J’ai récemment proposé une tribune à Reporterre. Elle ne leur a pas plu. Je la publie donc ici avec, en complément, un passage rapidement traduit du dernier livre de Theodore Kaczynski, Anti-Tech Revolution, Why and How ? [Révolution anti-tech, pourquoi et comment ?], qui rejoint l’objet de ma tribune.
L’écologisme grand public et ses promesses absurdes :
« Économie bleue » (Gunter Pauli), « écolonomie » (Emmanuel Druon), « économie circulaire », « économie verte », « économie contributive » (Bernard Stiegler), « économie du partage », « économie sociale et solidaire », « économie collaborative et du pair à pair », « économie symbiotique » (Isabelle Delannoy), « économie régénérative » (Capital Institute), « économie permacirculaire et biosourcée » (Delphine Batho et Dominique Bourg), « économie restauratrice » (Paul Hawken), « Green New Deal », etc., les nouveaux concepts censés nous permettre de résoudre les problèmes socioécologiques actuels se multiplient aussi vite que l’on remplit les océans de plastique et l’atmosphère de gaz à effet de serre.
Tous ont en commun de n’impliquer de sortir ni du capitalisme (dont ils proposent diverses déclinaisons, qui un « capitalisme humain », qui un « capitalisme naturel » et qui un « capitalisme propre »), ni de l’industrialisme (idem) ; de constituer différentes variantes de la mystification passée de mode du « développement durable », qu’il convient donc d’actualiser pour continuer à donner le change. Ainsi tous sont-ils autant de chimères indésirables.
Car il ne peut exister de version écologique et démocratique de la civilisation industrielle. À l’instar du capitalisme, l’industrialisme ne sera jamais ni soutenable ni démocratique. Les exemples choisis par Isabelle Delannoy des économies de matériaux de Michelin et de Rank Xerox, ainsi que le modèle de « l’écosystème industriel » de Kalundborg au Danemark (une raffinerie de pétrole, une centrale au charbon, et d’autres industries formidablement écolos) ; les soi-disant « éco-quartiers », des immeubles à peine moins nuisibles que les autres, mais en matériaux biosourcés, ce qui participe à la surexploitation des ressources renouvelables au lieu — ou plutôt, en plus — des non renouvelables, où vivent des gens ayant peu ou prou le même mode de vie que tous les autres habitants des sociétés industrielles ; les industries des énergies dites « vertes » ou « renouvelables », qui impliquent toutes leur lot de dommages écologiques, dont la production s’ajoute à — plus qu’elle ne supplante — celle des autres industries énergétiques, et alimente les mêmes fins anti-écologiques (faire fonctionner des usines, alimenter smartphones, ordinateurs, data centers, voitures, réfrigérateurs, téléviseurs, etc.) ; le bio, qui ne garantit ni la soutenabilité (voir la vidéo ci-après) ni la justice sociale ; l’efficacité énergétique qui ne résout rien, au contraire ; tout cela ne nous rapproche ni de la véritable soutenabilité, ni de la démocratie. Malgré leurs vaines espérances en une généralisation du concept trompeur de « gouvernance horizontale », tout cela repose sur les mêmes organisations sociales antidémocratiques, le même esclavage salarial, la même servitude moderne qui existent actuellement. D’aucuns affirmeront peut-être qu’il s’agit néanmoins d’un moindre mal, se fourvoyant même au point d’y voir du bien. En effet « ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal », ainsi que le remarquait Hannah Arendt.
Au passage, on notera que le livre L’économie symbiotique d’Isabelle Delannoy est préfacé par Dominique Bourg qui est également l’auteur de la postface du manifeste de Delphine Batho en faveur d’une « écologie intégrale », non sans raison puisque ces deux livres suggèrent grosso modo la même chose — ainsi Dominique Bourg illustre-t-il le principe de l’économie circulaire en recyclant sa rhétorique d’un livre à l’autre. L’exercice que propose Franck Lepage avec la langue de bois gouvernementale pourrait d’ailleurs être facilement reproduit avec la langue de bois (certifié « durable ») de l’écologie grand public. Il suffit pour cela de préparer des bouts de papier où l’on noterait quelques expressions comme : « changer de modèle », « efficience énergétique », « services écosystémiques », « smart grids », « durable », ainsi que les concepts cités au début de ce texte.
