ausÂsi préÂcaire que soit cette époque, la conscience de la fraÂgiÂliÂté de ce que nous appeÂlons civiÂliÂsaÂtion n’est pas nouÂvelle.
« Peu comÂprennent, écriÂvait Joseph Conrad en 1896, que leur vie, l’essence même de leur perÂsonne, leurs capaÂciÂtés et leurs audaces, ne sont que l’expression de leur croyance en la sûreÂté de leur milieu. » Les écrits de Conrad dénonÂçaient la civiÂliÂsaÂtion exporÂtée par les impéÂriaÂlistes euroÂpéens. Ils la dépeiÂgnaient comme une illuÂsion conforÂtable, et rien de plus, non seuleÂment au cÅ“ur ténéÂbreux et indompÂtable de l’Afrique, mais ausÂsi dans la blanÂcheur des sépulcres de leurs grandes métroÂpoles. Les habiÂtants de cette civiÂliÂsaÂtion croyaient « aveuÂgléÂment en la force irréÂsisÂtible de ses insÂtiÂtuÂtions et de sa morale, au pouÂvoir de sa police et de son opiÂnion », mais leur confiance ne pouÂvait se mainÂteÂnir qu’en raiÂson de la foule des croyants dans laquelle ils étaient plonÂgés, et qui parÂtaÂgeaient cette même vision. Hors les murs demeuÂrait le sauÂvage, ausÂsi proche que le sang sous la peau, bien que le citaÂdin n’était plus en mesure d’y faire face direcÂteÂment.
BerÂtrand RusÂsell remarÂqua cette tenÂdance dans la persÂpecÂtive de Conrad, sugÂgéÂrant que le romanÂcier « consiÂdéÂrait la vie humaine civiÂliÂsée et moraÂleÂment toléÂrable comme une marche danÂgeÂreuse sur une fine couche de lave à peine refroiÂdie qui pourÂrait céder à tout moment et plonÂger l’imprudent dans une fourÂnaise ardente ». RusÂsell et Conrad souÂliÂgnaient une éviÂdence que n’importe quel hisÂtoÂrien pourÂrait confirÂmer : la civiÂliÂsaÂtion est une construcÂtion très fraÂgile, édiÂfiée sur des croyances : la croyance en la jusÂtesse de ses valeurs ; la croyance en la force de son sysÂtème de mainÂtien de l’ordre ; la croyance en sa monÂnaie ; et avant tout, proÂbaÂbleÂment, la croyance en son futur.
Lorsque ces croyances comÂmencent à se disÂloÂquer, l’effondrement de la civiÂliÂsaÂtion peut deveÂnir inarÂrêÂtable. Que les civiÂliÂsaÂtions s’effondrent, tôt ou tard, est une loi de l’histoire ausÂsi inéÂlucÂtable que la graÂviÂté. Ce qui demeure, après l’effondrement, est un mélange de vesÂtiges cultuÂrels et d’individus confus et énerÂvés, traÂhis par leurs cerÂtiÂtudes. Mais l’on retrouve ausÂsi ces forces qui étaient resÂtées là , touÂjours, dont les racines sont plus proÂfondes que les murs des villes : le désir de surÂvivre et le désir de sens.
*
Il semble que ce soit au tour de notre civiÂliÂsaÂtion de connaître l’irruption du sauÂvage et de l’invisible ; notre tour d’être secoués au contact de la réaÂliÂté brute. Un effonÂdreÂment se proÂfile. Nous vivons un temps où les contraintes qui nous sont famiÂlières se rompent, où les fonÂdaÂtions se dérobent desÂsous nous. Après un quart de siècle de comÂplaiÂsance, au cours duquel nous étions inviÂtés à croire à des bulles qui n’éclateraient jamais, à des prix qui ne tomÂbeÂraient jamais, à la fin de l’histoire, au reconÂdiÂtionÂneÂment du triomÂphaÂlisme du créÂpusÂcule vicÂtoÂrien de Conrad — Hubris renÂcontre NéméÂsis. Et l’on assiste désorÂmais au recomÂmenÂceÂment d’une vieille hisÂtoire humaine dont nous sommes couÂtuÂmiers. L’histoire de l’Empire qui s’érode de l’intérieur. L’histoire d’un peuple qui a cru, penÂdant longÂtemps, que ses actions n’auraient pas de conséÂquences. L’histoire de la manière dont ce peuple soufÂfriÂra l’écroulement de ses mythes. Notre hisÂtoire.
Cette fois-ci, l’Empire qui chanÂcelle, c’est l’inexpugnable écoÂnoÂmie monÂdiaÂliÂsée, et le Meilleur des Mondes de la démoÂcraÂtie consuÂméÂriste qu’elle constiÂtuait à l’échelle plaÂnéÂtaire. Sur l’indestructibilité de cet édiÂfice, nous avons misé les espoirs de cette ultime phase de notre civiÂliÂsaÂtion. DésorÂmais, son échec et sa failliÂbiÂliÂté sont expoÂsés, les élites du monde s’affairent fréÂnéÂtiÂqueÂment à répaÂrer la machine écoÂnoÂmique dont, penÂdant des décenÂnies, ils nous ont assuÂré qu’elle ne devait pas être contrainte, car la contrainte aurait cauÂsé sa perte. D’innombrables sommes d’argents sont acheÂmiÂnées afin d’empêcher son exploÂsion inconÂtrôÂlée. La machine cahote et les ingéÂnieurs paniquent. Ils se demandent s’ils la comÂprennent finaÂleÂment ausÂsi bien qu’ils le croyaient. Ils se demandent s’ils la contrôlent ou, au contraire, si c’est elle qui les contrôle.
De plus en plus, les gens s’inquiètent. Les ingéÂnieurs se regroupent en équipes concurÂrentes, mais aucune ne semble savoir quoi faire, et toutes se resÂsemblent. Autour du monde, le méconÂtenÂteÂment gronde. Les extréÂmistes affutent leurs armes et se regroupent durant que les cahots et les surÂsauts de la machine dévoilent les erreÂments des oliÂgarÂchies poliÂtiques qui préÂtenÂdaient tout maîÂtriÂser. Les anciens Dieux relèvent la tête, de même que les vieilles ritourÂnelles : révoÂluÂtion, guerre, conflit ethÂnique. La poliÂtique telle que nous l’avons connue titube, comme la machine qu’elle était cenÂsée souÂteÂnir. À sa place pourÂrait bien se dresÂser quelque chose de plus éléÂmenÂtaire, au cÅ“ur sombre.
À mesure que les magiÂciens de la finance perdent leur pouÂvoir de léviÂtaÂtion, que les poliÂtiÂciens et les écoÂnoÂmistes échouent à artiÂcuÂler de nouÂvelles expliÂcaÂtions, nous comÂmenÂçons à comÂprendre que derÂrière le rideau, au cÅ“ur de la Cité d’Émeraude, ne se trouve pas l’omnipotente et bénigne main inviÂsible qu’on nous avait venÂdue, mais tout autre chose. Quelque chose resÂponÂsable, selon Marx, écriÂvant peu avant Conrad, de « l’incertitude éterÂnelle et de l’angoisse » de « l’époque bourÂgeoise », dans laquelle « tout ce qui est solide, bien étaÂbli, se volaÂtiÂlise, tout ce qui est sacré se trouve proÂfaÂné ». Levez le rideau, suiÂvez les mouÂveÂments des rouages de la machine et remonÂtez à sa source, et vous trouÂvez le moteur de notre civiÂliÂsaÂtion : le mythe du proÂgrès.
