La pire erreur de l’histoire de la gauche (par Nicolas Casaux)

LA PIRE ERREUR DE L’HISTOIRE DE LA GAUCHE

Les dégâts du machinisme et de l’industrialisme, premiers constats

Les décla­ra­tions des huit accu­sés du mas­sacre de Hay­mar­ket Square du 4 mai 1886, à Chi­ca­go, sont inté­res­santes à bien des égards. Outre celles por­tant sur l’i­ni­qui­té du capi­ta­lisme, le carac­tère oppres­sif des gou­ver­ne­ments, de l’É­tat, on y retrouve des remarques témoi­gnant d’une croyance tou­jours lar­ge­ment domi­nante, à gauche, aujourd’­hui. Exemple, avec August Spies :

« Vous vou­lez “éra­di­quer les conspi­ra­teurs” — les “agi­ta­teurs” ? Ah, éli­mi­nez donc tous les sei­gneurs d’u­sine qui se sont enri­chis grâce au tra­vail non rému­né­ré de leurs employés. Éli­mi­nez tous les pro­prié­taires qui ont amas­sé des for­tunes grâce au loyer des ouvriers et des agri­cul­teurs sur­char­gés. Éli­mi­nez toute machine qui révo­lu­tionne l’in­dus­trie et l’a­gri­cul­ture, qui inten­si­fie la pro­duc­tion, ruine le pro­duc­teur, aug­mente la richesse natio­nale, alors que le créa­teur de toutes ces choses se tient au milieu d’elles, affa­mé ! Éli­mi­nez les che­mins de fer, le télé­graphe, le télé­phone, la vapeur et vous-mêmes, car toutes ces choses res­pirent l’es­prit révolutionnaire.

Vous, mes­sieurs, vous êtes les révo­lu­tion­naires ! Vous vous rebel­lez contre les effets des condi­tions sociales qui vous ont jetés, par la main de la For­tune, dans un magni­fique para­dis. Sans vous en enqué­rir, vous ima­gi­nez que per­sonne d’autre n’a de droit en ce lieu. Vous insis­tez sur le fait que vous êtes les élus, les seuls pro­prié­taires. Les forces qui vous ont jetés dans le para­dis, les forces indus­trielles, sont tou­jours à l’œuvre. Elles sont de plus en plus actives et intenses de jour en jour. Leur ten­dance est d’é­le­ver toute l’hu­ma­ni­té au même niveau, de faire en sorte que toute l’hu­ma­ni­té par­tage le para­dis que vous mono­po­li­sez maintenant.

[…] Par­tout, c’est la moque­rie, la ser­vi­li­té, le men­songe et la fraude. Et les ouvriers ! Là, on feint de s’angoisser en ce qui concerne leur indi­vi­dua­li­té ; de l’in­di­vi­dua­li­té d’une classe réduite au rang de machines — uti­li­sées chaque jour pen­dant dix ou douze heures comme appen­dices des machines sans vie ! Vous vous inquié­tez de leur individualité ! […] 

Le socia­lisme nous enseigne que les machines, les moyens de trans­port et de com­mu­ni­ca­tion sont le résul­tat des efforts com­bi­nés de la socié­té, pas­sés et pré­sents, et qu’ils sont donc à juste titre la pro­prié­té indi­vi­sible de la socié­té, au même titre que le sol et les mines et tous les dons natu­rels devraient l’être. »

À l’é­poque, et depuis quelques décen­nies déjà, les machines et l’in­dus­tria­li­sa­tion ravagent aus­si bien les socié­tés humaines que la nature. Les socia­listes aus­si bien que les anar­chistes le remarquent et le dénoncent, qui déplorent la des­truc­tion de l’ar­ti­sa­nat, de nom­breux métiers, le rem­pla­ce­ment des humains par des machines et le chô­mage que cela génère, la réduc­tion des humains eux-mêmes, employés dans l’in­dus­trie à tra­vailler sur ou avec des machines, au rang de machines, la misère dans laquelle cela plonge toute une par­tie des tra­vailleurs, l’en­ri­chis­se­ment d’une classe de pos­sé­dants sur le dos de tous les autres, etc. Autant de pro­blèmes qui n’ont pas dis­pa­ru, loin s’en faut.

Mais la majo­ri­té des anar­chistes et des socia­listes de l’é­poque, envieux de l’o­pu­lence des riches capi­ta­listes, du genre de monde dans lequel ils vivent, conquis par la notion de « pro­grès tech­nique » et le dis­cours idéo­lo­gique qui l’accompagne, croient aus­si que ces machines, ces indus­tries, pour­raient, à condi­tion qu’elles deviennent pro­prié­té col­lec­tive de tous, d’ins­tru­ments d’op­pres­sion et de des­truc­tion, deve­nir ins­tru­ments d’é­man­ci­pa­tion et de créa­tion. À ins­tar des capi­ta­listes, ils s’é­mer­veillent devant la magie de la fée élec­tri­ci­té, du moteur à vapeur, etc.

La majo­ri­té, parce que, tout au long du pro­ces­sus d’industrialisation des socié­tés humaines, divers mou­ve­ments ouvriers, dont le mou­ve­ment lud­dite (né au début du XIXe siècle), vont s’y oppo­ser, pour des rai­sons certes diverses, mais avec, tou­te­fois, quelques déno­mi­na­teurs com­muns. Des lud­dites, cepen­dant, on ne sait pas grand-chose. En rai­son, notam­ment, de la répres­sion ter­rible dont ils fai­saient l’objet, ils n’ont pas lais­sé beau­coup de décla­ra­tions écrites, de tes­ta­ments phi­lo­so­phiques — ou peut-être n’en avons-nous sim­ple­ment pas retrou­vé beau­coup. En France, les anar­chistes natu­riens, par­ti­sans du natu­ria­nisme, fin XIX et début XXe siècle, très mino­ri­taires, pro­clament ver­te­ment leur détes­ta­tion des machines, de l’in­dus­tria­lisme, du soi-disant Pro­grès. Si on peut leur repro­cher une idéa­li­sa­tion exces­sive de la pré­his­toire de l’humanité et des cultures et socié­tés autoch­tones non-indus­trielles, on trouve cepen­dant, chez eux, de très justes com­pré­hen­sions et appré­hen­sions des maux, des nui­sances indis­so­ciables du « Pro­grès tech­nique », de l’industrialisme, du machi­nisme, et mêmes indis­so­ciables du déve­lop­pe­ment de ce que l’on appelle la civi­li­sa­tion. Les machines et l’industrie, affirment-ils, ne peuvent ser­vir et ne ser­vi­ront qu’à exploi­ter et oppri­mer tou­jours plus inten­sé­ment les êtres humains, comme elles ne peuvent ser­vir et ne ser­vi­ront qu’à détruire tou­jours plus la nature, favo­ri­sant l’hubris, la volon­té de puis­sance, de domi­na­tion, au détri­ment de la mesure et du res­pect. Elles sont inutiles et même contraires à une vie bonne.


Un petit livre pour en savoir plus sur les naturiens.

Dans le pre­mier numé­ro du Natu­rien, prin­ci­pal jour­nal d’époque du natu­ria­nisme, en date du 1er mars 1898, Émile Gra­velle, une des prin­ci­pales figures du natu­ria­nisme avec Hen­ri Zis­ly, fus­tige la catas­trophe bio­lo­gique que consti­tue l’agriculture : « C’est le désastre qui s’est pré­ci­sé­ment pro­duit dès que la char­rue éven­tra le réseau de racines pro­tec­teur en met­tant à nu la terre, dont la matière friable délayée plu­sieurs fois par an par les ondées, la fonte des neiges, se liqué­fie et, comme tous les ter­rains sont en pente s’écoule au ruis­seau, à la rivière et au fleuve qui la jette à la mer » ; regrette « l’abondance des pro­duits végé­taux et ani­maux, aux époques où nombre de mon­tagnes et col­lines n’avaient été sté­ri­li­sées par le déboi­se­ment, où le ter­ri­toire n’était occu­pé par les cités et l’immense réseau des voies fer­rées et des routes natio­nales et autres » ; et dénonce « la civi­li­sa­tion, son arti­fi­ciel et ses effets cor­rup­teurs, […] sa hié­rar­chie, ses inté­rêts, ses divi­sions, ses luttes, ses labeurs impo­sés et ses industries ».

Dans ce même numé­ro, Alfred Mar­né dénonce les « riches civi­li­sés, […] leur « Pro­grès », […] leur atmo­sphère » qui « n’est plus que d’acide car­bo­nique » — inquié­tude pré­coce vis-à-vis des effets des émis­sions de car­bone de la civilisation :

« Tan­dis que leur “Pro­grès” com­porte la loco­mo­tive, la bicy­clette, l’automobile, on ne marche plus ; le télé­graphe, le télé­phone, le pneu­ma­tique, plus besoin de se voir ; à leurs ali­ments, ils ajoutent du fer, de la chaux, du plâtre, de l’arsenic, du soufre ; leur atmo­sphère n’est plus que d’acide car­bo­nique char­gé des éma­na­tions de toutes les mai­sons-labo­ra­toires que sont leurs demeures, et elle est satu­rée des atomes de toutes leurs déjec­tions pulvérisées.

