Note du Traducteur : Le texte suivant est une traduction d’un article écrit par la journaliste Maureen Callahan, initialement publié, en anglais, sur le site du New York Post, le 19 mars 2020. Je l’ai traduit parce qu’il permet de constater l’ignominie du capitalisme et de ses classes dominantes en temps de crise. Des choses similaires se produisent en France, bien évidemment.
« Nous devrions faire sauter les ponts » — le coronavirus déchaîne une guerre de classes dans les Hamptons
La guerre des classes est déclarée dans les Hamptons.
Les habitants à l’année, en grande partie des employés qui nettoient et aménagent le paysage pour les congés d’été des super-riches — qui supportent donc toutes sortes d’avanies et de comportements abjectes en échange d’un salaire — ne se taisent plus.
« Il n’y a plus un seul légume en ville », affirme un habitant de Springs, un quartier de travailleurs d’East Hampton. « À cause de ces individus élitistes qui pensent qu’ils n’ont pas à suivre les règles. »
Et la pénurie alimentaire qui sévit ici n’est pas le seul problème. Tous les aspects de la vie, et surtout les soins médicaux, sont mis à rude épreuve par l’afflux soudain de riches Manhattanites paniqués fuyant New-York, apportant avec eux leur mépris et leur indifférence pour les petites gens — et dans certains cas, apportant sciemment le coronavirus.
Le résident de Springs ajoute que son amie, une infirmière locale, lui a confié qu’une riche femme de Manhattan testée positive au coronavirus a appelé le petit hôpital de Southampton pour dire qu’elle était en route et qu’elle avait besoin d’un traitement.
On lui a alors répondu de rester à Manhattan.
Au lieu de quoi, elle aurait pris les transports en commun, ne parlant à personne son état de santé. Puis se serait présentée à l’hôpital de Southampton, exigeant d’être admise.
« Une autre personne a pris un jet privé pour venir ici à East Hampton sans prévenir personne jusqu’à l’atterrissage », explique l’habitant. « C’est ça le pire. Le virus est déjà là, et nous n’avons pas de ressources médicales. »
« Nous sommes tout au bout de Long Island, à la pointe, et des vagues de gens apportent cette m*rde », déclare James Katsipis, un résident de longue date de Montauker. « Nous devrions faire sauter les ponts. Pour ne pas les laisser venir. »
Tout cela a commencé il y a une semaine. D’abord, il y a eu des publications sur les réseaux sociaux de riches exhibant leur flotte de 4x4 — parfois trois par famille — remplis d’aliments frais et en conserve achetés en ville, annonçant qu’ils se dirigeaient vers leurs résidences secondaires dans l’Est, où ils se sont empressés de vider tous les rayons des supermarchés.

Puis ils se sont attaqués à P.C. Richard & Son [La plus grande chaîne de magasins d’électroménager et d’appareils électro-informatiques des USA, NdT] à Southampton pour commander d’urgence des congélateurs supplémentaires afin de stocker toute cette nourriture — 700 commandes rien que le week-end dernier. Lorsqu’on a demandé à une cliente quelle taille de congélateur elle voulait, elle a répondu : « Je m’en fiche. Il faut juste qu’il soit assez grand pour que je puisse m’y cacher ».
Cela n’avait aucun sens, mais, ici, en ce moment, rien n’a de sens.
Voici quelque chose qui n’est jamais mentionné ou vu dans les reportages sur les Hamptons, que ce soit au journal télévisé, dans les colonnes de ragots des journaux ou dans les rediffusions de ‘Sex and the City’ : en réalité, des gens pauvres vivent là-bas à l’année. On y trouve trois mini-villes de mobile-homes (dont une, bien entendu, qui tend à se tourner vers le luxe). On y trouve des banques alimentaires pour les nécessiteux, dont des écoliers.
Habituellement, les nantis et les dépossédés ne se retrouvent qu’en été, et chacun joue son rôle. Mais en ce moment, les choses changent.
« Une grande majorité [des riches] sont vraiment irrespectueux et, à mon avis, ne méritent pas de profiter de Montauk », déclare le pêcheur local Chris Albronda, 33 ans. Chris n’a pas été étonné par la femme infectée venue délibérément ici, même après qu’on lui ait dit de ne pas le faire.