Le mythe du proÂgrès est pour nous ce que le mythe de la prouesse guerÂrière d’inspiration divine était pour les Romains, ou ce que le mythe du salut éterÂnel était pour les conquisÂtaÂdors : sans lui, nous ne pourÂrions pas avanÂcer. Sur les racines de l’Occident chréÂtien, les Lumières, à leur apoÂgée, grefÂfèrent une vision d’un paraÂdis terÂrestre vers lequel l’effort humain, guiÂdé par la raiÂson mathéÂmaÂtique, pourÂrait nous mener. Selon ce creÂdo, chaque généÂraÂtion devait connaitre une vie meilleure que celle qui l’avait préÂcéÂdée. L’histoire deveÂnait un ascenÂseur qui ne pouÂvait que monÂter. Au derÂnier étage, on trouÂveÂrait la perÂfecÂtion humaine. Mais il était imporÂtant qu’il reste hors de porÂtée, afin de garanÂtir une impresÂsion de mouÂveÂment.
CepenÂdant, l’histoire récente a quelque peu perÂturÂbé ce mécaÂnisme. Le siècle derÂnier a trop souÂvent eu l’air d’une desÂcente aux enfers pluÂtôt que d’un paraÂdis terÂrestre. Et même au sein des sociéÂtés prosÂpères et libéÂrales de l’Occident, le proÂgrès, de bien des manières, a échoué à tenir ses proÂmesses. Les généÂraÂtions préÂsentes sont visiÂbleÂment moins satisÂfaites et ainÂsi moins optiÂmistes que celles qui les ont préÂcéÂdées. Elles traÂvaillent de longues heures, d’une manière plus préÂcaire, et avec moins de chance d’échapper au contexte social qui les a vues naître. Elles craignent le crime, l’éclatement social, le surÂdéÂveÂlopÂpeÂment, l’effondrement écoÂloÂgique. Elles ne croient pas que le futur sera meilleur que le pasÂsé. IndiÂviÂduelÂleÂment, ils sont moins limiÂtés par les convenÂtions de classe que leurs parents ou leurs grands-parents, mais plus limiÂtés par la loi, la surÂveillance, la prosÂcripÂtion étaÂtique et l’endettement. Leur sanÂté phyÂsique est meilleure[1], mais leur sanÂté menÂtale plus fraÂgile. PerÂsonne ne sait ce qui arrive. PerÂsonne ne veut savoir.
Mais surÂtout, il se trouve une obsÂcuÂriÂté sous-jacente à tout ce que nous avons construit. Hors des villes, au-delà des fronÂtières difÂfuses de notre civiÂliÂsaÂtion, à la merÂci des machines mais non sous leur contrôle, repose quelque chose que ni Marx ni Conrad, ni César ni Hume, ni ThatÂcher ni Lénine, n’ont jamais comÂpris. Quelque chose que la civiÂliÂsaÂtion occiÂdenÂtale — qui a posé les jalons de la civiÂliÂsaÂtion monÂdiaÂliÂsée — n’a jamais été en mesure de comÂprendre, car le comÂprendre aurait fataÂleÂment sapé son mythe fonÂdaÂteur. Cette chose sur laquelle repose notre fine couche de lave fonÂdue, qui nourÂrit la machine et tous ceux qui la souÂtiennent, et qu’ils se sont tous perÂsuaÂdés de ne pas voir.
II
La main coupée
Alors, quelle est la réponse ? Ne pas être éblouis par les rêves.
Savoir que les grandes civiÂliÂsaÂtions se sont écrouÂlées dans la vioÂlence,
et que leurs tyrans sont appaÂrus, déjà de nomÂbreuses fois.
Lorsque la vioÂlence ouverte appaÂraît, l’éviter avec honÂneur et choiÂsir
la moins mauÂvaise facÂtion ; ces maux sont essenÂtiels.
GarÂder son intéÂgriÂté, être miséÂriÂcorÂdieux et incorÂrupÂtible,
ne pas souÂhaiÂter le mal ; ne pas être dupé,
par les rêves de la jusÂtice ou du bonÂheur uniÂverÂsels. Ces rêves
ne se réaÂliÂseÂront pas.
Le savoir, et savoir que peu importe à quel point les choses semblent horÂribles,
l’ensemble demeure splenÂdide. Une main couÂpée
est une chose horÂrible et l’homme couÂpé de la terre et des étoiles
et de son hisÂtoire… spiÂriÂtuelÂleÂment ou concrèÂteÂment…
paraît souÂvent insupÂporÂtaÂbleÂment horÂrible. L’intégrité est la comÂpléÂtude,
la plus grande beauÂté est
la comÂpléÂtude bioÂloÂgique, l’unicité de la vie et des choses, la beauÂté divine
de l’univers. Aime cela, et non pas l’homme
couÂpé de cela, ou bien tu parÂtaÂgeÂras sa confuÂsion pitoyable,
ou te noieÂras dans le désesÂpoir lorsque ses jours s’assombriront.
— RobinÂson JefÂfers, La Réponse
Le mythe du proÂgrès se fonde sur le mythe de la nature. Le preÂmier nous sugÂgère que la gloire nous attend ; le second que la gloire ne coûte rien. Le preÂmier est indisÂsoÂciable du second. Tous deux nous racontent que nous sommes sépaÂrés du monde ; que nous avons comÂmenÂcé à gromÂmeÂler dans les marais priÂmiÂtifs, en tant qu’humbles parÂtiÂciÂpants de ce que l’on appelle « nature », et que nous avons aujourd’hui triomÂphaÂleÂment dompÂté. Le seul fait que nous ayons un mot pour désiÂgner la « nature » témoigne du fait que nous ne nous consiÂdéÂrons pas en faire parÂtie. Cette idée de sépaÂraÂtion constiÂtue un mythe nécesÂsaire au triomphe de notre civiÂliÂsaÂtion. Nous sommes, croyons-nous, la seule espèce ayant jamais attaÂqué et vainÂcu la nature. Telle est notre seule gloire.
Hors les citaÂdelles de notre autoÂconÂgraÂtuÂlaÂtion, des voix soliÂtaires s’élèvent depuis des siècles pour dénonÂcer cette vision immaÂture de l’histoire humaine. Mais c’est seuleÂment au cours des derÂnières décenÂnies que cette erreur est risiÂbleÂment deveÂnue maniÂfeste. Nous sommes la preÂmière généÂraÂtion à granÂdir cerÂnée par l’évidence, à savoir que notre tenÂtaÂtive de nous sépaÂrer de la « nature » est un échec, qui prouve, non pas notre génie, mais notre hubris. Cette tenÂtaÂtive de couÂper la main et de la disÂsoÂcier du corps met en danÂger le « proÂgrès » que nous chéÂrisÂsons tant, et ausÂsi la « nature ». La tourÂmente qui en résulte sous-tend les crises auxÂquelles nous faiÂsons face, désorÂmais.