En outre, si ceux-là sont promus dans les médias grand public, c’est évidemment parce qu’ils ne menacent en rien la société industrielle capitaliste, au contraire, ils permettent d’éviter la formation d’une contestation plus radicale. En donnant à croire qu’elle pourrait techniquement devenir « verte » et démocratique — ou, selon les mots de Cyril Dion qu’il serait possible « de conserver le meilleur de ce que la civilisation nous a permis de développer (la chirurgie, la recherche scientifique, la mobilité, la capacité de communiquer avec l’ensemble de la planète, une certaine sécurité) et de préserver au mieux [sic] le monde naturel » — ils la protègent. Ils rassurent ceux qui y sont attachés, dont la plus grande peur est l’effondrement de la civilisation industrielle, la perte des commodités technologiques qu’ils associent à une existence digne de ce nom.
Ainsi le discours écologiste dominant est-il éminemment anthropocentré, et même sociocentré : il ne se préoccupe pas tant de préserver l’humanité que la civilisation, les peuples indigènes continuant d’être anéantis sur toute la planète sans que cela ne dérange particulièrement nos écolonomistes. En quoi il reproduit parfaitement le narcissisme (voire le solipsisme) qui caractérise la civilisation depuis plusieurs millénaires, et qui constitue un des principaux facteurs culturels à l’origine de sa destructivité.
Tout indique que la situation socioécologique va continuer à empirer au cours des prochaines décennies (la surface urbanisée du monde devrait tripler, la production de déchets être démultipliée, les gaz à effet de serre continuer de s’accumuler dans l’atmosphère, les inégalités socioéconomiques continuer de croître, et la déforestation et tous les fléaux environnementaux s’intensifier), d’où l’urgence de rejeter les balivernes de l’écologisme dominant. La démocratie est incompatible avec une société de masse et avec l’industrialisme. La gigantesque machine planétaire que constitue la civilisation industrielle ne sera jamais verte/soutenable/etc. Ceux d’entre nous qui souhaitent mettre un terme à la destruction du monde et vivre au sein de communautés humaines véritablement démocratiques ne devraient pas se faire d’illusion : ainsi que l’explique l’organisation Deep Green Resistance, cela passe par un combat contre la civilisation industrielle.
Nicolas Casaux
Le passage du livre de Kaczynski :
Aujourd’hui encore, des personnes dont on aurait espéré mieux continuent d’ignorer le fait que le développement des sociétés [complexes] ne peut jamais être contrôlé rationnellement. Ainsi voyons nous souvent des technophiles déclarer des choses aussi absurdes que : « L’humanité est en charge de son propre destin » ; « [nous allons] prendre en charge notre évolution » ; ou « les gens [vont] parvenir à contrôler les processus évolutionnaires ». Les technophiles veulent « guider la recherche afin que la technologie améliore la société », ils ont créé une « université de la Singularité » et un « institut de la Singularité », censés « déterminer les avancées et aider la société à gérer les ramifications » du progrès technologique, et « garantir […] que l’intelligence artificielle […] demeure amicale » envers les humains.
Bien évidemment, les technophiles ne parviendront pas à « déterminer les avancées » du progrès technique, ni à s’assurer qu’elles « améliorent la société » et soient amicales envers les humains. Sur le long terme, les avancées technologiques seront « déterminées » par les luttes de pouvoir intestines entre les différents groupes qui développeront et utiliseront la technologie à seule fin d’obtenir plus de pouvoir. […]
Il est peu probable que la majorité des technophiles croient pleinement en ces âneries de « déterminer les avancées » de la technologie pour « améliorer la société ». En pratique, l’université de la Singularité sert surtout à promouvoir les intérêts de ceux qui investissent dans la technologie, tandis que les fantasmes concernant « l’amélioration de la société » servent à désamorcer la résistance du public vis-à-vis des innovations technologiques extrêmes. Une telle propagande n’est efficace que parce que le profane est assez naïf pour croire en toutes ces fantaisies.
