L’aviation et l’absurdité mensongère et criminelle de la compensation et de la neutralité carbone (par Nicolas Casaux)

Le texte qui suit est essen­tiel­le­ment une tra­duc­tion d’un article de Chris Lang ini­tia­le­ment publié en anglais sur son très bon site de dénon­cia­tion d’une par­tie des men­songes verts uti­li­sés par l’in­dus­trie pour ratio­na­li­ser et jus­ti­fier son exis­tence et son expan­sion. Tra­duc­tion que j’ai légè­re­ment aug­men­tée en y insé­rant des extraits tra­duits du rap­port de Bio­fuel­watch dont il est fait men­tion, et quelques pas­sages sur le cas de la France, et d’Air France.


Le pétrole comme alternative au pétrole

Vous l’a­vez peut-être appris, Air France compte com­pen­ser toutes les émis­sions de car­bone de ses vols inté­rieurs dès le début de l’an­née pro­chaine (2020), ain­si que cet article du Pari­sien le rap­porte. Article dans lequel il est éga­le­ment rap­pe­lé qu’Air France compense(rait) déjà une par­tie des émis­sions de ses vols inter­na­tio­naux grâce au pro­gramme CORSIA. De quoi retourne-t-il ?

Le sec­teur de l’aviation est une des prin­ci­pales sources d’émissions de gaz à effet de serre d’origine humain­dus­trielle. Sa crois­sance est une des plus rapides de tous les sec­teurs indus­triels. En 2013, les lignes com­mer­ciales brû­laient 280 mil­liards de litres de kéro­sène, émet­tant 710 mil­lions de tonnes de CO2. En 2018, elles consom­maient 356 mil­liards de litres de kéro­sène, et émet­taient 905 mil­lions de tonnes de CO2 dans l’atmopshère.

Un nou­veau rap­port de Bio­fuel­watch sou­ligne que l’Organisation de l’a­via­tion civile inter­na­tio­nale (OACI) ne compte abso­lu­ment pas réduire cette crois­sance. Au contraire, elle vise « une crois­sance des émis­sions neutre en car­bone », au moyen de com­bus­tibles « alter­na­tifs » et de compensations.

Bio­fuel­watch décrit le « Pro­gramme de com­pen­sa­tion et de réduc­tion de car­bone pour l’aviation inter­na­tio­nale » (en anglais : Car­bon Off­set­ting and Reduc­tion Scheme for Inter­na­tio­nal Avia­tion, acroy­nyme : CORSIA) de l’OACI comme « une dan­ge­reuse et pro­fon­dé­ment fal­la­cieuse dis­trac­tion qui résul­te­ra en davan­tage d’émissions, et non pas en leur réduction ».

Les émis­sions liées à l’aviation ne se résument pas aux émis­sions de CO2. Des inter­ac­tions chi­miques se pro­duisent en alti­tudes. Bio­fuel­watch explique qu’en termes de for­çage radia­tif, l’impact cli­ma­tique total de l’aviation est entre deux et quatre fois celui ses émis­sions de CO2, selon le GIEC.

Il n’existe aucune tech­no-solu­tion per­met­tant à l’industrie de l’aviation de ne pas uti­li­ser de com­bus­tibles fos­siles. Réduire le nombre de vols est la seule manière de réduire les émis­sions du secteur.

Mais c’est une pers­pec­tive que l’OACI n’encouragera sans doute jamais.

La boîte noire de l’aviation

L’OACI est domi­née par des indus­triels, et est un des moins trans­pa­rents des organes de l’ONU, ain­si que Chloé Farand l’a récem­ment rap­por­té pour Cli­mate Home News. L’OACI recours à des clauses de non-divul­ga­tion pour empê­cher la fuite de docu­ments de son comi­té pour la pro­tec­tion envi­ron­ne­men­tale. Ses docu­ments sont gar­dés sur un por­tail sécu­ri­sé. Les obser­va­teurs accré­di­tés ne peuvent y accé­der qu’après avoir signé l’accord. Farand explique que :

Selon cet accord, les obser­va­teurs doivent « indem­ni­ser l’OACI pour toute action, perte, récla­ma­tion, dom­mage, pas­sif, et dépense » qui décou­le­rait de la divul­ga­tion d’information four­nies durant les réunions. Et ce, « sans limite ». En théo­rie, cela signi­fie que tout lan­ceur d’alerte qui ren­drait publics des docu­ments ris­que­rait de devoir payer d’importantes sommes d’argent récla­mées par les com­pa­gnies auprès de l’ONU.

Les obser­va­teurs des réunions de l’OACI penchent lar­ge­ment du côté de l’industrie. Farand écrit que :

Six asso­cia­tions com­mer­ciales et groupes de lob­byistes sont accré­di­tés en tant qu’observateurs des réunions, selon les listes des par­ti­ci­pants datant d’entre 2010 et 2019, obte­nues par CHN. Des ONG sont auto­ri­sées à assis­ter aux réunions sous la délé­ga­tion d’un seul obser­va­teur, la Coa­li­tion inter­na­tio­nale pour une avia­tion soutenable.