Nous nous perÂceÂvons comme sépaÂrés de la source de notre exisÂtence. Les réperÂcusÂsions de cette erreur perÂcepÂtuelle sont tout autour de nous : un quart des mamÂmiÂfères du monde sont menaÂcés d’extinction immiÂnente ; un hecÂtare de forêt troÂpiÂcale est couÂpé chaque seconde ; 75 % des pêcheÂries du monde sont au bord de l’effondrement ; on estime que d’ici 2048 les océans n’abriteront plus aucun poisÂson ; 25 % des fleuves n’atteignent plus l’océan ; depuis moins de 60 ans, 90 % des grands poisÂsons, 70 % des oiseaux marins et, plus généÂraÂleÂment, 52 % des aniÂmaux sauÂvages, ont été anéanÂtis ; chaque jour, deux cents espèces sont préÂciÂpiÂtées dans les ténèbres éterÂnelles de l’extinction. Même au traÂvers de la froiÂdeur des staÂtisÂtiques, nous perÂceÂvons les vioÂlences auxÂquelles nos mythes nous ont conduits.
Et, plus haut encore, au-desÂsus de ce sombre tableau, plane l’ombre de l’emballement cliÂmaÂtique. De ce chanÂgeÂment cliÂmaÂtique qui menace de rendre caduque tout proÂjet humain ; qui nous renÂvoie en pleine figure la preuve forÂmelle de notre très mauÂvaise comÂpréÂhenÂsion du monde que nous habiÂtons, tout en nous rapÂpeÂlant que nous dépenÂdons touÂjours autant de lui. De ce chanÂgeÂment cliÂmaÂtique qui illustre de manière draÂmaÂtique le conflit qui existe entre la civiÂliÂsaÂtion et la « nature » ; qui prouve, plus effiÂcaÂceÂment qu’aucun arguÂment soiÂgneuÂseÂment construit ou qu’aucune maniÂfesÂtaÂtion de défi optiÂmiste, à quel point les besoins de croisÂsance de la machine requièrent que nous nous détruiÂsions en son nom. De ce chanÂgeÂment cliÂmaÂtique qui, finaÂleÂment, nous rapÂpelle notre impuisÂsance.
VoiÂlà les faits, ou au moins quelques-uns. CepenÂdant, les faits ne racontent jamais toute l’histoire. (« Les faits, écriÂvait Conrad, comme si les faits pouÂvaient prouÂver quoi que ce soit. ») Les faits que nous entenÂdons si souÂvent concerÂnant les crises enviÂronÂneÂmenÂtales disÂsiÂmulent autant qu’ils exposent. Et chaque jour on nous rapÂporte les impacts de nos actiÂviÂtés sur « l’environnement » (de même que la « nature », il s’agit d’une expresÂsion qui nous disÂtance de la réaÂliÂté de notre situaÂtion). Chaque jour, on nous rapÂporte égaÂleÂment les nomÂbreuses « soluÂtions » à ces proÂblèmes : soluÂtions qui impliquent habiÂtuelÂleÂment la nécesÂsiÂté d’accords poliÂtiques urgents et d’une utiÂliÂsaÂtion judiÂcieuse du génie techÂnoÂloÂgique humain. Les choses changent peut-être, nous dit-on, mais il n’y a rien, ici, chers conciÂtoyens, que nous ne puisÂsions gérer. Il nous faut aller de l’avant, plus rapiÂdeÂment encore. Il nous faut accéÂléÂrer la cadence de la recherche et déveÂlopÂpeÂment. Il nous faut deveÂnir plus « durables ». Mais tout ira bien. Il y aura touÂjours la croisÂsance, il y aura touÂjours le proÂgrès : ces choses contiÂnueÂront, parce qu’il doit en être ainÂsi, elles ne peuvent faire que contiÂnuer. CirÂcuÂlez, il n’y a rien à voir. Tout ira bien.
*
Le « déni » est un mot lourÂdeÂment connoÂté. Lorsqu’on l’utilise pour quaÂliÂfier ceux qui ne croient touÂjours pas au chanÂgeÂment cliÂmaÂtique, ils objectent bruyamÂment en refuÂsant d’être assoÂciés à ceux qui réécrivent l’histoire de l’Holocauste. PourÂtant, la tenÂdance à se focaÂliÂser sur ce groupe, qui fond comme neige au soleil, sert peut-être à nous disÂsiÂmuÂler une autre forme, bien plus répanÂdue, de déni, au sens psyÂchaÂnaÂlyÂtique. Freud s’est intéÂresÂsé à cette capaÂciÂté que nous avons de ne pas écouÂter et de ne pas entendre les choses qui ne confortent pas la manière dont nous nous perÂceÂvons et dont nous perÂceÂvons le monde. Nous préÂféÂrons nous livrer à toutes sortes de contorÂsions internes pluÂtôt que regarÂder ces choses en face, qui remettent en quesÂtion notre comÂpréÂhenÂsion fonÂdaÂmenÂtale du monde.
Aujourd’hui, l’humanité civiÂliÂsée tout entière est comme plonÂgée dans les eaux troubles du déni concerÂnant ce qu’elle a construit, et ce qui va lui arriÂver. Les effonÂdreÂments écoÂloÂgique et écoÂnoÂmique se déroulent sous nos yeux et, lorsque nous les remarÂquons, nous agisÂsons comme s’il s’agissait d’un proÂblème temÂpoÂraire, d’un inciÂdent techÂnique. Des siècles d’hubris calÂfatent nos oreilles comme des bouÂchons de céruÂmen ; nous ne parÂveÂnons pas à entendre le mesÂsage que la réaÂliÂté nous hurle. MalÂgré nos doutes et nos malaises, nous sommes touÂjours sous l’emprise d’une idée de l’histoire selon laquelle le futur sera une verÂsion améÂlioÂrée du préÂsent, selon laquelle les choses doivent contiÂnuer à évoÂluer dans la même direcÂtion : le senÂtiÂment de crise ne fait qu’atténuer l’assurance de ce « doivent ». Et ce qui n’était qu’inéluctabilité natuÂrelle devient nécesÂsiÂté urgente : nous devons trouÂver une manière de contiÂnuer à avoir des superÂmarÂchés et des autoÂroutes. Nous ne parÂveÂnons pas à contemÂpler l’alternative.
Nous nous trouÂvons ainÂsi, tous ensemble, à tremÂbler au bord du préÂciÂpice d’un chanÂgeÂment si masÂsif que nous n’avons aucun moyen de le jauÂger. Aucun d’entre nous ne sait où regarÂder, mais tous nous éviÂtons de regarÂder en bas. SecrèÂteÂment, nous penÂsons tous être condamÂnés : même les poliÂtiÂciens le pensent, et même les écoÂloÂgistes. CerÂtains d’entre nous se soignent en faiÂsant du shopÂping. D’autres en espéÂrant que cela advienne. D’autres s’abandonnent au désesÂpoir. Et d’autres traÂvaillent fiéÂvreuÂseÂment à essayer de se préÂpaÂrer à la temÂpête qui vient.
Notre quesÂtion est la suiÂvante : que se pasÂseÂrait-il si nous regarÂdions en bas ? Serait-ce ausÂsi draÂmaÂtique que nous semÂblons le croire ? Que verÂrions-nous ? Cela pourÂrait-il être bon pour nous ?
Il est temps de regarÂder.
