Coronavirus : La distanciation sociale, une blague cruelle pour les habitants des bidonvilles himalayens (par Joydeep Gupta)

Le texte sui­vant est une tra­duc­tion d’un article ini­tia­le­ment publié, en anglais, le 25 mars 2020, sur le site thethirdpole.net Cet humble témoi­gnage per­met de sou­li­gner l’é­ten­due du crime dont les riches et les puis­sants, les tenan­ciers de la socié­té indus­trielle, de la socié­té de masse, sont cou­pables. Non contents d’ex­ploi­ter et d’en­tas­ser la misère humaine dans des (bidon)villes insa­lubres sur la pla­nète entière, de rava­ger les milieux natu­rels et d’or­ga­ni­ser la concen­tra­tion éga­le­ment mas­sive d’a­ni­maux pareille­ment misé­rables (domes­tiques ou non, d’é­le­vages et autres), pré­ci­pi­tant l’é­mer­gence et la dif­fu­sion de patho­gènes comme le covid-19, plou­to­crates et tech­no­crates, bien à l’a­bri dans leurs luxueuses demeures, laissent alors la plèbe (« ceux qui ne sont rien ») souf­frir les consé­quences de leurs ignobles et irres­pon­sables ordonnances.


Coronavirus : La distanciation sociale, une blague cruelle pour les habitants des bidonvilles himalayens

Entas­sés dans de minus­cules mai­sons sur des bandes de quelques mètres de large, les habi­tants des bidon­villes confron­tés à la pan­dé­mie de Covid-19 se demandent com­ment ils peuvent se tenir à dis­tance les uns des autres.

« À com­bien s’élève cette dis­tan­cia­tion sociale dont le Pre­mier ministre ne cesse de par­ler ? » demande Sumi­ta Singh. « Il veut que nous gar­dions une dis­tance mini­male d’un mètre. Regar­dez notre mai­son. Six per­sonnes vivent dans une mai­son de cinq mètres de large et trois mètres de pro­fon­deur. Pou­vons-nous pra­ti­quer cette dis­tan­cia­tion sociale ? » L’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale de la san­té met désor­mais l’ac­cent sur la « dis­tan­cia­tion phy­sique » plu­tôt que sur la « dis­tan­cia­tion sociale », mais pour Singh, les deux sont tout aus­si impossibles.

Singh prend en pho­to, avec son télé­phone, sa mai­son exi­guë, puis sort de chez lui, mon­trant une allée non pavée d’à peine un mètre de large, bor­dée de mai­sons simi­laires, où se tient une file de femmes.

En arrière-plan, une col­line boi­sée où ces habi­tants d’un bidon­ville de Shim­la s’ap­pro­vi­sionnent en eau, 30 minutes par jour. « Heu­reu­se­ment, il a plu », explique Singh, « et la file d’at­tente pour l’eau, que vous voyez, est plus petite que d’ha­bi­tude. Vous pou­vez consta­ter que la plu­part des gens portent des masques. Nous savons pour le Coro­na­vi­rus. Nous savons à quel point cette mala­die est dan­ge­reuse. Nous savons que nous devons nous tenir éloi­gnés les uns des autres. Mais com­ment faire ? Nous avons une seule toi­lette com­mune pour toute la file, donc tout le monde doit y aller de toute façon. »

En Asie du Sud, la crainte de la pan­dé­mie de Covid-19 se pro­page des grandes villes aux plus petites, puis aux com­munes et aux vil­lages, car des mil­liers et des mil­liers de tra­vailleurs migrants ont dû ren­trer chez eux. Le mari de Singh était ven­deur dans un maga­sin de chaus­sures de New Del­hi qui est main­te­nant fer­mé. Elle explique qu’ils ont de la chance parce que le pro­prié­taire du maga­sin a pro­mis de conti­nuer à lui ver­ser son salaire, et qu’il a réus­si à ren­trer à Shim­la avant que toute l’Inde ait été pla­cée en qua­ran­taine, à minuit le 24 mars.

Les habi­tants des bidon­villes de Shim­la — la capi­tale de l’Hi­ma­chal Pra­desh — et d’autres villes de l’Hi­ma­laya tra­versent une période par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile. La topo­gra­phie pen­tue fait que les bidon­villes sont ici encore plus entas­sés que dans les plaines, de nom­breuses bâtisses se déployant à flanc de montagne.

Des mai­sons à flanc de col­line à Shim­la, dans l’Hi­ma­chal Pradesh

Le retour des locaux

Sona­li Tha­pa a étu­dié très dur pour sor­tir d’un tel bidon­ville, à Dar­jee­ling. Elle a étu­dié dans une école locale diri­gée par des mis­sion­naires chré­tiens et s’est concen­trée sur son anglais. Après avoir ter­mi­né ses études, elle a obte­nu un emploi d’hô­tesse dans un res­tau­rant à la mode de la rue Park Street de Kolkata […].

Au cours des dix der­nières années, elle a réus­si à deve­nir membre de l’é­quipe de direc­tion du res­tau­rant. Elle avait pré­vu de faire venir ses parents, ses grands-parents et son jeune frère dans une meilleure mai­son d’une meilleure par­tie de Dar­jee­ling lorsque la pan­dé­mie de Covid-19 a entraî­né la fer­me­ture du res­tau­rant. Elle a alors pris le pre­mier moyen de trans­port dis­po­nible pour retour­ner chez elle.