Et, par la ver­tu de leur chi­mie et de leur méca­nique, s’ils deviennent scro­fu­leux, ané­miques, épi­lep­tiques, phti­siques, syphi­li­tiques, can­cé­reux, nécro­sés, rachi­tiques, para­ly­tiques, culs-de-jatte, ban­croches, man­chots, aveugles et sourds, mais peu leur importe, ils se déclarent en “Pro­grès”.

Beau­coup ne voient pas la pos­si­bi­li­té de faire l’ensaisinement de la terre ; cepen­dant aucun des vau­tours ter­riens ne pos­sède un contrat de pos­ses­sion du sol signé par la nature, et dans ce cas il faut bien croire que la pro­prié­té indi­vi­duelle n’est pas indé­fec­tible, et vu dans quelle putré­fac­tion se trouve la socié­té actuelle, une trans­for­ma­tion est inévi­table, néces­saire ; quand les peuples auront bri­sé leurs chaînes, que toute la plou­to­cra­tie aura dis­pa­ru, oh alors, popu­lace, pro­lé­taires, plé­béiens, ceux de la glèbe, vaga­bonds ou parias, quand vous sor­ti­rez de vos basses-fosses, de vos géhennes, de vos tom­beaux, aban­don­nez les villes aux chauves-sou­ris et aux lézards, les machines à la rouille, les mines à l’éboulement.

Lais­sez l’herbe enva­hir les routes, les lignes de che­mins de fer, les rues, les bou­le­vards, et la vie repa­raî­tra de toute part, les col­lines rever­di­ront, les monts seront reboi­sés, la terre refleu­rie, et à l’ombre des grands arbres, hommes et femmes, vieillards et enfants, nous irons dan­ser en rond. »

Tou­jours dans le même numé­ro, Hen­ri Beau­lieu se moque du votard, de l’électeur : « tel le loca­taire, qui renou­velle son bail pour trois, six ou neuf ans, notre sin­cère imbé­cile renou­vel­le­ra pour cinq ans son escla­vage et sa misère ».

Dans le numé­ro 2, en date du 1er avril 1898, Hono­ré Bigot entre­prend « de tra­cer […] le tableau des résul­tats qu’a pro­duits la civi­li­sa­tion en astrei­gnant l’homme au tra­vail for­cé, et l’exposé suc­ces­sif des faits déter­mi­nés par les consé­quences des orga­ni­sa­tions hié­rar­chiques anté­rieures qui ont enfan­té les gou­ver­ne­ments sous les­quels les peuples courbent conti­nuel­le­ment l’échine, et sont de par ces orga­ni­sa­tions auto­ri­taires obli­gés de pei­ner et souf­frir, afin que trônes et autels conti­nuent à exer­cer leur supré­ma­tie usurpée […]. »

Dans leurs cri­tiques du machi­nisme, de l’industrialisme, les natu­riens s’ins­pirent de — et rejoignent — divers peuples ou per­sonnes indi­gènes, d’A­mé­rique et d’ailleurs. Et outre les natu­riens, diverses per­son­na­li­tés comme William Blake, William Mor­ris ou Hen­ry David Tho­reau par­ti­cipent aus­si, à leur manière, à ques­tion­ner le soi-disant « Pro­grès technique ».

Socialisme, communisme, anarchisme et Progrès (technique)

Mais ces cou­rants ou indi­vi­dus anti-indus­triels, anti-machi­nisme, ouvriers, anar­chistes ou socia­listes, res­te­ront tou­jours mino­ri­taires. Et la gauche res­te­ra donc asso­ciée, comme la droite, et plus encore que la droite, à l’in­dus­tria­lisme, à l’urbanisation, au machi­nisme et à l’idée de Pro­grès (notam­ment tech­no­lo­gique). Ce que George Orwell déplo­re­ra, par exemple, dans le cha­pitre XII de son livre Le Quai de Wigan :

« La pre­mière chose à signa­ler, c’est que le concept de socia­lisme est aujourd’hui qua­si­ment indis­so­ciable du concept de machi­nisme. Le socia­lisme est, fon­da­men­ta­le­ment, un cre­do urbain. […] 

Le machi­nisme appelle le socia­lisme, mais le socia­lisme en tant que sys­tème mon­dial implique le machi­nisme, puisqu’il sous-entend cer­taines exi­gences incom­pa­tibles avec le mode de vie pri­mi­tif. Il exige, par exemple, une inter­com­mu­ni­ca­tion constante et un échange per­pé­tuel de mar­chan­dises entre les dif­fé­rents points du globe. Il exige un cer­tain degré de cen­tra­li­sa­tion. Il exige un niveau de vie sen­si­ble­ment égal pour tous les êtres humains et, sans doute, une cer­taine uni­for­mi­té dans l’éducation. Nous pou­vons en conclure qu’une Terre où le socia­lisme serait deve­nu une réa­li­té devrait être au moins aus­si méca­ni­sée que les États-Unis d’aujourd’hui, et vrai­sem­bla­ble­ment beau­coup plus. En tout cas, aucun socia­liste n’oserait s’inscrire en faux contre cette affir­ma­tion. Le monde socia­liste est tou­jours pré­sen­té comme un monde tota­le­ment méca­ni­sé, stric­te­ment orga­ni­sé, aus­si étroi­te­ment tri­bu­taire de la machine que les civi­li­sa­tions antiques pou­vaient l’être des esclaves. […] 

Les indi­vi­dus les mieux dis­po­sés à l’égard du socia­lisme sont en même temps ceux qui se pâment d’enthousiasme devant le pro­grès méca­nique en tant que tel. Et cela est si vrai que la plu­part des socia­listes sont inca­pables d’admettre qu’on puisse avoir une opi­nion contraire. En règle géné­rale, l’argument le plus fort qu’ils trouvent à vous oppo­ser consiste à dire que la méca­ni­sa­tion du monde actuel n’est rien com­pa­rée à ce que l’on ver­ra quand le socia­lisme aura triom­phé. Là où il y a aujourd’hui un avion, il y en aura alors cin­quante ! Toutes les tâches aujourd’hui effec­tuées manuel­le­ment seront alors exé­cu­tées par la machine. Tout ce que l’on fabrique aujourd’hui avec du cuir, du bois ou de la pierre sera fait de caou­tchouc, de verre ou d’acier. Il n’y aura plus de désordre, plus de gas­pillage, plus de déserts, plus d’animaux sau­vages, plus de mau­vaise herbe, on aura oublié la mala­die, la pau­vre­té, la souf­france, etc. Le monde socia­liste s’annonce avant tout comme un monde ordon­né, un monde fonctionnel. »

Ce qui n’est pas pour plaire à Orwell, qui estime que son époque, « l’époque de la méca­ni­sa­tion triom­phante, […] per­met d’éprouver réel­le­ment la pente natu­relle de la machine, qui consiste à rendre impos­sible toute vie humaine authentique ».

Ain­si

« le mal­heur, c’est qu’aujourd’hui les mots de “pro­grès” et de “socia­lisme” sont liés de manière indis­so­luble dans l’esprit de la plu­part des gens. On peut tenir pour cer­tain que l’adversaire réso­lu du machi­nisme est aus­si un adver­saire réso­lu du socia­lisme. Le socia­liste n’a à la bouche que les mots de méca­ni­sa­tion, ratio­na­li­sa­tion, moder­ni­sa­tion — ou du moins croit de son devoir de s’en faire le fervent apôtre. »

Orwell remarque éga­le­ment que :

« Le pro­ces­sus de la méca­ni­sa­tion est lui-même deve­nu une machine, un mons­trueux véhi­cule nicke­lé qui nous emporte à toute allure vers une des­ti­na­tion encore mal connue, mais selon toute pro­ba­bi­li­té vers un monde capi­ton­né à la Wells, vers le monde du cer­veau dans le bocal. »

En 1941, dans un texte inti­tu­lé The Para­dox of Anar­chism (Le para­doxe de l’a­nar­chisme), le poète Her­bert Read écrit :

« L’a­nar­chisme implique une décen­tra­li­sa­tion uni­ver­selle de l’au­to­ri­té et une sim­pli­fi­ca­tion uni­ver­selle de la vie. Des enti­tés inhu­maines comme la ville moderne dis­pa­rai­tront. Mais l’a­nar­chisme n’im­plique pas néces­sai­re­ment un retour à l’ar­ti­sa­nat et aux toi­lettes en plein air. Il n’existe aucune contra­dic­tion entre l’a­nar­chisme et l’éner­gie élec­trique, l’a­nar­chisme et les trans­ports aériens, l’a­nar­chisme et la divi­sion du tra­vail, l’a­nar­chisme et l’ef­fi­ca­ci­té industrielle. »

Ce à quoi Orwell répond, fin 1945, dans une recen­sion du texte de Read :