III
Incivilisation
Sans mysÂtère, sans curioÂsiÂté et sans la forme qu’impose une réponse parÂtielle, il ne peut y avoir d’histoire — seuleÂment des confesÂsions, des comÂmuÂniÂqués, des souÂveÂnirs et des fragÂments de fanÂtaiÂsie autoÂbioÂgraÂphique qui, pour l’instant, passent pour des romans.
— John BerÂger, ‘A StoÂry for Aesop’, from KeeÂping a RenÂdezÂvous
[« Une hisÂtoire pour Ésope », tiré de « GarÂder un renÂdez-vous »]
Si nous vacillons effecÂtiÂveÂment au bord du préÂciÂpice d’un chanÂgeÂment colosÂsal dans la manière dont nous vivons, dont la sociéÂté humaine elle-même se construit, et dans nos rapÂports au monde, ce sont les hisÂtoires que nous nous raconÂtons qui nous ont menés là — et notamÂment l’histoire de la civiÂliÂsaÂtion.
Cette hisÂtoire se raconte de difÂféÂrentes façons, reliÂgieuse et sécuÂlière, scienÂtiÂfique, écoÂnoÂmique et mysÂtique. Mais toutes parlent de la manière dont l’humanité a transÂcenÂdé ses oriÂgines aniÂmales, de notre maiÂtrise croisÂsante de la « nature » à laquelle nous n’appartenons plus, et du futur gloÂrieux d’abondance et de prosÂpéÂriÂté que nous proÂmet sa maiÂtrise comÂplète. Il s’agit de l’histoire de la cenÂtraÂliÂté humaine, d’une espèce desÂtiÂnée à domiÂner tout ce qu’elle renÂcontre, affranÂchie des limites qui s’appliquent aux autres créaÂtures, jugées inféÂrieures.
Ce qui la rend danÂgeÂreuse, c’est d’abord, pour la pluÂpart, que nous avons oublié qu’il s’agissait d’une hisÂtoire. Elle nous a été contée tant de fois par ceux qui se consiÂdèrent comme rationÂnels, et même scienÂtiÂfiques, dépoÂsiÂtaires de l’héritage des Lumières — hériÂtage qui inclut le déni du rôle des hisÂtoires dans la fabrique de notre monde.
Les humains ont touÂjours vécu au traÂvers d’histoires. Ceux qui étaient doués pour en raconÂter étaient traiÂtés avec resÂpect, et souÂvent, même, avec une cerÂtaine méfiance. Au-delà des limites de la raiÂson, la réaÂliÂté demeure mysÂtéÂrieuse, ausÂsi difÂfiÂcile à approÂcher de manière directe que la proie d’un chasÂseur. À l’aide des hisÂtoires, de l’art, des symÂboles et des signiÂfiÂcaÂtions, nous traÂquons ces aspects subÂtils de la réaÂliÂté qui demeurent insoupÂçonÂnés dans notre phiÂloÂsoÂphie. Les conteurs tissent le numiÂneux dans la fabrique de la vie, en l’associant avec le comique, le traÂgique, l’obscène, faiÂsant ainÂsi appaÂraître des cheÂmins plus sûrs pour traÂverÂser un terÂriÂtoire danÂgeÂreux.
PourÂtant, à mesure que le mythe de la civiÂliÂsaÂtion consoÂliÂdait son emprise sur notre penÂsée, en emprunÂtant les appaÂrences de la science et de la raiÂson, nous comÂmenÂçâmes à nier le rôle des hisÂtoires, à déniÂgrer leur pouÂvoir comme releÂvant de quelque grosÂsièÂreÂté priÂmiÂtive, infanÂtile, dépasÂsée. Les vieux contes grâce auxÂquels de si nomÂbreuses généÂraÂtions avaient saiÂsi le sens des subÂtiÂliÂtés et des étranÂgeÂtés de la vie furent expurÂgés et confiÂnés à la crèche. La reliÂgion, ce sac de mythes et de mysÂtères, berÂceau du théâtre, fut dépousÂsiéÂrée et norÂmaÂliÂsée de manière à s’inscrire dans un cadre de lois uniÂverÂselles et de compÂtaÂbiÂliÂté morale. Les visions oniÂriques du Moyen Âge réduites aux hisÂtoires absurdes de l’enfance vicÂtoÂrienne. À l’âge du roman, les hisÂtoires n’étaient plus la manière approÂpriée d’approcher les vériÂtés proÂfondes de l’existence, mais pluÂtôt un moyen de pasÂser le temps durant qu’on preÂnait le train. DifÂfiÂcile, aujourd’hui, d’imaginer qu’autrefois les mots des poètes pouÂvaient faire tremÂbler les rois.
TouÂteÂfois, les hisÂtoires contiÂnuent de façonÂner notre monde. À traÂvers la téléÂviÂsion, les films, les romans et les jeux-vidéo, nous sommes bien plus gavés de narÂraÂtifs que tous ceux qui nous ont préÂcéÂdés. L’étrange, cepenÂdant, est la négliÂgence avec laquelle ces hisÂtoires nous sont comÂmuÂniÂquées — en tant que diverÂtisÂseÂment, que disÂtracÂtion de la vie quoÂtiÂdienne, visant à reteÂnir notre attenÂtion jusqu’à la proÂchaine page de publiÂciÂté. Rien ne sugÂgère que ces choses constiÂtuent l’équipement nous perÂmetÂtant de naviÂguer à traÂvers la réaÂliÂté. Mais de l’autre côté, on retrouve les hisÂtoires sérieuses que nous racontent les écoÂnoÂmistes, les poliÂtiÂciens, les généÂtiÂciens et les diriÂgeants d’entreprise. Celles-ci ne nous sont absoÂluÂment pas préÂsenÂtées comme des hisÂtoires, mais comme des témoiÂgnages directs de la réaÂliÂté du monde. ChoiÂsisÂsez une des verÂsions concurÂrentes qui nous sont proÂpoÂsées, puis comÂbatÂtez ceux qui en choiÂsissent une autre. Le conflit que cela génère se joue chaque matin à la radio, et lors des joutes d’experts des débats téléÂviÂsés du soir et de l’après-midi. Mais malÂgré leurs simaÂgrées et la bruyance de leurs oppoÂsiÂtions, il est frapÂpant de constaÂter à quel point les difÂféÂrents camps s’accordent : leurs difÂféÂrents points de vue ne sont que des variaÂtions sur le thème comÂmun de la cenÂtraÂliÂté humaine, de notre maiÂtrise croisÂsante de la « nature », de notre droit à une croisÂsance écoÂnoÂmique infiÂnie, de notre capaÂciÂté à transÂcenÂder toutes les limites.
AinÂsi, à cause de cette hisÂtoire erroÂnée, nous trouÂvons-nous piéÂgés par un narÂraÂtif hors de contrôle, en route vers les pires retrouÂvailles posÂsibles avec la réaÂliÂté. Dans un tel moment, les écriÂvains, les artistes, les poètes et les conteurs de toutes sortes ont un rôle criÂtique à jouer. La créaÂtiÂviÂté demeure la plus inconÂtrôÂlable des forces humaines : sans elle, le proÂjet de la civiÂliÂsaÂtion serait inconÂceÂvable, et pourÂtant aucun autre aspect de notre vie ne demeure ausÂsi indompÂté et indoÂmesÂtiÂqué. Les mots et les images peuvent chamÂbouÂler les esprits, les cÅ“urs et même le cours de l’histoire. Leurs créaÂteurs façonnent des hisÂtoires que les gens portent dans leurs vies, en déterrent des anciennes afin de les raviÂver, de leur ajouÂter des rebonÂdisÂseÂments — parce qu’elles doivent touÂjours être renouÂveÂlées, en parÂtant de notre contexte.
