Techniques autoritaires et techniques démocratiques (par Lewis Mumford)

Cri­tique et his­to­rien de l’ar­chi­tec­ture et de l’ur­ba­nisme, Lewis Mum­ford est né en 1895 près de New York à Flu­shing (Long Island). Il a fait des études de socio­lo­gie, d’ur­ba­nisme et de lit­té­ra­ture au New City Col­lege of New York, à Colum­bia Uni­ver­si­ty, à New York Uni­ver­si­ty, et à la New School for Social Research. Mais c’est essen­tiel­le­ment comme auto­di­dacte qu’il a acquis les connais­sances ency­clo­pé­diques qui sont à la base de ses livres. Mum­ford sera par ailleurs toute sa vie dans une posi­tion de mar­gi­na­li­té à l’intérieur du champ uni­ver­si­taire. Il n’avait pas de poste pres­ti­gieux, il gagnait sa vie – modes­te­ment — comme cher­cheur indé­pen­dant, tirant ses res­sources de ses confé­rences et de ses écrits. Cette posi­tion lui per­mit de choi­sir libre­ment ses sujets de recherches, sans jamais avoir à subir la pres­sion d’une ins­ti­tu­tion. Lewis Mum­ford demeure mal connu en France alors même qu’il incarne un aspect essen­tiel de la tra­di­tion radi­cale états-unienne et qu’il fut l’un des cri­tiques les plus péné­trants du défer­le­ment tech­no­lo­gique contemporain.


« Démo­cra­tie » est un mot dont le sens est désor­mais confus et com­pli­qué par l’usage abu­sif qu’on en fait, sou­vent avec un mépris condes­cen­dant. Quelles que soient nos diver­gences par la suite, pou­vons-nous conve­nir que le prin­cipe qui sous-tend la démo­cra­tie est de pla­cer ce qui est com­mun à tous les hommes au-des­sus de ce que peuvent reven­di­quer une orga­ni­sa­tion, une ins­ti­tu­tion ou un groupe ?

Ceci ne remet pas en cause les droits de ceux qui béné­fi­cient de talents natu­rels supé­rieurs, d’un savoir spé­cia­li­sé, d’une com­pé­tence tech­nique, ou ceux des orga­ni­sa­tions ins­ti­tu­tion­nelles : tous peuvent, sous contrôle démo­cra­tique, jouer un rôle utile dans l’économie humaine. Mais la démo­cra­tie consiste à confé­rer l’autorité au tout plu­tôt qu’à la par­tie ; et seuls des êtres humains vivants sont, en tant que tels, une expres­sion authen­tique du tout, qu’ils agissent seuls ou en s’entraidant.

De ce prin­cipe cen­tral se dégage un fais­ceau d’idées et de pra­tiques connexes que l’histoire met en évi­dence depuis long­temps, bien qu’elles ne se trouvent pas dans toutes les socié­tés, ou du moins pas au même degré. On peut citer par­mi ces élé­ments : l’auto-gouvernement col­lec­tif, la libre com­mu­ni­ca­tion entre égaux, la faci­li­té d’accès aux savoirs com­muns, la pro­tec­tion contre les contrôles exté­rieurs arbi­traires, et un sen­ti­ment de res­pon­sa­bi­li­té morale indi­vi­duelle quand le com­por­te­ment touche toute la communauté.

Tous les orga­nismes vivants pos­sèdent un cer­tain degré d’autonomie, dans la mesure où ils se conforment à leur propre forme de vie ; mais chez l’homme, cette auto­no­mie est la condi­tion essen­tielle de son déve­lop­pe­ment. Lorsque nous sommes malades ou han­di­ca­pés, nous renon­çons en par­tie à notre auto­no­mie : mais y renon­cer quo­ti­dien­ne­ment, et en toute chose, trans­for­me­rait notre vie même en mala­die chronique.

La meilleure vie pos­sible – et ici j’ai par­fai­te­ment conscience d’ouvrir un débat – est une vie qui exige plus d’auto-organisation, d’expression et d’accomplissement de soi. Dans ce sens, la per­son­na­li­té, autre­fois attri­but exclu­sif des rois, appar­tient à tous les hommes en ver­tu du prin­cipe démo­cra­tique. La vie, dans sa plé­ni­tude et son inté­gri­té, ne se délègue pas.