« La vague géné­ra­li­té de cette der­nière phrase laisse sans réponse la ques­tion cru­ciale : com­ment conci­lier liber­té et orga­ni­sa­tion ? L’a­nar­chisme sup­pose, selon toute vrai­sem­blance, un faible niveau de vie. Il n’im­plique pas néces­sai­re­ment la famine et l’in­con­fort, mais il est incom­pa­tible avec l’exis­tence vouée à l’air condi­tion­né, aux chromes et à l’ac­cu­mu­la­tion de gad­gets que l’on consi­dère aujourd’­hui comme dési­rable et civi­li­sée. La suite d’o­pé­ra­tions qu’im­plique, par exemple, la fabri­ca­tion d’un avion est si com­plexe qu’elle sup­pose néces­sai­re­ment une socié­té pla­ni­fiée et cen­tra­li­sée, avec tout l’ap­pa­reil répres­sif qui l’ac­com­pagne. À moins d’un sou­dain chan­ge­ment dans la nature humaine, on ne voit pas ce qui per­met­trait de conci­lier la liber­té et l’efficacité. »

Orwell rejoint ain­si Aldous Hux­ley, qui dénon­çait aus­si féro­ce­ment le mythe du Pro­grès, notam­ment tech­no­lo­gique, et le poten­tiel hau­te­ment nui­sible, des­truc­teur, voire sui­ci­daire, de la course au machi­nisme, à l’in­dus­tria­lisme. Dans son roman Contre­point (en date de 1926, titre anglais Point Coun­ter Point) par exemple, à tra­vers le per­son­nage de Ram­pion, il affirme :

« Les bol­che­viks et les fas­cistes, les radi­caux et les conser­va­teurs, les com­mu­nistes et les Anglais Libres, quel est donc l’enjeu de leur bataille ? Je m’en vais vous le dire. Ils se battent pour déci­der si nous irons dans l’abîme par le train express des com­mu­nistes ou par l’auto de course des capi­ta­listes, par l’omnibus indi­vi­dua­liste ou par le tram­way col­lec­ti­viste rou­lant sur les rails de l’étatisme. La des­ti­na­tion est la même dans tous les cas. Tous, tant qu’ils sont, s’en vont droit à l’abîme, ils se pré­ci­pitent tous dans la même impasse psy­cho­lo­gique et dans le cham­bar­de­ment social qui résulte du cham­bar­de­ment psy­cho­lo­gique. Le seul point sur lequel ils dif­fèrent est celui-ci : Com­ment y arri­ve­rons-nous ? Il est tout bon­ne­ment impos­sible à un homme de bon sens de s’intéresser à de sem­blables dis­putes. Pour l’homme de bon sens, la chose impor­tante, c’est l’abîme, ce n’est pas le moyen de trans­port qui doit être employé pour y arri­ver. La ques­tion qui se pose pour l’homme de bon sens, c’est de savoir si, oui ou non, nous vou­lons aller à l’abîme. Et sa réponse c’est : non, nous ne le vou­lons pas. Et dès lors que voi­là sa réponse, il ne veut rien avoir à faire avec des politiciens. »

Pour­quoi ? Parce que com­mu­nistes, capi­ta­listes, poli­ti­ciens, etc.

« croient tous en l’in­dus­tria­lisme, sous une forme ou une autre, en l’A­mé­ri­ca­ni­sa­tion. […] La machi­ne­rie pour nous emme­ner tous en enfer ; les riches et les gou­ver­nants pour la conduire. […] Au nom de la Science, du Pro­grès et du bon­heur humain ! Amen, et allons‑y plein gaz. »

Plus loin, il ajoute :

« Et tout ce que les réfor­ma­teurs trouvent à dis­cu­ter, c’est la forme, la cou­leur et les arran­ge­ments de pilo­tage du véhi­cule. Ces imbé­ciles ne voient donc pas que c’est la direc­tion qui compte, que nous fai­sons entiè­re­ment fausse route et que nous devrions faire marche arrière — à pied, de pré­fé­rence, sans l’horrible machine ? »

Dans Temps futurs (1948), Hux­ley attaque éner­gi­que­ment l’idée de Pro­grès (tech­no­lo­gique, cultu­rel, etc.), dans un fameux dialogue :

« “Dès le début de la révo­lu­tion indus­trielle, il avait pré­vu que les hommes seraient gra­ti­fiés d’une pré­somp­tion tel­le­ment outre­cui­dante pour les miracles de leur propre tech­no­lo­gie qu’ils ne tar­de­raient pas à perdre le sens des réa­li­tés. Et c’est pré­ci­sé­ment ce qui est arri­vé. Ces misé­rables esclaves des rouages et des registres se mirent à se féli­ci­ter d’être les Vain­queurs de la Nature. Vain­queurs de la Nature, vrai­ment ! En fait, bien enten­du, ils avaient sim­ple­ment ren­ver­sé l’équilibre de la Nature et étaient sur le point d’en subir les consé­quences. Son­gez donc à quoi ils se sont occu­pés au cours du siècle et demi qui a pré­cé­dé la Chose. À pol­luer les rivières, à tuer tous les ani­maux sau­vages, au point de les faire dis­pa­raître, à détruire les forêts, à déla­ver la couche super­fi­cielle du sol et à la déver­ser dans la mer, à consu­mer un océan de pétrole, à gas­piller les miné­raux qu’il avait fal­lu la tota­li­té des époques géo­lo­giques pour dépo­ser. Une orgie d’imbécillité cri­mi­nelle. Et ils ont appe­lé cela le Pro­grès. Le Pro­grès ! Je vous le dis, c’était une inven­tion trop fan­tas­tique pour qu’elle ait été le pro­duit d’un simple esprit humain – trop démo­nia­que­ment iro­nique ! Il a fal­lu pour cela une Aide exté­rieure. Il a fal­lu la Grâce de Bélial, qui, bien enten­du, est tou­jours offerte – du moins, à qui­conque est prêt à coopé­rer avec elle. Et qui ne l’est pas ?

— Qui ne l’est pas ?” répète le Pr Poole avec un petit glous­se­ment de rire, car il se dit qu’il lui faut, d’une façon ou d’une autre, rache­ter son erreur au sujet de l’Église à l’Âge des Ténèbres.

“Le Pro­grès et le Natio­na­lisme – ce sont les deux grandes idées qu’il leur a mises en tête. Le Pro­grès – le pos­tu­lat selon lequel vous pou­vez obte­nir quelque chose pour rien, selon lequel vous pou­vez gagner dans un domaine sans payer ce gain dans un autre, selon lequel vous seul com­pre­nez la signi­fi­ca­tion de l’histoire, vous savez ce qui va arri­ver d’ici cin­quante ans ; que quoi qu’enseigne l’expérience, vous pou­vez pré­voir toutes les consé­quences futures de vos actes actuels ; que l’Utopie est là devant nous, toute proche et, puisque les fins idéales jus­ti­fient les moyens les plus abo­mi­nables, qu’il est de votre pri­vi­lège et de votre devoir de voter, d’escroquer, de tor­tu­rer, de réduire en escla­vage et d’assassiner tous ceux qui à votre avis (lequel est par défi­ni­tion infaillible), font obs­tacle à la marche en avant vers le para­dis ter­restre. Sou­ve­nez-vous de cet apho­risme de Karl Marx : ‘La Force est l’accoucheuse du Pro­grès’. Il aurait pu ajou­ter – mais, bien enten­du, Bélial n’a pas vou­lu qu’on vende la mèche si tôt au début des opé­ra­tions – que le Pro­grès est l’accoucheur de la Force. Dou­ble­ment l’accoucheur, car le fait du pro­grès tech­no­lo­gique four­nit aux gens les ins­tru­ments d’une des­truc­tion sans cesse plus aveugle, cepen­dant que le mythe du pro­grès poli­tique et moral sert d’excuse à l’emploi de ces moyens jusqu’à l’extrême limite. Je vous le dis, cher mon­sieur, l’historien incré­dule est fou. Plus on étu­die l’histoire moderne, plus on acquiert de preuves de la Main direc­trice de Bélial.”

L’Archi-Vicaire fait le signe des cornes, se res­taure d’une nou­velle gor­gée de vin, puis conti­nue : “Et ensuite il y a eu le Natio­na­lisme, l’idée que l’État dont on se trouve être le sujet est le seul dieu véri­table, et que tous les autres États sont de faux dieux ; que tous ces dieux, les vrais comme les faux, ont la men­ta­li­té de jeunes délin­quants ; et que tout conflit au sujet du pres­tige, du pou­voir ou de l’argent est une croi­sade en faveur du Bien, du Vrai et du Beau. Le fait qu’à un moment don­né de l’histoire des idées pareilles en soient venues à être uni­ver­sel­le­ment accep­tées est la meilleure preuve qu’il a enfin gagné la bataille.

— Je ne com­prends pas très bien.