Seules six ONG font par­tie de cette oxy­mo­rique Coa­li­tion inter­na­tio­nale pour une avia­tion soutenable :

Les six ONG en question

Aucune de ces ONG ne s’oppose aux com­pen­sa­tions. Aux moins deux d’entre elles (EDF et le WWF) pro­meuvent au contraire très acti­ve­ment le prin­cipe de la compensation.

Les combustibles alternatifs de l’aviation

L’OACI envi­sage de recou­rir à des com­bus­tibles dits « alter­na­tifs » afin, sup­po­sé­ment, de réduire les émis­sions du sec­teur de l’aviation. Ain­si l’OACI a‑t-elle déci­dé, en 2018, que le pétrole obte­nu au moyen des nou­veaux modes de forage pétro­lier, qui requièrent moins d’énergie lors de son extrac­tion, peut être consi­dé­ré comme un com­bus­tible « alter­na­tif » pour l’aviation. En outre, si une raf­fi­ne­rie fonc­tionne grâce aux éner­gies dites « renou­ve­lables », alors le pétrole qui en sort peut aus­si être consi­dé­ré comme un com­bus­tible « alter­na­tif » pour l’aviation.

Les moins chers et les plus répan­dus des com­bus­tibles dits alter­na­tifs pour l’aviation sont éla­bo­rés à par­tir d’huile de palme ou de soja. Les plan­ta­tions de pal­miers à huile et de soja sont res­pon­sables d’une grande par­tie de la défo­res­ta­tion mon­diale. En 2016, une étude pro­duite pour la com­mis­sion euro­péenne a mon­tré que les bio­car­bu­rants étaient pires pour le cli­mat que les com­bus­tibles fossiles.

Un rap­port publié cette semaine par la Fon­da­tion nor­vé­gienne pour la forêt tro­pi­cale montre que l’augmentation de la demande en huile de soja ou de palme de la part du sec­teur de l’aviation pour­rait détruire 3,2 mil­lions d’hectares de forêts tropicales.

Bio­fuel­watch sou­ligne donc que « les cri­tères de sou­te­na­bi­li­té qu’utilise CORSIA sont fla­gramment inadéquats ».

Les compensations carbones forestières sont instables et peu fiables.

« CORSIA per­met­trait tech­ni­que­ment une quan­ti­té illi­mi­tée de com­pen­sa­tions fores­tières », écrit Biofuelwatch.

Nous devons pro­té­ger les der­nières forêts du globe, et nous devons éga­le­ment res­tau­rer celles que nous avons détruites, mais nous ne pou­vons pas uti­li­ser la crois­sance et la ges­tion de la sur­face fores­tière comme un « per­mis de pol­luer ». La crise cli­ma­tique requiert urgem­ment que nous rédui­sions les émis­sions (de l’aviation et des autres sec­teurs » ET que nous pro­té­gions et res­tau­rions les forêts. Nous ne pou­vons pas avoir l’un sans l’autre.

Étant don­né l’augmentation rapide des émis­sions du sec­teur de l’aviation, la quan­ti­té de forêt qui serait néces­saire pour les com­pen­ser serait bien trop impor­tante. En outre, lorsque les forêts sont uti­li­sées comme des « com­pen­sa­tions », en un sens, elles deviennent la pro­prié­té de ces indus­tries pol­lueuses. Les com­mu­nau­tés et les socié­tés indi­gènes qui y vivent, et qui en sont géné­ra­le­ment les meilleures gar­diennes, se retrouvent ain­si pri­vées de leurs droits fon­da­men­taux, et voient leurs sub­sis­tances mena­cées par les pro­jets de « compensation ».

Impos­sible de garan­tir que les sur­faces boi­sées inté­grées au mar­ché du car­bone sur lequel se basent les com­pen­sa­tions des émis­sions de l’aviation ne seront pas incen­diées, assé­chées, ou détruites de quelque manière par des mala­dies, des insectes, par une défo­res­ta­tion illé­gale [ou légale, NdT], ou d’autres fac­teurs ou dyna­miques géo­po­li­tiques ou éco­no­miques. Ou encore par les impacts de la crise climatique.

Les récents incen­dies en Ama­zo­nie [et en Indo­né­sie, et en Sibé­rie, et en Afrique, etc., NdT] l’illustrent tris­te­ment. Les com­pen­sa­tions car­bones qui misent tout sur les forêts tro­pi­cales ou la refo­res­ta­tion ou l’afforestation sont hau­te­ment douteuses.

Le rap­port de Bio­fuel­watch se ter­mine ainsi :

Il y a long­temps que nous aurions dû ces­sé de pré­tendre que les forêts des tro­piques peuvent s’occuper de net­toyer les pol­lu­tions des indus­tries, ou que les bio­car­bu­rants sont une solu­tion. L’aviation est incom­pa­tible avec l’endiguement (et d’autant plus avec l’inversion) du désastre cli­ma­tique en cours.


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

P.S. : à pro­pos de l’esbroufe de la com­pen­sa­tion, vous pou­vez aus­si lire cet article récem­ment publié sur Repor­terre.

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