En for­mu­lant cette défi­ni­tion pro­vi­soire, j’espère qu’au nom du consen­sus, je n’ai rien oublié qui soit impor­tant. La démo­cra­tie – je l’emploierai au sens pri­mi­tif du terme – se mani­feste for­cé­ment sur­tout dans de petites com­mu­nau­tés ou de petits groupes, dont les membres ont de fré­quents contacts per­son­nels, inter­agissent libre­ment et se connaissent per­son­nel­le­ment. Dès qu’il s’agit d’un nombre impor­tant de per­sonnes, il faut com­plé­ter l’association démo­cra­tique en lui don­nant une forme plus abs­traite et impersonnelle.

Comme le prouve l’expérience acquise au cours de l’histoire, il est beau­coup plus facile d’anéantir la démo­cra­tie en créant des ins­ti­tu­tions qui ne confè­re­ront l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au som­met de la hié­rar­chie sociale que d’intégrer des pra­tiques démo­cra­tiques dans un sys­tème bien orga­ni­sé, diri­gé à par­tir d’un centre, et qui atteint son plus haut degré d’efficacité méca­nique lorsque ceux qui y tra­vaillent n’ont ni volon­té ni but personnels.

La ten­sion entre l’association à échelle réduite et l’organisation à grande échelle, entre l’autonomie per­son­nelle et la règle­men­ta­tion ins­ti­tu­tion­nelle, entre le contrôle à dis­tance et l’intervention locale dif­fuse, nous met à pré­sent dans une situa­tion cri­tique. Si nous avions été lucides, nous aurions peut-être com­pris depuis long­temps que ce conflit s’était aus­si enra­ci­né pro­fon­dé­ment dans la technique.

Comme j’aimerais pou­voir décrire la tech­nique avec le même espoir d’obtenir votre assen­ti­ment que pour ma défi­ni­tion de la démo­cra­tie, quelles que soient vos réserves et vos doutes ! Mais je dois avouer que l’intitulé de cet article est lui-même polé­mique ; et il m’est impos­sible de pous­ser plus avant mon ana­lyse sans recou­rir à des inter­pré­ta­tions qui n’ont pas encore été suf­fi­sam­ment dif­fu­sées, et encore moins abon­dam­ment dis­cu­tées ou cri­ti­quées et éva­luées de façon rigoureuse.

Pour par­ler sans ména­ge­ment, la thèse que je défends est celle-ci : depuis la fin des temps néo­li­thiques au Moyen-Orient, jusqu’à nos jours, deux tech­niques ont pério­di­que­ment exis­té côte à côte, l’une auto­ri­taire et l’autre démo­cra­tique ; la pre­mière éma­nant du centre du sys­tème, extrê­me­ment puis­sante mais par nature instable, la seconde diri­gée par l’homme, rela­ti­ve­ment faible mais ingé­nieuse et durable. Si j’ai rai­son, à moins que nous ne chan­gions radi­ca­le­ment de com­por­te­ment, le moment est proche où ce qui nous reste de tech­nique démo­cra­tique sera tota­le­ment sup­pri­mé ou rem­pla­cé, et ain­si toute auto­no­mie rési­duelle sera anéan­tie ou n’aura d’existence auto­ri­sée que dans des stra­té­gies per­verses de gou­ver­ne­ment, comme les scru­tins natio­naux pour élire des diri­geants déjà choi­sis dans les pays totalitaires.

Les don­nées sur les­quelles cette thèse est basée sont connues ; mais je pense que l’on a négli­gé leur impor­tance. Ce que j’appellerais tech­nique démo­cra­tique est la méthode de pro­duc­tion à échelle réduite, repo­sant prin­ci­pa­le­ment sur la com­pé­tence humaine et l’énergie ani­male mais tou­jours acti­ve­ment diri­gée par l’artisan ou l’agriculteur ; chaque groupe raf­fi­nant ses propres talents par le biais des arts et des céré­mo­nies sociales qui lui conviennent, tout en fai­sant un usage modé­ré des dons de la nature. Cette tech­nique a des ambi­tions limi­tées mais, pré­ci­sé­ment parce qu’elle se dif­fuse lar­ge­ment et exige rela­ti­ve­ment peu, elle est très faci­le­ment adap­table et récu­pé­rable. C’est cette tech­nique démo­cra­tique qui a sous-ten­du et sou­te­nu fer­me­ment toutes les cultures his­to­riques jusqu’à notre époque, et c’est elle qui a cor­ri­gé le pen­chant per­pé­tuel de la tech­nique auto­ri­taire à faire un mau­vais usage de ses pou­voirs. Même pour des peuples contraints à rendre hom­mage aux régimes auto­ri­taires les plus agres­sifs, dans les ate­liers et les cours de ferme, on pou­vait encore jouir d’un cer­tain degré d’autonomie, de dis­cer­ne­ment et de créa­ti­vi­té. La mas­sue royale, le fouet du meneur d’esclaves, les ordres bureau­cra­tiques n’ont lais­sé aucune trace sur les tex­tiles de Damas ou la pote­rie de l’Athènes du cin­quième siècle.