— Mais c’est évident, voyons. Vous avez là deux idées fon­da­men­tales. Cha­cune d’elles est intrin­sè­que­ment absurde et cha­cune d’elles mène à des lignes de conduite dont on peut démon­trer qu’elles sont funestes. Et pour­tant toute l’humanité civi­li­sée décide, presque sou­dai­ne­ment, d’accepter ces idées comme direc­tives de conduite. Pour­quoi ? Et à l’instigation de Qui, sur la pro­po­si­tion de Qui, sous l’inspiration de Qui ? Il ne peut y avoir qu’une seule réponse.

— Vous vou­lez dire que vous croyez que c’était… que c’était le Diable ?” »

Dans Retour au Meilleur des mondes (1958), il fus­tige la « tech­nique moderne » :

« Nous voyons donc que la tech­nique moderne a conduit à la concen­tra­tion du pou­voir éco­no­mique et poli­tique ain­si qu’au déve­lop­pe­ment d’une socié­té contrô­lée (avec féro­ci­té dans les pays tota­li­taires, cour­toi­sie et dis­cré­tion dans les “démo­cra­ties”) par l’État et l’En­tre­prise. Mais les socié­tés sont com­po­sées d’individus et ne valent que dans la mesure où elles les aident à s’épanouir, à mener une vie heu­reuse et créa­trice. Quelles ont été les réper­cus­sions des per­fec­tion­ne­ments tech­niques sur les hommes au cours de ces récentes années ? Voi­ci la réponse du Dr Erich Fromm, philosophe-psychiatre :

“Notre socié­té occi­den­tale contem­po­raine, mal­gré ses pro­grès maté­riels, intel­lec­tuels et sociaux, est de plus en plus inca­pable d’assurer la san­té men­tale et tend à saper, dans chaque indi­vi­du, la sécu­ri­té inté­rieure, le bon­heur, la rai­son, la facul­té d’aimer ; elle tend à faire de lui un auto­mate qui paie son échec sur le plan humain par des mala­dies men­tales tou­jours plus fré­quentes et un déses­poir qui se dis­si­mule sous une fré­né­sie de tra­vail et de pré­ten­du plaisir.”

Nos “mala­dies men­tales tou­jours plus fré­quentes” peuvent trou­ver leur expres­sion dans les symp­tômes des névroses, très voyants et des plus pénibles. Mais “gar­dons-nous”, écrit le Dr Fromm, “de défi­nir l’hygiène men­tale comme la pré­ven­tion des symp­tômes. Ces der­niers ne sont pas nos enne­mis, mais nos amis ; là où ils sont, il y a conflit et un conflit indique tou­jours que les forces de vie qui luttent pour l’harmonisation et le bon­heur résistent encore”. Les vic­times vrai­ment sans espoir se trouvent par­mi ceux qui semblent les plus nor­maux. Pour beau­coup d’entre eux, c’est “parce qu’ils sont si bien adap­tés à notre mode d’existence, parce que la voix humaine a été réduite au silence si tôt dans leur vie, qu’ils ne se débattent même pas, ni ne souffrent et ne pré­sentent pas de symp­tômes comme le font les névro­sés”. Ils sont nor­maux non pas au sens que l’on pour­rait appe­ler abso­lu du terme, mais seule­ment par rap­port à une socié­té pro­fon­dé­ment anor­male, et c’est la per­fec­tion de leur adap­ta­tion à celle-ci qui donne la mesure de leur dés­équi­libre men­tal. Ces mil­lions d’anormalement nor­maux vivent sans his­toires dans une socié­té dont ils ne s’accommoderaient pas s’ils étaient encore plei­ne­ment humains, et s’accrochent encore à “l’illusion de l’individualité”. En réa­li­té, ils ont été dans une large mesure déper­son­na­li­sés. Leur confor­mi­té évo­lue vers l’uniformité. Mais “l’uniformité est incom­pa­tible avec la liber­té, de même qu’avec la san­té men­tale… L’homme n’est pas fait pour être un auto­mate et s’il en devient un, le fon­de­ment de son équi­libre men­tal est détruit”. […] 

Au cours du der­nier siècle, les pro­grès suc­ces­sifs de la tech­nique ont été accom­pa­gnés de per­fec­tion­ne­ments cor­res­pon­dants dans l’organisation. II fal­lait que les machines com­plexes trou­vassent leur contre­par­tie dans des dis­po­si­tions sociales com­plexes, des­ti­nées à fonc­tion­ner avec autant de moel­leux et d’efficacité que les nou­veaux ins­tru­ments de pro­duc­tion. Pour s’intégrer dans ces orga­ni­sa­tions, les per­sonnes ont dû se déper­son­na­li­ser, renier leur diver­si­té native, se confor­mer à des normes stan­dar­di­sées, faire de leur mieux, en bref, pour deve­nir des automates.

[…] L’industrie, à mesure qu’elle se déve­loppe, attire un nombre d’hommes tou­jours plus consi­dé­rable dans les grandes villes ; mais la vie n’y est guère favo­rable à la san­té men­tale […] ; elle ne déve­loppe pas non plus cette indé­pen­dance consciente de ses res­pon­sa­bi­li­tés à l’intérieur de petits groupes auto­nomes, qui est la pre­mière condi­tion à l’établissement d’une démo­cra­tie authen­tique. La vie urbaine est ano­nyme et pour ain­si dire abs­traite. Les êtres ont des rap­ports non pas en tant que per­son­na­li­tés totales, mais en tant que per­son­ni­fi­ca­tions de struc­tures éco­no­miques ou, quand ils ne sont pas au tra­vail, d’irresponsables à la recherche de dis­trac­tions. Sou­mis à ce genre de vie, l’individu tend à se sen­tir seul et insi­gni­fiant ; son exis­tence cesse d’avoir le moindre sens, la moindre importance.

Au point de vue bio­lo­gique, l’homme est un ani­mal modé­ré­ment gré­gaire, non pas tout à fait social ; il res­semble plus au loup, par exemple, ou à l’éléphant, qu’à l’abeille ou à la four­mi. Dans leur forme ori­gi­nelle, ses Socié­tés n’ont rien de com­mun avec la ruche ou la four­mi­lière : ce sont de simples bandes. La civi­li­sa­tion est, entre autres choses, le pro­ces­sus par lequel les bandes pri­mi­tives sont trans­for­mées en un équi­valent, gros­sier et méca­nique, des com­mu­nau­tés orga­niques d’insectes sociaux. À l’heure pré­sente, les pres­sions du sur­peu­ple­ment et de l’évolution tech­nique accé­lèrent ce mou­ve­ment. La ter­mi­tière en est arri­vée à repré­sen­ter un idéal réa­li­sable et même, aux yeux de cer­tains, sou­hai­table. Inutile de dire qu’il ne devien­dra jamais réa­li­té. Un gouffre immense sépare l’insecte social du mam­mi­fère avec son gros cer­veau, son ins­tinct gré­gaire très miti­gé et ce gouffre demeu­re­rait, même si l’éléphant s’efforçait d’imiter la four­mi. Mal­gré tous leurs efforts, les hommes ne peuvent que créer une orga­ni­sa­tion et non pas un orga­nisme social. En s’acharnant à réa­li­ser ce der­nier, ils par­vien­dront tout juste à un des­po­tisme totalitaire.

Le Meilleur des mondes pré­sente le tableau ima­gi­naire et quelque peu licen­cieux d’une socié­té dans laquelle les efforts faits pour recréer des êtres humains à la res­sem­blance des ter­mites ont été pous­sés presque à la limite du pos­sible. Que nous soyons mus dans cette direc­tion est évident, mais, il est non moins cer­tain que nous pou­vons, si nous le vou­lons, refu­ser de coopé­rer avec les forces aveugles qui nous meuvent. »

En paral­lèle de ces féroces dénon­cia­tions du machi­nisme, du Pro­grès tech­nique, de l’industrialisme, Hux­ley for­mule cepen­dant des espé­rances bien plus conven­tion­nelles. L’électricité et la machine pour­raient, dans cer­taines condi­tions, si elles s’établissaient de manière décen­tra­li­sée, ser­vir l’émancipation et le bien-être des êtres humains. On retrouve ain­si chez lui — certes, sous une forme bien plus ténue — cette foi, cet émer­veille­ment, cet espoir pla­cé en la machine et le pro­grès tech­nique. Cette incom­pré­hen­sion du fait que les machines, les tech­no­lo­gies com­plexes, les hautes tech­no­lo­gies, impliquent, portent en elle la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir, la domi­na­tion et l’oppression des êtres humains.

Du côté des figures plus célèbres de l’anarchisme ou du socia­lisme de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, de Kro­pot­kine — « […] des mil­lions d’es­claves en fer que nous appe­lons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décom­posent et recom­posent la matière pre­mière, et font les mer­veilles de notre époque[1] » — à Lénine — « Le com­mu­nisme, c’est les Soviets plus l’élec­tri­ci­té » —, si on ne s’accorde pas sur tout, notam­ment sur la ques­tion de l’État, en revanche, comme le sou­ligne Orwell, on glo­ri­fie la machine, on chante les louanges du pro­grès technique.