L’art grand public, en OcciÂdent, consiste depuis longÂtemps à choÂquer, à briÂser des tabous, à se faire remarÂquer. Cela dure depuis si longÂtemps qu’il est deveÂnu couÂrant d’affirmer qu’en ces temps iroÂniques, épuiÂsés, post-presque-tout, il n’y a plus aucun tabou à abattre. SeuleÂment, il en reste un.
Ce derÂnier tabou, c’est le mythe de la civiÂliÂsaÂtion. Il repose sur les hisÂtoires que nous avons conçues concerÂnant notre génie, notre indesÂtrucÂtiÂbiÂliÂté, notre DesÂtiÂnée ManiÂfeste en tant qu’espèce élue. Il est là où notre vision, notre hubris et notre refus irresÂponÂsable de faire face à la réaÂliÂté de notre place sur Terre se rejoignent. Il a perÂmis à l’espèce humaine d’accomplir ce que l’on peut constaÂter, et a conduit la plaÂnète à l’âge de l’écocide. Les deux sont intiÂmeÂment liés. Nous penÂsons qu’ils doivent être déliés si nous devons avoir une chance que quelque chose surÂvive.
Nous penÂsons que les « artistes » — qui constiÂtue pour nous le plus symÂpaÂthique de tous les mots, qui regroupe les écriÂvains de toutes sortes, les peintres, les musiÂciens, les sculpÂteurs, les poètes, les modéÂlistes, les créaÂteurs, les fabriÂcants de choses, les rêveurs de rêves — ont une resÂponÂsaÂbiÂliÂté dans l’amorçage de ce proÂcesÂsus de dénoueÂment. Nous penÂsons qu’à l’âge de l’écocide, le derÂnier tabou doit être briÂsé — et que seuls les artistes peuvent le faire.
L’écocide exige une réponse. Cette réponse est trop cruÂciale pour être laisÂsée aux poliÂtiÂciens, aux écoÂnoÂmistes, aux penÂseurs concepÂtuels, aux dévoÂreurs de chiffres ; trop envaÂhisÂsante pour être laisÂsée aux actiÂvistes ou aux miliÂtants. Nous avons besoin des artistes. CepenÂdant, jusqu’ici, la réponse artisÂtique est inexisÂtante. Entre la traÂdiÂtionÂnelle poéÂsie de la nature et l’agitprop, que trouve-t-on ? Où sont les poèmes ayant ajusÂté leur porÂtée à la mesure de ce défi ? Où sont les romans qui explorent par-delà la maiÂson de camÂpagne ou le centre-ville ? Une nouÂvelle manière d’écrire a‑t-elle vu le jour afin de défier la civiÂliÂsaÂtion elle-même ? Une galeÂrie d’art proÂpose-t-elle une expoÂsiÂtion à la hauÂteur de cette épreuve ? Un musiÂcien a‑t-il découÂvert l’accord secret ?
Si les réponses à ces quesÂtions sont, jusque-là , insufÂfiÂsantes, c’est peut-être à cause de la proÂfonÂdeur de notre déni colÂlecÂtif, et du caracÂtère effrayant de ce défi. Qui nous effraie nous ausÂsi. SeuleÂment, il doit être affronÂté. L’art doit regarÂder par-delà le préÂciÂpice, faire face au monde qui vient d’un Å“il déterÂmiÂné, et releÂver le défi de l’écocide en recouÂrant à un autre défi : une réponse artisÂtique à l’effondrement des empires de l’esprit.
*
Cette réponse, nous l’appelons l’art InciÂviÂliÂsé, et une de ses branches nous intéÂresse tout parÂtiÂcuÂlièÂreÂment : l’écriture InciÂviÂliÂsée. L’écriture InciÂviÂliÂsée est une écriÂture qui tente de sorÂtir du dôme humain et de nous consiÂdéÂrer comme nous sommes : des singes dotés d’un évenÂtail de talents et de capaÂciÂtés que nous déployons de manière irresÂponÂsable, sans assez de réflexion, de contrôle, de comÂpasÂsion ou d’intelligence. Des singes qui ont construit un mythe sophisÂtiÂqué concerÂnant leur propre imporÂtance, afin de souÂteÂnir leur proÂjet civiÂliÂsaÂteur. Des singes dont le proÂjet est de dompÂter, de contrôÂler, de souÂmettre ou de détruire — de civiÂliÂser les forêts, les déserts, les terÂriÂtoires sauÂvages et les mers, d’imposer des obliÂgaÂtions aux esprits de leurs congéÂnères afin qu’ils puissent demeuÂrer insenÂsibles tout en exploiÂtant ou en détruiÂsant leurs cohaÂbiÂtants terÂriens.
Contre le proÂjet civiÂliÂsaÂteur et l’écocide qu’il engendre, l’écriture InciÂviÂliÂsée ne proÂpose pas une persÂpecÂtive non humaine — nous demeuÂrons humains et, même avec ce qui se passe, nous n’en avons pas honte — mais une persÂpecÂtive qui nous perÂçoit comme un des innuÂméÂrables fils de la tapisÂseÂrie du vivant pluÂtôt que comme le preÂmier palanÂquin d’une gloÂrieuse proÂcesÂsion. Elle proÂpose de regarÂder sans bronÂcher les forces parÂmi lesÂquelles nous évoÂluons.
Elle s’emploie à peindre un porÂtrait d’Homo sapiens qu’un être d’un autre monde ou, mieux, de notre monde — une baleine bleue, un albaÂtros, un renard roux — pourÂrait consiÂdéÂrer comme vraiÂment resÂsemÂblant. À détourÂner notre attenÂtion de nous-mêmes afin que l’on se tourne vers l’extérieur, à décenÂtrer nos esprits. Il s’agit, pour faire court, d’une écriÂture qui met la civiÂliÂsaÂtion — et nous-mêmes — en persÂpecÂtive. D’une écriÂture qui émane non pas, ainÂsi que la pluÂpart des écrits, des centres métroÂpoÂliÂtains autoÂcenÂtrés et autoÂsaÂtisÂfaits de la civiÂliÂsaÂtion, mais d’ailleurs, du dehors, de ses périÂphéÂries sauÂvages. De ces endroits arboÂrés, remÂplis de mauÂvaises herbes, et larÂgeÂment éviÂtés, d’où l’on perÂçoit ces vériÂtés inconÂforÂtables nous concerÂnant, ces vériÂtés qu’il nous déplait d’entendre. D’une écriÂture qui s’emploie vigouÂreuÂseÂment à nous remettre à notre place, peu importe à quel point cela nous embarÂrasse.
Il pourÂrait être tout ausÂsi utile d’étayer un peu ce que l’écriture InciÂviÂliÂsée n’est pas. Elle n’est pas l’écriture écoÂloÂgiste, qui abonde d’ores et déjà , qui échoue la pluÂpart du temps à pasÂser outre les barÂrières qui déliÂmitent notre ego civiÂliÂsé colÂlecÂtif, et qui finit le plus souÂvent par l’exalter davanÂtage, aliÂmenÂtant ainÂsi nos illuÂsions civiÂliÂsées colÂlecÂtives. Elle n’est pas l’écriture natuÂraÂliste, puisque la nature n’est pas disÂtincte des humains. Et elle n’est pas l’écriture poliÂtique, qui inonde déjà notre monde, parce que la poliÂtique est une créaÂtion humaine, comÂplice de l’écocide et qui pourÂrit de l’intérieur.