Alors que cette tech­nique démo­cra­tique remonte aus­si loin que l’usage pri­mi­tif des outils, la tech­nique auto­ri­taire est une réa­li­sa­tion beau­coup plus récente : elle appa­raît à peu près au qua­trième mil­lé­naire avant notre ère, dans une nou­velle confi­gu­ra­tion d’invention tech­nique, d’observation scien­ti­fique et de contrôle poli­tique cen­tra­li­sé qui a don­né nais­sance au mode de vie que nous pou­vons à pré­sent iden­ti­fier à la civi­li­sa­tion, sans en faire l’éloge. Sous la nou­velle ins­ti­tu­tion de la royau­té, des acti­vi­tés aupa­ra­vant dis­sé­mi­nées, diver­si­fiées, à la mesure de l’homme, furent ras­sem­blées à une échelle monu­men­tale dans une sorte de nou­velle orga­ni­sa­tion de masse à la fois théo­lo­gique et tech­nique. Dans la per­sonne d’un monarque abso­lu, dont la parole avait force de loi, les puis­sances cos­miques des­cen­dirent sur terre, mobi­li­sèrent et uni­fièrent les efforts de mil­liers d’hommes, jusqu’alors bien trop auto­nomes et indé­pen­dants pour accor­der volon­tai­re­ment leurs actions à des fins situées au-delà de l’horizon du village.

Cette nou­velle tech­nique auto­ri­taire n’était entra­vée ni par la cou­tume vil­la­geoise ni par le sen­ti­ment humain : ses prouesses her­cu­léennes d’organisation méca­nique repo­saient sur une contrainte phy­sique impi­toyable, sur le tra­vail for­cé et l’esclavage, qui engen­drèrent des machines capables de four­nir des mil­liers de che­vaux-vapeur plu­sieurs siècles avant l’invention du har­nais pour les che­vaux ou de la roue. Des inven­tions et des décou­vertes scien­ti­fiques d’un ordre éle­vé ins­pi­raient cette tech­nique cen­tra­li­sée : la trace écrite grâce aux rap­ports et aux archives, les mathé­ma­tiques et l’astronomie, l’irrigation et la cana­li­sa­tion ; et sur­tout la créa­tion de machines humaines com­plexes com­po­sées de pièces inter­dé­pen­dantes, rem­pla­çables, stan­dar­di­sées et spé­cia­li­sées – l’armée des tra­vailleurs, les troupes, la bureau­cra­tie. Les armées de tra­vailleurs et les troupes haus­sèrent les réa­li­sa­tions humaines à des niveaux jusqu’alors inima­gi­nables, dans la construc­tion à grande échelle pour les pre­mières et dans la des­truc­tion en masse pour les secondes. Sur ses ter­ri­toires d’origine, cette tech­nique tota­li­taire était tolé­rée, voire sou­hai­tée, mal­gré sa conti­nuelle pro­pen­sion à détruire, car elle orga­ni­sait la pre­mière éco­no­mie d’abondance règle­men­tée : notam­ment d’immenses cultures vivrières qui n’assuraient pas seule­ment l’alimentation d’une popu­la­tion urbaine nom­breuse, mais aus­si libé­rait une impor­tante mino­ri­té pro­fes­sion­nelle pour des acti­vi­tés mili­taires, bureau­cra­tiques, scien­ti­fiques ou pure­ment reli­gieuses. Mais des fai­blesses qui n’ont jamais été sur­mon­tées jusqu’à notre époque rédui­saient l’efficacité de ce système.