Ain­si que l’écrit Lily Lit­vak dans son livre Musa liber­ta­ria (« Muse libertaire ») :

« Les anar­chistes héri­tèrent du posi­ti­visme la poé­sie atta­chée à l’avenir de la science, ain­si que la célé­bra­tion des héroïsmes qu’il sus­ci­tait, l’orgueil propre à l’homme maître des élé­ments et construc­teur de machines énormes et déli­cates qui l’aident dans son entre­prise de conquête du monde. »

Cer­tains, à l’instar d’Élisée Reclus, sont peut-être plus sceptiques :

« Les pro­grès même, en ce qu’ils ont de plus gran­diose et de plus sai­sis­sant, les grandes décou­vertes, par exemple l’application de forces nou­velles, l’emploi des machines et des pro­cé­dés ingé­nieux qui se sub­sti­tuent au tra­vail humain, sont fré­quem­ment pour les ouvriers des causes d’infortune et de misère. Sans doute, ces décou­vertes doivent avoir pour consé­quence ultime de sou­la­ger l’homme dans ses labeurs pénibles ; en atten­dant, elles élar­gissent le domaine de l’industrie et font naître tout un monde d’inventions qui per­mettent de spé­cia­li­ser et de dif­fé­ren­cier le tra­vail en mille branches impré­vues[2]. »

Mais dans l’ensemble, le pro­grès tech­nique, les machines, l’industrialisation et même l’urbanisation, l’expansion de la civi­li­sa­tion indus­trielle, sont per­çus, mal­gré leurs consé­quences immé­diates par­fois voire sou­vent regret­tables, qu’on ne se prive pas de sou­li­gner, comme de très bons déve­lop­pe­ments qui, à l’avenir, ne man­que­ront pas de ser­vir l’émancipation, la liber­té, le bien-être des êtres humains.

Dans l’ensemble, rien n’a changé

Aujourd’hui, la cri­tique anti-indus­trielle, anti-machi­nisme, la cri­tique du soi-disant « pro­grès tech­nique », s’étant per­pé­tuée au fil du temps, au tra­vers de quelques indi­vi­dus ou de petits groupes de néo­lud­dites, anti-indus­triels et autres « tech­no­cri­tiques », de Lewis Mum­ford à Ber­nard Char­bon­neau et Gun­ther Anders, de Jacques Ellul aux membres de l’Encyclopédie des Nui­sances, en pas­sant par le mou­ve­ment éco­lo­giste des années 1960, 1970 et même 1980 (avec, par exemple, Pierre Four­nier et son jour­nal La Gueule Ouverte, Alexandre Gro­then­dieck et ses cama­rades de Sur­vivre et vivre, etc.) conti­nue, certes bien dis­crè­te­ment, au regard des cou­rants poli­tiques grand public, de se réin­ven­ter — notam­ment au tra­vers des Gre­no­blois de Pièces et Main d’Œuvre, de mai­sons d’édition comme L’Échappée, les édi­tions de La Roue, La Len­teur, de la Revue Z, et de divers col­lec­tifs et auteurs.

Cela dit, au sein du mou­ve­ment éco­lo­giste de la seconde moi­tié du XXe siècle, la remise en ques­tion de l’industrialisme, du machi­nisme, du « Pro­grès », ne fai­sait pas l’unanimité. Des pen­seurs radi­caux comme Mur­ray Book­chin — qui sou­tient jusqu’à l’utilisation de la tech­no­lo­gie nucléaire afin de pro­duire de l’énergie, dans une optique sup­po­sé­ment liber­taire et éco­lo­gique, avant de se ravi­ser — entre­tiennent une pro­fonde ambi­guï­té vis-à-vis du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique, de l’idée de Pro­grès (y com­pris, mais pas seule­ment, tech­nique). À cet égard, l’exemple d’André Gorz est assez emblématique :

« Pour Gorz, en effet, la publi­ca­tion de L’adieu au pro­lé­ta­riat en 1980 marque un tour­nant. Le dépas­se­ment du capi­ta­lisme ne peut venir d’une classe pro­lé­taire repre­nant le contrôle des moyens de pro­duc­tion. Car ce sont ces moyens de pro­duc­tion, en tant que tech­nique indus­trielle, qui sont en eux-mêmes des moyens de domi­na­tion et d’aliénation d’une classe ouvrière pétrie de l’idéologie de la valeur. »

Jusque-là, Gorz voit juste. Seulement :

« Pour autant, Gorz se défend d’un retour en arrière et d’un repli com­mu­nau­taire. Cette auto­suf­fi­sance est non seule­ment com­pa­tible avec, mais doit s’accompagner du déve­lop­pe­ment d’une tech­no­lo­gie infor­ma­tique éman­ci­pa­trice capable d’optimiser la pro­duc­tion et de réduire le temps de tra­vail en plus de per­mettre une mise en réseau mon­diale des éco­no­mies locales[3]. »

Chas­sez le natu­rel (de gauche), il revient au galop.


Un livre pour appro­fon­dir le sujet.

Quoi qu’il en soit, désor­mais, l’essentiel des soi-disant anar­chistes et des socia­listes ou com­mu­nistes, d’Olivier Faure à Mélen­chon en pas­sant par Fabien Rous­sel et Phi­lippe Pou­tou, mal­gré des diver­gences sur la ques­tion de l’État, et d’autres points spé­ci­fiques, par­tagent une même fer­vente ido­lâ­trie pour le Pro­grès tech­nique, l’industrialisme, le machi­nisme, pour les hautes tech­no­lo­gies conjoin­te­ment déve­lop­pées par l’État et le capitalisme.

La socié­té idéale pro­mue par le pro­gramme du mou­ve­ment La France insou­mise et de son can­di­dat, Jean-Luc Mélen­chon, inti­tu­lé L’avenir en com­mun, par exemple, res­semble comme deux gouttes d’eau à la nôtre actuelle. Il s’agit tou­jours d’une socié­té tech­no-indus­trielle — dans laquelle la consom­ma­tion éner­gé­tique serait certes réduite, et basée sur un mix 100 % « renou­ve­lables ». L’Avenir en com­mun vante les « avan­cées tech­no­lo­giques majeures dans le domaine des maté­riaux, dans l’imagerie médi­cale », « le déve­lop­pe­ment des ordi­na­teurs modernes, de nou­veaux ser­vices tels que la télé­pho­nie mobile, les pré­vi­sions météo­ro­lo­giques, le gui­dage par GPS, etc. », le déve­lop­pe­ment d’outils « garan­tis­sant la sou­ve­rai­ne­té de la France face aux menaces venant de l’espace », « la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale pour les vols habi­tés inter­pla­né­taires », la pour­suite de « notre décou­verte de l’univers via les obser­va­toires ter­restres et spa­tiaux », l’objectif consis­tant à « péren­ni­ser la pré­sence humaine dans l’es­pace », le déve­lop­pe­ment de « la filière spa­tiale et ses emplois pour rele­ver les défis scien­ti­fiques et tech­niques de demain », des « villes intel­li­gentes », et ain­si de suite.

À l’instar d’un Noam Chom­sky, la plu­part, à gauche, estiment que « la tech­no­lo­gie est neutre ». D’ailleurs, Chom­sky encense la robo­tique et sou­tient qu’une « socié­té liber­taire vou­drait uti­li­ser les tech­no­lo­gies les plus avan­cées qui soient et vou­drait même conti­nuel­le­ment faire pro­gres­ser la tech­no­lo­gie. Une tech­no­lo­gie contem­po­raine comme, par exemple, la tech­no­lo­gie infor­ma­tique, elle peut être uti­li­sée pour l’op­pres­sion, et elle peut être uti­li­sée pour la libé­ra­tion ». Il affirme même que « la seule chose qui puisse éven­tuel­le­ment résoudre nos pro­blèmes envi­ron­ne­men­taux, ce sont les hautes tech­no­lo­gies[4] [les tech­no­lo­gies de pointe] ».

Per­sonne, au sein des ten­dances domi­nantes de la gauche, n’envisage la dés­in­dus­tria­li­sa­tion, la sor­tie de la socié­té indus­trielle tech­no­lo­gique, son déman­tè­le­ment au pro­fit de petites socié­tés à tailles humaines, aus­si auto­suf­fi­santes et auto­nomes que pos­sible, fon­dées sur des tech­no­lo­gies douces, sur des basses tech­no­lo­gies, comme hori­zon poli­tique sou­hai­table. Un tel ave­nir est impen­sable, par­fai­te­ment indé­si­rable. La chi­mère en laquelle on conti­nue d’espérer, de croire, consiste tou­jours à com­mu­na­li­ser, col­lec­ti­vi­ser, natio­na­li­ser, démo­cra­ti­ser ou éta­ti­ser les machines, les hautes tech­no­lo­gies et les indus­tries déve­lop­pées par le capi­ta­lisme. Le mou­ve­ment éco­lo­giste lui-même, deve­nu mou­ve­ment pour le cli­mat, ou mou­ve­ment cli­mat, ne vise plus qu’à per­pé­tuer la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle capi­ta­liste en la ver­dis­sant, au moyen de hautes tech­no­lo­gies sup­po­sé­ment (faus­se­ment) vertes, com­pre­nant celles visant à pro­duire de l’éner­gie sup­po­sé­ment (faus­se­ment) propre ou renou­ve­lable.