 « J’ai lu que ce virus se pro­pa­geait par le biais des sur­faces conta­mi­nées encore plus que par l’air », explique Tha­pa. « Donc, avant de quit­ter Cal­cut­ta, j’ai ache­té des gants ain­si que des masques pour tout le monde à la mai­son. Vous savez que dans un res­tau­rant, nous rece­vons des four­ni­tures de par­tout, nous avons des clients qui viennent de par­tout. Il n’y avait donc aucun moyen de savoir si j’é­tais infec­té. Et si je devais por­ter le virus Covid chez nous, je ne vou­lais abso­lu­ment pas que quel­qu’un d’autre soit infec­té. Je sais à quel point notre mai­son est petite, tout le monde est entas­sé dans deux petites pièces. La seule chose sûre à faire est de por­ter des gants et des masques en permanence. »

Désor­mais, elle a deux pro­blèmes. D’a­bord, les gants et les masques qu’elle a récu­pé­rés à la phar­ma­cie sont cen­sés être jetables, mais elle ne par­vient pas à en trou­ver d’autres. D’où son second pro­blème, à savoir que son père veut sor­tir tout le temps pour par­cou­rir la ville à la recherche de gants et de masques. « Je n’ar­rête pas de lui dire que tout va bien, nous lavons les masques et les gants dans de l’eau bouillante tous les jours. Mais c’est très dif­fi­cile de le gar­der à la mai­son, il n’a pas l’ha­bi­tude. Cer­tains de mes amis ont aus­si les mêmes pro­blèmes avec des parents baby­boo­mer », explique-t-elle en riant.

Comment vais-je être payé ?

Dans un bidon­ville proche de Dee­por Beel à Guwa­ha­ti, Shi­pra Das n’a pas le même pro­blème avec ses parents — ils sont trop infirmes pour se dépla­cer beau­coup. Dans sa baraque au toit de briques et de tôle non cimen­té, la prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion de cette employée de mai­son à temps par­tiel dans quatre foyers de Guwa­ha­ti est l’argent. « J’ai tra­vaillé aus­si long­temps que je le pou­vais. Mais dans une mai­son, puis dans une autre, on m’a dit de ne pas venir. Et main­te­nant, je ne peux aller dans aucune des mai­sons où je tra­vaillais — la police ne nous laisse pas y aller. Dans tous les foyers, on m’a dit que je serai tout de même payée. Mais comment ? »

Pen­dant ce temps, les réserves de nour­ri­ture s’amenuisent, comme d’ha­bi­tude. Les petites épi­ce­ries qui appro­vi­sionnent le bidon­ville sont ouvertes, mais les prix ont aug­men­té. Das com­men­çait à me par­ler de son inquié­tude vis-à-vis du fait que la police force les maga­sins à res­ter fer­més depuis l’an­nonce de la mise en qua­ran­taine de l’en­semble de l’Inde par le Pre­mier ministre Naren­dra Modi, puis a sou­dai­ne­ment mis l’ap­pel en attente. À son retour, elle m’a dit qu’elle venait de gron­der son fils ado­les­cent qui vou­lait aller jouer au cri­cket dans l’allée.

« J’ai enten­du par­ler du dan­ger que repré­sente cette nou­velle mala­die. Mais à part sor­tir le moins pos­sible, que pou­vons-nous faire, nous les pauvres ? Il est très dif­fi­cile de res­ter enfer­mé dans une si petite pièce avec cinq autres per­sonnes, sur­tout pour les jeunes. En plus, si nous nous trans­met­tons cette mala­die les uns aux autres, entas­sés que nous sommes, nous ne pour­rons rien faire d’autre que mourir. »

Pas juste un problème indien

Muham­mad Naeem, 55 ans, est le chef d’une famille éten­due dans la région de Malik Pura de la ville d’Ab­bot­ta­bad au Pakis­tan. Il vit dans une mai­son de quatre pièces, qu’il par­tage avec la famille de son jeune frère, mari et femme, et trois enfants. Naeem lui-même a quatre enfants, donc 11 per­sonnes vivent dans ce petit espace.

Naeem gagne sa vie en tant que ven­deur de fruits et légumes, tan­dis que son frère tra­vaille dans le bâti­ment, comme ouvrier jour­na­lier. Bien qu’il connaisse les conseils de pro­tec­tion, il a du mal à com­prendre com­ment les appli­quer. Les dés­in­fec­tants sont trop chers, tout comme les masques. Il essaie d’u­ti­li­ser de l’eau et du savon, mais, ne dis­po­sant pas de l’eau cou­rante chez lui, doit mar­cher dix minutes pour trou­ver une source.

Compte tenu de l’es­pace res­treint dans lequel ils vivent et de la nature de leur tra­vail, la dis­tan­cia­tion phy­sique est incroya­ble­ment dif­fi­cile à gérer. Naeem et son frère passent la plu­part de leur temps à tra­vailler à l’ex­té­rieur, alors que l’es­pace de leur mai­son est bien trop exi­gu pour qu’ils puissent gérer sept enfants, ce qui incombe à leurs femmes pen­dant qu’ils tra­vaillent. Les enfants n’ont pas de place pour jouer à l’in­té­rieur. Leur ter­rain de jeu, c’est la rue.

Joy­deep Gupta


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

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