Tout d’abord, l’économie démo­cra­tique du vil­lage agri­cole résis­ta à l’incorporation dans le nou­veau sys­tème auto­ri­taire. C’est pour­quoi après avoir bri­sé les résis­tances et col­lec­té l’impôt, même l’Empire romain jugea oppor­tun d’accorder une grande auto­no­mie locale en matière de reli­gion et de gou­ver­ne­ment. De plus, tant que l’agriculture absor­ba le tra­vail de quelque 90 % de la popu­la­tion, la tech­nique de masse s’appliqua prin­ci­pa­le­ment dans les centres urbains popu­leux. Parce que la tech­nique auto­ri­taire prit d’abord forme à une époque de rare­té des métaux, et parce que la matière pre­mière humaine, grâce aux cap­tures de guerre, était aisé­ment trans­for­mable en machines, ses diri­geants ne prirent jamais la peine d’inventer des moyens de sub­sti­tu­tion méca­niques et inor­ga­niques. Mais elle souf­frait d’autres fai­blesses, plus graves encore. Ce sys­tème ne pos­sé­dait aucune cohé­rence interne : il suf­fi­sait d’une rup­ture dans la com­mu­ni­ca­tion, d’un chaî­non man­quant dans la chaîne de com­man­de­ment, pour que les grandes machines humaines se dés­in­tègrent. Enfin, les mythes qui sous-ten­daient le sys­tème tout entier – et en par­ti­cu­lier le mythe fon­da­men­tal de la royau­té – étaient irra­tion­nels à cause de leurs sus­pi­cions et ani­mo­si­tés para­noïdes et de leurs pré­ten­tions para­noïaques à l’obéissance incon­di­tion­nelle et au pou­voir abso­lu. En dépit de toutes ses impres­sion­nantes réa­li­sa­tions construc­tives, la tech­nique auto­ri­taire tra­dui­sait une hos­ti­li­té pro­fonde envers la vie.

À ce point de ma brève digres­sion his­to­rique, je pense que vous voyez clai­re­ment où je veux en venir : à savoir que la tech­nique auto­ri­taire réap­pa­raît aujourd’hui sous une forme habi­le­ment per­fec­tion­née et extrê­me­ment ren­for­cée. Jusqu’à pré­sent, confiants dans les prin­cipes opti­mistes de pen­seurs du dix-neu­vième siècle comme Auguste Comte et Her­bert Spen­cer, nous avons vu le déve­lop­pe­ment de la science expé­ri­men­tale et des inven­tions méca­niques comme le meilleur gage d’une socié­té indus­trielle paci­fique, pro­duc­tive, et avant tout démo­cra­tique. Nom­breux sont ceux qui, pour se ras­su­rer, ont choi­si de pen­ser qu’il exis­tait un rap­port de cau­sa­li­té entre la révolte contre le pou­voir poli­tique arbi­traire au dix-sep­tième siècle et la révo­lu­tion indus­trielle qui l’accompagna.

Mais il s’avère que ce que nous avons inter­pré­té comme la nou­velle liber­té est une ver­sion beau­coup plus sophis­ti­quée du vieil escla­vage : car l’émergence de la démo­cra­tie poli­tique au cours de ces der­niers siècles est de plus en plus neu­tra­li­sée par la résur­rec­tion accom­plie de la tech­nique auto­ri­taire cen­tra­li­sée – tech­nique qui s’était relâ­chée dans maintes par­ties du monde.

Ne nous lais­sons pas abu­ser plus long­temps. Au moment même où les nations occi­den­tales ren­ver­saient l’ancien régime abso­lu­tiste, gou­ver­né par un roi autre­fois d’essence divine, elles res­tau­raient le même sys­tème sous une forme beau­coup plus effi­cace de leur tech­nique, réin­tro­dui­sant des contraintes de nature mili­taire, non moins dra­co­niennes dans l’organisation de l’usine que dans la nou­velle orga­ni­sa­tion de l’armée pour­vue d’uniformes et rigou­reu­se­ment entraînée.

Au cours des deux der­niers siècles, qui consti­tuent des stades tran­si­toires, on pou­vait être per­plexe devant l’orientation finale de ce sys­tème, car on assis­tait à de fortes résis­tances démo­cra­tiques en de nom­breux endroits ; mais avec l’unification de l’idéologie scien­ti­fique, elle-même déga­gée des limites qu’imposaient la théo­lo­gie et les fins de l’humanisme, la tech­nique auto­ri­taire eut à sa por­tée un ins­tru­ment qui lui donne main­te­nant le contrôle abso­lu d’énergies phy­siques de dimen­sions cosmiques.

Les inven­teurs des bombes ato­miques, des fusées spa­tiales et des ordi­na­teurs sont les bâtis­seurs de pyra­mides de notre temps : leur psy­chisme est défor­mé par le même mythe de puis­sance illi­mi­tée, ils se vantent de l’omnipotence, sinon de l’omniscience, que leur garan­tit leur science, ils sont agi­tés par des obses­sions et des pul­sions non moins irra­tion­nelles que celles des sys­tèmes abso­lu­tistes anté­rieurs, et en par­ti­cu­lier cette notion que le sys­tème lui-même doit s’étendre, quel qu’en soit le coût ultime pour la vie.