Techniques autoritaires et techniques démocratiques

Aujourd’hui, l’état des choses et le recul dont nous dis­po­sons devraient pour­tant nous ame­ner à per­ce­voir à quel point ceux qui expo­saient les dan­gers inhé­rents au machi­nisme, à l’industrialisme, au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique voyaient juste. Dans sa pré­face du livre inti­tu­lé La Baleine et le réac­teur (que nous réédi­te­rons bien­tôt aux édi­tions Libre) du poli­to­logue états-unien Lang­don Win­ner, le phi­lo­sophe Michel Puech expose le cœur du pro­blème : « La tech­no­lo­gie impose, ou plus exac­te­ment effec­tue une restruc­tu­ra­tion de son envi­ron­ne­ment, y com­pris humain, non pas en ver­tu d’un pou­voir occulte, mais en ver­tu de sa propre logique de fonc­tion­ne­ment, des condi­tions de fonc­tion­ne­ment des dis­po­si­tifs tech­niques eux-mêmes ». Quand on choi­sit une tech­no­lo­gie, on choi­sit une politique.

Car comme le rap­pelle Win­ner, « adop­ter un sys­tème tech­nique don­né impose qu’on crée et qu’on entre­tienne un ensemble par­ti­cu­lier de condi­tions sociales en tant qu’environnement de fonc­tion­ne­ment de ce sys­tème », parce que « cer­tains types de tech­no­lo­gie exigent une struc­ture par­ti­cu­lière de leur envi­ron­ne­ment social à peu près comme une voi­ture exige des roues pour pou­voir rou­ler. L’objet en ques­tion ne peut pas exis­ter comme enti­té réel­le­ment fonc­tion­nelle tant que cer­taines condi­tions, sociales autant que maté­rielles, ne sont pas rem­plies. Cette “exi­gence” désigne une néces­si­té pra­tique (plu­tôt que logique). » Ainsi :

« En exa­mi­nant les struc­tures sociales qui carac­té­risent l’environnement des sys­tèmes tech­niques, on découvre que cer­tains appa­reils et cer­tains sys­tèmes sont inva­ria­ble­ment liés à des orga­ni­sa­tions spé­ci­fiques du pou­voir et de l’autorité. »

Or la com­plexi­té des tech­no­lo­gies indus­trielles, des tech­no­lo­gies et tech­niques nées avec — et consti­tuant le cœur de — la « révo­lu­tion indus­trielle », appellent une « orga­ni­sa­tion du pou­voir et de l’autorité » tout aus­si com­plexe. Selon toute vrai­sem­blance, il existe un lien entre le degré de com­plexi­té tech­no­lo­gique d’une socié­té et le degré de démo­cra­tie qu’elle peut incor­po­rer. Plus la com­plexi­té tech­no­lo­gique d’une socié­té aug­mente, plus son poten­tiel démo­cra­tique dimi­nue. Le degré de com­plexi­té tech­no­lo­gique de la socié­té dans laquelle nous vivons, la socié­té tech­no-indus­trielle, est tel qu’il a depuis long­temps réduit à néant ce que les socié­tés qui la pré­cé­daient rece­laient encore de démocratique.

Le socio­logue états-unien Lewis Mum­ford dis­tin­guait deux grandes caté­go­ries de tech­no­lo­gies[5] (tech­niques, dans son voca­bu­laire). Les tech­no­lo­gies démo­cra­tiques, et les tech­no­lo­gies auto­ri­taires. Les tech­no­lo­gies démo­cra­tiques sont celles qui reposent sur une « méthode de pro­duc­tion à petite échelle », qui favo­risent « l’autogouvernement col­lec­tif, la libre com­mu­ni­ca­tion entre égaux, la faci­li­té d’accès aux savoirs com­muns, la pro­tec­tion contre les contrôles exté­rieurs arbi­traires » et « l’autonomie per­son­nelle », qui confèrent « l’autorité au tout plu­tôt qu’à la par­tie ». La tech­no­lo­gie démo­cra­tique « exige rela­ti­ve­ment peu » et « est très faci­le­ment adap­table et récupérable ».

Les tech­no­lo­gies auto­ri­taires, en revanche, ne confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au som­met de la hié­rar­chie sociale », reposent sur le « contrôle poli­tique cen­tra­li­sé qui a don­né nais­sance au mode de vie que nous pou­vons à pré­sent iden­ti­fier à la civi­li­sa­tion, sans en faire l’éloge », « sur une contrainte phy­sique impi­toyable, sur le tra­vail for­cé et l’esclavage », sur « la créa­tion de machines humaines com­plexes com­po­sées de pièces inter­dé­pen­dantes, rem­pla­çables, stan­dar­di­sées et spé­cia­li­sées – l’armée des tra­vailleurs, les troupes, la bureaucratie ».

La réa­li­sa­tion d’un panier en osier, pour prendre un exemple quel­conque, relève donc de la pre­mière caté­go­rie. Elle ne néces­site pas de « contrôle poli­tique cen­tra­li­sé », ni de confé­rer l’autorité à des indi­vi­dus se trou­vant au som­met d’une hié­rar­chie sociale, etc. La fabri­ca­tion d’une cuillère en plas­tique, en revanche, de même que la construc­tion d’une cen­trale nucléaire, d’un pan­neau solaire pho­to­vol­taïque ou d’un télé­vi­seur (ou d’un avion, comme le sou­ligne Orwell en réponse à Her­bert Read), relèvent de la seconde caté­go­rie [pour une dis­cus­sion un peu plus appro­fon­die de cette ques­tion, je vous ren­voie à ce texte : « De la cuillère en plas­tique à la cen­trale nucléaire : le des­po­tisme tech­no-indus­triel »]. Elles reposent sur le contrôle poli­tique cen­tra­li­sé qui carac­té­rise la pré­sente socié­té tech­no-indus­trielle, sur l’esclavage sala­rial impo­sé par l’État-capitalisme, confèrent l’autorité à ceux qui le gou­vernent, impliquent un appa­reil bureau­cra­tique, etc.

(D’autres pen­seurs et phi­lo­sophes ont for­mu­lé des remarques simi­laires sur la tech­no­lo­gie ou la tech­nique, Ted­dy Gold­smith, s’appuyant sur Wolf­gang Sax, oppose les tech­niques enchâs­sées aux tech­niques bran­chées. Théo­dore Kac­zyns­ki parle de tech­no­lo­gie cloi­son­née et de tech­no­lo­gie sys­té­mique. En termes plus simples, on peut par­ler de tech­niques douces et de tech­niques dures. Pour en savoir plus, nous vous invi­tons à consul­ter cet article).

Réa­li­ser cela nous amène à réa­li­ser en quoi le machi­nisme et l’industrialisme, le déve­lop­pe­ment de hautes tech­no­lo­gies, de tech­no­lo­gies com­plexes, sont fon­ciè­re­ment incom­pa­tibles avec la démo­cra­tie, et pour­quoi l’idée selon laquelle la démo­cra­tie ne pou­vait exis­ter « qu’au sein de petites col­lec­ti­vi­tés consti­tuait une évi­dence pour ces grands pen­seurs du poli­tique que furent Pla­ton et Aris­tote ou, plus proches de nous dans le temps, Rous­seau et Mon­tes­quieu », comme le rap­pelle Yves-Marie Abra­ham dans son livre Gué­rir du mal de l’infini. Lewis Mum­ford, encore plus proche de nous dans le temps, sou­li­gnait que :

« la démo­cra­tie est une inven­tion de petite socié­té. Elle ne peut exis­ter qu’au sein de petites com­mu­nau­tés. Elle ne peut pas fonc­tion­ner dans une com­mu­nau­té de 100 mil­lions d’individus. 100 mil­lions d’individus ne peuvent être gou­ver­nés selon des prin­cipes démo­cra­tiques. J’ai connu une ensei­gnante qui avait pro­po­sé à ses élèves, au lycée, de conce­voir un sys­tème basé sur une com­mu­ni­ca­tion élec­trique, avec une orga­ni­sa­tion cen­trale, per­met­tant de trans­mettre une pro­po­si­tion à l’ensemble des votants du pays, à laquelle ils pour­raient répondre “oui” ou “non” en appuyant sur le bou­ton cor­res­pon­dant. À l’instar de ses étu­diants, elle croyait qu’il s’agissait de démo­cra­tie. Pas du tout. Il s’agissait de la pire forme de tyran­nie tota­li­taire, du genre de celle qu’impose le sys­tème dans lequel nous vivons. La démo­cra­tie requiert des rela­tions de face-à-face, et donc des com­mu­nau­tés de petites tailles, qui peuvent ensuite s’inscrire dans des com­mu­nau­tés plus éten­dues, qui doivent alors être gou­ver­nées selon d’autres principes. »