Quelles que soient les raisons derrière l’ambition des technophiles souhaitant « améliorer la société », certains d’entre eux semblent proposer des choses véritablement sincères. Pour des exemples récents, il faut lire les livres de Jérémy Rifkin (2011) et de Bill Ivey (2012). D’autres exemples semblent plus élaborés que les propositions de Rifkin et Ivey mais sont tout aussi impossibles à mettre en pratique. Dans un livre publié en 2011, Nicolas Ashford et Ralph P. Hall « offrent une approche unifiée et transdisciplinaire de la manière dont on pourrait parvenir à un mode de développement durable dans les nations industrialisées. […] Les auteurs promeuvent la conception de solutions multifonctionnelles au défi de la soutenabilité, intégrant l’économie, l’emploi, la technologie, l’environnement, le développement industriel, les règles juridiques nationales et internationales, le commerce, la finance, et la santé et la sécurité publique et des travailleurs. » Ashford et Hall ne proposent pas cela comme une abstraction type République de Platon ou Utopie de Thomas Moore ; ils croient véritablement proposer un programme pratique.
Pour prendre un autre exemple, Naomi Klein (2011) propose une « planification » massive, élaborée, mondiale, censée permettre de juguler le réchauffement climatique, régler nombre des autres problèmes environnementaux, nous apporter une « véritable démocratie », « dompter le monde de l’entreprise », résoudre le problème du chômage, minimiser le gaspillage des pays riches tout en aidant les pays pauvres à continuer leur croissance économique, nourrir « l’interdépendance plutôt que l’hyper-individualisme, la réciprocité plutôt que la dominance et la coopération plutôt que la hiérarchie », « tisser toutes ces luttes dans un récit cohérent concernant la manière de protéger la vie sur terre » et, dans l’ensemble, promouvoir un agenda « progressiste » afin de créer « un monde sain et juste ».
L’on est tenté de se demander si tout cela ne constitue pas une sorte de blague sophistiquée ; mais non, à l’instar d’Ashford, de Hall, Klein est très sérieuse. Comment peuvent-ils croire un instant que les scénarios qu’ils imaginent pourront se concrétiser dans le monde réel ? Sont-ils totalement dénués de tout sens pratique concernant les affaires humaines ? Peut-être. Mais une explication plus réaliste nous est offerte par Naomi Klein elle-même : « Il est toujours plus confortable de nier la réalité que de voir votre vision du monde s’effondrer […] ». La vision du monde de la plupart des membres de la classe moyenne supérieure, qui comprend la plupart des intellectuels, est profondément dépendante de l’existence d’une société complexe et étendue, minutieusement organisée, culturellement « avancée », caractérisée par un haut degré d’ordre social. Pour de tels individus, il serait extrêmement difficile, psychologiquement, de reconnaître que la seule chose pouvant nous permettre d’éviter le désastre qui se profile serait un effondrement total de la société organisée, une plongée dans le chaos. Ainsi se raccrochent-ils à n’importe quel programme, aussi fantaisiste soit-il, qui leur promet de préserver la société dont dépendent leurs vies et leur vision du monde ; et l’on suspecte qu’à leurs yeux, leur vision du monde soit plus importante que leurs propres vies.
— Theodore Kaczynski, Anti-Tech Revolution, Why and How (2015)
« Dominique Bourg illustre le principe de l’économie circulaire en recyclant sa rhétorique d’un livre à l’autre »
Et dans le dernier livre de Servigne & Co également, où il n’hésite pas à écrire « La fête industrielle sera bientôt terminée. » C’est sûr que de tels néo-technocrates préfèrent penser la fin du monde que la fin du capitalisme industriel…
Message perso à Nico Casaux :
J’ai rédigé une brochure « Réappropriation de la subsistance contre Progrès de la valorisation » que je t’envoie volontiers en vrai papier de bois d’arbre pour peu que tu me communique une adresse postale…
Pour recevoir la brochure : « Réappropriation de la subsistance contre Progrès de la civilisation »=Thierry Sallantin, 12 rue du Trou Samson, 95150 Taverny (à deux pas de la forêt de Montmorency, avec dans le musée Jean-Jacques Rousseau de Montmorency, toutes les archives des anarchistes naturiens des années 1890 dont une réédition existe en librairie, en très grand format : 45 cm X 31 cm, éditions du Sandre 2018, 25 euros, titre : « Le Naturien »,avec préface de Tanguy L’Aminot : « L’écologie en 1898 »)
Eh !! oui ? la décadence du monde occidental et bien là…