Par la méca­ni­sa­tion, l’automatisation, l’organisation cyber­né­tique, cette tech­nique auto­ri­taire a enfin réus­si à sur­mon­ter ses fai­blesses les plus graves : sa dépen­dance ori­gi­nelle à l’égard de ser­vo­mé­ca­nismes résis­tants et par­fois acti­ve­ment indis­ci­pli­nés, encore assez humains pour aspi­rer à des fins par­fois contra­dic­toires avec celles du système.

Tout comme sa ver­sion pri­mi­tive, cette nou­velle tech­nique est mer­veilleu­se­ment dyna­mique et pro­duc­tive : sa puis­sance sous toutes ses formes tend à aug­men­ter de manière illi­mi­tée, dans des pro­por­tions qui défient le pou­voir d’assimilation et empêchent tout contrôle, que ce soit dans la pro­duc­ti­vi­té du savoir scien­ti­fique ou dans celle des chaînes de mon­tage industrielles.

Por­ter l’énergie, la vitesse et l’automatisation à leur déve­lop­pe­ment maxi­mum, sans se sou­cier des condi­tions diverses et sub­tiles qui sou­tiennent la vie orga­nique, est deve­nu une fin en soi. Et si l’on en juge par les bud­gets natio­naux, comme dans les pre­mières formes de tech­niques auto­ri­taires, tout l’effort se porte sur des ins­tru­ments de des­truc­tion tota­li­taires, conçus à des fins tota­le­ment irra­tion­nelles dont le prin­ci­pal effet serait la muti­la­tion ou l’extermination de la race humaine. Même Assur­ba­ni­pal et Gen­gis Khan s’acquittaient de leurs san­glantes entre­prises dans les limites de la nor­ma­li­té humaine.

Dans ce nou­veau sys­tème, le centre de l’autorité n’est plus une per­son­na­li­té dis­tincte, un roi tout-puis­sant : même dans les dic­ta­tures tota­li­taires, le centre se trouve désor­mais à l’intérieur même du sys­tème, invi­sible mais omni­pré­sent ; tous ses com­po­sants humains, y com­pris l’élite tech­nique et diri­geante et la prê­trise scien­ti­fique sacrée, qui seule a accès au savoir secret qui va per­mettre le contrôle total, sont eux aus­si pié­gés par la per­fec­tion même de l’organisation qu’ils ont inventée.

Tels les pha­raons de l’âge des pyra­mides, ces ser­vi­teurs du sys­tème iden­ti­fient ses bien­faits à leur propre bien-être ; comme le dieu-roi, leur apo­lo­gie du sys­tème est un acte d’auto-adoration ; et comme le roi encore, ils sont en proie à un besoin irré­pres­sible et irra­tion­nel d’étendre leurs moyens de contrôle et de repous­ser les limites de leur auto­ri­té. Dans ce col­lec­tif pla­cé au centre du sys­tème, ce Penta­gone de la puis­sance, aucune pré­sence visible ne donne des ordres : contrai­re­ment au Dieu de Job, on ne peut pas faire face aux nou­velles divi­ni­tés, et encore moins s’opposer à elles.

Sous pré­texte d’alléger le tra­vail, le but ultime de cette tech­nique est d’évincer la vie, ou plu­tôt d’en trans­fé­rer les pro­prié­tés à la machine et au col­lec­tif méca­nique, ne légi­ti­mant que la par­tie de l’organisme sus­cep­tible d’être contrô­lé et manipulé.

Ne vous mépre­nez pas sur cette ana­lyse. Le dan­ger pour la démo­cra­tie ne pro­vient pas de décou­vertes scien­ti­fiques spé­ci­fiques ou d’inventions élec­tro­niques. Les pul­sions humaines qui dominent la tech­nique auto­ri­taire de nos jours remontent à une époque à laquelle la roue n’avait même pas encore été inven­tée. Le dan­ger vient du fait que, depuis que Fran­cis Bacon et Gali­lée ont défi­ni les nou­veaux buts et méthodes de la tech­nique, nos grandes trans­for­ma­tions phy­siques ont été accom­plies par un sys­tème qui éli­mine déli­bé­ré­ment la per­son­na­li­té humaine dans sa tota­li­té, ne tient aucun compte du pro­ces­sus his­to­rique, exa­gère le rôle de l’intelligence abs­traite, et fait de la domi­na­tion de la nature phy­sique, et fina­le­ment de l’homme lui-même, le but prin­ci­pal de l’existence. Ce sys­tème a péné­tré la socié­té occi­den­tale si insi­dieu­se­ment que mon ana­lyse de son détour­ne­ment et de ses des­seins peut effec­ti­ve­ment paraître plus dis­cu­table – plus cho­quante en véri­té – que les faits eux-mêmes.