L’écriture InciÂviÂliÂsée est plus radiÂcale que toutes celles-là . Par-desÂsus-tout, elle est déterÂmiÂnée à dérouÂter notre vision du monde, et non pas à l’alimenter. Il s’agit de l’écriture des marÂgiÂnaux. Si votre but est d’être aimé, mieux vaut ne pas vous y avenÂtuÂrer, car la majoÂriÂté, au moins pour un temps, refuÂseÂra ferÂmeÂment d’écouter. En témoigne le sort d’un des plus imporÂtants et des plus négliÂgés des poètes du vingÂtième siècle. RobinÂson JefÂfers écriÂvait, sans les quaÂliÂfier ainÂsi, des vers InciÂviÂliÂsés soixante-dix ans avant que ce maniÂfeste soit imaÂgiÂné. Au début de sa carÂrière de poète, JefÂfers était une star : il appaÂraisÂsait sur la couÂverÂture du Time magaÂzine, lisait ses poèmes dans la biblioÂthèque du Congrès, et était resÂpecÂté pour l’alternative qu’il offrait face au masÂtoÂdonte moderÂniste. Aujourd’hui, son traÂvail est ignoÂré des anthoÂloÂgies, son nom, à peine connu, et ses persÂpecÂtives, consiÂdéÂrées avec susÂpiÂcion. Lisez ses derÂnières Å“uvres et vous comÂprenÂdrez pourÂquoi. Son crime fut de tenÂter, déliÂbéÂréÂment, de perÂfoÂrer la bauÂdruche enflée de l’égo civiÂliÂsé. Sa puniÂtion, d’être condamÂné aux oubliettes litÂtéÂraires d’où, quaÂrante ans après sa mort, il n’a touÂjours pas été autoÂriÂsé à sorÂtir.
Mais JefÂfers savait dans quoi il s’embarquait. Il savait que perÂsonne, à l’ère du « choix du consomÂmaÂteur », ne vouÂlait entendre un proÂphète des falaises caliÂforÂniennes affirÂmer qu’il « est bon pour l’homme […] de savoir que ses besoins et sa nature n’ont pas plus chanÂgés en dix mille ans que les becs des aigles ». Il savait qu’aucun libéÂral exalÂté ne vouÂdrait entendre ces averÂtisÂseÂments cinÂglants, publiés à l’apogée de la Seconde Guerre monÂdiale : « Méfiez-vous des dupes qui parlent de démoÂcraÂtie / Et des chiens qui parlent de révoÂluÂtion / Des oraÂteurs ivres, des menÂteurs et des croyants […] / Longue vie à la liberÂté, et mauÂdites soient les idéoÂloÂgies ». Sa vision d’un monde dans lequel l’humanité était condamÂnée à détruire son milieu et ultiÂmeÂment, à se détruire elle-même (« Je brûÂleÂrais ma main droite dans un feu lent / Pour chanÂger l’avenir […] Je serais déraiÂsonÂnable ») fut verÂteÂment rejeÂtée, en ces débuts de l’ère de la démoÂcraÂtie consuÂméÂriste, qu’il préÂdiÂsait égaÂleÂment (« Soyez heuÂreux, ajusÂtez votre porÂteÂfeuille à la nouÂvelle abonÂdance […] »).
À mesure que sa poéÂsie se déveÂlopÂpait, JefÂfers déveÂlopÂpait égaÂleÂment une phiÂloÂsoÂphie. Il l’appela « inhuÂmaÂnisme ». Elle consisÂtait, écriÂvait-il :
« En un déplaÂceÂment de l’emphase et de l’importance de l’humain vers le non-humain : le rejet du solipÂsisme humain et la reconÂnaisÂsance de la magniÂfiÂcence supraÂhuÂmaine […]. Cette manière de penÂser et de resÂsenÂtir n’est ni misanÂthrope ni pesÂsiÂmiste […]. Elle proÂpose un détaÂcheÂment raiÂsonÂnable comme règle de conduite, au lieu de l’amour, de la haine et de la convoiÂtise […], elle proÂcure la magniÂfiÂcence de l’instinct reliÂgieux, et satisÂfait nos besoins de contemÂpler la granÂdeur et de se réjouir de la beauÂté. »
Le déplaÂceÂment de l’emphase depuis l’humain vers le non-humain : tel est l’objectif de l’écriture InciÂviÂliÂsée. Pour « inhuÂmaÂniÂser un peu nos persÂpecÂtives, et deveÂnir confiants / Comme le rocher et l’océan qui nous ont engenÂdrés ». Il ne s’agit pas d’un rejet de notre humaÂniÂté — mais d’une affirÂmaÂtion du miracle que constiÂtue le fait d’être pleiÂneÂment humain. Cela consiste à accepÂter le monde pour ce qu’il est et d’enfin en faire notre maiÂson, pluÂtôt que de rêver d’une déloÂcaÂliÂsaÂtion stelÂlaire, ou d’exister sous un dôme de fabriÂcaÂtion humaine et de préÂtendre qu’il n’y a rien — ni perÂsonne — en-dehors, avec quoi — ou qui — nous serions liés.
VoiÂlà donc le défi litÂtéÂraire de notre époque. Jusqu’à préÂsent, peu s’y sont essayés. Les signes des temps virent tous au rouge éclaÂtant, mais nos somÂmiÂtés de lettres ont plus imporÂtant à lire. Leur art reste confiÂné sous le dôme civiÂliÂsé. L’idée de civiÂliÂsaÂtion s’inscrit, depuis ses racines étyÂmoÂloÂgiques, dans le phéÂnoÂmène urbain, ce qui souÂlève la quesÂtion suiÂvante : si nos écriÂvains semblent incaÂpables de trouÂver de nouÂvelles hisÂtoires à même de nous guiÂder dans les temps qui viennent, n’est-ce pas le résulÂtat de leur menÂtaÂliÂté métroÂpoÂliÂtaine ? Les grands noms de la litÂtéÂraÂture contemÂpoÂraine sont ausÂsi bien chez eux dans les quarÂtiers hupÂpés de Londres que dans ceux de New-York, leurs écrits reflètent les préÂjuÂgés des déraÂciÂnés, de l’élite transÂnaÂtioÂnale à laquelle ils apparÂtiennent.
L’inverse est ausÂsi vrai. Ces voix qui racontent une autre hisÂtoire ont tenÂdance à émaÂner d’un sens de l’appartenance au lieu. AinÂsi des romans et des essais de John BerÂger et de la Haute-Savoie, ou des proÂfonÂdeurs exploÂrées par Alan GarÂner dans un rayon d’une jourÂnée de marche de son lieu natal dans le comÂté de CheÂshire. Ou de WenÂdell BerÂry ou de WS MerÂwin, de Mary OliÂver ou de CorÂmac McCarÂthy. Ceux dont les écrits approchent les rives de l’Incivilisation sont ceux qui connaissent leur place, au sens phyÂsique, et qui se méfient des cris de sirène de la mode citaÂdine et de l’effervescence civiÂliÂsée.
