« Nous venons en amis », ou Comment apporter la lumière au cœur des ténèbres
Le documentaire choc d’Hubert Sauper sur le Sud-Soudan
« L’histoire ne se répète pas, elle rime » : cette phrase attribuée à Mark Twain est la devise qui hante le documentaire d’Hubert Sauper, tourné en 2011, au moment de la « naissance d’une nation », l’accession à l’indépendance du Sud-Soudan. Le réalisateur de l’inoubliable Cauchemar de Darwin (racontant la catastrophe engendrée par l’introduction de la perche du Nil dans le Lac Victoria) est un Autrichien installé dans une ferme en France. Pour réaliser son doc, il a construit un avion ultra-léger, baptisé Sputnik, et équipé d’un moteur de tondeuses à gazon, avec lequel il s’est rendu à petites étapes au Sud-Soudan, où chaque atterrissage du coucou valait à Sauper et à sa bande des honneurs militaires. Le choix de ce mode d’abordage d’un pays au cœur des ténèbres était à la fois symbolique — l’avion, emblème de la civilisation industrielle et bombardière — et pratique — permettant d’accéder à des lieux lointains et isolés et de filmer l’histoire via la géographie. Une comparaison, vu du ciel, de la forme organique ronde des villages africains et de celle, quadrangulaire, des campements de réfugiés de l’ONU, vaut bien des discours.
« Nous venons en amis » : c’est ce que dit le Capitaine Kirk à un extraterrestre sur lequel il pointe son flingue dans un épisode de la série Star Trek visionné par un groupe d’ingénieurs chinois, filmés sur un site pétrolier par Sauper. L’un d’eux affirme : « Ce pays est très facile à prendre. C’est comme arriver dans un endroit, détruire les gens qui y vivent, puis l’exploiter. Ce n’est pas de l’exploitation, c’est juste pour extraire de l’énergie ». Ces Chinois font partie de l’hallucinante galerie de personnages réels filmés par Sauper : anciens chefs de guerre sud-soudanais devenus responsables civils, marchands d’armes, missionnaires texans, paysans indigènes crevant à petit feu, pilotes de l’ONU, philosophes de brousse. Les scènes d’anthologie se bousculent dans le film. Parmi les plus mémorables, celle où un chef de guerre nie contre toute évidence avoir signé avec une boîte de gangsters texans un contrat qu’on lui colle sous le nez, en pleine nuit, qui stipule que les Texans reçoivent 600 000 hectares de terres en leasing pour 25 000 dollars, afin d’y pratiquer la déforestation, d’y cultiver des biocarburants et des palmiers à huile et d’exploiter les ressources du sous-sol, hydrocarbures et autres. « On n’a pas vendu de terres, non, non, on les a seulement louées ». Une autre séquence semble tout droit sortie d’un film de Werner Herzog. Mais au lieu de Klaus Kinsky, c’est l’ambassadeur US dans le nouveau pays, qui fait un discours d’inauguration d’une nouvelle centrale électrique destinée à « desservir 725 usagers et, plus tard 900 » : « Nous apportons, au sens propre comme au sens figuré, la lumière », lance-t-il, à un public, qui, de toute façon, ne comprend pas ce qu’il raconte.
Il y a quand même un acteur d’Hollywood dans le film : l’incontournable George Clooney, venu assister à la « grande fête » du référendum sur l’indépendance. Le Soudan est en effet, à côté de Nespresso, une des sources de revenus du beau George, qui s’est engagé en faveur des pauvres Sud-Soudanais et des Darfouris opprimés par les méchants Arabes musulmans de Khartoum, pour le compte de la nébuleuse qui a activé l’opération « main basse sur le Sud-Soudan ». Une nébuleuse faite de businessmen, de lobbys sionistes et d’églises évangéliques. Ces dernières ont pris la relève des missionnaires catholiques italiens qui furent à l’origine du « mouvement de libération du Sud-Soudan », dont une fraction est aujourd’hui au pouvoir à Juba. Le premier drapeau de ce « mouvement de libération » était carrément le drapeau des Croisades : une croix de Jérusalem rouge sur fond blanc. Et aujourd’hui, le Texas est partout au Sud-Soudan, qu’une missionnaire venue habiller les petits Noirs tout nus salue comme « le nouveau Texas ». Et il est présent sur la tête du président Salva Kiir, ornée en permanence d’un magnifique chapeau texan noir, offert par George Bush Junior himself, et qui coiffe à merveille sa gueule de gangster hollywoodien.
« Nous venons en amis » : c’est ce que disent les cow-boys arrivant au campement indien, c’est ce qu’ont dit les Espagnols en débarquant aux Caraïbes puis en « Amérique », c’est ce qu’on toujours dit tous les colonisateurs. Au XXIème siècle, avec la bénédiction de l’ONU et derrière le sourire de Clooney, les amis continuent leur pillage, oh pardon !, leur œuvre civilisatrice. Regardez le film.
Fausto Giudice
Le film :