Com­ment expli­quer que notre époque se soit livrée si faci­le­ment aux contrô­leurs, aux mani­pu­la­teurs, aux pré­pa­ra­teurs d’une tech­nique auto­ri­taire ? La réponse à cette ques­tion est à la fois para­doxale et ironique.

La tech­nique actuelle se dis­tingue de celle des sys­tèmes du pas­sé, ouver­te­ment bru­taux et absurdes, par un détail par­ti­cu­lier qui lui est hau­te­ment favo­rable : elle a accep­té le prin­cipe démo­cra­tique de base en ver­tu duquel chaque membre de la socié­té est cen­sé pro­fi­ter de ses bien­faits. C’est en s’acquittant pro­gres­si­ve­ment de cette pro­messe démo­cra­tique que notre sys­tème a acquis une emprise totale sur la com­mu­nau­té, qui menace d’annihiler tous les autres ves­tiges démocratiques.

Le mar­ché qui nous est pro­po­sé se pré­sente comme un géné­reux pot-de-vin. D’après les termes du contrat social démo­cra­ti­co-auto­ri­taire, chaque membre de la com­mu­nau­té peut pré­tendre à tous les avan­tages maté­riels, tous les sti­mu­lants intel­lec­tuels et émo­tion­nels qu’il peut dési­rer, dans des pro­por­tions jusque-là tout juste acces­sibles même à une mino­ri­té res­treinte : nour­ri­ture, loge­ment, trans­ports rapides, com­mu­ni­ca­tion ins­tan­ta­née, soins médi­caux, diver­tis­se­ments et édu­ca­tion. Mais à une seule condi­tion : non seule­ment que l’on n’exige rien que le sys­tème ne puisse pas four­nir, mais encore que l’on accepte tout ce qui est offert, dûment trans­for­mé et pro­duit arti­fi­ciel­le­ment, homo­gé­néi­fié et uni­for­mi­sé, dans les pro­por­tions exactes que le sys­tème, et non la per­sonne, exige. Si l’on choi­sit le sys­tème, aucun autre choix n’est pos­sible. En un mot, si nous abdi­quons notre vie au départ, la tech­nique auto­ri­taire nous ren­dra tout ce qui peut être cali­bré méca­ni­que­ment, mul­ti­plié quan­ti­ta­ti­ve­ment, mani­pu­lé et ampli­fié collectivement.

« N’est-ce pas là un mar­ché loyal ? » deman­de­ront ceux qui parlent au nom du sys­tème. « Les bien­faits que pro­met la tech­nique auto­ri­taire ne sont-ils pas réels ? N’est-ce pas la corne d’abondance dont l’humanité rêve depuis si long­temps, et que toutes les classes domi­nantes ont ten­té de s’approprier, avec toute la bru­ta­li­té et l’injustice néces­saires ? » Je ne vou­drais sur­tout pas nier que cette tech­nique a créé de nom­breux pro­duits admi­rables, ni les déni­grer, car une éco­no­mie auto­ré­gu­lée pour­rait en faire bon usage.

Je sou­haite seule­ment sug­gé­rer qu’il est temps de faire le compte des coûts et des incon­vé­nients humains, pour ne rien dire des dan­gers, aux­quels nous expose notre adhé­sion incon­di­tion­nelle au sys­tème lui-même. Même les coûts immé­diats sont éle­vés, car ce sys­tème est si loin d’être sou­mis à une direc­tion humaine effi­cace qu’il pour­rait nous empoi­son­ner en masse pour nous nour­rir ou nous exter­mi­ner pour assu­rer notre sécu­ri­té natio­nale avant que nous ne puis­sions jouir de ses bienfaits.