Si nous citons quelques écriÂvains parÂtiÂcuÂliers dont les traÂvaux illusÂtrent ce que nous défenÂdons, ce n’est pas dans l’optique de les situer d’une manière presÂtiÂgieuse sur la carte exisÂtante des répuÂtaÂtions litÂtéÂraires. Il s’agit pluÂtôt, ainÂsi que Geoff Dyer le disait de John BerÂger, de prendre leur traÂvail au sérieux afin de redesÂsiÂner entièÂreÂment la carte — non seuleÂment la carte des répuÂtaÂtions litÂtéÂraires, mais égaÂleÂment toutes celles qui nous servent à naviÂguer à traÂvers l’existence.
Et même en la matière, nous resÂtons pruÂdents, la carÂtoÂgraÂphie n’est pas non plus une actiÂviÂté neutre. L’idée de traÂcer des cartes fait écho à un lourd pasÂsé coloÂnial. L’œil civiÂliÂsé cherche à obserÂver le monde depuis l’espace, comme quelque chose que l’on dépasse et que l’on surÂveille. L’écrivain InciÂviÂliÂsé comÂprend que le monde est pluÂtôt une chose à laquelle nous apparÂteÂnons — une mosaïque de lieux, d’expériences, de vues, d’odeurs, de sons. Les cartes peuvent guiÂder, mais ausÂsi égaÂrer. Nos cartes doivent être de celles que l’on desÂsine par terre à l’aide d’un bâton, et que la pluie efface. Elles ne peuvent être lues que par ceux qui demandent à les voir, et elles ne s’achètent pas.
VoiÂlà , finaÂleÂment, ce qui constiÂtue l’écriture InciÂviÂliÂsée. Humaine, inhuÂmaine, stoïque et entièÂreÂment natuÂrelle. Humble, interÂroÂgeante, susÂpiÂcieuse des grandes idées et des réponses faciles. CheÂmiÂnant sur les crêtes et reviÂsiÂtant de vieilles converÂsaÂtions. À part mais engaÂgée, ses praÂtiÂquants sont touÂjours prêts à mettre les mains dans la terre ; conscients, d’ailleurs, que la terre est essenÂtielle ; que sur les touches des claÂviers ne devraient taper que ceux dont les ongles sont terÂreux et les esprits impréÂgnés de sauÂvage.
Nous avons essayé de domiÂner le monde ; nous avons tenÂté d’agir comme les intenÂdants de Dieu et, enfin, nous avons tenÂté de faire adveÂnir la révoÂluÂtion humaÂniste, l’âge de la raiÂson et de la sépaÂraÂtion. Dans tout cela, nous avons échoué, et notre échec a détruit bien plus que le peu que nous perÂceÂvions. La civiÂliÂsaÂtion apparÂtient au pasÂsé. L’Incivilisation, qui comÂprend ses défauts puisqu’elle y a parÂtiÂciÂpé ; qui regarde les choses en face et mord ausÂsi verÂteÂment qu’elle rapÂporte ce qu’elle voit — voiÂlà le proÂjet dans lequel nous devons désorÂmais nous invesÂtir. VoiÂlà le défi que l’écriture — que l’art — doit releÂver. VoiÂlà pourÂquoi nous sommes là .
IV
Aux contreforts !
L’élan vital d’un bois verÂnal
Peut vous apprendre plus de l’homme,
Du bien et du mal,
Que tous les sages.
— William WordÂsworth, ‘The Tables TurÂned’ / Les temps basÂculent
Tout mouÂveÂment a besoin d’un début. Toute expéÂdiÂtion, d’un camp de base. Tout proÂjet, d’un quarÂtier généÂral. Notre proÂjet, l’Incivilisation, qui comÂprend la proÂmoÂtion de l’écriture — et de l’art — InciÂviÂliÂsée, requiert une base. Nous proÂpoÂsons ce maniÂfeste, non seuleÂment parce que nous avons quelque chose à dire — comme beauÂcoup — mais égaÂleÂment parce que nous avons quelque chose à faire. Nous espéÂrons que ce pamÂphlet a alluÂmé une flamme. Si tel est le cas, nous nous devons de l’attiser. Et c’est ce que nous compÂtons faire. Mais nous n’y arriÂveÂrons pas seuls.
VoiÂci venu le moment de poser les quesÂtions proÂfondes et de les poser urgemÂment. Tout autour de nous, des chanÂgeÂments sont en cours qui sugÂgèrent que notre mode de vie comÂmence à deveÂnir obsoÂlète. Il est temps de parÂtir à la recherche de nouÂvelles voies et de nouÂvelles hisÂtoires, à même de nous guiÂder à traÂvers ces temps de fin du monde tel que nous le connaisÂsons, et au-delà . Nous penÂsons qu’en quesÂtionÂnant les fonÂdaÂtions de la civiÂliÂsaÂtion, le mythe de la cenÂtraÂliÂté humaine, de notre sépaÂraÂtion imaÂgiÂnaire, nous trouÂveÂrons de telles voies.
Hors les enceintes que nous avons bâties — les murs des villes, ces signes oriÂgiÂnels, en pierre ou en bois, de la sépaÂraÂtion de « l’homme » et de « la nature ». Au-delà des portes, vers le sauÂvage, voiÂlà où nous allons. Et même là , il nous fauÂdra viser les hauÂteurs, étant donÂné, ainÂsi que l’a écrit JefÂfers, que « lorsque les villes reposent aux pieds du monstre / Il reste les monÂtagnes ». Nous effecÂtueÂrons notre pèleÂriÂnage en direcÂtion de la monÂtagne sombre du poète, vers les hauts somÂmets, immuables, de l’inhumanité, qui étaient là avant nous et seront là après et, depuis leurs flancs, nous obserÂveÂrons les minusÂcules lumières des villes au loin afin de comÂprendre qui nous sommes et ce que nous sommes deveÂnus.
VoiÂlà le proÂjet de la monÂtagne sombre. VoiÂlà où il débute.
Où il finiÂra ? PerÂsonne ne sait. Où il mèneÂra ? Nous ne sommes pas sûrs. Sa preÂmière incarÂnaÂtion, en plus de ce maniÂfeste, est un site interÂnet, qui indique la direcÂtion des monÂtagnes. Il contienÂdra des penÂsées, des notes, des idées ; il préÂpaÂreÂra le proÂjet de l’Incivilisation en proÂpoÂsant aux nouÂveaux venus de rejoindre la disÂcusÂsion.
Et puis il devienÂdra un objet phyÂsique, la réaÂliÂté virÂtuelle n’ayant, au bout du compte, rien de réel. Il devienÂdra un jourÂnal papier, des cartes, des tableaux et des graÂvures ; d’idées, de penÂsées, d’observations, de murÂmures ; de nouÂvelles hisÂtoires qui aideÂront à défiÂnir le proÂjet — l’école, le mouÂveÂment — de l’écriture InciÂviÂliÂsée. Il colÂlecÂteÂra les mots et les images de ceux qui se consiÂdèrent InciÂviÂliÂsés et qui veulent en parÂler ; qui veulent nous aider à attaÂquer les citaÂdelles. Il sera beau pour l’œil, pour le cÅ“ur et pour l’esprit, puisque nous sommes assez archaïques pour croire que la beauÂté — comme la vériÂté — existe, mais ausÂsi qu’elle importe.