L’abîme se rapproche

Nous devrions le per­ce­voir car notre époque, plus encore que celle d’Orwell — mais moins que les temps futurs, si tout conti­nue de conti­nuer, c’est-à-dire d’empirer — est celle de « la méca­ni­sa­tion triom­phante ». Tout nous « per­met d’éprouver réel­le­ment la pente natu­relle de la machine, qui consiste à rendre impos­sible toute vie humaine authen­tique ». Les écrans sont par­tout, les machines ont enva­hi nos vies jusqu’au plus pro­fond de nos inti­mi­tés — le smart­phone, per­ni­cieux Black Mir­ror (Miroir noir), en consti­tuant peut-être la pire illus­tra­tion. Le désastre social est total, et la situa­tion n’a de cesse de se dégra­der : dépos­ses­sion, exploi­ta­tion et oppres­sion sont en conso­li­da­tion per­pé­tuelle, les inéga­li­tés socio-éco­no­miques, déjà colos­sales, vont crois­sant, le mal-être est épi­dé­mique dans la tech­no­sphère — royaume de l’hors-sol, fief de l’artificiel — dépres­sions, stress, anxié­tés et troubles psy­chiques en tous genres[6] ravagent tou­jours plus pro­fon­dé­ment la socié­té tech­no-indus­trielle, de même que le cor­tège des autres mala­dies dites « de civi­li­sa­tion[7] » (can­cers, obé­si­té, mala­dies car­dio­vas­cu­laires, etc.). Les vio­lences contre les femmes et contre les enfants[8] y revêtent, elles aus­si, un carac­tère épi­dé­mique. Le tota­li­ta­risme capi­ta­liste, impo­sé par l’État, est irré­sis­ti­ble­ment exa­cer­bé par le déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique per­pé­tuel. Le déve­lop­pe­ment des tech­no­lo­gies du numé­rique, et des NTIC, cou­plé à la qua­trième révo­lu­tion indus­trielle, pro­met le pire, ain­si que nous le laisse entre­voir un docu­men­taire récem­ment dif­fu­sé sur Arte, inti­tu­lé Tous sur­veillés.

Le désastre éco­lo­gique, lui aus­si, est total : tout est pol­lué, le monde (les eaux, l’air, les sols) a été et est encore bai­gné dans d’innombrables sub­stances de syn­thèse (per­tur­ba­teurs endo­cri­niens, rési­dus de médi­ca­ments en tous genres, pes­ti­cides, her­bi­cides, fon­gi­cides, COV — Com­po­sés Orga­niques Vola­tils — d’origine indus­trielle, etc.[9]) dont non seule­ment nous ne connais­sons pas les effets, mais dont nous ne savons rien de la syner­gie de leurs effets com­bi­nés. Le plas­tique est par­tout, dans l’air, dans le sol, dans la mer, dans les océans — « C’est mal­heu­reux, mais le plas­tique est deve­nu un nou­veau type de par­ti­cules de sédi­ments, désor­mais dis­tri­bué à tra­vers le fond marin avec du sable, de la boue et des nutri­ments », déplore un cher­cheur[10]. Des déchets nucléaires radio­ac­tifs et des cen­taines de mil­liers de tonnes d’armes chi­miques hau­te­ment toxiques dont on sou­hai­tait se débar­ras­ser, ou ayant été cou­lés dans des navires de guerre, jonchent les fonds marins[11], par­sèment le plan­cher océa­nique. La défo­res­ta­tion conti­nue impla­ca­ble­ment, et la plu­part des ini­tia­tives de refo­res­ta­tion sont en réa­li­té des plan­ta­tions indus­trielles d’arbres, n’ayant rien à voir avec des forêts, n’en étant que de pauvres ersatz nui­sibles pour les sols et peu amènes pour la bio­di­ver­si­té. Une sixième extinc­tion de masse est en cours, qu’il serait plus juste de qua­li­fier de pre­mière exter­mi­na­tion de masse : les habi­tats d’innombrables espèces ani­males, végé­tales, etc., sont détruits, les uns après les autres, pour l’expansion de la civi­li­sa­tion indus­trielle et de son chep­tel humain — et/ou pol­lués, pour ces quelques habi­tats qui n’ont pas encore été détruits. En même temps qu’ils sont rem­plis de plas­tiques et de déchets en tous genres, les océans et les mers sont évis­cé­rés de la vie qu’ils héber­geaient, pois­sons, coraux, etc. Au cours des soixante der­nières années, 90 % des grands pois­sons[12], 70 % des oiseaux marins[13] et, plus géné­ra­le­ment, 52 % des ani­maux sau­vages[14], ont été tués ; depuis moins de 40 ans, le nombre d’animaux marins, dans l’ensemble, a été divi­sé par deux[15]. Sachant que ces déclins en popu­la­tions ani­males et végé­tales ne datent pas d’hier et qu’une dimi­nu­tion par rap­port à il y a 60 ou 70 ans masque en réa­li­té des pertes bien pires encore (phé­no­mène que l’on qua­li­fie par­fois d’amnésie éco­lo­gique[16]). D’après le rap­port Pla­nète vivante 2018 du WWF, « entre 1970 et 2014, l’effectif des popu­la­tions de ver­té­brés sau­vages a décli­né de 60 % ». On estime que d’ici 2048 les océans n’abriteront plus aucun pois­son[17]. D’autres pro­jec­tions estiment que d’ici 2050, il y aura plus de plas­tiques que de pois­sons dans les océans[15]. On estime éga­le­ment que d’ici à 2050, la qua­si-tota­li­té des oiseaux marins auront ingé­ré du plas­tique[18]. Enfin, ain­si qu’un article de Forbes nous le rap­porte, « des scien­ti­fiques estiment qu’au cours des vingt pro­chaines années, 70 à 90 % de tous les récifs coral­liens seront détruits en rai­son du réchauf­fe­ment des océans, de leur aci­di­fi­ca­tion et de leur pol­lu­tion ». Les terres fer­tiles de la pla­nète sont sys­té­ma­ti­que­ment détruites, ain­si que le rap­porte un article[19] du quo­ti­dien Les Échos, inti­tu­lé « La fer­ti­li­té des sols part en pous­sière » : « Au cours des cent der­nières années, un mil­liard d’hectares de terres fer­tiles, l’équivalent de la sur­face des États-Unis, se sont lit­té­ra­le­ment vola­ti­li­sés [com­prendre : ont été détruits]. Et l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’inquiète de l’avenir des sur­faces res­tantes. Dans un rap­port de 650 pages, publié en décembre à l’occasion de la clô­ture de l’Année inter­na­tio­nale des sols, elle constate qu’un tiers des terres arables de la pla­nète sont plus ou moins mena­cées de dis­pa­raître [com­prendre : d’être détruites]. » Même l’espace est souillé par ces tonnes de « déchets spa­tiaux » qu’y expé­die le for­mi­dable Pro­grès tech­nique de la civi­li­sa­tion industrielle.

Pour un inven­taire un peu plus consé­quent des désastres sociaux et éco­lo­giques en cours, je vous ren­voie vers mon article inti­tu­lé « Voyons-nous “les choses en noir” ou sont-ils inca­pables de regar­der l’horreur en face ? ». L’abîme vers lequel Hux­ley voyait que nous fon­cions, de plus en plus de gens com­mencent à l’apercevoir.

Et au car­re­four des désastres sociaux et éco­lo­giques, qui accom­pagnent la civi­li­sa­tion depuis qu’elle a com­men­cé, il y a plu­sieurs mil­lé­naires, à agglu­ti­ner les êtres humains dans des villes liées entre elles par des routes com­mer­ciales, à impo­ser la séden­ta­ri­sa­tion, à concen­trer pareille­ment les ani­maux domes­tiques ou d’élevage et à rava­ger le monde natu­rel, éta­blis­sant de la sorte toutes les condi­tions néces­saires à leur pro­pa­ga­tion : les épi­dé­mies et pan­dé­mies, y com­pris d’origine zoo­no­tique[20].

***

Les lud­dites, les natu­riens, divers groupes humains, par­mi les­quels des peuples indi­gènes, ain­si qu’un cer­tain nombre d’individus l’avaient bien com­pris, et nous ont aver­tis. Aujourd’­hui, les néo­lud­dites, anti-indus­triels, tech­no­cri­tiques ou néo­na­tu­riens sont aus­si mino­ri­taires et aus­si raillés, igno­rés ou mépri­sés par la gauche grand public, média­tique, ins­ti­tu­tion­nelle, que les lud­dites et les natu­riens l’étaient à l’époque.

La pire erreur de l’his­toire de la gauche, c’est d’avoir cru et de conti­nuer de croire que les ins­tru­ments de notre oppres­sion, de notre exploi­ta­tion et de la des­truc­tion du monde — le machi­nisme, l’industrialisme, le soi-disant « pro­grès tech­nique », l’État, le tra­vail — pour­raient être chan­gés en ins­tru­ments d’émancipation et de créa­tion d’un mode de vie sou­te­nable et éga­li­taire. (En lien avec cette croyance, c’est aus­si d’avoir plei­ne­ment embras­sé l’idéologie de la supré­ma­tie humaine qui domine et carac­té­rise la civi­li­sa­tion occi­den­tale depuis plu­sieurs mil­lé­naires, consi­dé­rant l’être humain et, plus spé­ci­fi­que­ment, l’Homo indus­tria­lis, l’homme civi­li­sé, comme le pinacle de l’évolution ou de la créa­tion, comme une espèce supé­rieure à — et dif­fé­rente de — toutes les autres, des­ti­née à domi­ner le monde entier et l’asservir. Mais je ne m’étendrai pas là-des­sus ici, mon pro­pos étant déjà bien plus long que je ne l’envisageais initialement.)