Est-il humai­ne­ment avan­ta­geux de renon­cer à la pos­si­bi­li­té de pas­ser quelques années à Wal­den Pond [1] pour le pri­vi­lège de pas­ser sa vie à Wal­den Deux [2]? Quand notre tech­nique auto­ri­taire aura conso­li­dé son pou­voir, grâce à ses nou­velles formes de contrôle des masses, sa pano­plie de tran­quilli­sants, de séda­tifs et d’aphrodisiaques, com­ment la démo­cra­tie pour­rait-elle sur­vivre ? C’est une ques­tion idiote : la vie elle-même n’y résis­te­ra pas, excep­té ce que nous en débi­te­ra la machine collective.

Une intel­li­gence scien­ti­fique asep­ti­sée se pro­pa­geant sur toute la pla­nète ne serait pas l’heureux abou­tis­se­ment du des­sein divin, comme Teil­hard de Char­din l’a si naï­ve­ment ima­gi­né, ce serait plu­tôt la condam­na­tion défi­ni­tive de tout nou­veau pro­grès humain.

Encore une fois, ne vous mépre­nez pas sur ce que je veux dire. Je ne pré­dis pas un ave­nir cer­tain, mais j’avertis de ce qui peut advenir.

Que devons-nous faire pour échap­per à ce sort ? En décri­vant la tech­nique auto­ri­taire qui entre­prend de nous domi­ner, je n’ai pas oublié la grande leçon de l’histoire : « Pré­pa­rez-vous à l’inattendu ! » Pas plus que je n’ignore les immenses réserves de vita­li­té et de créa­ti­vi­té qu’une tra­di­tion démo­cra­tique plus humaine tient encore à notre dis­po­si­tion. Je sou­haite per­sua­der ceux dont le sou­ci est de pré­ser­ver les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques que les efforts qu’ils feront dans ce sens doivent aus­si inclure la tech­nique. Il s’agit là aus­si de repla­cer l’homme au centre.

Nous devons nous oppo­ser à ce sys­tème auto­ri­taire qui confère à une idéo­lo­gie trop peu déve­lop­pée et à la tech­nique l’autorité qui appar­tient à la per­son­na­li­té humaine. Je le répète : la vie ne se délègue pas.

Sin­gu­liè­re­ment et d’une manière sym­bo­lique déli­cieu­se­ment appro­priée, la pre­mière cita­tion à l’appui de cette thèse nous est venue d’un agent bien dis­po­sé à l’égard de cette nou­velle tech­nique auto­ri­taire – ce qui en fait presque l’archétype de la vic­time ! Il s’agit de l’astronaute John Glenn, dont la vie fut mise en dan­ger à cause du dys­fonc­tion­ne­ment de ses contrôles auto­ma­tiques, action­nés à dis­tance. Après avoir sau­vé sa vie de jus­tesse grâce à sa propre inter­ven­tion, il émer­gea de la cap­sule spa­tiale en s’écriant : « Que l’homme prenne désor­mais les commandes ! »

Ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Mais si nous ne vou­lons pas être ame­nés à prendre des mesures encore plus dra­co­niennes, comme celles qu’évoque Samuel But­ler dans Erew­hon [3], nous serions bien ins­pi­rés d’envisager une solu­tion plus construc­tive : à savoir la recons­ti­tu­tion, à la fois de notre science et de notre tech­nique, de manière à pou­voir y intro­duire, à chaque étape du pro­ces­sus, les aspects de la per­son­na­li­té humaine qui en ont été exclus.

Cela signi­fie qu’il faut sacri­fier sans regret la quan­ti­té seule afin de res­tau­rer la pos­si­bi­li­té d’un choix qua­li­ta­tif ; il faut trans­mettre l’autorité, actuel­le­ment aux mains de la machine col­lec­tive, à la per­son­na­li­té humaine et au groupe auto­nome ; il faut don­ner la pré­fé­rence à la varié­té et à la com­plexi­té éco­lo­gique au lieu d’accentuer l’uniformité et la stan­dar­di­sa­tion exces­sives ; et sur­tout, il faut affai­blir la pul­sion qui fait croître le sys­tème au lieu de le conte­nir fer­me­ment dans des limites humaines, et par là libé­rer l’homme pour lui per­mettre de pour­suivre d’autres fins.

La ques­tion que nous devons nous poser n’est pas de savoir ce qui est bon pour la science, et encore moins pour Gene­ral Motors, Union Car­bide, IBM ou le Penta­gone, mais c’est de savoir ce qui est bon pour l’homme : non pas l’homme des masses, sou­mis à la machine et enré­gi­men­té par le sys­tème, mais l’homme en tant que per­sonne, libre de se mou­voir dans tous les domaines de la vie.