« Ce petit geste reflète bien ce à quoi nous avons affaire l’été », explique-t-il. « Égoïste. Irrespectueux. Parfaitement abject. »
« J’ai été témoin d’actes d’égoïsme stupéfiants », déclare Jason LaGarenne, 42 ans, Hamptonite de l’Est de longue date. « J’ai vu un type sortir [d’une épicerie] avec un caddie rempli de carottes. Juste des carottes. Et avec un autre caddie rempli de bouteilles d’eau et de liquide vaisselle anti-microbien orange. Si vous êtes un con d’habitude, je suppose que votre connerie est démultipliée par les temps qui courent. »
D’autant plus si vous êtes cupide et égocentrique. Les locaux sont stupéfaits de constater que les riches n’ont pas vraiment pris conscience de leur existence, qu’il ne leur est pas venu à l’esprit qu’avec les ressources illimitées dont ils disposent, ils n’auront jamais faim, même en cas de pandémie.
« Nous sommes allés à l’IGA d’Amagansett hier [un supermarché] », explique Romaine Gordon, un agent immobilier local. « Il devait rester deux pizzas surgelées. Je n’ai jamais rien vu de tel. »
Durant la basse saison, d’octobre à juin, peu de gens vivent là. Pendant cette période, les épiciers locaux ne stockent que des denrées alimentaires et des fournitures pour une population très réduite, ils s’adaptent à cette demande. On n’y trouve pas de FreshDirect, pas de Whole Foods [Biocoop mais version US], pas de nourriture en livraison à domicile.
La plupart des personnes qui travaillent et vivent ici à l’année n’ont pas la possibilité de dépenser, ainsi que l’a rapporté le New York Post, 8 000 dollars d’un coup à l’épicerie gastronomique Citarella, ou d’importer des centaines de kilos de viande comme vient de le faire un hôtel du coin, puis de cacher leurs stocks dans des congélateurs d’appoint flambant neufs qu’ils viennent d’acheter.
Ici, c’est plutôt le genre d’endroit où un riche propriétaire loue sa maison durant l’été et ordonne à son personnel, à la fin de la saison, de jeter toute la nourriture et les boissons restantes dans ses trois réfrigérateurs, peu importe qu’elles soient encore consommables, encore scellées et non ouvertes — c’est une histoire vraie.
« C’est horrible », affirme Gordon. « Pensez à toutes les personnes âgées qui doivent attendre leurs chèques de sécurité sociale ou leurs bons alimentaires pour aller faire des courses. Lorsqu’ils le reçoivent, il n’y a plus rien à acheter. Ici, tout le monde ne peut pas se permettre d’utiliser sa carte bleue n’importe comment. J’ai vu des personnes âgées au King Kullen [supermarché local] choquées par leurs paniers vides. Ces pauvres gens — ils risquent littéralement leur vie pour aller à l’épicerie, et vous, vous rentrez chez vous avec quoi ? C’est vraiment rageant. »

Et après avoir acheté toute la nourriture disponible, ces riches paniqués ne se sont pas réfugiés chez eux. Ils sont sortis faire la fête.
« Le plus gros problème — ce qui m’agace plus que tout — c’est qu’ils pensent que parce qu’ils sont ici, ils sont en sécurité », explique Katsipis. « Certaines de ces personnes sont malades, mais elles vont dans les bars et font comme si elles étaient en vacances. Que croient-ils ces gens de la ville, que nous vivons ici dans une bulle imaginaire et magique ? »
Depuis le week-end dernier, SoulCycle et Flywheel font salle comble, tout comme les bars, les restaurants, les magasins de vêtements et les cafés. Dès lundi, « il y avait la queue à la porte du [restaurant d’East Hampton] Mary’s, et devant Starbucks », explique le résident de Springs. « Puisque vous faites tout un foin du fait que vous quittez la ville et stockez de la nourriture, pourquoi ne pas rester dans votre manoir d’un million de dollars en bord de mer ? N’allez pas au Starbucks ! Je suis sûr que vous avez une cafetière chez vous. »
Le week-end dernier, explique Albronda, « il y avait deux ou trois restaurants tellement pleins que la police a dû venir pour faire sortir des gens. Personne ne prend cela au sérieux. Ils sont juste égoïstes. Si cette maladie se répand ici, ce sera à cause d’eux. »