Au-delà … le reste est à découÂvrir. Le cheÂmin est long à traÂvers les plaines, et les choses deviennent indisÂtinctes avec la disÂtance. Il reste de grands espaces vierges sur cette carte. Les civiÂliÂsés vouÂdraient les remÂplir ; nous ne le souÂhaiÂtons pas. Mais nous ne résisÂtons pas à les exploÂrer, en naviÂgant, au gré des rumeurs et des étoiles. Nous ne savons pas exacÂteÂment ce que nous trouÂveÂrons. Cela nous rend quelque peu nerÂveux. Mais nous ne ferons pas demi-tour. Nous penÂsons que quelque chose d’immense attend là , dehors, d’être trouÂvé.
L’Incivilisation, comme la civiÂliÂsaÂtion, n’est pas quelque chose que l’on peut créer seul. L’ascension de la monÂtagne sombre ne peut être un exerÂcice soliÂtaire. Nous avons besoin de porÂteurs, de sherÂpas, de guides, de comÂpaÂgnons d’aventure. Nous devons nous encorÂder ensemble, pour plus de sécuÂriÂté. Pour le moment, notre strucÂture est amorphe et nébuÂleuse. Elle se rafÂferÂmiÂra au cours de la marche. Comme les meilleurs écrits, nous devons être façonÂnés par le sol sous nos pieds, et ce que nous devienÂdrons sera forÂmé, au moins en parÂtie, de ce que nous découÂvriÂrons en cheÂmin.
Si cela vous intéÂresse de marÂcher avec nous, au moins un bout de cheÂmin, nous aimeÂrions avoir de vos nouÂvelles. Nous sommes perÂsuaÂdés qu’il y en a d’autres, dehors, qui appréÂcieÂraient de parÂtiÂciÂper à cette expéÂdiÂtion.
Venez. JoiÂgnez-vous à nous. Nous parÂtons à l’aube.
Les huit principes de l’Incivilisation
« Nous devons inhuÂmaÂniÂser un peu nos persÂpecÂtives, et deveÂnir confiants
Comme le rocher et l’océan qui nous ont engenÂdrés. »
- Nous vivons une époque de désaÂgréÂgaÂtion sociale, écoÂnoÂmique et écoÂloÂgique. Tout autour de nous sont des signes de ce que notre mode de vie, dans son intéÂgraÂliÂté, comÂmence déjà à deveÂnir obsoÂlète. Nous affronÂteÂrons cette réaÂliÂté honÂnêÂteÂment et apprenÂdrons à vivre avec.
- Nous rejeÂtons la foi qui vouÂdrait que les crises converÂgentes de notre temps puissent être réduites à une série de « proÂblèmes » appeÂlant des « soluÂtions » techÂnoÂloÂgiques ou poliÂtiques.
- Nous penÂsons que les racines de ces crises plongent dans les hisÂtoires que nous nous raconÂtons. Nous compÂtons défier ces hisÂtoires qui souÂtiennent notre civiÂliÂsaÂtion : le mythe du proÂgrès, le mythe de la cenÂtraÂliÂté humaine, et le mythe de notre sépaÂraÂtion de la « nature ». Ces mythes sont d’autant plus danÂgeÂreux que nous avons oublié qu’ils en étaient.
- Nous réafÂfirÂmeÂrons le rôle du récit en tant que force dépasÂsant larÂgeÂment le seul diverÂtisÂseÂment. C’est au traÂvers des hisÂtoires que nous tisÂsons la réaÂliÂté.
- Les humains ne sont ni le centre ni la raiÂson d’être de la plaÂnète. Notre art comÂmenÂceÂra par tenÂter de sorÂtir du dôme de la civiÂliÂsaÂtion. Avec une grande attenÂtion, nous nous réinÂvesÂtiÂrons avec le monde non humain.
- Nous célèÂbreÂrons l’écriture et l’art ancrés dans un sens du lieu et du temps. Notre litÂtéÂraÂture est depuis trop longÂtemps domiÂnée par ceux qui habitent les citaÂdelles cosÂmoÂpoÂlites.
- Nous ne nous perÂdrons pas dans l’élaboration de théoÂries ou d’idéologies. Nos mots seront éléÂmenÂtaires. Nous écriÂrons d’ailleurs avec la terre qu’il y aura sous nos ongles.
- La fin du monde tel que nous le connaisÂsons n’est pas la fin du monde. Ensemble, nous trouÂveÂrons l’espoir au-delà de l’espoir, les cheÂmins qui mènent au monde inconÂnu que l’on a devant nous.
Notes :
- Une affirÂmaÂtion cerÂtaiÂneÂment disÂcuÂtable, qui me semble même simÂpleÂment fausse. Selon toute proÂbaÂbiÂliÂté, la sanÂté phyÂsique des civiÂliÂsés, sédenÂtaires, nourÂris à l’alimentation indusÂtrielle, surÂméÂdiÂcaÂliÂsés, phyÂsiÂqueÂment inacÂtifs, etc., est vraiÂsemÂblaÂbleÂment moins bonne que celle des généÂraÂtions préÂcéÂdentes. Seule l’espérance de vie a augÂmenÂté, mais il s’agit d’un indiÂcaÂteur quanÂtiÂtaÂtif et non quaÂliÂtaÂtif. AinÂsi que Sénèque le remarÂquait déjà en son temps : « Pas un ne se demande s’il vit bien, mais s’il aura longÂtemps à vivre. CepenÂdant tout le monde est maître de bien vivre ; nul, de vivre longÂtemps. » C’est pourÂquoi : « L’essentiel est une bonne et non une longue vie. » Voir : https://partage-le.com/2017/09/une-breve-contre-histoire-du-progres-et-de-ses-effets-sur-la-sante-de-letre-humain/, NdT. ↑
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Afficher les commentaires Hide commentsMerÂci pour la, très belle, traÂducÂtion. Quel traÂvail !
BonÂjour et merÂci NicoÂlas C pour ce traÂvail de traÂducÂtion qui non seuleÂment m’insÂpire à réflexion et m’a perÂmis de découÂvrir RobiÂson JefÂfers a traÂvers sont unique Å“uvre publier en franÂçais « Le dieu sauÂvage du monde ». J’ai découÂvert votre site depuis peu et j’aÂvoue avoir un cerÂtain plaiÂsir a vous lire. Cette criÂtique radiÂcal de l’éÂcoÂloÂgie bien trop absente dans les médias y comÂpris ceux qui se préÂtendent alterÂnaÂtif, me semble aujourd’hui plus que jamais d’acÂtuaÂliÂté et nécesÂsaire. Je parÂtage a traÂvers vos publiÂcaÂtions un bon nombre de réflexions qui me servent de bousÂsole pour avanÂcer dans le chaos de cette sociéÂtés en voie d’effondrement.
Ce maniÂfeste est très intéÂresÂsant.
CepenÂdant je viens d’alÂler sur le site du proÂjet Dark MounÂtain, et quelle décepÂtion de voir que pour un mouÂveÂment qui se veut ausÂsi en marge, il faille payer pour lire les Å“uvres… Non pas que 3£ soient excesÂsifs, dans le prinÂcipe même je trouve cela moyenÂneÂment intègre à toute la penÂsée du mouÂveÂment.
MerÂci pour expriÂmer si bien de si belles idées