Le pro­ces­sus démo­cra­tique peut récu­pé­rer de larges pans de la tech­nique, si nous sur­mon­tons les pul­sions infan­tiles et les auto­ma­tismes qui menacent à pré­sent d’annuler tout ce que nous avons acquis de réel­le­ment posi­tif. Le loi­sir même que la machine pro­cure dans les pays avan­cés peut être uti­li­sé avec pro­fit, non pas pour s’inféoder à d’autres machines qui offrent une détente méca­ni­sée, mais pour entre­prendre des tâches dont le sens et la por­tée ne sont ni ren­tables ni tech­ni­que­ment pos­sibles dans un sys­tème de pro­duc­tion de masse : tâches qui néces­sitent un talent, un savoir, un sen­ti­ment esthé­tique par­ti­cu­liers. Le mou­ve­ment qui encou­ra­geait le bri­co­lage s’est pré­ma­tu­ré­ment enli­sé parce qu’il a essayé de vendre encore plus de machines, mais son slo­gan visait juste [4], à condi­tion d’avoir encore un moi qui puisse en faire usage. Nous ne pour­rons venir à bout de la sur­abon­dance des auto­mo­biles qui encombrent et détruisent nos villes qu’en redes­si­nant ces villes de façon à favo­ri­ser un agent humain plus effi­cace : le mar­cheur. Et si l’on consi­dère la nais­sance et l’accouchement, on voit heu­reu­se­ment régres­ser la pro­cé­dure auto­ri­taire impor­tune, sou­vent mor­telle, cen­trée sur la rou­tine hos­pi­ta­lière, en faveur d’un pro­cé­dé plus humain qui redonne l’initiative à la mère et aux rythmes natu­rels du corps.

Com­plé­ter et enri­chir la tech­nique démo­cra­tique est de toute évi­dence un sujet trop impor­tant pour être trai­té en une ou deux phrases de conclu­sion : mais j’espère avoir clai­re­ment démon­tré que les avan­tages authen­tiques que pro­cure la tech­nique basée sur la science ne peuvent être pré­ser­vés qu’à condi­tion que nous reve­nions en arrière, à un point où l’homme pour­ra avoir le choix, inter­ve­nir, faire des pro­jets à des fins entiè­re­ment dif­fé­rentes de celles du système.

Dans les cir­cons­tances actuelles, si la démo­cra­tie n’existait pas, il nous fau­drait l’inventer afin de sau­ve­gar­der le carac­tère et le génie de l’homme et de recom­men­cer à le perfectionner.

Lewis Mum­ford

(19 octobre 1895 – 26 jan­vier 1990)

Dis­cours pro­non­cé à New York, le 21 jan­vier 1963

et publié dans la revue Tech­nique et Culture, vol. 5, n°1, hiver 1964

(éd. John Hop­kins Uni­ver­si­ty Press).

Tra­duc­tion fran­çaise réa­li­sée par Annie Gouilleux, février 2012.

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Ce texte a été publié dans

Notes & Mor­ceaux Choisis

Bul­le­tin cri­tique des sciences, des tech­no­lo­gies et de la socié­té industrielle

n°11 – 2014

Télé­char­gez la bro­chure au for­mat PDF :

Lewis Mum­ford, Uto­pie, Machine et Socié­té, 1922–1972


Notes :

[1] Wal­den Pond était situé à Concord, Mas­sa­chu­setts. C’est là que Hen­ry David Tho­reau a vécu et a écrit Wal­den, ou la vie, dans les bois. [NdT]

[2] Wal­den Two : uto­pie moderne écrite par B. F. Skin­ner en 1948 et qui a sus­ci­té de nom­breux débats. Elle décrit une socié­té dans laquelle les pro­blèmes humains sont réso­lus par une tech­no­lo­gie scien­ti­fique appro­priée, le beha­vio­risme ou com­por­te­men­ta­lisme (approche de la psy­cho­lo­gie à tra­vers l’étude des inter­ac­tions de l’individu avec le milieu). Ce livre a été réédi­té en 2005. [NdT]

[3] Erew­hon est une “satire inver­sée” (le titre est une inver­sion du mot now­here, nulle part) de la socié­té anglaise de la seconde moi­tié du XIXe siècle. But­ler ima­gine que dans cette socié­té toutes les inven­tions tech­niques effec­tuées au-delà d’une cer­taine date ont été pros­crites suite à une révolte contre l’hégémonie gran­dis­sante des machines. [NdT]

[4] Il s’agit du mou­ve­ment DIY : Do It Your­self (faites-le vous-même). [NdT]

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