Le texte qui suit est une traduction d’un essai initialement publié, en anglais, par Aldous Huxley, en 1936, et intitulé Time and The Machine. Cet essai a déjà été traduit et publié en français, dans une traduction de la collection d’essais d’Huxley intitulée The Oliver and Other Essays (version française : L’Olivier et autres essais), mais qui n’est plus éditée depuis un certain temps. Pour le lire en version originale (anglais, donc), c’est par ici : http://thispublicaddress.com/tPA5/archives/2010/11/time-and-the-machine.html
Le temps et la machine
Le TEMPS, tel que nous le percevons, est une invention très récente. La perception moderne du temps n’est guère plus ancienne que les États-Unis. Il s’agit d’un sous-produit de l’industrialisme — une sorte d’équivalent psychologique des parfums synthétiques et des colorants à l’aniline.
Ce temps est notre tyran. Nous sommes instamment conscients du mouvement de l’aiguille des minutes, et même de celle des secondes. Nous devons l’être. Il y a des trains à prendre, des machines à pointer, des tâches à accomplir dans des délais précis, des records à battre de quelques fractions de seconde, des appareils qui déterminent la cadence à respecter. Notre conscience des plus petites unités de temps est désormais aiguë. Pour nous, par exemple, le moment 8h17 signifie quelque chose — quelque chose de très important, s’il se trouve être l’heure de départ de notre train quotidien. Pour nos ancêtres, un moment aussi étrange était inconcevable — il n’existait même pas. En inventant la locomotive, Watt et Stevenson étaient en partie des inventeurs du temps.
L’usine et son corollaire, le bureau, constituent une autre entité reposant sur le temps. Les usines existent dans le but d’obtenir certaines quantités de marchandises en un temps déterminé. L’artisan d’autrefois travaillait comme bon lui semblait, de sorte que les consommateurs devaient généralement attendre les marchandises qu’ils lui avaient commandées. L’usine est un dispositif permettant de presser les ouvriers. La machine tourne tant de fois à la minute ; tant de mouvements doivent être effectués, tant de pièces produites à l’heure. Résultat : l’ouvrier d’usine (et il en va de même, mutatis mutandis, de l’employé de bureau) est obligé d’être conscient du temps dans ses moindres fractions. À l’époque du travail manuel, il n’y avait pas cette obligation de connaître les minutes et les secondes.
Notre conscience du temps a atteint une telle intensité que nous souffrons beaucoup lorsque nos voyages nous emmènent dans un coin du monde où les gens ne s’intéressent pas aux minutes et aux secondes. L’impunité de l’Orient, par exemple, est épouvantable pour ceux qui arrivent fraîchement d’un pays où les heures de repas sont fixes et les trains réguliers. Pour un Américain ou un Anglais moderne, l’attente est une torture psychologique. Un Indien accepte les heures blanches avec résignation, voire avec satisfaction. Il n’a pas perdu l’art de ne rien faire. Notre conception du temps comme une collection de minutes, dont chacune doit être investie d’affaires ou de divertissements, est totalement étrangère à l’Orient, tout comme elle était totalement étrangère au Grec. Pour l’homme du monde préindustriel, le temps s’écoulait à un rythme lent et facile ; il ne se souciait pas de chaque minute, pour la bonne raison qu’il ignorait le concept de la minute.
Paradoxe ? Conscient des plus petites particules constitutives du temps — du temps, tel que mesuré par les horloges, les arrivées des trains et les révolutions des machines — l’homme industrialisé a, dans une large mesure, été dépossédée de la perception ancestrale du temps. Le temps dont nous avons connaissance est un temps artificiel, fabriqué par les machines. Le temps naturel et cosmique, tel qu’il est mesuré par le soleil et la lune, lui est le plus souvent étranger. Les peuples préindustriels connaissaient le temps dans ses rythmes quotidiens, mensuels et saisonniers. Ils étaient conscients du lever, du zénith et du coucher du soleil, de la pleine lune et de la nouvelle, de l’équinoxe et du solstice, du printemps et de l’été, de l’automne et de l’hiver. Toutes les anciennes religions, y compris le christianisme catholique, mettaient en lumière ce rythme quotidien et saisonnier. L’homme préindustriel n’a jamais pu oublier le majestueux mouvement du temps cosmique.
L’industrialisme et l’urbanisme ont changé tout cela. On peut vivre et travailler dans une ville sans être conscient de la course journalière du soleil dans le ciel, sans jamais voir la lune et les étoiles. Broadway et Piccadilly sont notre Voie lactée ; nos constellations sont inscrites dans des tubes de néon. Même les changements de saison n’affectent que très peu le citadin. Il habite un univers artificiel qui, dans une large mesure, est coupé du monde de la nature. Hors les murs, le temps cosmique se meut selon la progression du soleil et des étoiles. À l’intérieur, il est affaire d’engrenages et se mesure en secondes et minutes — au plus long, en journées de huit heures et en semaines de six jours. Nous avons une nouvelle conscience, mais elle a été achetée au détriment de l’ancienne.
Aldous Huxley
Traduction : Nicolas Casaux