La pire erreur de l’histoire de la gauche, c’est d’avoir cru et de conti­nuer de croire que des orga­ni­sa­tions, des tech­niques et des tech­no­lo­gies dépas­sant la mesure, l’entendement, la mai­trise de la per­sonne humaine, requé­rant de sa part qu’elle aban­donne sa vie entre les mains de castes de déci­sion­naires, de déci­deurs (experts et spé­cia­listes en tous genres, poli­ti­ciens, scien­ti­fiques, uni­ver­si­taires, etc.), pour­raient assu­rer ou contri­buer à son bien-être et son émancipation.

Si « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils ché­rissent les causes », la gauche doit beau­coup l’amuser.

Dans la revue muni­choise radi­cale Der Zie­gel­bren­ner (1917–1921), dont il était édi­teur et rédac­teur, B. Tra­ven nous en conjurait :

« Lais­sez consciem­ment pour­rir l’industrie, ou c’est elle qui vous pourrira.

[…] C’est dans l’industrie que tu veux te dépouiller de tes chaînes ? C’est avec une éco­no­mie flo­ris­sante que tu veux abattre ton adver­saire ? Ne le disais-je pas que tu es un bour­geois parce que tu penses comme un bourgeois ?

Les affaires du bour­geois ne pour­ront jamais être les tiennes. L’industrie, qui a don­né au bour­geois le pou­voir de t’asservir, ne pour­ra jamais t’apporter la liber­té ou la vie. […] 

Le chef t’en par­le­ra autre­ment. C’est bien pour­quoi il est chef, et c’est bien pour­quoi tu es mené[21]. »

La gauche par­vien­dra-t-elle à se défaire à temps de ces illu­sions léthi­fères, de ces chi­mères absurdes ? C’est peu pro­bable. Elles ont pour elles un immense capi­tal média­tique, moné­taire, psy­cho­lo­gique, une colos­sale iner­tie men­tale, socié­tale. Et peut-être est-il déjà bien tard. Si la socié­té tech­no-indus­trielle doit être déman­te­lée, ce ne sera sans doute pas volon­tai­re­ment par un effet de la volon­té de la majo­ri­té de ses membres, mais plus pro­ba­ble­ment par la force de phé­no­mènes natu­rels ou de grou­pus­cules suf­fi­sam­ment déter­mi­nés et organisés.

Nico­las Casaux


  1. Pierre Kro­pot­kine, La conquête du pain (1892)
  2. Éli­sée Reclus, L’Homme et la Terre (1908)
  3. https://journals.openedition.org/lectures/35623
  4. https://chomsky.info/19910401/
  5. https://www.partage-le.com/2015/05/31/techniques-autoritaires-et-democratiques-lewis-mumford/
  6. À ce pro­pos, lire : https://www.partage-le.com/2016/07/la-depression-est-une-maladie-de-civilisation-stephen-ildari/
  7. Pour plus de détails, lire : https://www.partage-le.com/2017/09/03/une-breve-contre-histoire-du-progres-et-de-ses-effets-sur-la-sante-de-letre-humain/
  8. D’après un article publié sur le site d’LCI : « En 2017, 8 788 plaintes ou signa­le­ments pour des faits de viols concer­nant des vic­times mineures ont été enre­gis­trés par les ser­vices de police et de gen­dar­me­rie, selon les chiffres du minis­tère de l’In­té­rieur.[…] Ces chiffres sur les vio­lences sexuelles sur mineurs, bien que très impor­tants, sont, pour les spé­cia­listes, très infé­rieurs à la réa­li­té des faits. On estime qu’il fau­drait les mul­ti­plier par dix. « Et encore on le mini­mi­se­rait. Il y a un consen­sus inter­na­tio­nal pour les enfants : les chiffres noirs, ceux qui ne sont pas rap­por­tés aux auto­ri­tés sont très impor­tants », pré­cise-t-elle à LCI. Pour elle, ce sont près de 130 000 filles et 35 000 gar­çons qui sont vic­times de vio­lences sexuelles, par an, en France. »Ce qui donne entre 24 et 452 viols de mineurs PAR JOUR (selon que l’on se base sur les 8 788 plaintes ou sur les esti­ma­tions de 130 000 filles et 35 000 gar­çons vio­lés par an).Ainsi que Michèle Créoff et Fran­çoise Laborde le rap­pellent dans leur livre Le Mas­sacre des inno­cents, 2 %, seule­ment, de ces viols, donnent lieu à une condam­na­tion. Et ain­si qu’elles le rap­pellent éga­le­ment :« Il y a aujourd’hui en France chaque semaine, 2 enfants qui meurent sous les coups et les tor­tures de leurs parents (un chiffre com­pa­rable à celui des femmes tuées par leur conjoint). Et ce en dépit sou­vent de la connais­sance et de l’i­den­ti­fi­ca­tion de ces mal­trai­tances par les ser­vices sociaux, les voi­sins, les juges, qui tous main­tiennent ces enfants chez leurs bour­reaux.[…] Il y a en France 73 000 cas de vio­lences sur mineurs iden­ti­fiés par les forces de police (soit 200 par jour). Il y a en France, 300 000 enfants pris en charge par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), 160 000 sont reti­rés à leur famille et 70 000 res­tent han­di­ca­pés… »
  9. Mai 2019 – RTBF : « En novembre 2018, l’Echa, l’Agence euro­péenne des pro­duits chi­miques, avait déjà expli­qué devant des dépu­tés euro­péens que pas moins de 71 % des sub­stances chi­miques fabri­quées en Europe pré­sentent des lacunes en matière de tests ou d’informations sur leur dan­ge­ro­si­té éventuelle.Selon l’Agence, la sécu­ri­té de deux tiers des pro­duits chi­miques n’est donc pas garan­tie, per­sonne ne peut dire avec cer­ti­tude si ces pro­duits sont sans dan­ger pour les humains et les animaux.Mais ces deux tiers ne sont que des esti­ma­tions, pré­cise Tatia­na San­tos du Bureau euro­péen de l’environnement, car l’Echa ne véri­fie que 5 % des dos­siers. »Août 2019 — Le Soir : « 99 % des molé­cules des pro­duits chi­miques euro­péens ne sont pas tes­tées. […] Sur 145 297 pro­duits chi­miques réper­to­riés en Europe, seule une cen­taine a été éva­luée quant à leur dan­ge­ro­si­té. »
  10. https://sciencepost.fr/une-quantite-record-de-microplastiques-enregistree-au-fond-de-locean/
  11. Cf. les docu­men­taires sui­vants : Le poi­son de la mafia et la loi du silence de Chris­tian Gram­stadt et Patri­zia Ven­dit­ti (2017) ; Arc­tique, cime­tière ato­mique de Tho­mas Reu­ter (2013) ; Armes chi­miques sous la mer de Bob Coen, Éric Nad­ler et Nico­las Kout­si­kas (2014) ; Océans pou­belles de Man­fred Lad­wig et Tho­mas Reut­ter (2013) ; Épaves et pol­lu­tion, les larmes noires de l’o­céan de Chris­tian Hey­nen (2017) ; Menaces en mer du nord de Jacques Loeuille (2019)
  12. http://www.liberation.fr/sciences/2003/05/15/90-des-gros-poissons-ont-disparu_433629
  13. http://www.sudouest.fr/2015/07/16/environnement-70-des-oiseaux-marins-ont-disparu-en-seulement-60-ans-2025145–6095.php
  14. http://tempsreel.nouvelobs.com/planete/20140930.OBS0670/infographie-52-des-animaux-sauvages-ont-disparu-en-40-ans.html
  15. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/environnement/le-nombre-d-animaux-marins-divise-par-deux-en-40-ans_1716214.html
  16. http://biosphere.ouvaton.org/annee-2012/1814–2012-la-grande-amnesie-ecologique-de-philippe-j-dubois-
  17. http://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/20061102.OBS7880/des-oceans-a-sec-en-2048.html
  18. http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/09/01/d‑ici-a-2050-la-quasi-totalite-des-oiseaux-marins-auront-ingere-du-plastique_4741906_3244.html
  19. https://www.lesechos.fr/2016/01/la-fertilite-des-sols-part-en-poussiere-191459
  20. À ce sujet, lire : https://www.partage-le.com/2020/01/25/de-lavenement-de-la-civilisation-au-coronavirus-de-wuhan-trajectoire-dun-desastre-logique/
  21. Dans l’État le plus libre du monde, B. Tra­ven.
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