Une partie de ces fuyards ne possède pas de maison ici. « Nous avons commencé tôt », explique Dawn Neway, un agent immobilier d’East Hampton, qui travaille avec sa sœur Diana. « Nous avons beaucoup de clients haut de gamme, et nous avons remarqué que lorsque les écoles privées fermaient, avant la panique, ils ne cherchaient à voyager. Ils annulaient leurs séjours à Aspen pour les vacances de printemps. Nous avons eu un appel d’un client qui nous a dit que son budget était entre 400 000 et 1 million de dollars, pour toute l’année, à partir de maintenant. Je n’ai jamais rien vu de tel. »
Gordon a vécu une expérience similaire. Son volume d’appels a significativement augmenté le week-end dernier. « C’était une véritable frénésie, sans arrêt, du vendredi au samedi et au dimanche, de tôt le matin à tard le soir », explique-t-elle, précisant que chaque appel s’est à peu près déroulé comme suit :
« Vous avez quelque chose à faire dans les prochaines heures ? »
« Ce soir ? »
« Demain ? »
« Nous ne nous soucions pas de l’endroit précis. Et peu importe le prix. »
Et vu que c’est encore la basse saison, « ce n’est pas comme si ces maisons étaient prêtes à être habitées immédiatement », explique Gordon. « Mais je connais des gens qui ont eu droit à une guerre d’enchères de 300 000 $ [pour leur maison], de maintenant jusqu’à la fin de l’été. »
Katsipis a des amis qui s’occupent de ces maisons pendant les mois d’hiver, et les soudaines demandes des locataires les ont étonnés.
« Le plus étrange », explique Katsipis, « c’est qu’ils veulent tous que leur piscine soit chauffée. Il faisait ‑2°C l’autre nuit, et ils veulent qu’elles soient chauffées à 31°C. »
Traduction : Même si les bars et les restaurants ont fermé, ces gens sont là pour faire la fête.
Et peu importe que, lorsqu’ils tomberont malades, ils ne trouveront nulle part où aller.
« C’est ma grande peur », affirme Albronda. « Tout le monde était dehors en groupe. Comme si l’été commençait plus tôt cette année. Nous allons voir la maladie se propager, et notre hôpital n’est pas aussi préparé à y faire face qu’un grand hôpital de ville. »
L’hôpital de Southampton, qui dessert East Hampton, Bridgehampton, Sag Harbor, Noyack, Amagansett, Hampton Bays, Montauk et bien sûr Southampton, dispose de 125 lits. Seuls huit d’entre eux sont en unité de soins intensifs. Bien qu’une porte-parole ait déclaré au New York Post que l’hôpital en préparait davantage, les habitants ne sont pas confiants.
« Combien de ventilateurs pensez-vous qu’ils ont là-dedans ? » demande Katsipis. « Dix ? Vingt ? La ville a beaucoup plus d’hôpitaux et, ce n’est pas pour rien, de meilleurs soins en général. Southampton n’est tout simplement pas équipée pour une pandémie. »
« Cet hôpital est tout petit », explique le résident de Springs, qui y a été longuement soigné l’année dernière, et qui rapporte qu’il n’y a que quatre salles de quarantaine. « Ils nous soignaient déjà dans le couloir des urgences en été. Nous n’avons pas de ressources médicales ici. »
Le problème est aggravé par le manque d’ambulances. Chaque caserne n’en compte que deux ou trois, et les pompiers et les ambulanciers ne sont pas sur place — lorsqu’un appel arrive, ils sont alertés à la maison, et doivent se rendre à la caserne puis aux urgences. Et tous les pompiers de l’East End sont des pompiers volontaires.
« Nous sommes dans un état d’urgence désormais », déclare une porte-parole d’un service de pompiers de l’East End.
Cela étant, tous les habitants s’étant confiés au Post ont tenu à souligner que leurs communautés disposaient toutes d’une chose que les riches n’ont pas : l’entraide ; on s’y soucie véritablement les uns des autres.
« Je vois des barmans et des serveuses — des personnes sans emploi — qui se portent volontaires pour nourrir les personnes âgées », explique LaGarenne. « Nous ne voyons pas vraiment cela chez ces personnes qui accumulent des provisions. Mais je suppose que c’est assez logique. »
Maureen Callahan
Traduction : Nicolas Casaux
Merci Nicolas, passionnant, je me permets de transmettre à Monique et Michel.